SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE III
LE « GOUVERNEMENT OCCULTE ». — ADOPTION DU PROGRAMME DES TRAVAUX PUBLICS.

Un mois ne s'était pas écoulé que déjà le « pouvoir occulte » de M. Gambetta était dénoncé à l'opinion par divers journaux. M. Waddington avait conféré avec lui au moment de la formation du cabinet et l'avait revu peu avant le dépôt du projet de loi sur l'amnistie partielle des condamnés de la Commune. Donc M. Gambetta, d'après eux, conseillait la limitation de l'amnistie. Les feuilles d'extrême gauche relevèrent avec insistance ce soi-disant manquement au programme de Belleville. J'ignore si M. Waddington avait en effet consulté M. Gambetta. Mais je sais que M. Gambetta était un partisan déterminé de l'amnistie totale et qu'il attendait impatiemment le jour où elle paraîtrait réalisable. M. Waddington en était un adversaire non moins déterminé : il protestait à la tribune que jamais il ne consentirait à la proposer (mot trop exclusif qui contribua beaucoup à sa chute).

La discussion du projet ministériel occupa les séances des 20 et 21 février 1879. L'article premier portait : « L'amnistie est accordée à tous les condamnés pour faits relatifs aux insurrections de 1871 et à tous les condamnés pour crimes ou délits relatifs à des faits politiques, qui ont été et seront libérés ou qui ont été et seront graciés par le président de la République dans le délai de trois mois après la promulgation de la présente loi. » Mais il était restreint par l'article 5 : « La présente loi ne sera pas applicable aux individus qui, indépendamment des faits qu'elle prévoit, auront été condamnés contradictoirement ou par contumace pour crimes de droit commun ou pour délits de même nature ayant entraîné une condamnation à plus d'une année d'emprisonnement. » Ces rédactions un peu touffues excluaient du bénéfice de l'amnistie les chefs de la Commune et ceux qui avaient directement trempé dans les meurtres et les incendies perpétrés aux derniers jours de l'insurrection. Etendre l'indulgence jusqu'à ces derniers heurtait alors tellement le sentiment public, que des esprits libéraux, comme MM. Ribot, Casimir Périer, à la Chambre, Bérenger, de Laboulaye, au Sénat, se déclaraient contraires même au projet limité de M. Waddington, qui leur semblait un acheminement aux concessions extrêmes.

Le débat fut aussi brillant que passionné. MM. Clemenceau, Louis Blanc, Lockroy réclamèrent l'amnistie plénière, que le garde des sceaux Le Royer repoussa dans un discours très applaudi. Le texte du gouvernement fut voté par 343 voix contre 94 appartenant à la gauche avancée ; une grande partie de la droite s'était abstenue. L'écart des voix prouve combien dans les milieux parlementaires la solution radicale était encore peu mûre. Beaucoup de fermes républicains estimaient que la rentrée en France de gens ayant commis des forfaits odieux et n'en témoignant aucun repentir pourrait nuire au régime et qu'il convenait d'attendre avant de leur rouvrir les portes de la patrie.

Une seconde question, peut-être plus brûlante, mit le gouvernement aux prises avec les radicaux. L'enquête sur le Seize-Mai, ordonnée le 15 novembre 1877, avait abouti à des constatations affligeantes. Si le complot, au sens propre du mot, n'apparaissait pas (l'honnêteté du Maréchal le rendait impossible), l'idée du moins en avait été envisagée et certains ministres ne l'avaient écartée qu'à regret. Des subordonnés peu scrupuleux, devinant la pensée de leurs chefs, avaient fait montre d'un zèle intempérant : « L'état de siège seul pourrait suppléer à l'absence de lois suffisamment conservatrices », disait le général Bourbaki dans un rapport du 18 octobre 1877. « A Bourges notamment », écrivait le général Ducrot en réponse à l'instruction ministérielle du 8 décembre 1877, « le maintien de l'ordre reposera uniquement sur des troupes d'artillerie, dont certains éléments sont animés d'un assez mauvais esprit pour qu'ils deviennent un objet d'inquiétudes et de complications en cas d'événements graves. » Ces propos, pris entre mille, révélaient chez les gouvernants de l'époque un état d'esprit qui légitimait les soupçons. Les poursuites réclamées par M. Brisson, au nom de la commission d'enquête, ne semblaient donc que trop justifiées.

Mais étaient-elles opportunes? Profiteraient-elles à la République? Nous fûmes unanimes, dans le conseil des ministres, à les estimer dangereuses. Il fallait, en effet, ouvrir une instruction formidable, envoyer des commissions rogatoires sur tous les points de la France, citer d'innombrables témoins, dont beaucoup ne répondraient pas, ayant été complices. Combien de temps durerait cette opération gigantesque, condamnée peut-être à un avortement judiciaire, faute de preuves? Quel débordement de haines! Quels encouragements à la délation! Quelle prime offerte aux vengeances personnelles ! M. Grévy, d'accord avec nous, se chargea de parler à M. Brisson, qui l'entourait de respect, afin sinon d'empêcher, du moins d'atténuer la discussion. M. Brisson, dominé par ses convictions et enchaîné dans son mandat de rapporteur, ne put modifier son attitude : « J'espère cependant, nous dit M. Grévy, avoir arrondi les angles. » Le débat, fixé au 13 mars 1879, ne laissa pas d'être très vif. MM. Léon Renault, Brisson, Waddington, Floquet, Lepère, qui avait succédé à M. de Marcère, y prirent part. La question de confiance fut posée. Enfin notre thèse l'emporta par 317 voix contre 159. Toutefois ce groupe de cent cinquante-neuf excellents républicains, parmi lesquels de notoires hommes de gouvernement, donnait à réfléchir. Le bloc se fendait. Qu'adviendrait-il le jour où semblable opposition se rencontrerait dans un scrutin avec la droite? La fragilité de la base ministérielle n'apparaissait que trop à tous les regards.

Aussitôt après ce vote, et pour soulager la conscience du parti républicain, M. Rameau, un modéré, fit adopter l'ordre du jour suivant : « La Chambre des députés constate une fois de plus que les ministres du 17 mai et du 23 novembre 1877 ont, par leur coupable entreprise contre la République, trahi le gouvernement qu'ils servaient... mais convaincue que l'état de discrédit dans lequel ils sont aujourd'hui tombés permet à la République victorieuse de ne point s'attarder à la poursuite d'ennemis désormais frappés d'impuissance... livre au jugement de la conscience nationale, qui les a déjà solennellement réprouvés, les desseins et les actes criminels des ministres du 17 mai et du 23 novembre: et invite le ministre de l'Intérieur à faire afficher la présente résolution dans toutes les communes de France. » L'indignation de la Chambre se comprend; mais le procédé était-il bien correct?

