Amédée ARMAND (1835-1888)

Ancien élève de l'Ecole des Mines de Paris. Ingénieur civil des mines.


Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de l'Ecole des Mines, Février 1889

Notre Association vient de perdre un de ses adhérents de la première heure, devenu depuis quelques années membre correspondant pour la Russie, Amédée Armand, décédé le 17 décembre 1888 à Saint-Pétersbourg, où il s'était fixé depuis de longues années.

Bien qu'éloigné du siège de notre Société, Armand n'avait cessé de témoigner à notre oeuvre amicale un constant intérêt, et à chacun de ses voyages à Paris, il aimait à retrouver les anciens camarades, à s'enquérir de leurs destinées, et à renouer pour quelques jours des relations qui ne lui avaient laissé que de bons souvenirs ; il était donc bien resté des nôtres, et c'est un devoir pour moi, son contemporain et son ami, de retracer ici en quelques lignes cette existence consacrée tout entière au travail et au culte de l'honneur.

Après de brillantes études classiques, bachelier avant seize ans, par dispense d'âge, Armand retournait sur les bancs de Sainte-Barbe, pour acquérir les connaissances scientifiques qui devaient lui permettre d'arriver à l'Ecole des mines. En 1851, il entrait en effet en année préparatoire, et en 1852 en première année. Sans prendre le temps de terminer des études trop longues au gré de son impatience, il était appelé à la vie active dès 1853 par l'administration de la Compagnie d'Orléans dont le réseau se développait, et chargé successivement de la préparation et de l'exécution de divers travaux a Chatellerault, à Angoulême et à Niort,

Une intelligence prompte et sûre, une incessante ardeur au travail l'avaient fait apprécier de ses chefs, lorsque, en 1856, la guerre de Crimée terminée, le gouvernement russe, décidé a entrer dans la voie que lui traçaient les autres nations européennes, fit appel aux ingénieurs français pour la construction de ses premiers chemins de fer. Une brillante cohorte de jeunes gens pleins d'ardeur et de foi vint se ranger sous les ordres de l'ingénieur des Ponts-et-Chaussécs Ch. Collignon, et entreprit l'étude du réseau qui devait constituer la grande Société des chemins de fer russes et relier la capitale de l'empire, Saint-Pétersbourg, à la frontière prussienne, à Varsovie, à Moscou et à Nijni-Novgorod. De ce nombre était notre camarade Armand. Il ne devait, cependant, pas être donné à nos compatriotes d'achever leur oeuvre de civilisation ; à la fin de 1861, à la suite de difficultés administratives, la Société française fut dissoute, le personnel dut se disperser, la plus grande partie rentra en France ; un petit nombre se laissa tenter par la grandeur de l'oeuvre qui s'offrait à son activité, par l'avenir que laissait entrevoir, pour la Russie régénérée, un vaste développement industriel, Armand fut un de ceux-là, il décida de se fixer en Russie.

Etabli successivement à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, il prit part à un grand nombre d'entreprises, soit comme ingénieur chargé de travaux, soit comme concessionnaire lui-même. Il sut rapidement se créer, en Russie, une situation honorable et la conserver jusqu'au dernier jour, grâce à la droiture de son caractère, à la sûreté de son jugement, à la cordialité de son accueil et, il faut le dire à sa louange, au désintéressement dont il donna trop souvent des preuves.

L'activité d'Armand ne se porta pas seulement sur les travaux de chemins de fer, il suivit le mouvement en avant qui s'étendait à toutes les branches de l'industrie, mouvement auquel beaucoup de Français apportaient le concours de leur intelligence et de leurs capitaux. On le vit successivement s'occuper d'exploitations de forêts, de louages, de tramways, d'électricité, etc., etc.; il fut même parfois, à ses dépens, le précurseur ; c'est ainsi qu'il arriva un des premiers à organiser, dans le Donetz, un centre important d'exploitation houillère. Il avait eu le talent, dans un pays dénué non seulement de chemin de fer, mais même de route quelconque, de choisir un point situé dans le voisinage d'une rivière, où venaient affleurer les couches les plus belles et les plus pures, Galoubovka. Il m'a été donné de parcourir ce district, en 1873, en compagnie d'Armand, et d'apprécier ce qu'il avait fallu d'efforts persévérants, d'habileté, pour créer de toutes pièces dans une contrée presque déserte, privée de toutes ressources, une exploitation semblable, recruter le personnel, lui fournir le vivre et le couvert, établir des moyens de transport, organiser une flottille de chalands avec remorqueur qui devaient amener la houille à la mer Noire. Ces efforts étaient prématurés, et, à l'heure actuelle, c'est encore avec peine que l'industrie houillère et métallurgique cherche à s'implanter dans cette contrée à laquelle est certainement réservé un brillant avenir.

Plus récemment, Armand avait été un des fondateurs des aciéries d'Alexandrovski, dont il est resté administrateur apprécié.

Il était d'ailleurs réputé de bon conseil dans le monde de l'industrie et des affaires, il se faisait peu de créations nouvelles sans que son intervention fût réclamée. D'un esprit ouvert et curieux, toujours à l'affût des nouveautés, son jugement rectifiait vite les emportements d'une imagination restée vive, et son honnêteté native le garantissait de tout entraînement vers les affaires douteuses.

Dans la colonie française, nombreuse a Pétersbourg, notre camarade s'était fait une place à part ; membre dévoué du Comité de bienfaisance, il n'a cessé de s'occuper avec zèle des intérêts de ses compatriotes, venant en aide avec autant de simplicité que de délicatesse, à ceux qui, victimes dans le combat de la vie, venaient échouer à l'hôpital français et demander aide et assistance. Aussi la colonie presque tout entière a-t-elle tenu à l'accompagner à sa dernière demeure et à lui rendre un dernier et solennel hommage.

Armand n'était pas seulement l'ingénieur apprécié que j'ai dit, il était aussi fin lettré, causeur agréable et plein d'humour ; bibliophile, amateur de tableaux et de gravures, de faïences et d'armes curieuses, il s'était constitué un intérieur où il faisait bon de vivre ; il avait eu le bonheur de faire choix, pour compagne de sa vie, d'une femme d'un rare mérite qui sut jusqu'au dernier jour l'entourer de l'affection la plus vive et du plus intelligent dévouement, et qui ne cessa de l'aider et de le conseiller dans les bons comme dans les mauvais jours. Nulle maison n'était plus hospitalière, nul accueil plus cordial ; peu de Français ont traversé Saint-Pétersbourg sans venir frapper à la porte d'Armand, sans y être reçus la main tendue, sans emporter, quelquefois un service, souvent un bon conseil, toujours le meilleur souvenir. Nos camarades, les jeunes comme les anciens, étaient particulièrement certains d'être reçus là en amis de la maison.

Armand laisse donc de vifs regrets aux coeurs de tous ceux qui l'ont connu et qui s'associent aujourd'hui au deuil de sa famille. Son frère m'écrivait, il y a peu de jours, qu'il avait été « bon fils, bon frère et bon ami » ; je ne serai démenti par personne en ajoutant qu'il fut le meilleur des maris et des pères, et toujours et partout excellent Français.

F. VALTON