Claude BONNIER (1897-1944)

Ingénieur civil des mines, diplômé de l'Ecole des Mines de Paris (promotion 1919).

A LA MÉMOIRE DE CLAUDE BONNIER.

Publié dans Annales des Mines, janvier 1946

Le 19 juillet 1945, M. Robert LACOSTE, ministre de la Production industrielle inaugurait à la STATION NATIONALE DE RECHERCHES ET D'EXPÉRIENCES TECHNIQUES DE BELLEVUE une plaque à la mémoire de Claude BONNIER, premier directeur des essais dans cet établissement, mort dans la Résistance le 9 février 1944.

A cette cérémonie assistaient, à côté de Mme et Mlles BONNIER, M. le directeur du CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE, M. le directeur des CARBURANTS, ainsi que les plus hautes personnalités des ministères de la Production industrielle, de l'Air et de l'Éducation nationale, et de l'industrie des carburants et de l'aviation. Tous ceux qui avaient connu BONNIER, soit comme ingénieur, soit comme résistant, avaient tenu à être là.

Les Cadres de l'Armée de l'Air rendirent les honneurs à la mémoire du résistant Claude BONNIER.

Il ne suffisait pas d'ailleurs que le souvenir de Claude BONNIER fût conservé à l'intérieur de la STATION, mais il fallait encore que son exemple rayonne à l'extérieur; c'est pourquoi, à la demande de M. l'Ingénieur général militaire de l'Air DUMANOIS, le nom de BONNIER a été gravé à l'entrée de la Station qui s'appellera désormais STATION NATIONALE DE RECHERCHES CLAUDE BONNIER.

Dans le discours que M. LAFFITTE, professeur à l'Université de Paris, prononça à Bellevue, il souhaitait que la vie de Claude BONNIER soit enseignée dans les classes aux enfants, au même titre que celle d'un Chevalier d'Assas ou d'un La Tour d'Auvergne. C'est dans cet esprit que nous reproduisons ici les discours prononcés le 19 juillet, voulant perpétuer la mémoire de Claude BONNIER et mettre devant les yeux du plus grand nombre l'exemple de ce grand Français.

ALLOCUTION DE M. LOUIS THALER
Directeur de la Station Nationale Claude Bonnier.

C'est avec une extrême émotion que je prends la parole pour rappeler la mémoire de Claude BONNIER, toute fraîche encore dans cette station où il vécut pendant plus de dix ans.

Je voudrais, Madame, qu'en y revenant aujourd'hui et y retrouvant les figures connues, vous sentiez que l'atmosphère est toujours imprégnée des disciplines apportées par votre mari.

Je voudrais, au nom de tous ceux qui l'ont approché ici, vous dire que les sentiments d'estime que nous avions pour lui se sont transformés en admiration devant l'abnégation avec laquelle il a tout sacrifié, pour choisir la mission la plus périlleuse au service de la France.

Cette photographie qui rend sa présence plus vivante encore aujourd'hui n'était cependant pas indispensable pour nous le montrer au milieu de ces moteurs qu'il aimait à étudier.

En effet, BONNIER a toujours tenu à expérimenter par lui-même. Il l'a fait avec cet esprit précis et méticuleux qui ne se contente pas d'à peu près, mais cherche toujours à chiffrer les résultats avec précision et à les recouper les uns par les autres. Il n'avançait jamais un chiffre qu'il ne l'eût vérifié; il s'efforçait de nous inculquer à tous le goût de la recherche précise et rigoureuse. Grâce à lui, les chiffres émis par la Station n'ont jamais pu être discutés; c'est une grande force qu'il a léguée à notre établissement et que nous nous efforçons de lui maintenir intacte.

BONNIER était un réalisateur ; il s'intéressait surtout à la recherche dans la mesure où celle-ci devait conduire à des utilisations immédiates. Il était ainsi à l'affût des questions préoccupant l'industrie, et se tenait sans cesse en contact avec les constructeurs. Grâce à lui, la Station ne restait pas repliée sur elle-même, mais s'extériorisait et était connue non seulement en France, mais à l'étranger. BONNIER fit en particulier, en 1934, un voyage d'études en Amérique, qui nous valut des relations durables outre-Atlantique, et plusieurs voyages en Angleterre, qui nous mirent en contact avec les grands savants de ce pays.

Après sa mort, BONNIER contribue encore au rayonnement de la station, puisqu'il vaut aujourd'hui, Monsieur le Ministre, l'honneur de votre visite, et la présence des hautes personnalités qui vous ont accompagné. Cet établissement qui, pour certaines, n'était encore qu'une entité administrative, va ainsi devenir une réalité palpable; le connaissant mieux, elles seront tout naturellement disposées à recourir à lui en cas de besoin et à l'aider si nécessaire. Ainsi pourra être facilité et développé notre rôle de service national de recherches.

Quand j'entrai moi-même en, 1929, à la station, son installation se terminait à peine. Depuis trois ans déjà, BONNIER s'était donné à cette œuvre. Tout en participant à l'élaboration du projet et suivant la construction, il avait mis au point les différentes méthodes de mesures et fait les premiers essais.

En 1928, il avait déjà publié dans les Annales des Combustibles liquides l' " Étude de la combustion dans les moteurs à explosion au moyen des analyses de gaz d'échappement ". En 1930, il publiait " La méthode pour l'établissement des bilans thermiques complets de moteurs à explosion ", et ces deux travaux sont à la base de ses recherches ultérieures.

Avec la ténacité qui était un trait dominant de son caractère, il s'attacha à la question du réglage des moteurs au moyen des analyses de gaz d'échappement, et pendant toute sa carrière s'efforça de la perfectionner. Pour pouvoir l'expérimenter non seulement sur des moteurs au banc, mais encore dans toutes les conditions d'utilisation pratique, il arriva à intéresser à ses travaux les différents services et les représentants de l'industrie. Ce ne fut pas pour lui la moindre des difficultés. Ses efforts portèrent surtout sur les moteurs d'aviation; donnant de sa personne, il faisait lui-même les expériences, aussi bien au banc qu'en vol.

Du point de vue technique, il eut le grand mérite de donner des analyses une interprétation rationnelle qui avait échappé à beaucoup d'expérimentateurs étrangers et de définir de façon correcte la richesse du mélange carburé.

