Jacques Joseph René Louis DESROUSSEAUX (1912-1993)


Desrousseaux, élève de l'Ecole des Mines de Paris
(C) Photo collections ENSMP

Fils de Charles Marcel DESROUSSEAUX (X 1906 ; 1886-1978). Gendre de Édouard François Xavier DORDOR (X 1903 ; 1882-1951). Père de Jacques-Yves DESROUSSEAUX (X 1974 ; né en 1955).

Ancien élève de Polytechnique (Major de sortie de la promotion 1930) et de l'Ecole des Mines de Paris. Corps des mines.

Officier de la Légion d'Honneur, Commandeur de l'Ordre National du Mérite, Ordres indochinois.

Ingénieur et économiste, major de sa promo. Au service de la carte géologique en 1935, il fait une étude des gisements de charbon français, utilisée pendant la guerre pour l'exploitation de dépannage. En 1938 il succède à Pierre Guillaumat à la tête du service des Mines de l'Indochine, il y restera jusqu'en 1947, continuant la politique d'industrialisation de son prédécesseur, sachant utiliser les produits locaux permettant ainsi d'atténuer les effets du blocus, créant entre autres l'Office des carburants et combustibles liquides. De retour en France en 1949, il est directeur des Mines et de la Sidérurgie, puis à la direction des Charbonnages de France où il joue un rôle important dans l'évolution de cette industrie. Passionné d'économie.


MINES Revue des Ingénieurs, janvier 1994

Nécrologie
Jacques DESROUSSEAUX (P 32) (1912-1993)

par Jean COUTURE (P 34), Paul GARDENT (P 44), Jacques PETITMENGIN (P 49)

Brillant Major de la Promotion 1930 de l'X, Jacques DESROUSSEAUX choisit le Corps des Mines. A sa sortie de l'Ecole des Mines, en 1935, il fut affecté au Service de la carte géologique, où il fit une étude extensive des gisements de charbon français, étude qui fut utilisée pendant la guerre pour l'ouverture d'exploitations de dépannage (Réf. 1). En 1938, Pierre GUILLAUMAT, Chef du Service des Mines de l'Indochine, l'appela pour lui succéder, Jacques DESROUSSEAUX resta en Indochine jusqu'en 1947, dont il était alors Directeur de la Production Industrielle et des Mines, et Commissaire Fédéral par intérim aux Affaires Economiques. Pierre GUILLAUMAT avait amorcé une politique d'industrialisation du territoire, que Jacques DESROUSSEAUX compléta largement pendant la guerre, où les années de blocus purent se passer sans gêne économique sérieuse. Son Service put faire ouvrir nombre d'industries et d'artisanats, basés sur des produits agricoles, forestiers et miniers locaux, et fabriquant des pneus, de la quinine, de la vaisselle, du carbure de calcium, de l'acide chlohrydrique et maints autres produits chimiques indispensables, avec une large diffusion dans le pays d'ateliers de tissus et de papiers. Il créa l'Office des Carburants et Combustibles Liquides (OCCL), qui put faire marcher à l'alcool de riz le parc automobile adapté, cependant que 90 % des camions étaient équipés de gazogènes locaux, et la distribution du charbon de bois nécessaire largement implantée. Le mazout fut remplacé par des huiles de coco ou de poisson convenablement traitées, les lubrifiants par des huiles de ricin ou de sésame, pendant qu'un « Comptoir des Corps Gras » organisait le développement et la collecte des oléagineux. Jacques DESROUSSEAUX a tiré de cette expérience un mémoire passionnant, malheureusement non publié (Réf. 7). Le coup de force japonais de mars 1945 vint hélas mettre un terme à ces brillantes et efficaces improvisations.

Rentré en France, d'abord chargé au Ministère de l'Industrie de distribuer les crédits d'investissement industriel du Plan Marshall, il fut nommé en 1949 Directeur des Mines et de la Sidérurgie, et se trouva donc en première ligne dans la préparation, la mise en place et le fonctionnement initial de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Il entra aux Charbonnages de France en 1957 comme Directeur Général chargé des Etudes économiques, des Programmes d'Investissements et des Industries de la Houille (Electricité, Cokeries, Chimie...). Directeur Général adjoint en 1963, il participait au lourd rituel du Groupe CdF (chaque mois - sauf en août - : Conseil de l'Etablissement Central, des Houillères de Bassin, - ramenées de 10 à 3 pendant son mandat - Conférences des Directeurs Généraux des Bassins, des Directeurs du Siège, Comité restreint, auxquels il fallait ajouter d'innombrables réunions internes ou externes, qu'il présidait souvent, et dont il établissait lui-même, sur l'heure, un compte rendu à la fois lapidaire et opérationnel. Dans le cadre d'une industrie dont il avait pressenti très tôt l'inéluctable récession, il prépara minutieusement les plans de réduction de production pour les réaliser avec le minimum de souffrances sociales.

Il avait aussi, de longue date, diagnostiqué que les plans de développement des diverses sidérurgies mondiales étaient incompatibles. Ses appels à la prudence, au cours de la préparation des plans successifs en France, ne furent guère entendus : les idées reçues et l'optimisme irraisonné de l'industrie sidérurgique elle-même faisaient croire à une augmentation continue de la production d'acier. On sait comment, dès 1975, ces illusions vinrent se briser sur une première crise, suivie par d'autres malheurs pour la sidérurgie. Jacques DESROUSSEAUX avait également la tutelle des Industries de la Houille, donc de la chimie des Houillères. Celle-ci était traditionnellement basée sur la valorisation des sous-produits de la cokéfaction, donc du gaz de four à coke, pendant longtemps principale source en France de l'hydrogène nécessaire à la synthèse de l'ammoniac. Au début des années 60, les Houillères et leurs filiales occupaient une position dominante dans l'industrie française des engrais azotés, et Jacques DESROUSSEAUX fut pendant plusieurs années un des acteurs essentiels de cette industrie. On retrouve les leçons qu'il en a tirées dans son livre « La stratégie de l'entreprise » (Réf. 4) où il décrit les alternances de périodes de concurrence agressive, ruineuses pour les producteurs installés, où les prix s'effondrent sous les coups de francs-tireurs jouant sur l'importation pour accroître leurs parts de marché, et de périodes d'entente, tant en France qu'au-delà des frontières, permettant la fixation de quotas et la remontée des prix, source de nouvelles tentations... Il y soulignait l'instabilité foncière des processus économiques réels, bien éloignée du bel équilibre stable de la théorie classique.

Les Houillères de Bassin, juridiquement indépendantes, n'étaient pas les dernières à jouer entre elles le jeu concurrentiel ; aussi Jacques DESROUSSEAUX mit-il en place en 1964 une Direction Commerciale « Engrais » unifiée, prélude à la création, début 1965, d'une Direction de la Chimie des Charbonnages de France, chargée de préparer, sous la pression vigilante des Pouvoirs Publics, la filialisation de l'ensemble des activités chimiques du Groupe. Tuteur de cette nouvelle Direction, Jacques DESROUSSEAUX joua un rôle essentiel dans les préparatifs de cette mutation, en veillant à ce que la nouvelle société puisse démarrer dans les meilleures conditions, grâce, par exemple, à un endettement minimum de son bilan de départ. La Société Chimique des Charbonnages (devenue plus tard CdF Chimie) fut créée fin 1967 avec la structure Directoire/Conseil de surveillance.

Jacques DESROUSSEAUX fut nommé Président de ce dernier, et remplit cette tâche jusqu'à son départ en retraite, dans le respect scrupuleux de l'esprit de la loi, mais en faisant profiter le Directoire de toute son expérience d'industriel et de gestionnaire, combien précieuse au moment où CdF Chimie amorçait sa conversion d'une carbo-chimie aux ressources déclinantes, vers une pétrochimie vite marquée par le premier choc pétrolier. De la même façon, Jacques DESROUSSEAUX supervisa la filialisation des activités informatiques des Charbonnages, et présida le Conseil de surveillance de CdF Informatique jusqu'à son départ en retraite, en 1975. Il joua également un rôle de premier plan dans un autre domaine : l'écoulement du charbon dans les centrales électriques, dont l'importance devait progressivement s'affirmer, au point de devenir le principal pôle de résistance susceptible de freiner la régression charbonnière et de la rendre socialement supportable. Jacques DESROUSSEAUX vit très tôt la nécessité de préparer cette évolution et contribua activement à la mise sur pied des contrats entre les Charbonnages de France et EDF, pour la vente de charbon en même temps que du courant produit par les centrales minières.

Tous ses collègues et collaborateurs se rappelleront ses exceptionnelles qualités d'esprit et de coeur, sa simplicité, sa modestie, son souci d'écoute, son refus des « flons-flons », sa largeur d'esprit, tout comme son intelligence exceptionnelle, son intuition des problèmes économiques et industriels et sa vision à long terme. « A chaque instant, demandez-vous s'il ne faut pas faire le contraire de ce que font tous les autres » ! disait-il souvent.

Mais un tableau de la vie professionnelle de Jacques DESROUSSEAUX serait bien incomplet s'il n'abordait pas sa passion pour l'Economie ; le mieux est alors de lui céder la parole.

« J'ai été initié à la théorie économique par Maurice ALLAIS, après mon retour en France, puis je l'ai approfondie en la comparant à mes expériences industrielles ; j'ai donc publié beaucoup sur ces sujets. J'ai vite constaté que les résultats des investissements étaient mal calculés, les règles comptables classiques d'amortissement étant arbitraires tout comme la théorie des déclassements. J'ai établi la théorie et les méthodes comptables donnant des résultats exacts pour les prix de revient et bilans ; j'ai également calculé divers types d'erreurs résultant des errements comptables ou de calculs de rentabilité » (Réf. 3 et 4).

« Concernant la théorie générale, c'est au séminaire ALLAIS que j'ai présenté en 1961 la démonstration d'un taux d'intérêt optimal égal au taux de croissance des forces de travail (Réf. 2), résultat que j'ai généralisé dans une économie quelconque (Réf. 3) ; de là, j'ai calculé que des taux d'intérêt plus faibles conduisaient à un transfert progressif de la propriété des moyens de production vers les ouvriers, leurs mandants ou l'Etat, les taux élevés concentrant la puissance entre les mains des anciens actionnaires (capitalistes) et des dirigeants des groupes producteurs » (Réf. 4, annexe B). « Deux insuffisances de la théorie classique m'ayant préoccupé, j'ai présenté leur étude au séminaire de M. MALINVAUD(CNRS)».

« La théorie se trompe en croyant que son régime concurrentiel permet de faire des choix convenables pour l'exploitation des matières premières naturelles non renouvelables ; on ne peut le faire qu'en arbitrant entre le présent et l'avenir ; c'est une décision arbitraire mais qu'on n'a pas le droit de ne pas expliciter ; les écologistes le savent bien, et les politiciens rencontrent la même difficulté dans tous les domaines ; en tout cas, pour les matières premières, la liberté concurrentielle conduit à sacrifier délibérément l'avenir lointain » (Réf. 5).

« La théorie est calculée sur une économie ponctuelle, alors qu'elle est en réalité spatiale. Or, si l'on introduit les localisations différentes, l'optimum n'est plus celui de la théorie classique, car à cet optimum spatial les entreprises sont en perte financière, ce qui n'est évidemment pas compatible avec le monde libéral concurrentiel théorique. Le déficit global des producteurs est en effet de l'ordre de la moitié du coût de revient de la totalité des transports - qui est nul dans le cas ponctuel, ce qui valide la théorie correspondante, mais le contredit dans la réalité spatiale » (Réf. 6). «Mes recherches et mon expérience interne de l'entreprise me conduisent à penser qu'on ne peut espérer un équilibre économique social et régional satisfaisant dans un marché libéral (au sens absolu des britanniques) que si sa surface est suffisamment faible, ou si l'on facture les transports à un prix d'autant supérieur au coût réel que le produit est peu coûteux, ou moyennant d'autres modalités dirigistes très énergiques ».

« Dans un monde démocratique et médiatique où population et politiciens sacrifient l'avenir lointain au profit du présent (ou des présents qu'ils reçoivent pour cela), je suis pessimiste et comprends bien les positions prises par M. ALLAIS à la veille du référendum du 20 septembre 1992, si elles ont pu étonner ses anciens élèves. Mais là où le pronostic devient catastrophique pour le globe, c'est quand la population en croît continuellement ; le manque d'homogénéité de cette croissance entre les divers groupes humains fait en outre peser une menace sanglante ».

Telle fut la carrière, dense et variée, de cet Ingénieur, de cet Economiste, dont l'esprit agile savait allier la profondeur à l'acuité.

L'homme, discret, ne laissait guère paraître la richesse de sa vie professionnelle. Il fut, entre autres activités, un excellent joueur de tennis. Il se passionna aussi pour la philatélie ; comme en toute chose, il y fut hors du commun : se concentrant sur l'Indochine, bien sûr, et sur les oblitérations, il réunit un ensemble de pièces, de documents qui fut accueilli avec un vif intérêt par le Musée Postal quand Mme DESROUSSEAUX le lui proposa.

Qu'il nous soit permis, enfin, de dire que son foyer, où naquirent sept enfants, fut le centre même de sa vie. Pour en témoigner, il suffira de ces extraits d'une allocution qu'il prononça le jour de ses noces d'or :

« ... Nous avons eu, aussi, de grandes satisfactions et en premier lieu l'entente et la solidarité sans faille qui unissent notre famille... Une telle unité est souvent le fait des très nombreuses familles... Il n'est pas étonnant que nous n'ayons guère de relations extérieures et que nous passions un peu pour des ours. Il faut bien prendre le temps de lécher nos oursons... ». Ces oursons ne cessèrent jusqu'au dernier jour de lui apporter, ainsi qu'à leur mère, les preuves de leur profond attachement. Nous souhaitons redire, à cette grande famille, combien nous ressentons la perte qu'elle a subie et lui offrir l'hommage de l'amicale admiration que nous gardons à Jacques DESROUSSEAUX.

Jean COUTURE (P 34)

Paul GARDENT (P 44)

Jacques PETITMENGIN (P 49)

Références

(1) Bassins houillers et lignitifères de la France. Mémoires annexes de la statistique de l'Industrie Minérale, 1938.

(2) Caractéristiques des économies quelconques et taux d'intérêt optimal dans les mondes évolutifs. Séminaire ALLAIS (GRES), 25 mai 1961.

(3) L'évolution économique et le comportement industriel. Dunod Finance et Economie appliquées, no 19, 1965.

(4) La stratégie de l'entreprise. La pensée universelle, 1978.

(5) Théorie des ressources naturelles non renouvelables. Monographies du séminaire d'économétrie du CNRS.

(6) La théorie économique et l'espace géographique. Monographies du séminaire d'économétrie du CNRS, no 19, 1981.

(7) L'Administration des Mines et le développement économique de l'Indochine Française. Mémoire dactylographié, 1983.