Jean BOULADON (1921-1991)

Ancien élève de l'Ecole des mines de Paris (promotion 1942). Ingénieur civil des mines.


Nous remercions particulièrement Jacques RIVOIRARD de nous avoir transmis la biographie qui suit :

Jean BOULADON,
par Hubert PÉLISSONNIER

Publié dans CHRONIQUE DE LA RECHERCHE MINIÈRE, Numéro 504, 1991

Jean Bouladon nous a quittés le 19 mai 1991 : il y a quelques mois encore, il débordait de vitalité. Cette disparition si brutale a profondément traumatisé ses nombreux amis. qui pourtant n'ignoraient pas la gravité de son état. C'est que Jean Bouladon avait un rayonnement humain exceptionnel dont ils auraient tant voulu qu'il se perpétue.

Ingénieur Civil des Mines de Paris (promotion 1942). Chevalier de l'Ordre National du Mérite, lauréat de l'Académie des Sciences (Prix Joseph Labbé, 1952) et de la Société Géologique de France (Prix Léon Bertrand, 1981). Jean Bouladon a développé sur quarante années une carrière exemplaire à la jonction de la science, de l'administration et du développement économique. Avec quelques autres de sa génération, trop rares, il a fait le pont entre mineurs et géologues, non seulement dans l'articulation professionnelle technique, mais aussi au plan proprement humain par sa compréhension profonde des différents acteurs de la recherche minière. C'est bien pour cela que cet hommage posthume trouve sa place dans cette Chronique où se côtoient mineurs et géologues, recherche minière et recherche scientifique.

Sa carrière administrative est caractérisée par deux grandes coupures :

• 1956. Retour en France après un séjour de dix années au sein de la Section d'Études des Gîtes Minéraux du Service Géologique du Maroc, alors sous protectorat français et, après détachement du Ministère chargé des Mines, affectation au Bureau de Recherches Géologiques, Géophysiques et Minières (BRGGM), devenu en 1959 le BRGM.

• 1975. Réintégration au Ministère chargé des Mines, dans son corps de rattachement avec affectation comme conseiller scientifique à la Direction des Mines, devenue par la suite Direction Générale de l'Énergie et des Matières Premières, et comme chargé de cours à l'École Nationale Supérieure des Mines de Paris.

Son activité scientifique, bien qu'étroitement liée à ses fonctions administratives, est beaucoup plus continue.

Tout d'abord de 1946 à 1956, Jean Bouladon participe au Maroc à la mise en valeur de gisements importants. Très vite, il acquiert une notoriété scientifique :

• d'une part dans sa compréhension de la mise en place des métaux dans le grand district plombo-zincifère de Touissit-Bou Beker :

• d'autre part, par le mémoire sur le gisement de manganèse de Tiouine, cosigné avec Georges Jouravsky, il est l'initiateur en 1955 dans les milieux français de la notion de gisement volcano-sédimentaire ou sédimentaire-exhalatif, qui constitue le plus important progrès de la métallogénie dans la seconde moitié du XXe siècle.

• parallèlement il annonce, toujours avec Georges Jouravsky. que la plus grande partie des laves du Précambrien III de l'Anti-Atlas marocain sont des ignimbrites et non des rhyolites comme on le pensait jusqu'alors. C'est la première fois que sont décrits dans les terrains précambriens ces « tufs soudés » appréhendés au début du siècle en Alaska dans la vallée des dix mille fumées.

On voit par là — chose rare à l'époque — que Jean Bouladon s'intéresse au cadre géologique encaissant les gisements minéraux qu'il analyse. L'Académie des Sciences, sensible à ces progrès scientifiques, décerne en 1952 à l'occasion du Congrès Géologique International d'Alger le prix Joseph Labbé à Jean Bouladon et à toute l'équipe de la Section d'Études des Gîtes Minéraux du Maroc, animée par Jules Agard.

