SOUVENIRS

1848-1878

Charles de Freycinet

Volume 1, paru en 1912 chez Ch. Delagrave éd. (4ème édition)

CHAPITRE VIII
LA CAMPAGNE DE L'EST. — L'ARMISTICE.

Le général Bourbaki, ayant concentré son armée à Bourges, vers le 10 décemhre, achevait, au moyen de nombreux renforts, de la réorganiser. Le 18, elle comprenait plus de cent mille hommes et trois cents bouches à feu. Dans l'opinion de son chef et du général Borel, elle était en état de reprendre les hostilités. M. Gambetta, qui soutenait Bourbaki de sa présence, l'avait invité à lui soumettre à bref délai un plan d'opérations. Aussitôt qu'il l'eût entre les mains, il m'en télégraphia les termes, en provoquant d'urgence mes observations.

Le général se proposait : de passer la Loire en aval de Nevers, à la Charité et à Cosne ; de remonter vers Montargis, par Donzy et Saint-Fargeau ; enfin, de gagner la forêt de Fontainebleau; conformément au programme qu'avait voulu exécuter d'Aurelle de Paladines. Pendant ce temps, Garibaldi, Bressoles et Cremer, agissant de concert avec leurs corps respectifs dans la direction de Dijon et de Gray, tacheraient de faire lever le siège de Belfort et contribueraient ainsi à assurer la liberté des mouvements de Bourbaki. Ce plan était séduisant et hardi, trop hardi même, à mon avis. La première armée, moins solide et bien moins nombreuse que celle du général d'Aurelle, ne semblait pas devoir réussir là où celle-ci avait échoué. On n'avait plus la perspective de rejoindre Ducrot, et Bourbaki risquait de se voir enveloppé par les troupes prussiennes qui tenaient la campagne et par l'armée d'investissement. Dans ces conditions, quel coup pourrait-il frapper sous les murs de Paris? Le ministre, touché de ces objections, me demanda un contre-projet.

Il me parut que le moment était venu de se soustraire à l'idée fixe de marcher directement au secours de la capitale et, puisque les circonstances avaient changé, de nous préoccuper uniquement d'assurer le meilleur emploi possible des ressources dont nous disposions. J'élaborai en conséquence un tout autre plan, que je soumis à M. Gambetta dans une lettre du 18 décembre (cette lettre, élaborée avec le concours des directeurs du ministère, figure in extenso dans le bel ouvrage que le colonel d'état-major Desbrières, bien placé pour consulter les archives de la Guerre, a consacré à la campagne de l'Est), qui peut se résumer ainsi :

Les 18e et 20e corps seraient transportés par chemin de fer jusqu'à Beaune, tandis que le 15e corps prendrait position à Vierzon et dans la forêt pour couvrir Nevers et surtout Bourges, dont les arsenaux ne devaient pas être laissés à la merci d'un coup de main. Le général Bourbaki, de concert avec Garibaldi et Cremer, s'emparerait de Dijon, que défendaient trente à trente-cinq mille hommes au plus. Le général Bressoles, de son côté, gagnerait Besançon par voie ferrée et, s'adjoignant la garnison, formerait un corps de près de quarante mille hommes, prêt à coopérer avec Bourbaki. Devant cet ensemble de cent dix mille hommes, le siège de Belfort serait levé, peut-être sans coup férir, et les communications avec l'Allemagne se trouveraient interceptées : menace grave pour l'armée d'investissement.

Ce projet était sans danger et offrait de grandes chances de réussite, toutefois à la condition d'aller vite. Il ne fallait pas laisser aux forces ennemies le temps de se réunir. On pouvait, on devait les battre séparément, on les gagnant de célérité. Or l'événement a montré qu'on disposait d'un délai suffisant, si l'on savait le mettre à profit.

Pourquoi une opération, qui semblait si prudente et que tous les écrivains militaires ont approuvée, a-t-elle misérablement échoué et s'est-elle même changée en désastre? L'explication réside dans une série d'erreurs de détail, à peine croyables, étant donnée la personnalité du chef d'état-major Borel. Quand j'ai revu plus tard cet officier général, je ne lui ai pas caché mon étonnement : « Comment, lui ai-je dit, vous que j'ai connu si précis, si méthodique, si clairvoyant, avez-vous pu commettre les fautes que j'ai relevées? » — » C'est bien simple, m'a-t-il répondu; je n'étais le plus souvent chef d'état-major qu'en apparence. Le général Bourbaki combinait ses opérations avec les officiers de son entourage, tous animés du plus grand zèle, mais dont certains manquaient d'expérience. J'ai voulu plus d'une fois donner ma démission; mais j'ai craint de porter un coup au moral de l'armée. »

L'embarquement à Bourges des troupes expéditionnaires s'opéra avec une extrême lenteur. La Compagnie d'Orléans, que je gourmandais, s'est plainte de n'avoir pas été avisée assez tôt et de n'avoir pu dès lors réunir le matériel nécessaire. Je n'ai pas fait entièrement la lumière sur ce point, m'étant trouvé éloigné du gouvernement après la guerre; toutefois divers incidents m'ont donné lieu de croire que la responsabilité n'incombe pas à la Compagnie. Cette faute initiale eut des répercussions multiples et graves. D'un autre côté, quand Dijon fut tombé entre nos mains sans combat, le commandement voulut utiliser la voie ferrée sur Auxonne et sur Dôle. Pour d'aussi faibles parcours, mieux eût valu emprunter les routes de terre ; on aurait évité d'encombrer une ligne indispensable aux convois de l'intendance et aux ravitaillements. Enfin, et ce fut l'erreur capitale dans les transports, lorsque nous envoyâmes à Bourbaki le 15e corps — remplacé dans ses positions par le 25e nouvellement formé — le point de destination assigné par le ministère à la Compagnie d'Orléans était Besançon. Or le commandement, sans nous consulter, changea cette destination et lui substitua celle de Clerval, une quarantaine de kilomètres plus loin. On avait cru gagner du temps, mais on ne s'était pas avisé que la modeste station de Clerval manquait de voies de garage et de débarquement. Un engorgement général s'en est suivi ; les trains chargés s'échelonnaient depuis Saincaize et même depuis Nevers jusqu'à Clerval. Des troupes sont restées immobiles en wagon pendant plus de quarante-huit heures, exposées aux privations et à un froid cruel. Ce malheureux transport, commencé le 31 décembre, n'était pas terminé le 15 janvier.

Dans l'ordre tactique, il y eut aussi des erreurs évidentes. Après la reprise de Dijon, l'armée aurait dû marcher immédiatement sur Belfort, ainsi que le prévoyait le programme primitif. Le général Bourbaki préféra se porter d'abord sur Vesoul. Il espérait disperser le corps de Werder, en s'emparant de Villersexel et d'Esprels, et le couper définitivement de Belfort. Il comptait se rabattre ensuite sur sa droite et menacer Treskow, qui assiégeait la place avec trente mille hommes. Ce nouveau plan avait le défaut de faire perdre du temps, alors qu'on en avait déjà trop perdu. On donnait à Treskow le loisir d'améliorer ses positions et d'appeler des renforts. On s'obligeait surtout à aborder de front les lignes de Villersexel, ce qui entraînerait nécessairement de grands sacrifices.

La bravoure de Bourbaki jeta un voile sur les vices de la combinaison. La bataille s'engagea le 9 janvier, à dix heures du matin, et se prolongea jusque dans la nuit. Le village de Villersexel fut pris et repris. Bourbaki, à la tête de ses troupes, exposant sa vie avec l'insouciance qui le caractérisait, finit par triompher de l'obstacle. L'annonce de ce succès nous causa une vive joie. Les Bordelais, d'ordinaire très mesurés et toujours un peu frondeurs, se pressaient sur la belle voie de l'Intendance qu'ils animaient de leurs commentaires bruyants. Je m'y promenais dans la soirée avec M. Gambetta, M. Clément Laurier et M. Spuller ; il nous semblait être revenus aux beaux jours de Coulmiers.

Le 11 janvier, l'armée reprit sa marche. Le 13, elle rencontra l'ennemi près d'Arcey et le fit reculer. Le 14, elle s'établit devant Héricourt, véritable nœud de la situation. Héricourt pris, Treskow se voyait obligé de lever le siège de Belfort et de se réfugier en Alsace, peut-être de repasser le Rhin. Treskow ne l'ignorait pas ; aussi avait-il multiplié les préparatifs de défense. Il n'était bruit, dans la presse étrangère, que des renforts qu'il avait reçus d'Allemagne. De plus, une partie du corps de Werder l'avait rejoint. Déduction faite des troupes laissées devant Belfort, on évaluait à soixante mille hommes celles qu'il opposait à Bourbaki entre Héricourt et Montbéliard. Cette accumulation était le résultat des dix ou douze jours perdus depuis le départ de Bourges. Bourbaki conservait l'avantage du nombre, mais son armée était fractionnée. Il avait ordonné au 18e corps et à la division Cremer d'opérer un mouvement tournant sur la gauche pour déloger l'ennemi des fortes positions qu'il occupait le long de la Lisaine; tout dépendait donc de la précision de ce mouvement. Or, sauf un succès partiel à Chênebier, le mouvement échoua. Soit mauvais état des chemins, soit calculs défectueux, le 18e corps n'entra pas en ligne au moment opportun. Le général Billot m'a déclaré que ses canons et ses convois s'enlisaient continuellement.

Le général Bourbaki, comptant sur ce concours, entama, le 15, un combat ou plutôt une série de combats qui durèrent trois jours et sont collectivement désignés sous le nom de bataille d'Héricourt. Ces engagements se réduisaient sur certains points à des duels d'artillerie et, sur d'autres, prenaient le caractère de mêlées d'infanterie où nos soldats, malgré leurs fatigues, firent très bonne contenance. Inutile d'ajouter que le chef, à son ordinaire, relevait les courages par son exemple. Le 17, Bourbaki nous télégraphia que l'armée, épuisée par ces trois jours de luttes et de souffrances, avait un impérieux besoin de se ravitailler et qu'en conséquence il prenait position quelques lieues en arrière. C'était le commencement mal dissimulé d'une retraite, qui devait aboutir à la ruine complète de l'armée de l'Est.

Le général Bourbaki, personne n'en doute, a fait dans cette malheureuse expédition tout ce qu'il a pu et il n'a cessé de payer de sa personne. Mais la tâche, il faut bien le dire, convenait mal à ses aptitudes. Ce n'est pas un mystère —puisque l'Assemblée nationale a publié mes dépêches — j'avais déconseillé de le choisir et proposé plutôt Clinchant ou Billot. Les instances du gouvernement de Paris, et peut-être aussi la brillante réputation du général, prévalurent dans l'esprit de M. Gambetta. « Très heureux que vous ayez Bourbaki. Gardez-le. Je crois que le général Trochu serait fort aise de le voir général en chef de l'expédition qui sera destinée à nous donner les mains. » (Dépêche de M. Jules Favre à M. Gambetta, du 18 octobre.) — « Gardez Bourbaki à tout prix. Il sauvera la province comme nous sauverons Paris. » (Général Trochu à M. Gambetta, 19 octobre.) — « Si Bourbaki ne vient pas à nous, il pourrait couper la ligne de l'ennemi en se portant rapidement vers l'est. » (M. Jules Favre à M. Gambetta, décembre.). Brave jusqu'à l'héroïsme, impassible sous le feu, tacticien dans une zone peu étendue, cet admirable entraîneur d'hommes n'avait pas les qualités nécessaires à la conduite d'une armée dans des conditions aussi difficiles. En outre, il manquait de confiance en ses troupes et le laissait trop voir. Il ne retrouvait pas en elles ces vieilles bandes exercées et rompues à la fatigue qu'il avait connues sous l'Empire. Aussi, dès que le succès de l'expédition parut incertain, il devint hésitant, il atermoya, alors que de promptes résolutions pouvaient seules le sauver.

Parvenu le 21, après quatre journées de marche, à une faible distance de Besançon, Bourbaki, s'il s'était dirigé rapidement vers Dôle ou Mouchard, eût trouvé le passage encore libre, car une partie des forces prussiennes fut retenue du côté de Dijon par Garibaldi, jusqu'au 23 au soir. Mais il consuma trois jours autour de Besançon, sans but bien défini. Le 24 au soir, il nous annonça son intention de se rabattre sur Pontarlier, contrairement à l'avis du général Billot, qui proposait la direction d'Auxonne. Je lui répondis le 25, à deux heures de l'après-midi : « Je crois fermement que votre marche sur Pontarlier vous prépare un désastre inévitable. Vous n'en sortirez pas. Vous serez obligé de capituler ou vous serez rejeté en Suisse... » Je n'étais hélas! que trop bon prophète.

Le 20, à la première heure, la retraite sur Pontarlier commença. Bourbaki, à ce moment, eut-il la vision du péril ? Son cœur se déchira-t-il à la pensée des souffrances réservées à ses troupes? Se crut-il méconnu du gouvernement et se vit-il en butte au soupçon? Le soir venu, après avoir rédigé avec sang-froid l'ordre général de mouvement pour le lendemain, il se retira dans ses appartements et bientôt se répandait le bruit de son suicide.
Les dépêches pressantes et où ne perçait pas toujours la satisfaction que j'avais dû adresser à Bourbaki l'avaient, parait-il, beaucoup affecté. L'une d'elles surtout, par suite d'une déplorable erreur dans la transmission télégraphique, blessa en lui le soldat. Je l'appris quelques jours après par son officier d'ordonnance, M. de Massa, qui a rendu compte en ces termes (Revue hebdomadaire du 11 mars 1911) de la visite qu'il me fit à Bordeaux: « ... Après avoir résumé les différentes causes qui avaient poussé le général Bourbaki au suicide, je présentai copie de celle des dépêches du gouvernement où il était dit : « Autant j'admets votre attitude sur le champ de bataille, autant je déplore la lenteur avec laquelle l'armée a manoeuvré avant et après les combats. — « Je suis certain de m'être servi d'une tout autre expression », objecta vivement M. de Freycinet, en me conduisant dans le bureau voisin où il se fit donner la souche du malencontreux télégramme, sur laquelle figurait en effet le mot : j'admire au lieu de : j'admets.
« Cette erreur de transmission, qui avait frappé le destinataire au cœur, et dont la portée ne saurait échapper aux âmes délicates, rendit le Délégué d'autant plus sensible aux regrets qu'il éprouvait de l'acte désespéré auquel elle avait pu contribuer. Il rédigea donc avec empressement la dépêche suivante où l'allure officielle d'un futur ministre de la Guerre ne laisse pas de percer : « C'est avec bonheur que j'ai appris par votre aide de camp, M. de Massa, que votre vie est hors de danger. J'estime en vous un brave et loyal soldat qui a fait noblement son devoir sur les champs de bataille et il m'eût été extrêmement douloureux de vous voir enlevé à la patrie. En vous parlant ainsi, je crois être l'interprète du pays tout entier qui n'a jamais douté et certainement ne doutera jamais de la parfaite droiture de votre caractère. Je serai heureux d'apprendre que cette dépêche vous trouvera en bonne voie de guérison. »

J'avais reçu, dans la matinée, une dépêche qui déjà trahissait le trouble de son âme. Je la soumis à M. Gambetta qui ne crut pas pouvoir différer davantage une mesure qui lui coûtait : il le remplaça en son commandement par le général Clinchant. La dépêche ministérielle se croisa avec la nouvelle du suicide. Nous fûmes heureux, en ces tristes conjonctures, de penser que Bourbaki ne l'avait pas connue; j'ignore s'il l'a apprise après son rétablissement.

Les opérations se trouvaient trop engagées pour que le nouveau chef pût en changer la direction. « Il faudrait actuellement, nous dit-il, cinq ou six jours pour déboucher par la plaine en avant de Besançon. » En effet la totalité des troupes avait traversé le Doubs et l'avant-garde se montrait à Ornans. Le sort en était jeté irrévocablement. Il ne nous restait plus qu'à tenter la dernière chance de salut qui s'offrît encore. Garibaldi, dont l'armée grossie de quelques renforts atteignait trente-cinq mille hommes, occupait Dijon et n'y était pas inquiété. Nous lui demandâmes de quitter cette situation avantageuse pour opérer une diversion sur les derrières de l'ennemi et enlever Dôle, qui était un de ses points d'appui. Garibaldi eut quelque mérite à y consentir, car il avait mis pour condition, en venant en France, qu'il resterait entièrement indépendant de l'armée de l'Est; le gouvernement s'était engagé à respecter son autonomie. Il risquait, par un tel mouvement, et avec la hâte que nous réclamions de lui, de compromettre sa réputation militaire. Cette réputation était parfaitement justifiée. Les expéditions aventureuses auxquelles il s'était consacré avaient développé en lui des dons naturels et lui avaient appris l'art de la guerre, dont il possédait l'instinct. Nonobstant ses antécédents révolutionnaires et son costume un peu théâtral, il était froid et réfléchi, calculait exactement et ne livrait rien au hasard. Son service de reconnaissances était supérieurement organisé; aucune armée n'était mieux gardée que la sienne. En dépit des faciles quolibets dirigés après la guerre contre ces spécialistes improvisés, l'état-major de Garibaldi a fait montre de très sérieuses qualités.
Il n'hésita pas cependant et, dès le 29 janvier au soir, il apparut devant Montrolland, qui commande Dôle. Les Prussiens, reconnaissant l'impossibilité de résister, évacuèrent la ville le lendemain et se retirèrent sur Pesmes. Garibaldi se préparait à occuper Dôle le 30, quand l'annonce de l'armistice conclu par le gouvernement de Paris immobilisa toutes nos forces aux points précis où elles se trouvaient.

Le 29 janvier au matin, la Délégation recevait la dépêche suivante :

« M. Jules Favre, ministre des Affaires étrangères, à la Délégation de Bordeaux.

« Versailles, le 28 janvier 1871, 11 h. 15 du soir.

« Nous signons aujourd'hui un traité avec M. le comte de Bismarck.

« Un armistice de 21 jours est convenu.

« Une assemblée convoquée à Bordeaux pour le 15 février.

« Faites connaître cette nouvelle à toute la France ; faites exécuter armistice et convoquez les électeurs pour le 8 février.

« Un membre du gouvernement va partir pour Bordeaux. »

M. Gambetta, après avoir vérifié l'authenticité de la dépèche, m'appela aussitôt. Ma surprise égala la sienne. Nous nous attendions bien à une capitulation prochaine, mais pas avant que nous en eussions été prévenus. Récemment encore, le 14 janvier, le général Trochu, pressé par nous de tenter une attaque dans le but de retenir sous Paris les renforts dirigés contre l'armée de l'Est, écrivait : « L'accomplir (cette attaque) sans aucune entente avec nos armées du dehors et courir la chance probable de tout perdre en un jour, alors qu'en tenant encore nous pouvons donner à Faidherbe, à Chanzy, surtout à Bourbaki, dont la manœuvre est capitale, le temps de frapper encore quelque grand coup, serait une folie gratuite... Je n'en persiste pas moins ferme dans mes résolutions de résistance à outrance, réservant l'acte de désespoir pour l'heure utile. » Il devait donc y avoir un « acte de désespoir », précédé d'une entente avec nous. Or, depuis le 14 janvier nous n'avions rien reçu : la seule sortie du 19 janvier, sans ampleur ni entente, ne pouvait être considérée comme la préface de la cessation générale des hostilités.

Mais il n'y avait qu'à s'incliner et, d'accord avec M. Gambetta, j'expédiai à tous nos corps en campagne la circulaire télégraphique suivante :

« Bordeaux, 29 janvier, 2 heures soir.

« Un armistice de 21 jours vient d'être conclu par le gouvernement de Paris. Veuillez, en conséquence, suspendre immédiatement les hostilités, en vous concertant avec le chef des forces ennemies en présence desquelles vous pouvez vous trouver.

« Vous vous conformerez aux règles pratiques suivies en pareil cas. Les lignes des avant-postes respectifs des forces en présence sont déterminées sur-le-champ et avec précision par l'indication des localités, accidents de terrain et autres points de repère. Le procès-verbal constatant cette délimitation est échangé et signé des deux commandants en chef ou de leurs représentants. Aucun mouvement des armées en avant des lignes ainsi déterminées ne peut être effectué pendant toute la durée de l'armistice. Il en est de même du ravitaillement et de tout ce qui est nécessaire à la conservation de l'armée, qui ne peut plus s'effectuer en avant des dites lignes. Donnez également des instructions aux francs-tireurs. »

Ces mesures si simples et d'un usage courant rencontrèrent des difficultés inattendues. Par une anomalie sans précédent, je crois, dans l'histoire des guerres, le gouvernement de Paris, étranger aux opérations de la province, avait pris sur lui de tracer la ligne de démarcation de nos forces. Or il ne connaissait ni leurs emplacements, ni même parfois leur existence; témoin l'armée de Garibaldi et le corps de Pourcet, de formation récente. Il a dû s'en rapporter aux indications de l'état-major prussien, c'est-à-dire signer les yeux fermés. Nous n'avons jamais su ce qui avait pu le déterminer à consentir une pareille dérogation au droit des gens.

Mais ce qui est bien plus grave encore et confond l'imagination, c'est qu'il ait accepté de ne pas appliquer l'armistice à l'armée de l'Est et qu'il ait omis de nous le dire. Oui, cette armée était exclue de la convention, et nous l'ignorions, alors qu'un jour de retard pouvait amener sa perte! Nous l'immobilisions, sur le vu de la dépêche, et le gouvernement prussien, qui connaissait cette dépêche, qui nous l'avait transmise, profitait de l'erreur où elle nous faisait tomber! Il ne nous avertissait pas que ses propres troupes allaient continuer de marcher tandis que nous arrêtions les nôtres! Quel nom mérite un tel procédé?

Le général Clinchant, muni de notre circulaire, envoyait, confiant, un parlementaire au général Manteuffel, à qui il avait affaire. « Je n'ai pas encore reçu de réponse officielle, nous manda-t-il avec étonnement le 30 au soir ; mais, d'après une lettre apportée par un parlementaire prussien pendant une conférence près de Frasne, il paraîtrait que le général Manteuffel ne voudrait pas reconnaître cet armistice pour l'armée de l'Est, disant qu'il ne concerne que les armées du Nord et de Paris. » Abasourdi d'une telle nouvelle, je me précipitai chez M. Gambetta qui, lui-même, attendait anxieusement la réponse à ce télégramme qu'il venait d'expédier à M. Jules Favre : « Nous l'avons porté (le télégramme du 28), sans commentaires, en le certifiant conforme, à la connaissance du pays tout entier. Depuis lors nous n'avons rien reçu. Le pays est dans la fièvre; il ne peut pas se contenter de ces trois lignes. Le membre du gouvernement dont vous annonciez l'arrivée et dont vous ne nous avez pas dit le nom n'est pas encore signalé, par voie télégraphique ou autrement, aujourd'hui, 30 janvier, à 2 heures. »

M. de Bismarck voulut bien — alors que le mal était irréparable — nous éclairer. De Versailles, 31 janvier, 12 h. 15 matin, il répondit lui-même à M. Gambetta : « Votre télégramme à M. Jules Favre, qui vient de quitter Versailles, lui sera remis demain matin à Paris... » M. de Bismarck retraçait succinctement, « sous titre de renseignements », disait-il, la ligne de démarcation arrêtée à Versailles et ajoutait : « Les hostilités continuent devant Belfort et dans le Doubs, le Jura et la Côte-d'Or, jusqu'à entente. » Pendant ce temps, les forces prussiennes redoublaient d'activité pour barrer le passage à l'armée de Clinchant maintenue, elle, dans l'immobilité.

La dépêche de M. de Bismarck fut pour nous un coup de foudre. Elle changeait en certitude les mortelles angoisses que nous ressentions depuis le télégramme du général Clinchant. Quelques heures après, nous recevions — non pas du gouvernement de Paris, mais du général Chanzy, auquel le prince Frédéric-Charles l'avait courtoisement communiqué — le texte complet de la convention. Ce même jour, 31 janvier, dans l'après-midi, M. Gambetta, voulant avoir enfin une notification officielle, télégraphiait de nouveau à M. Jules Favre en ces termes :

« L'ajournement inexplicable, et auquel votre télégramme (du 28) ne faisait aucune allusion, des effets de l'armistice en ce qui touche Belfort et les départements de la Côte-d'Or, Doubs et Jura, donne lieu aux plus graves complications. Dans la région de l'est, les généraux prussiens poursuivent leurs opérations sans tenir compte de l'armistice, alors que le ministre de la Guerre, croyant pleinement aux termes de votre impérative dépèche, a ordonné à tous les chefs de corps français d'exécuter l'armistice et d'arrêter leurs mouvements, ce qui a été exécuté religieusement pendant quarante-huit heures. Il faut sur-le-champ fixer l'application de l'armistice à toute la région de l'est, et réaliser, comme c'est votre devoir, cette entente ultérieure dont parle la convention du 28 janvier... »

M. Jules Favre, qui sentait sans doute son impuissance vis-à-vis du gouvernement prussien, se borna à nous répondre le 2 février, à 5 heures du soir (cinq jours après sa première dépêche!) : « Des difficultés se sont élevées sur l'exécution de l'armistice. Dans l'impossibilité de communiquer régulièrement, nous n'avons pu vous transmettre le texte même de la convention et le tracé sur la carte qui l'accompagne. Je rétablis ce texte que vous enverrez aux chefs de corps... »

Le général Clinchant, auquel j'avais transmis la copie du suprême appel de M. Gambetta à M. Jules Favre (du 31 janvier), nous manda le 1er février, 2 heures du soir : « Tout ce que vous écrivez à Jules Favre, je l'ai tenté inutilement auprès de Manteuffel ; il m'a même refusé une suspension d'armes de trente-six heures pour que les gouvernements puissent élucider la question. L'ennemi ayant continué les hostilités malgré mes protestations et menaçant de couper ma retraite, même vers la Suisse, ce qui entraînerait la perte de l'armée et de tout le matériel, j'ai dû me rendre à la dure nécessité de franchir la frontière. » En même temps, il adressait à ses troupes l'ordre du jour suivant :

« Soldats de l'armée de l'Est,

« Il y a peu d'heures encore, j'avais l'espoir, j'avais même la certitude de vous conserver à la défense nationale. Votre passage jusqu'à Lyon était assuré à travers les montagnes du Jura.

« Une fatale erreur nous a fait une situation dont je ne veux pas vous laisser ignorer la gravité. Tandis que notre croyance en l'armistice, qui nous avait été notifié et confirmé par notre gouvernement, nous recommandait l'immobilité, les colonnes ennemies continuaient leur marche, s'emparant des défilés déjà en nos mains et coupaient ainsi notre ligne de retraite.

« Il est trop tard aujourd'hui pour accomplir l'œuvre interrompue : nous sommes entourés par des forces supérieures ; mais je ne veux livrer à la Prusse ni un homme, ni un canon. Nous irons demander à la neutralité suisse l'abri de son pavillon... »

La retraite du général Clinchant fut aussi honorable que le permettaient les circonstances dans lesquelles il se débattait. L'arrière-garde, formée du 18e corps et de la réserve, fit bonne contenance : l'ennemi l'ayant attaquée le 1er février, à la Cluse et à Oye, fut repoussé avec des pertes sérieuses. Attaquée de nouveau, elle ne se laissa pas entamer, grâce aux dispositions prises par le général Billot. Enfin l'armée entière pénétra, par plusieurs routes, sur le territoire suisse. La Confédération se montra plus qu'hospitalière, elle fut généreuse jusqu'à se compromettre vis-à-vis de l'ombrageuse Allemagne par la chaleur de ses démonstrations. Toutes les classes de la société rivalisèrent d'empressement et de soins à l'égard de nos infortunés soldats. J'en ai recueilli des témoignages innombrables et touchants pendant mes séjours en Suisse. J'en garde à ce pays un souvenir reconnaissant.

L'armée de Garibaldi, victime de la même erreur, eut cependant un sort moins tragique. Arrêté à Montrolland par notre circulaire, le général se mit en rapport avec le commandant prussien, qu'il eut beaucoup de peine à joindre. Le lendemain seulement il en obtint la même réponse que le général Clinchant. De fait, les forces ennemies continuèrent d'avancer pendant quarante-huit heures, tandis que Garibaldi observait scrupuleusement l'armistice. Mais elles s'abstinrent de l'attaquer, sa position étant assez favorable.

La place de Belfort, dont les Allemands devaient, après de telles surprises, escompter la chute rapide, n'échappa à ce destin que par la vaillance de son défenseur, le colonel Denfert-Rochereau [Pierre Marie Philippe Aristide DENFERT-ROCHEREAU (1823-1878 ; X 1842), colonel du génie, fut ensuite député et soutint la politique de Gambetta]. Sa résistance permit à M. Thiers de conserver ce territoire à la France. Quant aux armées de Faidherbe et de Chanzy, elles étaient presque également épuisées. La disparition de l'armée de Clinchant aggravait terriblement la situation. Aux prétentions exorbitantes de l'ennemi nous n'opposions plus de forces redoutables. Malgré ce désolant tableau, M. Gambetta ne pouvait se résigner à une paix qu'il prévoyait particulièrement dure. Je passai plusieurs heures à lui démontrer, chiffres en main, l'impossibilité de reprendre la lutte immédiatement. Dernier argument, le plus décisif, le plus douloureux : le pays déçu, découragé, accablé renonçait à de nouveaux efforts. M. Gambetta qui avait parcouru la France ne le sentait que trop bien.

Le « membre du gouvernement » annoncé par M. Jules Favre arriva enfin en la personne de M. Jules Simon. Bien que sa présence n'eût plus qu'un intérêt politique, M. Gambetta voulut la mettre à profit pour tirer au clair les origines du fatal malentendu et fixer les responsabilités historiques. Une réunion du gouvernement eut lieu, à cet effet, chez M. Crémieux, au cours de l'Intendance.

J'y fus convoqué et invité aussitôt à faire un exposé de la situation militaire. M. Gambetta me demanda d'établir, sur documents authentiques, les conditions précises dans lesquelles nous nous trouvions avant la première dépêche de M. Jules Favre (du 28 janvier), et celles que cette dépêche nous avait créées. Je plaçai sous les yeux du conseil les télégrammes de nos généraux, qui jetaient une lumière aveuglante sur l'irréparable dommage que nous venions de subir. Il était facile de voir que cent cinquante mille hommes dans l'est, en état de faire campagne, se trouvaient annihilés, supprimés par la tractation du gouvernement de Paris. J'insistai sur ce qu'avait d'insolite et d'illogique la fixation d'une ligne de démarcation par un négociateur ignorant de la position des armées. Pourquoi ne nous avait-on pas interrogés?... M. Jules Simon ne put fournir d'explication. Il se borna à dire qu'il n'avait pas lui-même négocié l'armistice et qu'il ignorait le détail des entretiens avec M. de Bismarck; les clauses avaient été imposées et il avait fallu les subir ou condamner la population de Paris à mourir de faim. Je demandai alors pourquoi du moins nous n'avions pas été avertis. Qu'est-ce qui empêchait M. Jules Favre de signaler l'exception relative à l'armée de l'Est? Le vainqueur l'avait-il obligé à nous tromper?... Et comme M. Jules Simon répondait qu'il n'avait pas eu connaissance des termes de la dépêche de M. Jules Favre, M. Gambetta reprit ces questions avec plus de force. Il s'étonnait, s'indignait que, dans une affaire de cette importance, le gouvernement tout entier n'eût pas collaboré à la rédaction du télégramme. Comment n'avait-il pas songé aux conséquences qu'un pareil document pouvait avoir pour la province?... M. Jules Simon coupa court en disant qu'il n'était pas venu pour discuter, mais pour faire exécuter la convention, et qu'il avait de pleins pouvoirs. Ces derniers instants furent pénibles et j'eus hâte de me retirer, les autres questions à débattre n'étant pas de mon ressort.

Je crois que de là date entre M. Gambetta et M. Jules Simon la mésintelligence que tout le monde a connue et qui ne s'effaça jamais complètement. Ces deux hommes politiques ne devaient pas d'ailleurs avoir de grandes affinités ; l'un représentait l'aile gauche et l'autre l'aile droite dans le gouvernement qui s'était formé le 4 septembre. Leurs tempéraments et la nature de leur talent différaient du tout au tout. J'en ai été frappé quand plus tard je les ai vus à la tribune : M. J. Simon insinuant, onctueux, habile, s'emparant de son auditoire par une série de déductions savantes, pouvant au besoin s'échauffer et produisant alors de grands effets, mais la passion elle-même étant calculée et arrivant à son heure, au point précis que l'orateur s'était assigné; M. Gambetta, au contraire, fougueux, puissant, sachant se contenir mais toujours prêt à déborder, cédant à la passion, non par art oratoire, mais parce qu'elle le possédait, parce qu'il sentait passionnément en toutes choses et ne disait avec calme et méthode que par l'effort de la volonté.

Une divergence des plus graves éclata presque aussitôt entre M. Gambetta et le gouvernement de Paris. Aux termes de la convention d'armistice, les électeurs étaient convoqués pour le 8 février, afin de nommer une assemblée « librement élue, qui se prononcerait sur la question de savoir si la guerre doit être continuée ou à quelles conditions la paix doit être faite ». M. Gambetta avait, comme ministre de l'Intérieur, introduit une clause qui prononçait l'inéligibilité des anciens fonctionnaires politiques et des candidats officiels de l'Empire. M. de Bismarck protesta contre cette exclusion, qui violait, disait-il, la convention, et le gouvernement de Paris ordonna de la supprimer. M. Gambetta aurait pu résister : sa popularité à Bordeaux était immense; on l'avait maintes fois supplié d'assumer la dictature. J'ai assisté, vers le milieu de janvier, aux acclamations d'une foule enthousiaste qui ne se lassait pas de crier sous ses croisées : « Vive le dictateur! » M. Gambetta parut un instant au balcon de la préfecture pour adjurer la foule de se retirer: puis il reprit tranquillement avec moi l'examen des affaires, sans vouloir se montrer davantage. S'il eut consenti à entrer en lutte avec le gouvernement de Paris, comme beaucoup l'y poussaient, M. Jules Simon aurait eu quelque peine à user de ses « pleins pouvoirs ». Mais il préféra — et il faut l'en louer — se démettre de sa double fonction de ministre de l'Intérieur et de la Guerre.

J'ai toujours pensé que la disposition insérée par M. Gambetta et qui a occasionné sa retraite n'était pas le fruit de ses inspirations personnelles. Elle me paraissait contraire à son esprit politique. Quand on voit avec quelle facilité il accueillit dans nos armées et plus tard dans l'administration des hommes compromis avec les régimes antérieurs, mais qui pouvaient rendre des services au pays, on ne s'explique guère cette proscription en masse. J'essayai un peu timidement — car je n'abordais pas encore avec lui ces sortes de sujets — de lui faire abandonner cette idée; j'exposai l'intérêt qu'il y avait à ne pas rejeter dans une opposition irréductible des hommes qui ne demandaient qu'à se rallier et dont beaucoup occupaient dans leurs circonscriptions des situations honorables. Enfin, ce qui me semblait péremptoire. Certains avaient pris du service dans nos armées; comment aujourd'hui proclamer leur indignité? Il m'écouta sans impatience, mais m'opposa une fin de non-recevoir. « Il ne faut pas, dit-il, que ceux qui ont ruiné la France aient à se prononcer sur ses destinées. » Comme je remarquais à quel point sa retraite allait affaiblir le parti républicain, divisé désormais en deux camps, il me répondit que ce n'était là qu'un incident, « qui s'effacerait bien vite devant la gravité des questions à traiter ». Il ajouta qu'au surplus il ne croyait pas mauvais qu'on vît disparaître volontairement de la scène « celui qu'on accusait d'exercer la dictature ». Dans la suite, je n'ai pas repris le sujet, car M. Gambetta n'aimait guère à regarder en arrière, du moins avec ses interlocuteurs.

Je voulus signer ma démission à la minute même où il envoyait la sienne, la délégation que je tenais de lui ne devant pas, selon moi, lui survivre. Mais il m'invita à différer un peu, pour veiller aux mouvements des troupes et régler le sort de quelques-uns de nos collaborateurs. Je quittai le ministère le 9 février et déjà je remarquais les symptômes de la violente réaction qui allait suivre notre départ. Il viendrait bientôt un moment où le devoir accompli dans les armées de province serait un titre de défaveur, presque une tare.

Dès que je fus rentré dans la vie privée, mes réflexions se tournèrent obstinément vers les causes de nos désastres. Je ne pouvais me contenter de ces explications superficielles qui, à chacun de nos échecs, faisaient apparaître quelque incident fortuit, une faute, un coup de fortune qui semblait l'avoir déterminé. Il était évident qu'une pareille succession de malheurs devait se rattacher à des causes profondes, organiques qui, dans des circonstances semblables, tendraient à reproduire les mêmes effets. Dans mon livre La guerre en province, j'en ai signalé un certain nombre, qui appelaient des réformes correspondantes. J'ai eu la satisfaction d'en voir réaliser plusieurs, et moi-même, quand j'étais au gouvernement, j'ai tâché d'accélérer les solutions. Quelques-unes cependant sont encore l'objet de controverses, je veux dire ne sont pas acceptées et comprises par l'unanimité de l'opinion, comme elles devraient l'être. J'en citerai deux qui, à mes yeux, ont une importance primordiale : la réduction de la durée du service et le renforcement de la discipline. Durant la guerre, j'étais particulièrement frappé du manque d'instruction des hommes que nous encadrions dans nos diverses unités. Tandis que l'Allemagne nous opposait des réservistes exercés, ayant appris le métier en temps de paix, nous, sous le nom de mobiles ou de mobilisés, nous levions des recrues inexpérimentées, dont la plupart paraissaient sous les drapeaux pour la première fois. Donc, nécessité manifeste de pourvoir en temps de paix à l'instruction générale des classes. Et de là aussi, comme contre partie, nécessité de réduire la durée du service actif, puisque les ressources budgétaires et les lois économiques limitent forcément le nombre des hommes à entretenir sous les drapeaux. « La durée du service, disais-je dès 1871 dans mon livre, doit être égale pour tous et réduite au temps strictement nécessaire pour apprendre le métier des armes. » A ce principe je suis resté constamment fidèle et l'on ne s'étonnera pas que dans ma vie publique, ministre de la Guerre ou président de la commission de l'armée au Sénat, j'aie incessamment travaillé à obtenir des diminutions graduelles de service.

Quelle est la limite de ces diminutions ? C'est, je l'ai dit, « le temps strictement nécessaire pour apprendre le métier des armes ». Ce temps varie suivant qu'on envisage l'infanterie ou la cavalerie et l'artillerie. Dans la première, un an et demi suffirait; dans les suivantes, deux ans et demi seraient préférables. Mais on entend bien que, dans une société démocratique comme la nôtre, on ne peut pas songer à imposer aux citoyens des durées de service différentes, selon les corps auxquels on les affecte. On entend bien aussi que, pour des raisons diverses, l'armée active ne doit pas descendre au-dessous d'un certain effectif. L'ensemble de ces considérations m'a conduit à penser que deux ans sont la durée normale et uniforme qu'il convient d'appliquer.

Une telle révolution dans les idées ne pouvait pas s'accomplir en un jour. En 1875, le législateur obéissant déjà à la tendance invincible vers la réduction adopta, malgré l'opposition de M. Thiers, le chiffre de cinq ans. En 1889, ministre de la Guerre, j'ai obtenu du parlement la réduction à trois ans. Mais ce n'était, dans mon esprit, que l'avant-dernière étape. Car cette loi, qui pour la première fois assujettissait à une durée d'un an une catégorie de citoyens à peu près exempts jusque-là, avait l'immense inconvénient de laisser subsister une profonde inégalité : deux tiers environ du contingent faisaient trois ans de service, et le troisième tiers ne faisait qu'un an. Il était visible en outre que ce dernier tiers ne se trouvait pas suffisamment exercé. S'il apprenait, à la rigueur, la partie matérielle du métier, il n'en acquérait pas convenablement l'esprit; son éducation militaire demeurait incomplète.

Tel est le motif pour lequel j'ai préconisé à la tribune du Sénat, en qualité de président de la commission de l'armée, une nouvelle réduction à deux ans. J'ai enduré bien des critiques, particulièrement de la part des militaires. Elles m'ont été fort sensibles, venant d'anciens collaborateurs dont je tenais à conserver l'estime et la confiance. Mais la vérité doit l'emporter sur les sentiments : j'ai persisté. Et le Sénat, comme la Chambre, ont ratifié mon intervention. Nous possédons, depuis 1905, ce qu'on est convenu d'appeler la loi de deux ans. Je m'en honore et je ne regrette pas les petits déboires personnels qu'elle m'a valus. Malgré les protestations qui se produisent encore, elle est entrée dans nos mœurs et nul ne songe sérieusement à l'abolir.

Cette loi présente, au point de vue social, des avantages que les hommes d'État ne sauraient méconnaître et qui profitent indirectement à l'intérêt militaire. Elle contribue à assurer l'unité de la nation. Elle satisfait, dans ce qu'il a de plus légitime, le besoin d'égalité que ressent si vivement la démocratie française. Elle met fin au privilège le plus choquant de tous : celui de moins participer à la défense de la patrie. En effet, l'homme dont l'instruction militaire est insuffisante ne remplit qu'imparfaitement ce devoir; parfois même, en est-il à peu près dispensé par l'autorité. (Sous le régime de la loi de trois ans, les réservistes n'ayant fait qu'un an de service n'étaient pas affectés aux troupes de première ligne.)

A-t-on songé à ce travail intime et caché que détermine dans les esprits la pratique de l'uniformité du service? Le sacrifice suprême demandé au citoyen, ce qu'on appelle odieusement l'impôt du sang, cesse de lui apparaître comme une charge : il devient un devoir. Qui n'aperçoit aussi le développement des idées de fraternité, de solidarité, à la suite d'un pareil complément donné à l'éducation de la jeunesse française? L'homme ainsi façonné résiste plus sûrement aux efforts de destruction que certains novateurs dirigent contre notre état social. La robuste réalité se dresse en face du sophisme, et les vertus civiques préviennent l'abaissement des caractères.

Le second mal dont a souffert la défense nationale, et dont elle souffrirait encore, si l'on n'y prenait garde, est celui de l'indiscipline. L'homme qui n'a pas été rompu à la discipline en temps de paix s'y prête difficilement en temps de guerre. Les obligations, parfois formalistes, qui accompagnent le métier militaire paraissent puériles au novice; elles l'affectent désagréablement, il tend d'instinct à s'y dérober. Or la discipline exacte, rigoureuse, dans les petites comme dans les grandes choses, est indispensable aux armées. Sans elle, les meilleures périssent. Il importe que la conviction en soit établie au cœur des hommes : il ne sufiit pas qu'ils obéissent passivement, il faut qu'ils soient pénétrés de la nécessité, de l'utilité de cette obéissance. Les armées modernes, particulièrement en France, doivent reposer sur des idées morales, que leurs aînées n'ont pas connues. L'idée de la discipline réfléchie, consentie est au premier rang. La punition est une sanction nécessaire, mais il est souhaitable que la volonté éclairée de l'inférieur dispense habituellement le supérieur d'y recourir.

La discipline n'est pas seulement le nerf des années, elle est aussi le ciment des sociétés civilisées. A ce point de vue, l'armée du service obligatoire et uniforme constitue la meilleure école sociale. Autrefois, le soldat du service à long terme ne sortait pas toujours de la caserne amélioré; il y avait trop souvent laissé une partie de ses idées morales. Le soldat de notre nouvelle armée en sortira, je l'espère fermement, ennobli, assoupli par la haute notion du devoir militaire et par le sentiment des obligations que ce devoir entraîne avec lui. Ayant reconnu sous les drapeaux la nécessité d'obéir, il y répugnera moins dans la vie ordinaire; il comprendra, il admettra partout le principe d'autorité, la hiérarchie sans laquelle il n'y a pas d'organisation stable. En sorte que l'institution militaire, au lieu d'être en opposition avec la société civile, en devient le fondement et le meilleur soutien. Si le mépris de l'autorité, la révolte hantent l'esprit des jeunes recrues, c'en est fait à la fois et de la défense nationale et de la sécurité intérieure.

Sans doute, personne ne soutient ouvertement la thèse contraire et n'oserait prétendre que la discipline n'est pas nécessaire aux armées. Mais chez quelques esprits le principe est entouré de telles restrictions ou comporte des interprétations si subtiles qu'il équivaut presque à la négation même de l'autorité. Réagissons contre ces tendances éminemment dangereuses, et proclamons hautement que la discipline militaire doit être humaine et juste, mais sans défaillance.

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006