Longtemps on parla de la " richesse BONNIER " avant de dire la richesse tout court, et dans la mémoire de beaucoup d'ingénieurs de l'Aéronautique, l'image de BONNIER reste liée à celle de l'appareil à analyses de gaz qu'il transportait dans tous ses essais.

Adopté par le ministère de l'Air en même temps que la méthode due à cet appareil, il permit de grosses améliorations pour le réglage des moteurs dans toutes les conditions d'utilisation et d'équilibrage du mélange entre les différents cylindres.

Sous l'impulsion de BONNIER. la station aborda l'étude de la détonation. Elle fut équipée de tout l'appareillage nécessaire, et devint bientôt l'arbitre incontesté dans toutes les mesures de valeurs antidétonantes. Beaucoup de sociétés envoyèrent leurs ingénieurs pour se mettre au courant des méthodes d'essais.

A l'instigation de M. l'Ingénieur général DUMANOIS, alors Directeur des Services techniques de l'Office national des Combustibles liquides, BONNIER donna aussi une part importante de son activité à l'utilisation des carburants d'origine française.

L'emploi des alcools éthylique ou méthylique purs ou en mélange avait été étudié de longue date à la Station avant que la catastrophe de ces dernières années les ramenât au premier plan de l'actualité.

Les Diesels ne furent pas oubliés non plus ; la Station dispose des moteurs de différents types sur lesquels on utilisa des combustibles de toutes natures. C'est avec BONNIER et MOYNOT que fut mise au point la méthode imaginée par M. DUMANOIS pour la mesure des indices de cétène par mélange du combustible avec un carburant pour moteur à explosion.

Des travaux pratiques furent organisés à Bellevue pour les élèves de l'École des Moteurs, qui y viennent chaque année pendant plusieurs semaines. Ils y expérimentent eux-mêmes sur le moteur et y jouissent de la plus grande liberté. Ils font ainsi un travail personnel très différent des expériences soigneusement préparées pour étudiants trop nombreux auxquels doivent se limiter beaucoup de laboratoires.

C'est pour ces élèves que nous avons été amenés à étudier avec BONNIER la question délicate des vibrations de torsion dans les moteurs qui, à l'époque, était encore bien mal connue. Nous avons été amenés, par la suite, à appliquer cette étude à de nombreux moteurs.

Cependant, BONNIER, de plus en plus préoccupé du problème de l'aviation, rêvait de pouvoir essayer les moteurs dans les conditions mêmes de fonctionnement en altitude. C'est ici qu'il eut la première idée de cette station du Mont-Lachat qu'il devait, lorsqu'il disposa de moyens suffisants, réaliser sur un tout autre pied que celui primitivement prévu.

Mais BONNIER avait une activité trop grande pour la limiter au cadre de la Station. Aussi devait-il bientôt nous quitter pour des fonctions plus élevées auprès du ministre de l'Air d'abord, à la tête de la Société nationale de Construction de Moteurs ensuite.

Cependant, en 1939, il prit l'uniforme comme il l'avait déjà fait en 1915. Il reçut le commandement d'un parc de l'Armée de l'Air à la tête duquel il gagna dans la région de Dunkerque une très brillante citation.

C'est lors de son retour à l'armée qu'il connut le colonel BARTHÉLÉMY, grâce à qui aujourd'hui l'École des Cadres de l'Armée de l'Air vient rendre hommage à l'officier et au résistant que fut Claude BONNIER.

Lorsqu'après l'armistice celui-ci déposa l'uniforme et reprit les travaux d'études, il fut un temps président de la section " Recherches " à la Société des Ingénieurs de l'Automobile et il vint essayer à Bellevue un moteur destiné à utiliser l'alcool.

Mais bientôt BONNIER disparut à nouveau pour nous. On le disait en Afrique du Nord ; cependant, peu après, on se répétait à voix basse qu'il avait été vu à Paris en " mission spéciale ". Pour la troisième fois, BONNIER avait tout quitté pour la défense de la France, mais cette fois-ci il ne pouvait plus porter l'uniforme et sa tâche était d'autant plus délicate et périlleuse. Une voix plus autorisée que la mienne vous la retracera.

La fin tragique de la mission confiée à BONNIER nous parvint beaucoup plus tard. Ce fut une véritable stupeur parmi tous ceux qui l'avaient connu et un air de deuil plana sur la maison.

Si nous n'avons pas comme BONNIER tout quitté et choisi la façon de servir la plus héroïque, nous nous sommes pourtant tous appliqués, chaque jour, pendant plus de quatre ans, à défendre contre l'envahisseur la part du patrimoine national qui nous avait été confiée.

Un seul membre du personnel a dû aller travailler en Allemagne ; nous avons eu la joie de pouvoir conserver tous les autres en France, grâce à nos efforts répétés et à l'esprit compréhensif de nombreux services français.

Deux moteurs seulement ont été enlevés, un autre déjà déboulonné nous est cependant resté, et a continué son service normal.

On a pu, au milieu de mille difficultés parfois, parer à toutes les autres tentatives de réquisition.

Aujourd'hui, par contre, grâce à l'intervention du Centre national de la Recherche scientifique, c'est un important apport de matériel nouveau qui vient compenser largement notre perte. Vous en voyez ici même une partie qui n'a pu encore être mise en service.

Les bombardements ne causèrent à la maison que des éraflures qui, quoique encore partiellement visibles, n'ont jamais mis les bâtiments en danger.

La Station a pu ainsi, durant cette période troublée, continuer ses recherches scientifiques sur la combustion et participer aux travaux techniques sur les carburants de remplacement et les gazogènes.

Aujourd'hui, ces tristes heures sont passées; mais toutes les difficultés ne sont pas encore aplanies. Le manque de nombreux éléments se fait cruellement sentir et il faut beaucoup d'ingéniosité pour procurer à chaque ingénieur ce qui est nécessaire à ses travaux. Ces difficultés ne sont d'ailleurs pas toutes propres à l'époque actuelle, et BONNIER avait déjà à faire face à mille tracasseries administratives quand il s'agissait de rémunérer ses collaborateurs ou d'acquérir le matériel nécessaire à la Station.

En accueillant favorablement la proposition de M. l'Ingénieur général DUMANOIS d'inscrire le nom de BONNIER sur les murs de la Station, vous n'avez pas seulement voulu, Monsieur le Ministre, perpétuer la mémoire de notre premier Directeur, mais vous avez encore tenu à nous donner un modèle. Soyez assuré que la Station saura dans l'avenir, comme elle l'a fait dans le passé, profiter de l'exemple que BONNIER lui a donné comme chercheur et comme Français.

ALLOCUTION DE M. LAFFITTE
Professeur à la Faculté des Sciences de l'Université de Paris.

J'ai fait la connaissance de Claude BONNIER il y a vingt-trois ans, quand, à sa sortie de l'École des Mines, il entra au laboratoire d'Henry LE CHATELIER où j'étais assistant. Il venait y faire une thèse de doctorat, c'est-à-dire apprendre le métier de chercheur. Très rapidement nous sympathisâmes et très rapidement cette sympathie devint de l'amitié.

Je fus attiré vers lui par un ensemble de qualités que je n'ai pas alors cherché à analyser, mais que l'on rencontre rarement chez un jeune homme de 24 ans. Peut-être le fait que nous avions tous deux fait la guerre quelques années auparavant entra-t-il pour une part dans cette affinité que nous avions l'un pour l'autre, mais que sans en chercher les causes BONNIER interprétait comme on le faisait au siècle dernier pour l'affinité chimique ; il disait tout simplement : " Ce sont les atomes crochus. "

Je trouvais surtout chez BONNIER un grand nombre d'idées communes avec les miennes : non seulement le même goût, la même passion devrais-je dire, de la recherche scientifique et de la vérité ; mais plus encore sans doute ses idées neuves et hardies et son non-conformisme me séduisaient.

Effectivement, en dehors des sujets scientifiques, nous avions au laboratoire et jusque sur les toits de la Sorbonne, de longs et fréquents entretiens. Je me souviens, en particulier, d'une conversation très animée que nous eûmes un jour sur MICHELET. Dans l'ensemble, nous étions du même avis, mais nous trouvions un certain nombre de points sur lesquels nous n'étions pas entièrement d'accord et la discussion fut très ardente.

Cette amitié qui naquit ainsi à la Sorbonne résista non seulement à l'épreuve du temps, mais aussi à celle de l'éloignement ; car si BONNIER resta après sa thèse dans la région parisienne, je fus moi-même nommé en 1929 à la Faculté des Sciences de Nancy. Elle résista aussi au fait que nous embrassâmes des carrières différentes, puisqu'il devint ingénieur, alors que je continuai dans l'enseignement et la recherche pure. Pendant cette période de plus de dix ans où nous fûmes séparés, nous trouvâmes souvent l'occasion de nous rencontrer, soit en vacances au bord de la mer, soit lors de mes voyages à Paris, soit lors de voyages qu'il faisait dans l'Est de la France et où il s'arrangeait très fréquemment pour venir passer une soirée chez moi à Nancy. Et de telles soirées se prolongeaient fort avant dans la nuit.

Je vous ai dit tout à l'heure et vous savez que BONNIER était un ingénieur, et un ingénieur qui s'intéressait et se passionnait pour ses fonctions. Mais, en outre, il avait une activité prodigieuse. Tous ceux qui font partie de la Société des Ingénieurs de l'Automobile ont certainement conservé très net le souvenir des remarquables études et conférences qu'il a exposées devant cette société avec un talent incomparable, ainsi que de toutes celles qui ont été publiées dans maintes revues techniques sur bien des sujets, en particulier sur le rôle et la formation des ingénieurs.

Mais comme nous avons pu le constater en entendant tout à l'heure M. THALER, qui vous a parlé de ses travaux scientifiques, BONNIER était aussi un savant, c'est-à-dire non seulement un homme qui sait, qui connaît la science acquise, mais aussi un homme qui fait des recherches et fait ainsi progresser la science et je ne sépare pas la science pure de la science appliquée.

De plus, BONNIER consacrait encore une partie de son temps à l'étude des sciences humaines, en, particulier la sociologie, l'économie politique, l'organisation du travail, etc. Enfin, il avait un désir de réaliser ce qu'il estimait juste et bien qui l'a conduit à combattre pour ses idées.

Il n'est pas possible de donner une idée de toutes les questions qu'il a étudiées avec des vues personnelles extrêmement originales, mais non point chimériques ou irréalisables : tout ce qu'il concevait était d'une exécution possible ; il ne suffisait que de le vouloir, mais de le vouloir intensément.

A titre d'exemple, je vais vous donner lecture d'un mémoire inédit qu'il a écrit en décembre 1940, intitulé : " Principes de commandement. "

I. Principes généraux.

1. On ne commande que si on a un but. Un but simple, juste, clair et fort. Un but qu'on puisse donner à tous ceux qu'on veut commander, qu'ils comprennent et qu'ils admettent.

2. Toute réalisation implique d'abord une très forte volonté d'action. Un but et une volonté, voilà le secret de l'action. Les moyens, les plans viennent ensuite. Les plans et le travail de réflexion qu'ils nécessitent forment le subconscient, le dressent, préparent ses réserves pour le moment de l'action. Dans l'action, on ne réfléchit plus : on regarde, on écoute, on sent - et on réagit, d'instinct, voilà l'utilité des plans et de l'étude préalable.

II. Action personnelle du chef.

3. Tout chef est pleinement responsable de l'exécution des actes qu'il a décidés ou qui lui ont été ordonnés par d'autres chefs supérieurs. Il doit donc être capable d'imposer à son tour l'obéissance absolue à ses subordonnés. Quand il faut, il faut. L'action est souvent dure, quelquefois cruelle.

4. Le chef doit s'attacher à ce que son autorité vienne de sa personnalité, non de sa fonction. Il n'aura recours qu'exceptionnellement aux moyens auxiliaires de contrainte tels que punitions, sanctions, prise au corps.

Le prestige du chef vient de ce qu'il doit être le meilleur. Il doit être le plus avisé, le plus savant, le plus intelligent, et en même temps le plus robuste, le plus endurant, le plus courageux. Ce prestige ne s'acquiert qu'en vivant avec ses hommes, en partageant leurs peines et leurs dangers.

Le chef saura néanmoins garder ses distances. Il a besoin d'isolement pour réfléchir et aussi pour éviter de donner à ses subordonnés l'impression qu'il les surveille constamment.

Avec les hommes pour l'action ; seul pour la réflexion et la décision.

5. Le chef doit être exactement informé des actes de ses subordonnés, pour ce qui concerne le service commandé. Il est aussi mauvais de manquer à récompenser que de manquer à punir.