De retour en France, grâce à sa notoriété, il est accueilli à bras ouverts par le BRGGM, qui commence depuis un an seulement à développer des prospections minières en France métropolitaine. Il reste d'abord au contact du terrain ; il est notamment, durant deux années, basé à Millau : le paysage des Causses ressemble tellement à celui des hauts plateaux de l'Oriental marocain, n'est-il pas tentant d'y retrouver un Touissit-Bou Beker ?

Rappelé à Paris, avec jusqu'en 1965 la responsabilité du département Gîtologie du BRGM, il conseille utilement les équipes de prospection dans leurs travaux sur des indices de plomb-zinc (Pyrénées, Massif central. Massif armoricain, Corse, Madagascar), de manganèse (Pyrénées, Grèce, Gabon), effectuant des missions de plus en plus lointaines. Ces déplacements lui donnent l'occasion d'acquérir une expérience d'autres types de gisements, plus particulièrement des minéralisations associées aux roches basiques : cuivre et nickel des ophiolites (Corse, Chypre), cobalt (Bou Azzer), nickel sulfuré (Madagascar), chromite (Madagascar) ; ainsi que des amas sulfurés volcano-sédimentaires (Sain-Bel, Bleida, Arabie Saoudite). Il devient alors à partir de 1965 la cheville ouvrière de la branche Exploration à la Direction des Recherches Minières du BRGM. Le souci de bien intégrer les gisements minéraux dans leur contexte géologique le conduit à participer activement aux travaux de l'Association des Géologues du Bassin de Paris (AGBP) et de la Section de Volcanologie de la Société Géologique de France.

Il est alors mûr pour des synthèses :

• synthèses tout d'abord dans le domaine de la prospection de grands territoires, en participant à des Plans Minéraux, documents prospectifs sur les recherches à entreprendre sur des territoires déterminés. Ainsi est-il en 1973 le principal rédacteur de la « Synthèse Afrique », document de 600 à 700 pages où le BRGM définit sa politique de recherche minière en Afrique, à partir de toutes les connaissances géologiques acquises avant et après la décolonisation ;

• synthèses scientifiques aussi : certaines sont bien connues des spécialistes, comme sa systématique des gisements de plomb et zinc (1969), sa typologie des gisements de manganèse (1970) ou ses réflexions sur les gisements sulfurés stratiformes liés au volcanisme (1976) ; mais d'autres sont passées inaperçues, du moins à mon avis, qui touchent à tous les aspects de la métallogénie : la répartition dans le temps de certains types de gisement (1976), la répartition des gîtes métallifères dans des contextes sédimentaires et volcano-sédimentaires (1977), les minéralisations dites de couverture en France (1985).

Peut-être sont-elles restées inaperçues, parce que nuancées, face à la complexité du réel révélée par l'expérience ? Suivant une démarche naturelle, Jean Bouladon a commencé à proposer des modèles — comme le font maintenant les plus jeunes — modèles souvent en avance sur son temps ; puis, se rendant compte de la limite de ces modèles, il a pris du recul, cherchant par des observations toujours plus fines à pénétrer la réalité. Ainsi, pour le type de gisement de plomb-zinc dit « de la Vallée du Mississippi », qui a fait l'objet principal du Colloque International organisé en 1988 en son honneur et dont il est l'un des meilleurs spécialistes mondiaux, il suggère dans la conclusion du Colloque qu'il s'agit d'« un nid de contradictions » !

Dans l'administration, à partir de 1975, il va jouer un rôle de premier plan au sein de différents comités. Ainsi a-t-il la responsabilité du secrétariat des deux Comités d'Inventaire des Ressources Minières Métropolitaines et Outre-Mer depuis leur création en 1975 et jusqu'à sa mort : il n'est pas seulement la « mémoire » de ces deux Comités, il en est aussi un expert très écouté. Mérite également d'être mentionnée son action au sein du Comité Valorisation des Ressources du Sous-Sol de la DGRST, du Ministère Chargé de la Recherche, dans lequel il a siégé de 1976 à 1983. Ce Comité répartissait des subventions d'État pour des actions concertées, destinées à améliorer méthodes et techniques, de la prospection initiale des indices minéralisés au traitement du minerai. Dans ce Comité, son indépendance, sa compétence scientifique, sa probité intellectuelle et sa rigueur le mettent d'emblée en position d'arbitre incontesté et unanimement respecté. Et lorsque Bruxelles prend le relais du financement de ces études, il se trouve tout naturellement convié à participer au jugement à rendre sur les travaux des équipes européennes œuvrant dans le domaine des gisements minéraux. Il siège également de 1982 à 1986 au Comité National Français pour le Programme International de Corrélation Géologique (PICG, UNESCO).