Le surlendemain, comme rachat de notre attitude jugée trop molle, M. Jules Ferry déposa un projet, bien propre à nous gagner les sympathies du groupe avancé et à déterminer la cohésion de la majorité. Les journaux férus de « pouvoir occulte » en attribuèrent la paternité à M. Gambetta. Ce projet organisait la liberté de l'enseignement supérieur, sans provoquer de grandes contradictions. Un mince alinéa, devenu fameux sous le nom d' « article sept », refusait aux congrégations non autorisées la faculté d'enseigner, dont elles usaient depuis de longues années. Je ne me suis jamais expliqué la facilité avec laquelle cet article fut admis par le conseil. Il y avait là deux esprits très modérés et très clairvoyants, MM. Say et Waddington ; ils ne formulèrent aucune remarque. Ils ne pouvaient cependant se méprendre sur la portée de cette innovation, qui ne passerait certes pas inaperçue. Absorbé comme je l'étais alors dans mon programmé de travaux publics, je manquais souvent les séances du conseil; je crus, en entendant cette lecture rapide, que le projet avait été précédemment adopté et je gardai le silence. Toutefois, en sortant, je ne pus m'empêcher de dire à M. Léon Say : « Voilà une chose qui va faire du vacarme! » — « Je le crois, répliqua M. Say, mais elle passera tout de même. » — « Au Sénat? » — « Oui, au Sénat. » Je supposais M. Say bien renseigné sur les dispositions du centre gauche, dont il était le membre le plus éminent.

Le mutisme de M. Grévy m'avait confirmé dans la pensée que l'article sept se trouvait déjà voté quand il fut lu devant moi. Car M. Grévy n'avait pas pour habitude de se désintéresser, comme on l'a dit, des questions traitées au conseil. Ce qui a pu, dans les milieux parlementaires, donner naissance à cette erreur, c'est la manière dont il présidait et dont je n'ai pas vu d'autre exemple. Il affectait de ne vouloir influencer aucun de ses ministres, afin de ne pas déplacer les responsabilités. De ce point de vue, il se gardait bien, quand une mesure était proposée au conseil, d'exprimer une opinion, soit pour la combattre, soit pour l'appuyer. Il laissait se dérouler la discussion et se maintenait dans une réserve indolente qui pouvait donner à croire qu'il n'en suivait pas toutes les phases. S'il approuvait, c'était d'un simple mouvement de tête ou en donnant rapidement sa signature; mais il s'abstenait de tout commentaire. S'il n'approuvait pas, il paraissait se réveiller d'un léger somme avant qu'on procédât au vote : « Je pense, Messieurs, que vous avez bien réfléchi au parti qu'on en pourra tirer contre vous ? » Et alors, d'une voix en apparence indifférente, il signalait les écueils qu'on allait rencontrer et du bout du doigt les montrait tranquillement en homme qui n'a pas perdu un mot de la discussion : « C'est du reste votre affaire, Messieurs, c'est vous qui êtes responsables. Je n'en parle que pour vous éclairer, dans le cas où ces objeciions ne se seraient pas présentées à votre esprit. Faites à votre idée. »

Il est arrivé bien souvent qu'au lieu de « faire à notre idée », nous avons remporté le dossier, assez confus des inconvénients que nous venions d'apercevoir, et que nous avons remanié le projet, quelquefois même nous l'avons abandonné.

Je me rappelle une scène de mimique adorable, un jour que M. Le Royer présentait un projet de loi qui réorganisait la magistrature, en supprimant l'inamovibilité ou à peu près. M. Grévy, qui avait paru dormir pendant la lecture de l'exposé des motifs, entr'ouvrit les yeux quand M. Le Royer eut fini et se tournant vers lui : « Alors votre conviction est établie; vous croyez que l'inamovibilité est une mauvaise chose et que votre système vaut mieux? » M. Le Royer, un peu interloqué du manque d'effet de sa lecture, reproduisit sa démonstration. Lorsqu'il s'arrêta, ayant, pensait-il, épuisé le sujet :« Je vois bien, dit M. Grévy, que vous êtes édifié; moi, je ne le suis pas encore. Laissez-moi le dossier, pour que je l'étudie. » Les vacances de Pâques passèrent là-dessus. A la rentrée, M. Le Royer eut avec M. Grévy un entretien particulier, à la suite duquel il modifia profondément son projet.

Puisque M. Grévy n'avait rien dit sur l'article sept, c'est donc qu'il l'approuvait entièrement. J'ai vu depuis que les deux choses qui, en politique, lui étaient le plus antipathiques, c'étaient les empiétements du clergé et les prétentions monarchiques. Pour les réprimer, cet esprit si pondéré se serait laissé aller à des mesures presque révolutionnaires.

La discussion de cette loi et de deux autres sur l'enseignement primaire illustrèrent M. Jules Ferry. Tant à la Chambre qu'au Sénat, il se révéla non seulement orateur vigoureux — on le savait tel — mais travailleur infatigable, appuyé sur l'histoire et le droit, prêt à toutes les répliques et — ce qu'on ne soupçonnait pas — tolérant, respectueux de la liberté de conscience, soucieux de ne froisser aucune conviction sincère. Nonobstant les apparences de sectaire qu'on cherchait à lui donner, il se montra sous son vrai jour et conquit l'estime de ses adversaires.

Sa personnalité, de plus en plus en relief, procura de la force au cabinet. Elle compensa ce qu'avaient d'un peu pâle les interventions du président du conseil, qui, malgré ses mérites très réels, ne réussissait pas à dominer la Chambre. Il ne donnait toute sa mesure que sur les questions de politique extérieure. Là son débit calme, ses manières posées, la gravité convenable en ces matières, la dignité de ses démarches à l'étranger lui valaient un franc succès, d'ailleurs éphémère. M. Ferry, au contraire, fréquemment sur la brèche pour emporter le vote de ses lois, martelant la tribune de ses mains puissantes, défiant ses contradicteurs, réveillait la Chambre et la tenait en haleine. Il présentait l'image du lutteur et ce genre de spectacle captive toujours les Assemblées.