6. Le chef doit être exact. " L'exactitude est la politesse des rois. " De l'exactitude du chef dépend l'emploi du temps d'un grand nombre de personnes.

III. Qualités du chef.

Le chef doit : savoir, comprendre, agir, ordonner.

a. Savoir :

7. Le chef doit être celui qui sait le mieux.

D'où la nécessité de consacrer une partie de son temps à l'information et d'organiser celle-ci.

Ne jamais entreprendre une action sans s'être informé aussi complètement qu'on aura eu le temps de le faire.

Organiser son information ; documentation écrite, correspondants, voyages, contacts directs. Si nécessaire, avoir collaborateur ou bureau spécial. Il faut être informé plus vite et plus complètement que les autres.

Veiller aussi à la connaissance des faits et des gens à l'intérieur de l'affaire qu'on dirige.

b. Comprendre :

8. Le chef doit être le plus lucide, le plus alerte, le plus critique. Son intégrité physique et mentale doit être complète. D'où l'importance de la culture physique et de la culture mentale; du repos, de la tranquillité, du silence, de l'air.

9. Travailler à entretenir son attention, sa mémoire, son imagination créatrice.

10. Importance de la culture générale entretenue, qui rend apte à saisir les faits, leurs rapports, à raisonner, à formuler des lois, à déduire et à induire.

Comprendre est une des caractéristiques du chef. Personne ne peut l'aider dans ce travail.

c. Agir :

11. Intervenir dans les faits est un acte de caractère. Le chef ne doit pas craindre de se mettre en avant, de vaincre les résistances et les paresses, de braver les critiques, de risquer.

12. Pour agir, il faut avoir établi sa conviction avec une force telle qu'elle entraîne vous d'abord, les autres ensuite.

13. Un chef agit avec des hommes et souvent sur des hommes. L'action exige la connaissance des milieux humains, le sens des moyens efficaces et des instants psychologiques. Agir est un acte social; l'action doit donc être juste et tomber juste.

14 On ne peut jamais embrasser à la fois qu'un petit nombre d'éléments de la connaissance, dans l'espace et dans le temps. Ceux-ci se modifiant très vite, l'action doit être rapide, décidée quand elle est opportune, exécutée aussitôt que décidée.

d. Ordonner :

L'action du chef sur ses subordonnés se traduit par des ordres.

15. Un ordre doit être personnel. Le chef donne ses ordres lui-même à celui auquel il les destine. Jamais de personne interposée.

16. Un ordre doit être complet, clair, précis, concis. Le meilleur moyen de s'obliger à le formuler tel et de s'assurer que l'exécutant l'a compris, c'est d'écrire l'ordre sur un cahier d'ordres et de le faire émarger. Le cahier d'ordres crée un engagement entre celui qui l'a donné et celui qui l'a reçu.

17. Un ordre doit être exécutable. Le chef a le devoir de s'en assurer et de procurer au subordonné les moyens nécessaires. Il fixera aussi le temps accordé pour l'exécution. Inutile d'entrer dans les détails lorsque ceux-ci relèvent des moyens d'action propres au subordonné, dont il faut respecter et provoquer l'initiative.

18. Un ordre doit être exécuté. On n'admettra jamais qu'un ordre n'ait pas de suite. En cas d'impossibilité ou de retard, le subordonné doit rendre compte aussitôt. Il rendra compte également en fin d'exécution, c'est-à-dire au plus tard au terme du délai accordé. Ces comptes rendus sont écrits.

IV. Organisation du commandement.

19. La chaîne du commandement doit toujours être claire et connue de tous. Chacun doit savoir qui il commande et à qui il obéit.

20. On n'obéit qu'à un seul chef. On peut prendre conseil de plusieurs, mais on ne prend d'ordres que d'un seul.

21. On ne peut commander directement qu'à peu d'hommes, et à d'autant moins qu'on est placé plus haut. Un grand chef ne doit commander qu'à quatre subordonnés. Plus bas, on peut aller jusqu'à dix, mais sans dépasser ce nombre.

22. Le chef doit indiquer qui le remplacera.

23. Un chef a souvent autour de lui des collaborateurs directs, qui constituent son entourage et l'aident dans les besognes d'informations et de tenue en ordre de ses documents personnels. Ces collaborateurs directs ne doivent, en aucun cas, exercer un commandement. Ils ne doivent, en aucun cas, se substituer au chef. La nature des travaux qui leur sont confiés exige que le chef puisse avoir confiance totale en eux. Il doit les connaître jusque dans leur vie privée. Il doit avoir la certitude de leur dévouement aux actions entreprises et aux idées qui les inspirent

24. L'éducation matérielle du travail de commandement s'appuie sur les documents suivants :

- les cahiers d'ordres, qui matérialisent les actes accomplis ou en cours ;

- un échéancier, rappelant les dates des engagements pris par le chef vis-à-vis de tiers, ou par les subordonnés vis-à-vis du chef;

- un journal, enregistrant tous les événements ou actes de l'affaire confiée au chef.

Enfin, BONNIER fut un grand, un très grand patriote. Déjà, au cours de la guerre 1914-1918, il était parti au front comme volontaire. Il en revint décoré de la croix de guerre avec plusieurs citations et chevalier de la légion d'honneur. En 1939, d'abord affecté spécial à la tête de l'usine qu'il dirigeait, il demanda à combattre. Je ne possède pas suffisamment de documents pour rapporter en détails quel fut le rôle de BONNIER pendant la campagne de 1940. Mais je veux seulement vous lire quelques extraits de l'ouvrage de Mme L'HERBIER-MONTAGNON et relatif à ses souvenirs de la mission de recherches des morts et disparus de l'armée de l'air et qui lui a été confiée en 1940 :

" Dunkerque. La situation s'aggravait...
" Sous les directives du commandant BONNIER, le parc 15/131 forma un détachement prêt à s'embarquer à partir du 28 mai...
" Le parc 15/131 s'embarqua le 28 mai sur le Douaisien, cargo de 4 à 5.000 tonnes.
" Miraculeusement, les bateaux échappèrent aux attaques des avions
ennemis et, vers 22 h. 30, tous feux éteints, quittèrent le port et se formèrent en convoi... Tous s'engagèrent dans la passe est, la seule praticable...
" 0 h. 30. Les hommes harassés dormaient dans l'entrepont du Douaisien; le pont était interdit à cause des bombardements. Soudain, une explosion formidable retentit ; le cargo avait touché une mine magnétique par l'avant. Dans l'obscurité totale, les sifflements de la vapeur qui s'échappait de la machine brisée se mêlaient aux hurlements des blessés...
" Le commandant BONNIER, le capitaine WESTRICH, le lieutenant BERNARD, projetés par l'explosion et contusionnés, organisèrent aussitôt le sauvetage. Des équipes de volontaires descendirent malgré l'obscurité lugubre, se dirigeant à tâtons vers les appels des blessés...
" Hélas, outre les blessés nombreux, des hommes avaient été projetés à la mer, et d'autres durent être abandonnés dans la cale, où l'eau montait de plus en plus...
" Les bateaux du convoi... s'éloignèrent l'un après l'autre...
" Le commandant du Douaisien pensait pouvoir échouer son cargo qui était seul sur la mer, donnant dangereusement de la bande...
" Le cargo s'inclinait de plus en plus ; les hommes pensaient que c'était la fin, mais les officiers du parc, passant à travers les groupes, encourageaient tout le monde. Le commandant BONNIER était admirablement calme...
" Au petit jour, arrivèrent quelques navires qui opérèrent le sauvetage...
" On évacua d'abord les blessés, puis quelques réfugiés civils...
" Le commandant BONNIER demeura sur l'épave... afin d'assurer jusqu'au bout le sauvetage de tous ses hommes. La situation était de plus en plus dramatique. Le cargo s'enfonçait et il était devenu impossible de rester debout....
" Le commandant BONNIER, toujours étonnamment maître de lui, encourageait les hommes demeurés à ses côtés. Pourtant, la mer était à nouveau déserte, et bientôt sûrement, les avions allemands viendraient mitrailler cette cible sans défense, épave condamnée et qui ne tarderait pas à engloutir, entraînant dans les flots les morts de la cale et les derniers survivants du parc groupés autour de leur commandant.
" Enfin, vers 9 heures, alors que les dispositions étaient prises pour occuper les radeaux, deux patrouilleurs sauvèrent l'E. M. du Douaisien, son équipage, le commandant BONNIER et quelques rescapés.
" Tous arrivèrent à Dunkerque, à l'îlot du phare, au moment d'un bombardement par obus. Le commandant BONNIER alla au bastion 32 rendre compte au général CANONE des événements survenus au cours de la nuit...
" Vers 16 heures, ce 29 mai, le général CANONE donna ordre au commandant BONNIER d'embarquer, avec d'autres détachements d'aviation, sur deux torpilleurs : le Mistral et le Sirocco, amarrés au quai d'embecquetage ; mais une terrible attaque aérienne allemande se produisit... Une bombe tomba sur le quai, à un mètre du bord, à la hauteur de la passerelle du Mistral, dont le commandant fut grièvement blessé. Toutes les transmissions furent coupées sur le torpilleur qui ne gouvernait plus qu'à la voix.
" La presque totalité des détachements s'embarqua sur le Sirocco. Les torpilleurs appareillèrent immédiatement, attaqués sans répit, et se défendant avec acharnement, jusqu'à plusieurs milles au large.
" Ils firent route sur Douvres, qu'ils atteignirent enfin, vers 22 heures. Les hommes débarquèrent au matin du 30 mai.
" Le commandant BONNIER repartit une heure plus tard sur le Mistral qui allait à Cherbourg réparer ses avaries.
" Le 1er juin, il retrouva à Cherbourg une partie des détachements du parc. Tous se rassemblèrent à Caen le 2 juin. "

BONNIER aurait évidemment pu s'en tenir là. Mais il pensait qu'il n'avait pas encore suffisamment rempli son devoir, tant que l'ennemi occupait le sol de la Patrie et, envisageant de combattre à nouveau, il entra dans la Résistance dès la fin de 1940.

En 1942, il se trouvait en Algérie au moment du débarquement anglo-américain. Il contracta alors un nouvel engagement volontaire et rejoignit Londres. Puis, après un stage et un entraînement très durs, il devint officier parachutiste, et, encore une fois, fut volontaire pour une mission dangereuse en France. Il vint pour réorganiser la Résistance dans une région difficile, celle du Sud-Ouest. Il fit ce travail pendant quatre mois avec toutes les difficultés et les dangers qu'il comportait : organisation de dépôts d'armes et de matériel, sabotage des voies de communication et des organismes militaires ennemis. C'est au cours de cette mission qu'il trouva la mort pour laquelle il avait été quatre fois volontaire. _

Je ne suis pas suffisamment au courant du rôle de BONNIER dans la Résistance, pour vous parler avec détails de son activité. Mais je puis vous donner lecture d'un portrait de BONNIER résistant qui a été écrit par une résistante, professeur dans un lycée du Sud-Ouest et qui, avec son mari, mort dans un bagne nazi, a travaillé avec lui dans la Résistance. C'est le portrait d'" HYPOTÉNUSE ", un des noms de BONNIER dans la clandestinité.

" C'est un soir de novembre 1943 que je vis, pour la première fois, M. Claude BONNIER. Il arrivait de Londres. Volontairement discret et effacé, dans son costume gris et sa gabardine bleue marine, sobre dans ses discours, il fit cependant une impression profonde.

" Il écoutait surtout, avec ce regard droit qui semblait pénétrer l'interlocuteur; mais, lorsqu'on l'interrogeait, il exprimait une pensée ferme et lucide avec un souci de précision qui étonnait ceux qui ignoraient encore sa personnalité. Et nous l'ignorions en effet.

" Mais, très tôt dans cette Résistance, où se groupaient les bonnes volontés, mais où l'on n'avait pas nécessairement d'envergure, il brilla, presqu'à son insu d'ailleurs, car il restait volontairement modeste, effacé derrière la Cause qu'il servait. A cette Cause, il ne se donnait pas avec l'enthousiasme téméraire et un peu hâbleur des jeunes, mais avec une conviction et une volonté si profonde et si grave qu'elle prenait à travers sa personne une grandeur singulière. Aussi, sa présence seule fut-elle pour la Résistance du Sud-Ouest une source de vigueur nouvelle. A ceux qui commençaient à perdre leur courage et leur foi, non à cause des difficultés à surmonter, mais à cause des insuffisances (pour ne pas dire plus) de certains Résistants, il avait rendu courage et confiance. A le voir si simplement, si magnifiquement énergique, si plein d'abnégation, on n'osait plus se sentir défaillant.

" La Résistance n'était pas pour lui un jeu un peu fou où l'on finit par se brûler étourdiment les ailes; c'était vraiment la guerre secrète, une guerre où les périls étaient décuplés, où la prudence devait l'être aussi car elle était la condition du succès final, mais où il était nécessaire de s'entraîner en vue du jour J. Comment compter ce jour-là sur une troupe qu'aucune action n'aurait encore éprouvée? Cet entraînement se faisait par les sabotages: les machines sautaient dans les dépôts, les meules de foin brûlaient avant de partir pour l'Allemagne, et les Allemands, qui savaient sa présence, sans autres précisions, l'honoraient du titre de " chef des terroristes du Sud-Ouest ".

" Bientôt, sa tête fut mise à prix. Il sut que la Gestapo le recherchait. Il changea de nom, changea de domicile, déplaça ses " boîtes aux lettres ", son bureau, sa valise d'explosifs. Il y eut alors pour tous, des jours, des semaines de plus en plus lourds et chargés d'inquiétude. Les heures de détente même perdaient leur insouciance. Devant ces Résistants qui, traqués, vivaient déguisant leur identité, loin de l'atmosphère familiale, et qui, pour " tenir ", avaient besoin qu'on recrée autour d'eux un peu de vie normale, on n'osait plus aborder de sujets profanes.

" La prudence de M. BONNIER était pleine de sagesse. Mais il connaissait désormais plus de monde et surtout on commençait à le connaître. De mauvais Résistants lui en voulaient de son prestige auprès des autres, et surtout de sa parfaite intégrité, de ses exigences à l'égard de lui-même qui étaient déjà un blâme pour eux. On ne l'avertit pas de la trahison de deux jeunes gens qu'il connaissait. Il accepta le rendez-vous où ils venaient lui donner le baiser de Juda. Le reste, tous ceux de la Résistance du Sud-Ouest l'ont su. Arrêté par la Gestapo, désormais inutile pour la Résistance, il préféra mourir plutôt que de se laisser arracher (même à son insu) la moindre indication. Et, après avoir choisi une vie dure et difficile, il ne put rencontrer une mort facile. Les mains liées derrière le dos, il lui fallut toute sa patiente ténacité pour avaler, enfin, la pilule qu'il portait sur lui.

" Il n'offrait pas seulement sa vie à la France, mais tout son bonheur, car il renonçait à une famille qu'il adorait. Depuis des mois, par prudence, il s'était refusé même la joie de parler de celles qui lui étaient chères, sauf à de rares amis. Mais celles-ci l'attendaient en épouse, en filles de Résistant, en Résistantes aussi, en une telle union, de grandeur et de générosité dans le sacrifice, que nous ne saurions séparer notre hommage à la mémoire de Claude BONNIER, de notre admiration pour Mme et Mlles BONNIER. "

Je voudrais maintenant exprimer un voeu. C'est qu'un jour il soit publié un mémoire sur la vie de BONNIER. Quand j'étais enfant, aussi bien à l'école primaire que dans les classes élémentaires, des lycées et collèges, on consacrait chaque semaine quelques heures à des leçons de morale. Parmi ces leçons, il y en avait qui étaient réservées à la Patrie. A cette occasion, on lisait et commentait la vie ou les actes héroïques des plus pures gloires de la Patrie. Je crois que l'on pourrait fort utilement remettre de telles leçons dans les programmes, et en même temps que la vie d'un chevalier d'Assas ou d'un La Tour d'Auvergne enseigner aux enfants la vie héroïque d'un Claude BONNIER.

ALLOCUTION DE M. DUMANOIS
Ingénieur général militaire de l'Air
Fondateur de la Station de Bellevue.

Lorsqu'il y a quelque vingt ans, l'Office national des Combustibles liquides décida la création d'une Station de recherches sur les moteurs et les carburants, il se rendait compte que tout l'avenir de la Station dépendrait du choix de celui qui la dirigerait.

C'est ainsi que je fus amené à faire la connaissance de Claude BONNIER, jeune ingénieur, formé à la discipline de l'École des Mines, puis à celle du grand LE CHATELIER, dans cette équipe que j'ai eu le rare bonheur de pouvoir associer aux travaux de l'O.N.C.L.

Dès l'abord, sa physionomie ouverte, son regard bleu aux reflets d'acier, son titre de combattant volontaire, ses services de guerre, son langage direct et sans détour, sa volonté du travail, son esprit scientifique l'imposèrent.

On a souvent reproché à la troisième République d'avoir été la République des camarades; je dois à la vérité de dire que BONNIER était déjà depuis plus de trois mois au service de la Station lorsqu'au hasard d'une conversation, j'appris qu'il était le gendre de RENAUDEL, dont je fis ultérieurement la connaissance.

Et puisque je viens de prononcer le nom de RENAUDEL, permettez-moi d'associer son nom à celui de BONNIER dans l'hommage que nous rendons à sa mémoire.

Comme BONNIER, j'appartiens à l'Aviation française et il m'est un devoir de témoigner ici de ce qu'elle doit à RENAUDEL. Cet homme aux convictions aussi inébranlables que désintéressées, était comme tous les esprits vraiment libres, éloigné de tout sectarisme. Il ne voyait que l'intérêt national.

Il osa, le premier, s'attaquer aux profiteurs de l'aviation en faisant voter, dès le budget de 1930, la création d'un Arsenal de l'Aéronautique. Malgré des oppositions aussi violentes qu'intéressées, cette création fut réalisée et c'est à elle que l'on doit aujourd'hui ce prototype d'avion de chasse dont M. TILLON, ministre de l'Air, a pu dire qu'il ne craignait pas la comparaison avec les meilleurs avions de chasse étrangers.

La tâche confiée à BONNIER n'était pas aisée. Dans l'euphorie qui avait suivi l'illusoire triomphe de 1918, la recherche était considérée comme un luxe : on lui préférait l'achat commode des licences étrangères sans vouloir comprendre l'aveu d'impuissance qu'elles sanctionnaient. Sans compter qu'au point de vue économique, notre balance commerciale perdait tout ce dont s'enrichissaient les balances étrangères, permettant ainsi aux chercheurs de continuer à travailler alors que les nôtres étaient réduits au chômage.