Il me faut mentionner encore son activité comme enseignant. Car, à partir de 1975, il a pris des responsabilités importantes dans les formations post-diplômes de l'École des Mines de Paris : Section d'Études Géologiques et Minières, par la présentation de cours et la direction de stages de terrain ; formation doctorale, en assumant la direction de thèses dans le domaine des gîtes minéraux.

Dans ses cours, il était très nuancé, s'interdisant de schématiser une réalité toujours complexe, aussi avait-il quelque peine à intéresser des auditoires non avertis, qui souhaitaient mémoriser des choses simples. Et c'est surtout dans la direction de thèses de doctorat qu'il a donné toute sa mesure. Suivant de près les débutants sur leurs terrains, dans leurs travaux de laboratoire, corrigeant minutieusement leurs mémoires, il a joué à leur égard le rôle du grand frère et des liens amicaux extrêmement étroits se sont noués. Sans doute nos jeunes chercheurs ont-ils trouvé auprès de lui une très grande ambiance de liberté propice aux confidences, en même temps qu'une large culture ouverte sur bien des horizons extra-professionnels, voire existentiels.

De cette culture profondément humaine nous en avons le témoignage par les 166 fiches où il a consigné, comme s'il voulait se les graver dans la mémoire, les phrases marquantes de ses lectures, qui vont de Sénèque à Jean-Paul II en passant par St Augustin, Dante, Diderot, Karl Marx, Saint John Perse, Jean Cocteau...

Mais il notait aussi avec un soin particulier ses observations sur le terrain, s'astreignant le soir à les recopier à l'instar de Prosper Mérimée qu'il aimait à citer : « Savez-vous que c'est un terrible métier que le mien ? Lorsque je suis éreinté à force de grimper aux clochers et aux vieilles tours, il faut, au lieu de m'abandonner au sommeil, comme Néron, que je prenne des notes à n'en plus finir sur mes promenades de la journée... » Ces merveilleux carnets, riches d'impressions précises sur des gisements minéraux condamnés à disparaître, vont être recueillis par la bibliothèque de l'École des Mines de Paris, où chacun pourra les consulter.

Il consignait aussi avec le même soin ses impressions de voyage non professionnels, car — c'est un trait profond de sa personnalité — esprit curieux de tout, il avait une véritable fringale de voyages, faisant sien le désir de Marguerite Yourcenar, recopié sur l'une de ses fiches :

« Toute ma vie j'ai été très sollicitée par le voyage. Le besoin de voyage est aussi puissant pour moi qu'un désir charnel... C'est une expérience, comme l'amitié, la contemplation, l'amour, le travail, la maladie... sont des expériences... Je puis dire comme Zénon : " Qui consentirait à mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? " »

En définitive ceux qui ont bien connu Jean Bouladon garderont le souvenir d'un ami auquel on se laissait volontiers aller à faire des confidences : s'il jugeait ceux qui l'approchaient, c'était toujours avec la plus grande bienveillance, à l'écoute vraie, profonde, des problèmes de chacun. Il aurait pu se plaindre, car les épreuves de la vie ne lui ont pas été épargnées avec la perte prématurée de son épouse et d'une petite fille, mais il était toujours d'humeur égale. L'a-t-on jamais vu se mettre en colère ou même seulement s'énerver ? Le secret de son extraordinaire rayonnement ne réside-t-il pas dans l'alliance de cette très large tolérance à une grande rigueur morale ?

Hubert PELISSONNIER



Bouladon, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP