Félix LEBLANC (1813-1886)


Caricature de Félix Leblanc, extrait d'un album de caricatures de professeurs de l'Ecole Centrale (Félix Leblanc était professeur de chimie analytique à Centrale).
D'après une photo de François-Marie-Louis-Alexandre Gobinet de Villecholle dit Franck.

Né le 15/9/1813 à Florence (Italie).

Ancien élève de l'Ecole des Mines de Paris (amis le 22/11/1833, classé 2, promotion 1833 donc, il passe en 2ème année le 20/5/1834 classé 11, puis en 3ème année le 20/5/1835 classé 2, et termine ses études le 27/5/1836 classé 2). Ingénieur civil des mines (il n'est jamais venu chercher le diplôme, mais le registre matricule de l'Ecole des mines constate qu'il "avait droit au diplôme").


Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de l'Ecole des Mines, Mai-Juin 1886

Nous avons reçu de notre camarade M. Pernolet père, ancien député de la Seine, la lettre suivante :

Vous m'avez fait l'honneur d'attendre de moi une notice nécrologique sur notre camarade de la promotion de 1833, mon très cher ami Félix Leblanc, décédé le 8 mars dernier, dans sa 73e année, j'ai accepté cette mission comme un devoir, mais pour la remplir dignement j'aurais eu besoin du concours de l'ami le plus intime de Leblanc, M. Melsens, élève comme lui de notre illustre chimiste J -B. Dumas, et, de plus, membre considérable de toutes les sociétés savantes de Belgique, qui, pendant près de cinquante ans, s'est tenu en communication presque journalière avec notre camarade, pour des études et des travaux auxquels je suis resté complètement étranger. Tandis qu'à sa sortie de l'Ecole des Mines, Leblanc s'est adonné exclusivement aux recherches de la chimie moderne et à l'enseignement, je ne me suis jamais occupé que d'applications techniques des connaissances que nous avions acquises ensemble et d'administration de sociétés industrielles, les voies que nous avons suivies sont donc complètement différentes. C'est pourquoi le concours de Melsens m'était absolument nécessaire pour me permettre de parler convenablement de l'oeuvre de Leblanc; Melsens nie l'avait promis, mais il vient de mourir six semaines après notre ami commun, sans m'avoir fourni les documents que j'attendais de lui.

Avec la meilleure volonté du monde, je ne puis donc renseigner les lecteurs du Bulletin de notre Association amicale, pour ce qui concerne mon camarade et ami défunt, que très incomplètement, tout ce que je suis capable de dire en connaissance de cause sur ce qui concerne le savant, c'est que sa passion pour les sciences chimiques et physiques, ses travaux et son caractère lui ont valu, tout d'abord, de la part de son maître, J.-B. Dumas, plus que de la considération, une amitié profonde et durable ; c'est que, de bonne heure, il a obtenu la situation de répétiteur de chimie à l'Ecole polytechnique, bien que n'appartenant pas à cette école; c'est qu'ensuite il a été élu successivement vice-président de la Société chimique et vice-président de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, et qu'enfin, la chaire de chimie analytique lui été donnée à l'Ecole centrale des Arts et Manufactures, où il a laissé les plus vifs regrets.

Dès 1862 il avait reçu la décoration de la Légion d'Honneur.

Son honorabilité parfaite était si solidement établie, son scrupuleux esprit de justice et son sentiment des convenances en toutes choses étaient si bien connus de tous, que c'est lui qui fut choisi par la Ville de Paris, entre plusieurs concurrents recommandables, pour veiller à l'observation journalière des conditions du cahier des charges relativement à la qualité et au pouvoir éclairant du gaz fourni par la puissante Compagnie parisienne d'éclairage et de chauffage. L'ancien élève de l'Ecole des Mines a occupé, pendant plus de vingt ans, ce poste de confianca, à l'entière satisfaction et la haute considération des parties intéressées.

Si je ne me sens pas assez compétent en ce qui concerne la chimie moderne pour essayer de rendre à notre savant camarade toute la justice qui lui est due, rien ne me manque pour parler de l'homme qui, lui, mérite de ne pas être oublié, car il est de ceux qui ont fait le plus d'honneur à notre Association, à laquelle il s'est toujours beaucoup intéressé, comme on a pu le voir par la note qu'il a fournie au Bulletin sur notre respectable camarade le polonais Zienkowicz.

Comme homme, Félix Leblanc se distinguait par un mélange de dignité, de modestie, de bonne grâce et de bonté, qui semble devenir rare de notre temps : il tenait ces aimables qualités d'une naissance et d'une éducation vraiment privilégiées. Quand il naquit à Florence en 1813, son père occupait, en Toscane, sous le gouvernement impérial, des fonctions administratives importantes. A la chute de l'Empire, M. Leblanc père continua de résider, jusqu'à la révolution de juillet 1830, dans ce beau pays où le retenaient des amitiés et des relations précieuses. Sa maison était le rendez-vous très recherché des Français et des étrangers de distinction (diplomates, hommes politiques, artistes illustres, grands poètes, etc.) qui visitaient l'Italie.

C'est dans ce milieu, exceptionnel assurément pour un simple particulier, que se passèrent les dix-sept premières années de notre heureux camarade. Bienheureux en effet, car solidement constitué, de belle santé, d'agréable prestance, d'esprit fin, entouré d'une mère et de deux soeurs charmantes de tout point, il avait un père jouissant de la plus grande considération qui, intelligent, fortifié par de hautes études classiques, tint à le garder auprès de lui et put lui donner de bonne heure des professeurs choisis avec discernement, autant pour l'étendue de leur instruction que pour la dignité de leur vie. Félix Leblanc apprit ainsi, sans la moindre peine et très bien, tout ce qu'alors, en France, nous n'apprenions que par à peu près, c'est-à-dire très mal, dans les collèges royaux. Il possédait sérieusement le grec ancien, le latin et le français littéraire; il parlait avec aisance le grec moderne, l'allemand, l'italien et avait assez d'anglais pour y trouver tout ce qui était nécessaire soit à ses travaux, soit à sa fonction de vérificateur du gaz, fonction qui le mettait souvent en relations avec des chimistes et des ingénieurs-gaziers de Londres. En même temps que notre futur camarade recevait, dans la maison paternelle, cette belle préparation à une vie exemplaire, l'enseignement moral le plus élevé lui était inculqué, sans apprêt, par une mère d'élite, que les facultés de l'esprit ne distinguaient pas moins que le dévouement le plus éclairé au présent et à l'avenir des siens.

C'est ainsi que Félix Leblanc avait acquis tout naturellement l'habitude des sentiments délicats et des formes polies, qui nous étonnaient en 1833, nous autres Parisiens ou provinciaux sortant les uns des collèges, les autres de l'Ecole polytechnique, où l'on avait alors des allures beaucoup moins réservées et beaucoup moins correctes.

En 1833, quand il fut admis à l'Ecole des Mines, notre camarade habitait déjà Paris depuis trois ans, sans avoir pour cela quitté le milieu rare où ses qualités naturelles s'étaient développées. Il y continuait ses études, faisait ses mathématiques spéciales au collège Bonaparte, aujourd'hui lycée Condorcet, et prenait ses grades universitaires. Cela fait, M. Leblanc, qui avait toujours tenu à honneur de conserver à lui-même et à ses enfants la qualité de Français, pensa d'abord à faire passer son fils par l'Ecole polytechnique; rien n'aurait été plus facile pour l'excellent élève qu'était Félix.

Pendant ce temps-là, certaines circonstances relatives à l'état des travaux d'une mine de cuivre que M. Leblanc possédait en Toscane (la mine de pyrite de cuivre et de cuivre panaché de Monte-Catini) le déterminèrent à économiser les deux années de l'Ecole polytechnique et à faire entrer directement son fils à l'Ecole des Mines de Paris, comme élève externe. Notre futur camarade n'eut aucune peine a s'y faire recevoir, avec six autres jeunes gens de son âge, dont deux sortaient de l'Ecole polytechnique. Il s'y distingua par une consciencieuse assiduité et l'égale attention qu'il donnait à toutes les parties si variées de l'enseignement.

Mais pendant que notre camarade se mettait ainsi en mesure de faire utilement l'application de ses connaissances à la mine de Monte-Catini, cette exploitation, que dirigeait un associé de son père, périclitait de plus en plus, au point qu'on se trouva dans le cas de la laisser passer aux mains d'une Compagnie anglaise qui plus habile ou plus heureuse que ses prédécesseurs, en tira bientôt une grosse fortune.

Les mines en général et plus particulièrement les mines métalliques en filons ou en amas ont de ces vicissitudes !

Voilà comment le camarade Leblanc, qui, de nous tous, avait d'abord semblé être le seul assuré d'avoir, à sa sortie de l'Ecole, une bonne place faite d'avance dans une exploitation minière, dut tourner ses vues d'un autre côté. Or, comme il avait pris goût aux exercices du laboratoire de chimie, c'est à la chimie qu'il se voua. Les circonstances le favorisèrent : le grand chirurgien Breschet, parent et ami de sa famille, le présenta à M. J.-B. Dumas, qui l'admit d'emblée dans son laboratoire particulier du Jardin-des-Plantes, laboratoire déjà célèbre. Là fut fixée la vocation de Félix Leblanc : ce laboratoire devint le berceau de sa science en même temps que de ses affections les plus admiratives et les plus fidèlement dévouées. Personne n'était plus capable que l'excellent M. Dumas de découvrir et d'apprécier à leur juste valeur toutes les qualités du modeste nouveau venu, et personne n'a jamais eu pour la personne de M. Dumas plus d'admiration sans réserve et plus de respect que son élève de prédilection.

Malgré la différence des milieux où s'étaient passées les premières années de ces deux hommes, ils se ressemblaient moralement de bien des côtés. Egalement épris du culte des sciences et des nobles sentiments, le maître et l'élève sont restés intimement unis jusqu'à leur dernier jour, sans que Leblanc ait jamais cessé de témoigner à M. Dumas une sorte de vénération filiale.

Une autre bonne fortune échut à notre camarade en prenant place dans le laboratoire du Jardin-des-Plantes : il y eut bientôt pour émule un autre élève, Melsens, jeune Belge plein d'énergie, d'idées et de coeur, qui se lia peu à peu avec Félix d'une amitié véritablement fraternelle. Sans autre point de ressemblance qu'une communauté de travaux et une mutuelle estime, ces deux hommes, que j'ai bien connus, se complétaient ; à eux deux ils réunissaient toutes qualités désirables pour qui voudrait mériter l'estime et le respect de tous sans être dupe de personne. Melsens a acquis plus de notoriété que Leblanc comme chimiste et physicien, mais bien qu'incapable de flatter personne, Melsens m'a affirmé plusieurs fois que son ami n'aurait rien eu à lui envier s'il n'avait pas été constamment dominé par la crainte de paraître prétendre être compté pour plus qu'il ne valait. C'est ainsi que ces qualités rares, la modestie, la réserve, les scrupules, sont devenus, par leur excès, un défaut, dont notre camarade a peut-être souffert plus d'une fois sans jamais le dire à personne.

Au cours de ses travaux chimiques et lorsque déjà il avait commencé à se préparer au professorat, en donnant des leçons dans certains établissements privés, notre camarade eut occasion de faire une fois oeuvre d'ingénieur de mines et d'usines; il manqua même d'y périr.

C'était en 1845; malade et ayant besoin de changer d'air, mon ami était venu en Bretagne me demander une hospitalité de quelques semaines aux mines de plomb argentifère de Poullaouen et de Huelgoat que je dirigeais. Incapable de rester oisif, toutes les fois que la fièvre le laissait reprendre possession de lui-même, Leblanc suivait avec un vif intérêt nos travaux des mines, des fonderies et de l'amalgamation. Un petit laboratoire que nous avions à Poullaouen lui permettait de faire un certain nombre d'analyses dont il a dû publier les principaux résultats dans les recueils scientifiques du temps. Je ne rappellerai succinctement que ceux de ces résultats qui se rapportent à l'aérage des travaux souterrains.

Leblanc constata d'abord que, à l'extérieur de nos mines, les moyens d'analyse dont il disposait donnaient, pour la composition de l'air considéré comme normal, de 20,5 à 20,9 p. 100 d'oxygène, sans acide carbonique notable ; qu'à l'intérieur, dans les galeries où l'aérage était considéré comme bon, on avait de 0,4 à 0,5 d'acide carbonique avec 20,4 d'oxygène; que ces proportions descendaient assez souvent à 19,5 et 19 pour l'oxygène, tandis qu'elles s'élevaient à 0,8 et 0,9 pour l'acide carbonique ; qu'après un coup de mine à la tête d'une galerie mal aérée, on avait jusqu'à 3,4 et 3,9 d'aoide carbonique, avec 16,8, quelquefois même 15,8 seulement d'oxygène. Dans ces conditions, la respiration n'était pas encore sensiblement gênée, mais la lampe plate ordinaire s'éteignait et l'on était obligé d'entretenir une lumière suffisante en se servant de deux lampes que l'on inclinait l'une vers l'autre, mèche contre mèche. Dans ce cas-là, une lampe à double courant d'air pouvait remplacer deux lampes accouplées. La lampe à alcool à simple courant ne résistait pas mieux que la lampe à huile.

Il va sans dire que les circonstances dont il s'agit étaient accidentelles et que jamais le travail ne se continuait longtemps dans des galeries insuffisamment aérées.

La prise d'essais qui donna lieu à l'accident mentionné plus haut avait été faite dans une entaille ouverte à la couronne d'une galerie parfaitement aérée, fraîche, ayant même au sol un courant d'eau assez notable. Cette entaille avait été entreprise sur une veine de quartz au milieu d'un schiste noir pyriteux assez tendre ; elle avait pu être avancée sans la moindre difficulté de 1 mètre environ, lorsqu'en la reprenant après l'interruption du travail du dimanche, on s'aperçut que les lampes s'y éteignaient. Leblanc averti s'y porta le lendemain accompagné du maître mineur et muni de ses flacons pleins d'eau ; à peine entré à 3 mètres au-dessus du sol de la galerie et à Om,80 de la couronne, il tomba du haut en bas comme asphyxié. Le maître mineur resta debout quelques secondes de plus et put redescendre précipitamment mais avec des nausées et des vertiges, n'ayant pas lâché d'ailleurs sa prise d'essai. L'air si profondément vicié de l'entaille dont il s'agit ne contenait que 9,6 à 9,9 d'oxygène et 90,4 à 90,1 d'azote sans acide carbonique.

En prenant cet essai, l'ingénieur aurait pu se casser le cou pour le moins ; il en fut quitte pour notre peur.

J'espère, monsieur le Président, que, malgré la grande lacune des travaux chimiques de mon ami (que je ne me suis pas cru capable de combler dignement), nos camarades jugeront que le nom Félix Leblanc doit occuper une bonne place au tableau d'honneur de l'Association amicale des Elèves de l'Ecole supérieure des Mines de Paris.

Veuillez agréer l'assurance de ma considération distinguée.

PERNOLET, Ancien député de la Seine.