En dehors de la politique militante, il y avait un sujet que la Chambre affectionnait particulièrement. C'était le programme de travaux publics contenu dans les projets de lois que j'avais déposés devant elle au cours de l'année 1878. Les commissions s'étaient hâtées. Le rapport sur le classement des chemins de fer était prêt dès le 15 mars 1879. La discussion publique s'engagea le 29 mars. Je débutai par un exposé général qui plaçait la Chambre en face de la totalité de l'oeuvre et des charges qui devaient en résulter pour le Trésor. Je la mettais en garde contre la tentation d'ajouter de nouvelles lignes au tableau déjà dressé. Le programme primitif avait subi des gonflements successifs aux diverses étapes de l'instruction. Les chiffres prévus par les commissions régionales s'étaient accrus en passant par le conseil général des Ponts et Chaussées et surtout à la suite des avis émis par les conseils généraux des départements. Ils avaient encore été augmentés par la commission de la Chambre, si bien que le parlement se trouvait en présence de onze mille kilomètres entièrement nouveaux, auxquels se joignaient trois mille kilomètres provenant des lois de juillet et décembre 1875, et plus de quatre; mille kilomètres déjà concédés, mais non encore exécutés, dont les travaux incombaient presque entièrement à l'Etat. Ces dix-huit mille kilomètres devaient entraîner une dépense d'environ trois milliards et demi, déduction faite de la charge assumée par les compagnies concessionnaires.

A cette somme s'ajoutait le milliard des compagnies rachetées. D'autre part, il fallait compter un milliard et demi au moins pour les voies navigables et les ports de commerce. En tout six milliards, ce qui dépassait notablement les calculs primitifs. Une telle perspective imposait aux Chambres une grande prudence et je suppliai mes auditeurs de s'inspirer de ce sentiment au moment où ils abordaient l'examen du tableau de classement.

Il ne fallait pas cependant céder à un effroi irraisonné et reculer d'avance comme si les sacrifices prévus devaient mettre les finances de l'Etat en péril : « Remarquez, dis-je, que la loi que vous allez voter n'entraîne pas par elle-même, positivement, le vote d'une pareille somme; si elle décide, en principe, la création des lignes, elle ne consacre pas l'exécution obligatoire; elle ne fixe aucune espèce de délai. La dépense résultera chaque année du vote du budget extraordinaire... Si, une année, le malheur public voulait que le budget ne permît pas de faire les mêmes dépenses, les travaux seraient ralentis en proportion... C'est pourquoi j'ai eu le droit de dire et je puis répéter que si le programme paraît hardi dans la conception, il est prudent et mesuré dans l'exécution. » La Chambre, rassurée, adopta le projet sans modifications, à mains levées, le 1er avril 1879. Dans la même séance, tant était grand le désir d'aboutir, elle statua sur les travaux à effectuer dans les ports maritimes. Les conclusions de la commission visaient non seulement les grands ports, mais de nombreux établissements dont le trafic semblait peu digne d'intérêt. On a dit à cette occasion que l'Etat aurait dû concentrer ses efforts sur quelques points seulement, au lieu d'éparpiller les ressources sur tout le territoire. Reproche bien injuste. D'abord il ne s'agissait pas de créer de petits ports, ils existaient déjà; il s'agissait uniquement de les améliorer, de les mettre en état de répondre à leur destination. Ensuite, combien de ressources ont été ainsi absorbées? Le septième à peine de la somme totale. Et, chose digne de remarque, le développement du trafic dans les petits ports, comparé à la dépense, a été au moins aussi étendu que dans les ports de premier ordre. Enfin, n'oublions pas que l'entretien des ports secondaires est indispensable à la pêche et aux besoins de l'inscription maritime. Quelques-uns, comme Dieppe, Calais, Boulogne, sont des centres désignés pour la circulation des voyageurs.

Le projet sur les voies navigables, qui soulevait des questions techniques très délicates, ne put venir en discussion que le 10 juillet. Les dispositions concernant les canaux avaient un double but : ramener ceux-ci à un type uniforme, permettant aux bateaux de trois cents tonnes de parcourir la France dans tous les sens, et classer un certain nombre de lignes nouvelles. La Chambre le vota intégralement.

Le Sénat, saisi à son tour de ces diverses mesures, se départit en leur faveur des habitudes de sage lenteur dont quelquefois on lui fait grief. Il les ratifia presque à l'unanimité, aux dates respectives des 12, 24 et 30 juillet 1879.

Ces trois lois constituent ce que dans la langue parlementaire et pour abréger on appelle le « programme Freycinet ». J'en ai porté hardiment la responsabilité à des époques où une réaction peu réfléchie avait succédé à l'enthousiasme des premiers jours. En 1883 notamment, à la veille de traiter avec les grandes compagnies de chemins de fer, les commissions du budget de la Chambre et du Sénat n'étaient pas loin de voir dans ce programme la première cause de nos embarras financiers. Je ne rappellerai pas les nombreuses discussions dans lesquelles je dus intervenir. Je démontrai par des chiffres précis qu'au moment même où les plaintes se produisaient les dépenses effectuées ne chargeaient réellement le budget que d'une annuité de cinquante millions, alors que le revenu des contributions indirectes s'était accru de trois cents millions. Le déficit tenait donc, pour les cinq sixièmes, à d'autres causes. Ces polémiques, soulevées surtout au Sénat, n'ont pas empêché les travaux de suivre leur cours. Sauf pour les canaux, dont quelques-uns, je l'ai dit, ont été ajournés, le programme primitif peut être considéré comme réalisé.

Il est naturel de se demander si cette énorme opération a été fructueuse pour le pays et si la collectivité n'a pas lieu de la regretter. Les capitaux engagés trouvent-ils, sous quelque forme, leur rémunération? M. Buffet, au Sénat, m'a souvent posé cette question. Il s'est ingénié à prouver que l'Etat avait fait un détestable calcul et qu'il s'était endetté en pure perte. Je lui répondais que le raisonnement péchait par la base. L'Etat n'est pas un commerçant; il ne cherche pas des placements à gros revenus, il se préoccupe surtout de l'intérêt général. Quand il construit des routes et des ponts, il sait qu'il n'en retirera aucun bénéfice, au sens commercial du mot. De même, lorsqu'il creuse des canaux ou améliore des rivières, il place son argent à fonds perdu. De même encore pour sa part de dépense dans les ports maritimes. Tandis que les chambres de commerce se récupèrent au moyen de droits sur les navires, l'Etat, lui, ne touche rien. Personne cependant ne songe à dire, si le trafic se développe, que l'Etat a mal employé son temps et son argent.

En ce qui concerne les chemins de fer, chapitre le plus coûteux du programme, il est possible de serrer davantage la question et de montrer par des chiffres l'utilité de l'entreprise. Depuis le 1er janvier 1878, début de mon intervention, jusqu'au 1er janvier 1911 (les statistiques officielles ne vont pas plus loin au moment où j'écris ces lignes), il a été dépensé en bloc dans les chemins de fer exploités, voies nouvelles ou lignes anciennes, neuf milliards six cents millions, dont trois milliards sept cent quarante millions fournis par l'État ou les localités intéressées, et cinq milliards huit cent soixante millions fournis par les compagnies, c'est-à-dire par le public. Cette dernière somme a trouvé sa rémunération dans le développement du trafic, puisque les compagnies assurent, comme auparavant, le service des actions et des obligations. Elle font même un moindre appel à la garantie d'intérêt qu'en 1877 et ont augmenté légèrement le dividende des actionnaires. Reste la somme fournie par l'Etat. On n'en aperçoit pas aussi vite la contre-partie. Mais d'autres considérations la mettent en relief.

Le trafic, en 1877, payait sur les voies ferrées un certain prix de transport : ce prix était, en moyenne, de cinq centimes vingt centièmes de centime par voyageur transporté à un kilomètre, et d'environ six centimes (exactement 5 cent. 97) par tonne de marchandise. En 1910, par suite d'abaissements successifs des tarifs, le trafic n'a plus payé que trois centimes et demi par voyageur et quatre centimes vingt-sept centièmes par tonne de marchandise. La différence entre les deux époques, soit un centime sept dixièmes par voyageur ou par tonne kilométrique, représente l'économie réalisée par le public sur ses transports, ou le bénéfice de la collectivité. Or le nombre de ces unités, voyageurs et tonnes kilométriques, s'est élevé en 1910 à près de trente-neuf milliards. En multipliant cet énorme chiffre par l'économie d'un centime sept dixièmes, on obtient, en nombre rond, six cent soixante millions de francs. Ainsi la collectivité a dépensé par la main de l'Etat un capital de trois milliards sept cent quarante millions et elle récolte un bénéfice annuel de six cent soixante millions : c'est un placement à dix-huit pour cent environ. Quel est le particulier qui ne voudrait pas en faire de pareils ?

Il y a mieux et j'ai eu l'occasion d'en entretenir les Chambres, en 1878 et les années suivantes. La nation, on vient de le voir, transporte son trafic, par voies ferrées, à un prix inférieur à cinq centimes par unité kilométrique. Si elle le transportait sur les routes de terre, par les modes de charroi ordinaires, elle dépenserait au moins vingt-cinq centimes. Elle gagne donc, à l'installation du rail, vingt centimes par unité. Or, de 1877 à 1910, le nombre des unités kilométriques, voyageurs et marchandises, s'est accru de près de vingt-six milliards. L'avantage correspondant dépasse cinq milliards de francs par an. Ce chiffre paraît excessif. Mais sans de pareils gains s'expliquerait-on la révolution économique produite par les chemins de fer, l'ascension de la richesse publique depuis un demi-siècle? Le programme de 1879 n'en est certes pas l'auteur; toutefois en orientant le pays vers le développement de ses voies de communication il a contribué pour une part à ces heureux résultats.

L'examen des canaux de navigation conduit, sur une échelle moindre, à des constatations analogues.

Le trafic a plus que triplé en ces trente dernières années. Une telle progression, plus rapide même que sur les chemins de fer, tient à ce que l'Etat n'a pas seulement construit des lignes nouvelles : il a aussi uniformisé tout le réseau existant. Le gain du trafic, sur l'ensemble des voies navigables, canaux et rivières , depuis l'introduction du programme, dépasse trois milliards sept cents millions de tonnes kilométriques. A vingt centimes d'économie par tonne, le bénéfice de la collectivité ressort à sept cent quarante millions, qui viennent s'ajouter aux cinq milliards procurés par les chemins de fer. En tout, près de six milliards de francs.

L'homme d'Etat ne s'arrête pas à ces chiffres. Il voit les progrès de toute nature qui découlent d'un système de voies rapides et régulières. L'industrie obtient à son gré les matières premières et peut exporter ses produits à de longues distances. Les individus se déplacent à toute heure pour leurs affaires ou leurs convenances. Le pouvoir central est en relations plus faciles avec ses administrés ; il a des moyens plus certains de se faire obéir. L'armée se mobilise avec plus de précision et de célérité; son ravitaillement est mieux assuré. La famine a cessé de terroriser les populations; les désastres climatériques se résolvent en une dépense de transport. Mais pourquoi insister sur des vérités devenues banales?

Tandis que ces débats, d'ordre technique, apportaient au parlement une note de paix, les projets de M. Jules Ferry suscitaient de violentes querelles. Leur auteur les défendait brillamment. Il eut à soutenir dans la Chambre une lutte homérique pour assurer le triomphe de l'article sept, qui frappait en plein cœur l'enseignement donné par des congrégations célèbres, telles que les Jésuites et les Dominicains. Les meilleurs orateurs de la droite, de jeunes talents de la gauche y firent une opposition tenace. M. Ferry vint à bout des uns et des autres et finit par enlever le vote, le 9 juillet 1879, à deux cents voix de majorité.

Ces succès, sur les travaux publics et en matière d'enseignement, n'empêchaient pas le déclin graduel du cabinet. Il n'avait pas réussi à s'imposer, il manquait d'autorité. L'ombre de M. Gambetta se projetait sur lui; il semblait vivre par sa condescendance. Et cela même ne profitait pas à M. Gambetta. Personne ne supposait que ces grandes choses, un programme de six milliards, la laïcité et l'obligation, la guerre aux congrégations, pussent se décider en dehors de son influence et sans son assentiment. Pourquoi dès lors n'en prenait-il pas la responsabilité? M. Gambetta, qui voyait grossir le danger, tâchait en vain de le conjurer : « Je m'applique, me disait-il, à garder le silence. Je ne puis pourtant fermer ma porte aux ministres qui viennent me voir et me parlent de leurs affaires. » Évidemment. Mais qui ne sait la puissance d'une légende, lorsque tant de personnes ont intérêt à la propager? On arrivait au moment des grandes vacances. Le président du conseil se rendait compte, sans en bien pénétrer les causes, de l'état précaire de son gouvernement. Il se demandait en quelle posture il se retrouverait à la rentrée : car il est à remarquer que, durant les intersessions, les cabinets forts se fortifient et les cabinets faibles s'affaiblissent.

Les appréhensions de M. Waddington n'étaient que trop fondées. Pendant les vacances il fut l'objet d'attaques incessantes de la presse. On omettait les services rendus, l'excellente direction qu'il imprimait à notre politique extérieure, son intervention courageuse dans quelques débats importants. On lui reprochait son attitude intransigeante sur l'amnistie plénière. On le rendait responsable des retards subis par la réforme de la magistrature. On lui en voulait surtout de sa prétendue complaisance pour l'Angleterre. « L'Anglais Waddington », disait-on couramment, sans justifier l'imputation. Son éducation s'était achevée à l'université d'Oxford, il avait conservé beaucoup de relations dans ce pays, il parlait l'anglais comme sa langue maternelle: sa mise, ses manières avaient quelque chose de britannique. Ces particularités avaient contribué sans doute à populariser ce genre de critique, profondément injuste, car je n'ai pas connu d'homme plus attaché à ses devoirs et s'appliquant mieux à défendre les intérêts de la France. Mais les partis ne raisonnent pas toujours; souvent un mot suffit à les entraîner.

A la rentrée des Chambres, le cabinet se trouvait déjà à moitié renversé. On escomptait ouvertement sa chute; on échafaudait les combinaisons probables ; on annonçait les interpellations qui porteraient le coup fatal, on indiquait même le point sur lequel il serait donné. Chose singulière, les amis de M. Gambetta ne se montraient pas les moins animés. Ainsi, d'un côté, l'on accusait M. Gambetta de tenir le cabinet dans sa main, de le mouvoir à son gré, et, d'un autre côté, ses amis les plus notoires ne se gênaient pas pour voter contre lui. Dans des débats mémorables, sur l'amnistie, sur la mise en accusation des ministres du Seize-Mai, ils s'étaient rangés dans la minorité. Le public ne s'arrêtait pas à ces contradictions : M. Waddington était, croyait-on, l'instrument docile de M. Gambetta; cela réduisait le crédit de l'un et de l'autre.

Le président du conseil, plus ému peut-être de ces bruits qu'il n'eût fallu, résolut d'en finir. Le 2 décembre 1879, une interpellation inscrite à cette date ayant été retirée, M. Waddington monta spontanément à la tribune. Il flétrit « cette guerre déloyale qui consiste à promener des griefs dans l'ombre et à ne pas oser les produire au grand jour ». Il somma les adversaires de se montrer : « On prétend, dit-il, que le ministère est aux abois. Eh bien! Messieurs, le ministère vient demander à la Chambre que cette politique, qui se manifeste par voie de retrait d'interpellations, de conversations de couloirs, d'attaques dans la presse, soit apportée à cette tribune. » Il évoqua quelques-uns des reproches qui lui étaient adressés. Bref, comme on le lui dit spirituellement, il s'interpella lui-même. L'incident n'eut pas de suite. Le surlendemain, une interpellation, une vraie celle-là, à laquelle prirent part MM. Brisson, Allain Targé, Floquet, Spuller, se déroula à la tribune, suivant le désir exprimé par M. Waddington.

M. Brisson, avec une rare vigueur, reprocha au cabinet ses irrésolutions dans toutes les grandes questions, ses atermoiements indéfinis, son piétinement. « Il fallait comprendre, dit-il, que le jour où la nation, une nation vivante, ayant besoin d'action, comme la France, une démocratie jeune comme la démocratie française, n'apercevrait plus les obstacles qui l'avaient longtemps arrêtée, que ce jour-là elle voudrait marcher, et qu'elle ne comprendrait plus la politique des ajournements et des retards. » M. Waddington répondit avec cranerie et plus de présence d'esprit qu'il n'en montrait d'ordinaire : « Nous nous sommes trouvés d'abord devant cette question de l'amnistie qui troublait les intelligences les plus fermes et les cœurs les plus généreux. Nous l'avons résolue d'accord avec les deux Chambres ; nous avons dit hautement que nous la considérions comme définitivement résolue et, en ce qui nous touche, jamais nous ne prêterons la main à ce qu'elle soit rouverte. » Le mot « jamais » résonna fâcheusement même sur les bancs ministériels et, pour ma part, je le trouvai bien imprudent. M. Waddington poursuivant sa réplique dit finement à l'interpellateur : « Si nous cédions la place à l'honorable M. Brisson et à ses amis, je me demande s'ils seraient en état de former un cabinet plus complètement et plus strictement homogène. » L'ordre du jour de confiance fut adopté. Mais il avait été tacitement admis que c'était un vote de politesse et qu'on s'en remettait au ministère du soin de préparer sa retraite.

M. Waddington le comprit ainsi. Avant même la clôture de la session, prononcée le 20 décembre, il informa M. Grévy de son désir de se retirer. Le Président le retint doucement et lui demanda de réfléchir. Or les réflexions de M. Waddington étaient faites. Il était excédé, écœuré des injustices dont il se voyait l'objet. De plus il se sentait très las : la double charge de la politique intérieure et de la politique extérieure devenait trop lourde. Il eût voulu se consacrer exclusivement à la dernière. Dans l'après-midi du 21 décembre il nous réunit au quai d'Orsay et nous apprit officiellement sa résolution, qui commençait à transpirer. Muni de nos démissions, il se rendit à l'Elysée. Il revint au bout de peu d'instants, disant que le Président désirait converser avec M. Léon Say d'abord, ensuite avec M. de Freycinet. M. Say, à son retour, me raconta que le Président l'avait seulement entretenu de la situation parlementaire et n'avait articulé aucune offre. Je partis assez inquiet. La présidence du conseil, si elle m'était proposée, ne me séduisait pas, car je désirais me consacrer entièrement à mon programme de travaux publics. D'autre part, c'était à M. Gambetta qu'il appartenait, selon moi, de former le cabinet. L'entretien qui m'attendait me semblait donc fort délicat.

A peine fus-je introduit, vers six heures, que M. Grévy me déclara qu'il n'avait eu nulle idée de confier le pouvoir à M. Léon Say. Il faisait le plus grand cas de lui, à tous égards, et serait toujours heureux d'obtenir son concours comme ministre des Finances, mais sa politique était trop modérée pour les circonstances actuelles : « Léon Say, dit-il, est centre gauche, comme Waddington ; ce n'est pas la peine de changer l'un pour l'autre, » Il me demanda mon opinion sur la situation : « Il n'y a qu'un homme, répondis-je, qui, selon moi, y corresponde exactement : c'est le président de la Chambre. » — « Il est bien à son poste, dit M. Grévy; ce serait lui rendre un mauvais service que de l'en retirer. » — « Je crois, répliquai-je, que M. Gambetta ne déclinerait pas les responsabilités du pouvoir ; c'est un homme d'action. » — « Je le sais, reprit le Président. Son heure n'est pas venue; sa politique ne serait pas supportée pendant deux mois. » Puis, après une pause : « Vous chargeriez-vous de former le ministère? » — «Cette proposition me prend au dépourvu et je dois, avant de vous répondre, y réfléchir. A première vue, elle ne me tente nullement... Pourquoi ne gardez-vous pas M. Waddington? Il n'a pas été mis en minorité dans la Chambre. » — « Waddington ne veut pas rester; il faut en prendre son parti. Qu'est-ce qui vous éloigne donc d'accepter sa succession? » Je lui représentai que, outre mon désir personnel de poursuivre l'exécution de mon programme, la constitution d'un cabinet, tel du moins que je le comprenais, me paraissait fort difficile. Pour être en harmonie avec la Chambre, ce cabinet devrait à la fois s'appuyer sur la gauche républicaine, nuance Jules Ferry, et sur l'Union républicaine, nuance Brisson et Allain Targé. En continuant de se recruter exclusivement dans la gauche modérée comme avaient fait MM. Dufaure et Waddington, on serait certain de tomber à bref délai : « Mais, d'après ce que vous avez dit à propos de Gambetta, ajoutai-je, je crains que certains des noms que je prononce ne vous paraissent bien radicaux. » — « En effet, dit M. Grévy, devenu très sérieux. A mon tour, j'ai besoin de réfléchir. » Je sortis convaincu qu'en ce qui me concernait les négociations n'iraient pas plus loin, et j'en éprouvai un réel soulagement.

Cet entretien s'ébruita, je ne sais comment, et le Rappel du 23 décembre (daté du 24) en rendit un compte fort exact. Sur ces entrefaites, Spuller accourut au ministère des Travaux publics. « Je dois, me dit-il sans préambule, vous mettre au courant de la situation. L'exclusion de Gambetta est une lourde faute. Rien ne pourra marcher sans lui. Persuadez à M. Grévy de l'appeler. » — « J'ai fait à cet égard, répondis-je, tout le possible. Je me suis heurté à une volonté arrêtée. M. Grévy est convaincu que la politique de Gambetta n'est pas actuellement praticable et il ne l'appellera pas. » — « Revenez à la charge. » — « Je n'en aurai pas l'occasion. Les pourparlers entre le Président et moi sont désormais rompus. C'est avec d'autres qu'il traitera ces questions. » — « Le Président sera encore obligé de s'adresser à vous. Tentez alors un nouvel effort. J'ai pensé du reste à une combinaison qui concilierait tout. Formez le cabinet et offrez à notre ami le portefeuille des Affaires étrangères. Avec vous il ne mettra pas d'amour-propre et je suis convaincu qu'il acceptera. M. Grévy ne peut pas vous refuser le choix de vos collaborateurs, et, quand il aura vu Gambetta à l'œuvre, il n'hésitera plus, une autre fois, à lui confier le pouvoir. » — « Y pensez-vous ? m'écriai-je. Comment voulez-vous que Gambetta soit sous ma présidence? Dans un ministère, quel qu'il soit, Gambetta ne peut être que le premier. Quant à moi, je n'oublie pas que j'ai été son délégué à Tours et à Bordeaux: je reconnais sa suprématie politique; par conséquent, je ne me mettrai jamais dans cette situation, en supposant qu'il s'y prêtât. Savez-vous d'ailleurs ce qu'on dirait en pareil cas? On dirait que Gambetta continue à fuir les responsabilités, qu'il exerce le pouvoir sous des prête-noms. Car personne ne s'y méprendrait. Chacun sentirait qu'il est réellement le chef. Ce serait le ministère Gambetta et non pas le ministère Freycinet. »

Ce dernier argument parut l'impressionner. Il n'insista pas : « Du moins, reprit-il, si Grévy vous rappelle, comme je le crois, ne cédez pas sur la question de l'Union républicaine. A défaut de Gambetta, qu'on ait sa monnaie ! » Je l'assurai que, sur ce point, il pouvait compter absolument sur moi, car mon opinion était arrêtée. Du reste si, par impossible, j'étais conduit à former un cabinet, je ne le formerais pas sans m'entendre avec Gambetta; lui-même m'indiquerait les représentants les plus autorisés de son groupe. Nous nous quittâmes sur ces derniers mots.

Quelques jours s'écoulèrent, pendant lesquels M. Grévy essava de remettre sur pied la combinaison Waddington. Celui-ci s'y prêta par déférence, il eut quelques colloques avec M. Léon Say et divers personnages politiques. Le 26 décembre, M, Grévy me rappela. Il m'apprit que M. Waddington renonçait définitivement à la direction du ministère et qu'il me prêterait son concours, pour les Affaires étrangères, ainsi que M. Léon Say pour les Finances. Il ajouta que je pourrais, à mon gré, m'adjoindre quelques membres de l'Union républicaine. J'acceptai, sous réserve toutefois de consulter M. Gambetta. Le lendemain, je vis celui-ci longuement au Palais-Bourbon. Tout d'abord il parut contrarié du tour qu'avait pris la crise : « Le centre gauche, dit-il, pouvait seul faire passer l'article sept au Sénat. Il fallait lui en laisser la charge, sauf à constituer plus tard un ministère avec nos amis. » D'après mes explications, il reconnut qu'on n'avait pas le choix et que tout ce que je pourrais tenter serait de décliner de nouveau le mandat. De cela il me détourna : « Allez de l'avant, c'est encore le moins mauvais. Nous verrons à nous tirer d'affaire au Sénat. Dès maintenant il y a une difficulté, à laquelle nous devons parer. Vous ne pouvez pas garder Waddington; nos amis ne le toléreraient pas. S'il reste au quai d'Orsay, il sera renversé sur 1'incident le plus futile, sur un article quelconque de son budget. » — « Puis-je l'en instruire?» —« Parfaitement, et même de ma part. Il connaît mes sentiments pour lui. Mais je ne puis vaincre les répugnances de l'Union républicaine. Son mot « jamais » sur l'amnistie l'a rendu impossible. » Ce veto, qui me peina, donnera aux novices une idée des difficultés qu'on rencontre avant d'amener dix personnes à délibérer autour d'une table sur les affaires de l'Etat. C'était mon premier essai, je ne les soupconnais pas. Nous passâmes en revue le personnel républicain pour trouver un successeur à M. Waddington. Après diverses éliminations : « Pourquoi ne prendriez vous pas vous-même les Affaires étrangères ? dit M. Gambetta. Votre programme de travaux publics est voté et l'exécution est en train. Un autre ingénieur la poursuivra aussi bien que vous. D'ailleurs, de ce ministère très technique et très absorbant vous dirigeriez mal la politique générale. » Le premier moment de surprise passé, je m'y décidai. Pour me remplacer, je songeai à mon camarade Varroy, très qualifié, qui ne me refuserait pas sa collaboration. La Justice et la Guerre étant vacantes, par suite de la retraite de M. Le Royer et du général Gresley, M. Gambetta m'indiqua M. Cazot et le général Farre, dont il me promit les acquiescements. Le cabinet semblait donc formé.

Le lendemain matin, à la première heure, je me transportai chez M. Waddington. Il était encore couché, souffrant d'un refroidissement. Je lui contai ma conversation avec M. Gambetta et lui offris l'ambassade de Londres, dans laquelle ses qualités pourraient se déployer — et se déployèrent, en effet, plus tard. Il ne me témoigna ni étonnement ni mauvaise humeur de l'ostracisme dont il se voyait atteint. Il me laissa pressentir une réponse favorable. Je m'assurai des autres concours. À une heure, je reçus de M. Waddington cette lettre à laquelle je ne m'attendais guère :

28 décembre, midi et demie,

« Mon cher ami,

« J'ai réfléchi sérieusement à la proposition que vous venez de me faire, ainsi qu'aux indications que vous m'avez données sur l'état des esprits parmi les chefs de l'Union républicaine. Vous m'avez dit qu'ils sont résolus à me renverser personnellement par un vote de coalition dont ils sont sûrs, sur une question de politique extérieure; de plus qu'ils combattront résolument tout cabinet dont je ferais partie. Ces dispositions, je les connaissais déjà depuis quelque temps.

« Il s'agit donc pour eux de modifier la ligne de politique extérieure que j'ai suivie. Je ne puis entrer dans cette voie, que je considère comme infiniment regrettable pour la France et pour la République. Accepter une ambassade dans ces conditions, ce serait m'associer à une politique que je désapprouve, et vous ne vous étonnerez point, j'en suis sûr, si je décline votre proposition à ce sujet.

« Mille amitiés.

« Waddington. »

Je répondis immédiatement :

« Mon cher ami,

« Si vous n'avez pas d'autre raison de refus que celle alléguée dans votre lettre, permettez-moi d'espérer que ce refus n'est pas définitif.

« Il ne s'agit pas, en effet, de modifier la politique extérieure. Je vous ai dit seulement qu'avec les dispositions hostiles que nourrit contre vous une fraction de la majorité républicaine, vous étiez exposé à tomber personnellement sur une question de détail, de budget ou autre, ce qui ne renforcerait pas le cabinet.

« Je ne vois rien là qui soit de nature à modifier la disposition, que vous paraissiez avoir ce matin, d'accepter une grande ambassade.

« Mille amitiés. »

M. Waddington ne se laissa pas convaincre; il maintint son refus par les lignes suivantes, expédiées en toute hâte :

28 décembre, deux heures.

« Mon cher ami, je suis très touché de votre insistance, mais je ne puis revenir sur ma détermination. Il vaut mieux pour tout le monde que je me retire de toute fonction active; je vous sais infiniment de gré de vos bonnes et amicales paroles de ce matin et j'en garderai fidèlement le souvenir.

« Mille amitiés.

« Waddington. »

Au même moment, je recevais cette autre lettre de M. Léon Say :

28 décembre.

« Mon cher collègue et ami,

« Vous me faites demander si je consens à entrer dans un cabinet dont M. Waddington ne ferait pas partie et vous me faites dire que vous connaissez suffisamment ma pensée, par l'entretien que nous avons eu ensemble avant-hier vendredi; pour être assuré que la combinaison que vous formeriez sans M. Waddington serait de nature à être agréée par moi.

« Comme je n'ai jamais eu avec M. Waddingion de dissentiment sur aucun point de la politique, j'en conclus que le programme que vous avez en vue serait accepté par lui comme par moi.

« Je ne puis donc que vous répéter ce que je vous ai déjà dit, ce que j'ai écrit le 26 au soir à un de vos amis, qui me faisait parler dans le même sens : c'est que je ne puis accepter d'entrer dans la combinaison sans M. Waddington.

« Recevez, mon cher collègue et ami, l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.

« Léon Say. »

Ces lettres montrent ce qu'avait de fondé le reproche qui me fut adressé d'éliminer le centre gauche.

Je courus chez M. Gambetta : « Prenez, dit-il, Magnin; je l'ai fait sonder en prévision de la retraite de Léon Say, il accepte. Le centre gauche vous retire son concours pour l'article sept, c'est fâcheux, mais nous n'y pouvons rien. »

La crise durait virtuellement depuis douze jours, depuis le 16 décembre. L'opinion s'énervait. Il fallait en finir. Je réunis mes futurs collègues au ministère des Travaux publics. Nous nous mîmes facilement d'accord sur les deux points en litige : l'article sept et l'amnistie totale. Nous soutiendrions fermement le premier au Sénat et nous n'accepterions pas la seconde à la Chambre. Seulement, au lieu de dire : « jamais », comme mon prédécesseur, nous dirions : « plus tard ». Le lendemain, 29, le Journal officiel publia la composition du nouveau cabinet : Présidence du conseil et Affaires étrangères, M. de Freycinet; Justice, M. Cazot; Intérieur et Cultes. M. Lepère; Finances, M. Magnin; Guerre, général Farre; Marine, amiral Jauréguiberry ; Instruction publique, M. Jules Ferry; Travaux publics, M. Varroy [Henri Auguste VARROY (X 1844, corps des ponts et chaussées) fut sénateur, député, ministre des travaux publics] ; Agriculture et Commerce, M. Tirard; Postes et Télégraphes, M. Cochery [Louis Adolphe COCHERY (1819-1900) fut avocat, député du Loiret de 1869 à 1888, ministre des P et T de 1879 à 1885, et sénateur de 1888 jusqu'à sa mort ; son fils Georges Charles Paul (1855-1914 ; X 1875, corps de l'artillerie) fut aussi député du Loiret de 1885 à 1889]. C'était bien le ministère dont j'avais expliqué la nécessité à M. Grévy.

La presse avancée lui fit bon accueil. Sauf cette restriction, que M. Gambetta aurait dû le former, elle accepta le choix de l'ancien délégué à Tours et à Bordeaux comme une promesse : M. Gambetta serait appelé en personne à la prochaine occasion. La presse modérée, malgré l'absence du centre gauche, fut encourageante. Le Journal des Débats, organe de M. Léon Say, disait : « Ce ministère, correspondant à la partie la plus considérable des gauches de la Chambre, paraît devoir réunir une majorité plus forte qu'aucune autre. Les négociations ont été menées avec une parfaite courtoisie et sans altérer en rien les rapports qui unissaient entre eux les hommes politiques qui s'y sont trouvés engagés. » Le Temps alla plus loin : « On peut dire qu'en dehors des partis inconstitutionnels, et de l'extrême radicalisme, le nouveau ministère est favorablement accueilli. On s'accorde à considérer qu'il a de sérieuses chances de durée. »

 


François Marie Sadi Carnot, élève de l'Ecole polytechnique (on reconnaît les galons de sergent "crotale").
Ingénieur des ponts et chaussées et député, il fut choisi par Freycinet pour devenir sous-secrétaire d'Etat aux travaux publics. Par la suite, il devint ministre des travux publics, puis des finances, puis président de la République. Il est le frère de Adolphe Carnot qui dirigea l'Ecole des mines de Paris, et le père de Ernest Carnot, ingénieur civil des mines, député.
Collections Ecole polytechnique, fonds Freycinet
document scanné par R. Mahl, reproduction autorisée

Malgré ces heureux présages, j'éprouvais une indicible tristesse à quitter mon paisible département des Travaux publics, où j'avais goûté des joies très pures. Loin des orages de la politique, j'avais pu accomplir une œuvre utile et je m'en étais senti récompensé par l'estime de mes concitoyens. Le corps des Ponts et Chaussées me constituait une vraie famille; en me séparant de lui, il me semblait que j'abandonnais le foyer. Que deviendraient tous ces projets que j'avais lancés, non seulement ceux que j'ai décrits, mais beaucoup d'autres dont je n'ai pas parlé? Sans doute mon successeur Varroy et le sous-secrétaire d'État Sadi Carnot, que je lui laissais, m'inspiraient toute confiance. Pourraient-ils longtemps s'y consacrer? Avais-je raison de renoncer à cette sphère modeste pour un rôle plus en vue, dans lequel je ne rendrais probablement pas les mêmes services ? Si la chaude amitié de Gambetta ne m'avait soutenu, je ne m'y serais pas résigné. En proie à ces pensées, j'écrivis, le 28 décembre, à mes collaborateurs de la veille la lettre suivante, qui reflétait mes sentiments intimes :

« Monsieur l'Ingénieur en chef,

« Les nécessités de la politique m'obligent à me séparer de vous. C'est avec un profond regret que je m'y soumets. J'aimais passionnément mon œuvre et je m'étais flatté de la conduire à bonne fin avec vous. Continuez à mon successeur, qui a adopté et défendu vaillamment mon programme, le concours dévoué que vous me prêtiez.

« Au surplus, dans la nouvelle position où je me rends, je ne cesserai pas de suivre attentivement vos travaux et de m'intéresser à vos personnes.

« Agréez, etc. »

En même temps, j'adressai au président de la République un rapport récapitulatif : « L'ensemble du programme, disais-je, absorbera une somme qui ne s'éloignera pas sensiblement de six milliards.
La dépense effective s'est élevée à près de sept milliards, par suite de l'introduction de lignes stratégiques et de la cherté croissante des matériaux et de la main-d'œuvre.

Moyennant ce sacrifice, le pays aura augmenté son réseau de voies ferrées d'intérêt général d'environ dix-huit mille kilomètres, ce qui le portera à quarante-deux mille kilomètres; il aura construit ou amélioré dix mille kilomètres de voies navigables et agrandi ou transformé la presque totalité de ses ports maritimes. » La progression de la dépense, d'année en année, malgré la lenteur des formalités imposées par la loi, était déjà sensible. De soixante-huit millions en 1877, avant mon arrivée, elle s'était élevée à cent huit millions en 1878, à cent quatre-vingt-quinze millions en 1879 et devait s'élever à trois et à quatre cents millions en 1880 et 1881. Il avait fallu créer de nouveaux organes et « pour ne citer que les chemins de fer, ajoutais-je, il existe aujourd'hui près de cinquante services spéciaux d'ingénieurs en chef chargés des études et de la construction des lignes inscrites dans la loi ». Avec le pressentiment de l'extension de nos possessions africaines, je terminais par ces réflexions, que les événements ont confirmées :

« Il est du devoir du gouvernement de porter ses regards hors de nos frontières et d'examiner quelles conquêtes pacifiques il pourrait entreprendre. Le ministre des Travaux publics a l'un des premiers rôles à jouer en pareille occurrence. C'est, en effet, par les voies de communication que la civilisation s'étend et se fixe le plus sûrement. L'Afrique, à nos portes, réclame plus particulièrement notre attention. Il faut essayer de rattacher à nous les vastes territoires que baignent le Niger et le Congo. Au moment même où j'écris ce rapport, trois missions d'exploration partent du centre, de l'est et de l'ouest de l'Algérie, pour rechercher s'il ne serait pas possible de jeter une voie ferrée, à travers le Sahara, jusqu'au Soudan. »

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006