Et c'était, tous les ans, la même bataille stérile pour obtenir les crédits nécessaires au fonctionnement de la Station, l'impossibilité de former le personnel qualifié suffisant; condition essentielle du rendement. Rien ne sert d'avoir des laboratoires bien outillés, s'il n'y a pas des cerveaux pour utiliser l'outil.

Cette formation du personnel qualifié fut la préoccupation constante de BONNIER : n'est-ce pas, d'ailleurs, là le mot d'ordre donné par STALINE, à l'U.R.S.S. en 1935 ? mot d'ordre qui a reçu la sanction éclatante des faits.

Peut-être n'est-il pas inutile de le rappeler à un moment où certains mauvais génies, fossoyeurs de la IIIème République, sortent de l'ombre où les avait rejetés le soleil de la Libération pour se pencher sur le berceau de la Quatrième.

M. THALER, qui fut le collaborateur de BONNIER avant d'être son successeur comme Directeur de la Station, vous a dit les méthodes de rigueur scientifique et de discipline cartésienne qu'il imposa, la conscience avec laquelle il mit en œuvre les moyens dont il disposait.

Personnellement, ce n'est qu'un simple devoir de reconnaissance de dire tout ce que je lui dois pendant notre collaboration de dix années où il a permis de mettre en lumière bien des points ignorés sur les phénomènes de combustion.

Je me contenterai de juger l'action de BONNIER, par les résultats :

Il avait pris la Station à son origine; quand il la quitta, en 1937, la Station nationale de Bellevue était devenue en France un arbitre incontesté. On savait que les résultats fournis étaient inattaquables et leur réputation était telle que les plus âpres controverses commerciales s'inclinaient devant eux. Bien plus, la Station avait acquis son standing international et du rayonnement qui en est résulté, tous les techniciens français doivent être reconnaissants à BONNIER.

Engagé volontaire dans la guerre de 1914-1918, titulaire de citations révélatrices de son énergie et de sa froide résolution en face du danger, BONNIER était entré dans l'armée de l'air comme officier mécanicien de réserve. Il était parmi les rares personnes qui pensaient que l'aviation imposerait sa loi dans les conflits de l'avenir : aussi pensait-il toujours à faire bénéficier le moteur d'avion des résultats de ses travaux. Je me bornerai a rappeler qu'il mit au point par de nombreux vols une technique d'étude de l'échappement des moteurs, technique féconde dont il fut l'initiateur et qui a servi de guide à de nombreux travaux étrangers.

Mais ce n'est pas seulement comme savant, comme ingénieur que BONNIER a marqué son empreinte à la Station, c'est encore comme éducateur.

Il avait fait de la Station de Bellevue le laboratoire de travaux pratiques de l'Ecole nationale des Moteurs. Tous les élèves qui y sont passés ont acquis une formation saine aux méthodes expérimentales dont ont bénéficié les industries dans lesquelles ils ont essaimé.

Pour tous ceux qui connaissaient BONNIER, son ardent amour de la Parie et de la liberté, son énergie de fer, il était évident que jamais il ne s'engagerait sur la voie humiliante de la résignation. Sacrifiant délibérément ses intérêts matériels, acceptant tous les risques qui allaient le séparer d'une mère, d'une femme, de filles qu'il chérissait, il entrait, à corps perdu, dans la Résistance, dont il fut une âme peut-être plus encore qu'un bras agissant.

Les services qu'il rendit comme chef dans l'organisation du renseignement comme dans l'entraînement au parachutage, en faisaient un adversaire que l'ennemi devait chercher à abattre par tous les moyens.

Victime d'une infâme trahison de la part de ceux-mêmes sur lesquels il pensait pouvoir compter en pleine sécurité, il tomba entre les mains de la Gestapo.

J'ai été hanté souvent par l'idée de cette dernière nuit qu'a passé BONNIER parmi les hommes. Je le vois ligoté, imposant silence à sa chair meurtrie, à ses affections familiales, à tous ces souvenirs et tous ces espoirs qui font le prix de la vie et discutant avec sa conscience, en pleine sérénité, suivant sa méthode scientifique, les données du problème: puis après avoir pesé tous les arguments, arriver à la conclusion qu'une seule solution lui permettait d'assurer à la fois la sécurité de tous ceux dont il avait la charge et sa propre évasion. Je le vois, la décision prise, mettre à l'exécuter la même volonté tenace que celle qui le guidait lorsque penché sur un problème mécanique il en cherchait la solution.

La justice du peuple a passé sur les traîtres.

Mais il ne fallait pas que le souvenir d'une telle carrière et d'un tel sacrifice puisse disparaître et j'ai été amené tout naturellement à penser que c'était au lieu même de son activité créatrice que ce souvenir devait être consacré.

Ma proposition à M. le directeur des Carburants fut transmise à M. le ministre de la Production industrielle et je suis sûr d'être l'interprète de tous ceux qui sont ici présents en remerciant M. LACOSTE de l'avoir sanctionnée.

Si, comme l'a dit Anatole France, les morts n'ont de vie que celle que les vivants leur prêtent, Claude BONNIER vivra parmi les hommes : d'abord dans le coeur de tous ceux qui l'ont connu, puis dans l'esprit de tous ceux qui viendront travailler dans cette station, le prenant comme modèle, animés comme lui de l'amour de la vérité, de l'esprit scientifique et du dévouement à la Patrie, et il y en aura toujours, tant qu'il y aura des Français.

Mesdames, Mesdemoiselles, la vie de Claude BONNIER s'est écoulée comme une eau limpide dont aucune impureté n'a terni le pur cristal. Elle s'est conclue dans le sacrifice total. Puisse ce témoignage solennel d'admiration respectueuse adressé à ce grand serviteur de la France qui fut votre fils, votre mari, votre père, vous rendre encore plus cher le nom que vous portez.

ALLOCUTION DE M. ROBERT LACOSTE
MINISTRE DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE.

J'ai rencontré Claude BONNIER à plusieurs reprises dans ma vie. Je me souviens de lui lorsqu'il était secrétaire des étudiants socialistes après la guerre de 1914-1918 à laquelle il avait participé comme engagé volontaire à 18 ans. C'était un garçon ferme et résolu sous des dehors timides; la boutonnière ornée de la Légion d'honneur gagnée au combat, il défendait posément, au milieu des plus stupides violences et dans l'aberrante confusion des idées politiques de ces années inconscientes, des thèses qui associaient justement la réalisation du socialisme à la nécessité du maintien et de la défense de la Patrie. Il accomplissait alors scrupuleusement toutes les tâches du militant : toute cette humble besogne sans gloire dont l'acceptation, bien plus que les manifestations oratoires, constitue la marque la plus sûre des convictions sincères. Il était alors épris tout à la fois de science, de technique et d'organisation rationnelle du travail et de l'économie.

