TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.II (1988)

François ELLENBERGER
Un remarquable texte arabe médiéval sur le cycle érosion-sédimentation, dans une traduction nouvelle.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 mai 1988)

Les textes grecs parvenus jusqu'à nous, et leurs quelques dérivés latins, montrent que les Anciens ont eu conscience de l'action érosive des eaux courantes. Par ailleurs, les phénomènes des atterrissements aux embouchures des fleuves leur étaient familiers ; certains n'ont pas hésité à l'extrapoler hardiment dans le passé (la Basse Egypte, ancien golfe marin) et au futur (le Pont Euxin pourrait être un jour comblé entièrement). Mais il ne semble pas qu'ils aient bâti de théorie sur la liaison des deux grands processus. Il est surtout pratiquement certain que leur intérêt ne s'est jamais porté sur l'origine des strates rocheuses, et qu'ils n'ont pas saisi que ces lits résultaient de la sédimentation. Dans l'Occident moderne, il faut attendre Léonard de Vinci (vers 1505) et surtout Sténon (1667, 1669) pour que cette dernière notion soit comprise et exposée, alors qu'elle est l'une des bases même de la science géologique.

Cf. mon livre récent : Histoire de la Géologie (tome I), Edition Lavoisier, Paris.
Cela ne veut nullement dire que durant les siècles antérieurs, l'ignorance et l'obscurantisme régnaient en maîtres. L'Occident du XIIème au XIVème siècle nous a laissé des textes étonnants sur la Terre (notamment d'Albert de Saxe et Buridan). Et cette "Renaissance médiévale" a elle-même été fécondée par l'admirable essor de la pensée de langue arabe à partir du VlIIème siècle, étendue de la Perse à l'Espagne. On pense de suite (s'agissant du règne minéral) au grand nom d'Avicenne (Ibn Sinâ, 980-1037), philosophe, médecin, homme politique, dont les écrits ont été très influents. On connaît beaucoup moins chez nous l'oeuvre collective du groupe de lettrés dits les Frères de la Pureté et de la Sincérité (Ihwân al-Safâ), qui ont rédigé à Bassorah au Xème siècle une sorte d'encyclopédie, collection de 52 traités ou Epitres.

Cette confrérie professait des idées empreintes à la fois de spiritualité profonde et de tolérance. Ses écrits ont joui d'une vaste diffusion, et étaient encore très lus dans l'Espagne musulmane du XIème siècle. Mais on ne sait pas dans quelle mesure ils ont pu ou non être connus dans l'Occident chrétien.

Pierre DUHEM, dans son Système du monde, t.IX (p.253-255), a publié un texte des Frères de la Pureté, si remarquable qu'il m'a semblé indispensable de m'en procurer une nouvelle traduction aussi fidèle et littérale que possible (en effet, sa propre transcription était la traduction en français d'une traduction allemande antérieure déjà ancienne).

Le livre précité de Pierre Duhem reste encore aujourd'hui la source indispensable à lire sur la Physique et la Géologie médiévales. Réédité en 1958 (Paris, Herman).
Très aimablement, M. H. RAIS, de l'Institut musulman de la Mosquée de Paris, m'en a procuré le texte arabe, d'après une édition récente (Téhéran, 1985, t.II, p.92-94, 1, 5-6), et M. A. DJEBBAR, de l'Université Paris-Sud, l'a traduit avec beaucoup de soin et de compétence. Voici donc le passage en question.

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Commentaires.

1)-Duhem précise que l'encyclopédie des Frères de la Pureté, oeuvre collective, manque d'unité ; un traité peut y contredire un autre. -Ici, le début du texte cité relie les mutations de la géographie terrestre (héritage évident des Météorologiques d'Aristote) à la précession des équinoxes selon Ptolémée, ce qui imposerait une durée de 36000 ans (selon les chiffres d'alors) pour l'ensemble du cycle de permutation. Or, la suite change de ton ; en majeure partie, elle offre un tableau, saisissant de modernité, du cycle érosion-sédimentation. Cette description témoigne à la fois d'observations aiguës des processus de la géodynamique externe en milieu semi-aride, et d'une puissante réflexion synthétique qui rassemble l'ensemble des faits en un système parfaitement cohérent. Cette vision des choses se veut entièrement actualiste, exempte de toute idée de catastrophes. Elle se veut de plus sereinement illimitée dans le temps. A nos yeux, la contrainte des 36000 ans lui est contradictoire (au XIVème siècle, Buridan l'a parfaitement compris, et imagine des durées incomparablement plus longues pour le déplacement du continent et de l'océan). Apparemment, nos auteurs ne s'intéressent pas à ce problème d'accord chronométrique.

2)-Ce texte a donc l'immense intérêt de relier fonctionnellement la sédimentation en lits accumulés successivement l'un sur l'autre, "couche sur couche", mais il prévoit également la rénovation des reliefs grâce à ces sédiments eux-mêmes. Sur le premier point, il va beaucoup plus loin que Buffon, et n'a d'égal dans la géologie moderne naissante, que Léonard de Vinci, puis Henri Gautier (1721), en attendant James Hutton (1788). La formation supposée des nouvelles montagnes comme amas sous-marins rappelle par contre les idées, peu satisfaisantes à nos yeux, de De Maillet et Buffon. Il y manque l'appel à des soulèvements actifs, par les forces sismiques ou assimilées, admis notamment par Avicenne (qui, en revanche,ignore la grande vision des cycles indéfinis d'érosion-sédimentation-lithogenèse).

3)-La Divine Sagesse a voulu qu'une partie de la Terre soit toujours émergée, afin que la vie des animaux terrestres et des végétaux se perpétue. Les Frères de la Pureté étudient aussi cette question de grande importance téléologique dans d'autres textes (voir Duhem, loc. cit.. p.100-102).

Ce présupposé finaliste sera l'une des bases de la Théorie de la Terre de Hutton : il faut que malgré l'inexorable nivellement des terres émergées (de ce fait menacées de submersion), les reliefs soient rénovés.
L'une des solutions envisagées, à savoir que la sphère des eaux et celle des terres ont des centres (de gravité) distincts, sera très attentivement reprise par Buridan, Albert de Saxe et encore Léonard de Vinci. Mais dans notre texte le problème n'est qu'effleuré. Au reste, une telle dissymétrie à l'échelle du globe entier cadre mal avec l'échelle, régionale, qui semble être celle envisagée dans notre texte. On me permettra de n'en faire nul grief aux Frères de la Pureté. Ne vaut-il pas mieux qu'ils aient laissé isolée telle quelle, cette superbe vision proprement géologique, plutôt que la forcer à tenir dans un système d'ensemble forcément très hypothétique et prématuré ?

4)-Ce texte a-t-il pu bénéficier aux siècles futurs ? Rien ne s'y opposait matériellement, vu l'intense intérêt pris par les lettrés chrétiens occidentaux des XII-XIIIème siècles à la littérature gréco-arabe. Mais on n'en retrouve guère la trace dans leurs écrits, donc aucun ne reprend la totalité de son contenu. La leçon semble donc avoir été en partie perdue.

On peut s'attrister de ce statut de précurseurs, apparemment inutiles au progrès de la science (Léonard de Vinci en est un autre exemple). Mais n'est-ce pas un peu trop déposséder les auteurs de leur haute dignité, et de leur droit d'avoir fait de la bonne science, pour elle-même et pour eux-mêmes, dans leur propre présent vécu ? N'est-il pas plus généreux de notre part de nous réjouir de ce que ces Inconnus du Xème siècle aient eu le privilège d'accéder à une vision des choses si privilégiée, à coup sûr, ressentie comme une merveilleuse gratification de leur intense effort de penser et de comprendre ? Car, pour eux, la connaissance menait à la Sagesse, et à cette plénitude que certains nomment adoration, au sens le plus élevé du terme. (On aura noté le ton quelque peu initiatique du texte cité : voir le second paragraphe, et cette insistante interpellation : "Sache, ô mon frère").

Puissions-nous aujourd'hui, de loin en loin, faire halte dans nos besognes fébriles, ou routinières de recherches, et, un moment, nous laisser emplir à notre tour de reconnaissance, du peu qu'il nous a été donné de comprendre et de contempler des richesses illimitées de la nature et de l'univers !