Plus tard, je l'ai revu dans des milieux de coopérateurs attachés à modifier, chaque jour, par un effort patient, l'essence même des choses. Il y manifestait un ardent désir des réalisations concrètes, car il pensait qu'une réforme réalisée, même de dimensions modestes, a toujours plus de prix qu'un grand programme chimérique que l'on n'applique jamais.

Enfin, nous nous rencontrâmes après l'horrible désastre de juin 1940, dans un Paris souillé, opprimé, éteint, où les âmes authentiquement françaises souffraient et se cherchaient. Dès septembre, je le mis au courant de ce qu'élaborait un groupe d'amis qui formèrent, je crois bien, un des tout premiers groupes résistants de France. Il y avait dans ce groupe un des meilleurs amis de Claude BONNIER: Jean TIXIER, le Jean Marc de Libération-Nord, auteur du premier libellé anti-allemand : Conseils à l'occupé; il y avait aussi Christian PINEAU, qui a quitté Buchenwald pour prendre courageusement la redoutable charge du Ravitaillement, des syndicalistes et mes chers et nobles amis René et Alexandre PARODI ; l'un est mort dans les tortures, l'autre est mon collègue ministre du Travail.

Je n'eus pas besoin de convaincre BONNIER, je le croyais disponible, il était déjà engagé ; il était résistant dès l'Armistice et, tout de suite, avec cet amour des choses concrètes dont je vous ai parlé, il établit sous mes yeux un plan de freinage de la production aéronautique française, déjà visée par les Allemands.

Après ces souvenirs personnels, laissez-moi retracer la vie de cet homme qui fut un des meilleurs fils de notre cher pays, parmi ceux qui l'ont servi avec une ferveur égale dans la grandeur et dans l'adversité.

Enfant de notre capitale, il s'en est montré digne d'abord par un travail acharné. Admis, en 1919, parmi les premiers à l'École Polytechnique et premier à l'École des Mines, il a opté pour cette dernière et il en est sorti ingénieur civil en 1922.

Il a 25 ans. Henry LE CHATELIER le distingue et le prend dans son laboratoire de la Sorbonne. Le jeune BONNIER prend ainsi peu à peu conscience de sa mission de savant. Le doctorat es sciences, passé brillamment, lui vaut la mention " très honorable ".

Dès 1926, il entre dans cette station à laquelle aujourd'hui nous allons donner son nom. Chef du service des essais, il fait de nombreux travaux sur le fonctionnement des moteurs à explosion et leur bilan thermique, sur le réglage de la carburation par les analyses de gaz d'échappement, sur la détonation et la mesure des valeurs antidétonantes des carburants, sur l'emploi des carburants d'origine française, purs ou en mélange, sur la mesure de couples moteurs et l'étude des vibrations de torsion.

Les années se succèdent ainsi, marquant chacune une étape de l'évolution de cet esprit vaillant dans l'étude, l'action et l'idéal.

En 1929, il publie une note à l'Académie des Sciences sur la détermination des températures dans les moteurs à explosion.

En 1933, une autre note à ladite Académie sur les conséquences possibles de l'emploi dans les moteurs de carburants à haute valeur antidétonante.

En 1937, il devient Directeur général de la Société nationale de Construction de moteurs.

Il y avait dans cette belle activité de quoi remplir toute une existence, mais Claude BONNIER avait davantage à donner, son amour du pays allait jusqu'au sacrifice suprême.

Volontaire à 18 ans, pendant l'autre guerre, il se montre digne de tous ceux qui, morts ou vivants, l'ont gagnée. Il est fait chevalier de la Légion d'honneur et reçoit la Croix de guerre.

La mobilisation de 1939 le trouve prêt à nouveau à donner sa vie. Il se distingue encore et reçoit la rosette d'officier de la Légion d'honneur et encore la Croix de guerre.

Décidément, c'est un obstiné du devoir. Le devoir chez lui n'a pas le caractère d'une obligation à laquelle on se soumet parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Le devoir est pour lui une conséquence logique de la passion de servir. Il estime que la dette qu'on doit à la Patrie n'est jamais complètement acquittée. Il est de ces âmes religieuses ou non pour lesquelles la vie sans obligation ni devoir équivaut au néant le plus désolant. Aussi, à peine les Allemands obtiennent-ils les conditions d'armistice qui déshonorent ceux qui les avaient acceptées, que déjà se raffermit en lui la, volonté de résister. Il est de ces révoltés de la première heure qui ont dit : " NON ", dans le silence de leur coeur, en attendant de pouvoir mettre leur intelligence, leur force et leur santé au service de la délivrance.

Dès qu'il le peut, il passe en Angleterre, il est Gaulliste ardent. Il comprend où est l'honneur et la vérité. Entré, dans la Délégation militaire, il est désigné comme délégué militaire de la Région " B ", celle de Bordeaux. Il remplit toutes les missions qui lui sont confiées. De retour en France, avec le grade de colonel, arrivé dans le guêpier des affaires Grandclément, il commence à le démêler. Mais il est dénoncé et finalement arrêté par la Gestapo.

Et c'est le calvaire. Questionné toute une journée, les mains liées derrière le dos, il refuse de parler, et les Allemands préparent de nouvelles tortures, remettent son interrogatoire au lendemain.

Claude BONNIER va livrer son dernier combat. Il remportera sa dernière victoire, la plus belle, celle qui le rend digne des héros antiques. Il avalera le poison en emportant avec lui le secret de ses missions.

Voilà quel citoyen, quel patriote fut Claude BONNIER.

La France, Madame, est fière de lui. Et c'est un privilège pour moi de pouvoir exalter sa mémoire dont chacun de nous devrait se rendre digne.

Ce dont je demeure persuadé, c'est que, tant que la France produira de tels enfants, son avenir sera garanti.


Voir aussi :

  • Biographie de Claude Bonnier sur le site de l'Ordre de la Libération
  • Site du musée de la résistance