Alfred Charles Ernest FRANQUET de FRANQUEVILLE (1809-1876).

Polytechnique (promotion 1827), corps des ponts et chaussées.

Au sujet de Franqueville, voir aussi : site de Hubert Demory


Par M. F. JACQMIN,

Annales des Mines, 7e série tome 11, 1877.

III.
Direction générale des ponts et chaussées et des chemins de fer : 1855-1876.
PREMIÈRE PARTIE : 1855-1870.

La situation faite à M. de Franqueville était considérable; mais aussi jamais ingénieur n'avait réuni des qualités plus brillantes et plus solides. Attaché depuis 1838 au ministère des travaux publics, Franqueville s'était rompu aux affaires administratives; directeur des routes et des ponts, des voies navigables et des ports, il connaissait admirablement notre pays, nos ressources et nos besoins, enfin sa merveilleuse aptitude au travail lui permettait d'assimiler promptement les questions dont il n'avait pas encore fait une étude spéciale, les questions relatives aux chemins de fer.

Situation de l'industrie des chemins de fer. - L'industrie des chemins de fer, il faut le reconnaître, n'était pas encore assise sur des bases bien assurées.

Au 31 décembre 1855, la situation était la suivante :

Longueur des lignes concédées. ....    11.633 kil. 
Longueur des lignes exploitées.....     5.533  -

Ces chiffres résument l'oeuvre administrative des prédécesseurs de M. de Franqueville ; nous verrons plus loin ce qu'elle est devenue entre ses mains.

Cette grande industrie n'avait pas progressé d'une manière continue et régulière; il y avait eu des périodes d'engouement excessif suivies de périodes de profond découragement. Avant de présenter le récit des travaux de M. de Franqueville, il importe de jeter un coup d'oeil en arrière et de rappeler les crises qui, une première fois en l840, une seconde fois de 1847 à 1851, ont arrêté le développement de nos voies ferrées.

Crise de 1840. - Les premières hésitations qui s'étaient manifestées dans notre pays au sujet des chemins de fer paraissaient dissipées en 1838 et, à la fin de l'exercice, l'ensemble des concessions accordées s'élevait au chiffre, considérable à cette époque, de 1.028 kilomètres. Malheureusement, la confiance ne fut pas de longue durée, et dès 1839 il fallut prononcer la résiliation des concessions de Lille à Dunkerque, de Paris au Havre, de Juvisy à Orléans, et la longueur du réseau se trouva réduite à 574 kilomètres.

Le gouvernement n'hésita pas à proposer aux Chambres de venir au secours d'entreprises si utiles au pays : une somme de 26 millions était prêtée aux compagnies de Strasbourg à Bâle et de Paris à Rouen, et une garantie d'intérêt accordée à la compagnie de Paris à Orléans.

La première crise fut ainsi conjurée et l'on put, pour la première fois, entreprendre une oeuvre d'ensemble dont la réalisation reposait sur le concours de l'État et de l'industrie privée. La loi du 11 juin 1842 déclarait d'utilité publique six lignes qui font aujourd'hui partie des principales artères du réseau français; l'État était autorisé à commencer les travaux, au moins pour l'infrastructure et à donner à bail l'exploitation des lignes à des sociétés qui poseraient la voie et ses dépendances et fourniraient le matériel roulant.

Les années 1843, 1844, 1845 et 1846 furent consacrées à la réalisation de ce programme; plusieurs grandes compagnies se constituèrent, et au 31 décembre 1846 la longueur totale des lignes concédées s'élevait à 4.952 kilomètres.

Crise de 1847 à 1852. - Sur plusieurs points du territoire, l'industrie avait trop présumé de ses forces et, dès 1847, il fallait résilier les concessions de Fampoux à Hazebrouck, de Bordeaux à Cette et de Lyon à Avignon.

La révolution de 1848 rendit la situation plus difficile encore, et la compagnie du chemin de fer de Paris à Lyon dut à son tour solliciter la résiliation de son contrat. Le actionnaires, en libérant leurs titres, fournirent à l'État les fonds nécessaires à la continuation des travaux, et 1851 la ligne de Paris à Chalon-sur-Saône put être livrée à l'exploitation ; mais aucune concession ne fut accordée et pendant trois ans la longueur du réseau concédé fut réduite à 5.539 kilomètres.

Concessions de 1852 à 1855. - A partir de 1852 le choses changent complètement; de 1852 à 1855, les compagnies se forment de tous côtés et acceptent avec enthousiasme, on l'a dit il y a peu de temps à la tribune, la cession de près de 8.000 kilomètres; au 31 décembre 1851 la longueur des lignes concédées s'élevait, nous l'avons dit, à 11.633 kilomètres.

Premières fusions des compagnies entre elles. - Le réseau concédé en 1851 n'avait pas encore 4.000 kilomètres et était réparti entre 70 compagnies.

Au point de vue du nombre, la situation au 31 décembre 1875 des compagnies françaises était la suivante :
Les 6 grandes compagnies ayant ensemble. . . 23.087 kilom.
8 compagnies : Charentes, Vendée, Orléans-Chalons, Clermont-Tulle, Lille-Valenciennes, Sedan-Lérouvilie, Marmande-Angoulême, Bourges-Gien, Dombes, ayant de 101 à 300 kilomètres, ensemble. . . . 2.380 kilom.
20 compagnies ayant 100 kilomètres et au-dessous, ensemble. .. 872 kilom.

Total : 54 compagnies pour un réseau de. ..... 26.339 kilom.

Ces chiffres ne comprennent pas les lignes d'intérêt local.

On ne tarda pas reconnaître qu'un pareil morcellement était un sérieux obstacle au développement de l'industrie des chemins de fer, et il se fit dans toute la France un travail de fusion des compagnies entre elles, travail qui a été le point de départ de la constitution de quatre des six grandes compagnies actuelles [Article écrit en 1877].

Le 19 février 1852, la compagnie du Nord absorbait la ligne d'Amiens a Boulogne.

Le 27 mars de la même année, la compagnie d'Orléans se fusionnait avec les compagnies du Centre, d'Orléans à Bordeaux et de Tours à Nantes.

En 1853 et 1854, la compagnie de Paris à Strasbourg achetait Montereau à Troyes, Strasbourg à Bale, Blesme à Gray, et devenait la compagnie de l'Est.

En 1855, la compagnie de l'Ouest était formée par la réunion de six compagnies qui existaient depuis Paris jusqu'aux ports de la Manche.

L'administration approuvait ces fusions, mais en imposant aux compagnies la construction d'un nombre considérable de lignes pour lesquelles elle n'eût jamais trouvé de concessionnaires.

Année 1856. - L'année 1866 fut tout à fait insignifiante au point de vue de l'accroissement du réseau :

En 1855, on avait concédé. ...... 2.480 kil.
En 1856, les concessions n'ont été que de 16 kil.

Le même fait s'est plusieurs fois présenté; le calme succède à l'effort. Ainsi l'année 1876, comparée à l'année 1876, aura été absolument stérile, tandis que, selon toute apparence, le réseau recevra en 1877 un nouveau développement.

Année 1857. - Les choses changèrent en 1857. Complètement en possession de son service, M. de Franqueville entamait, avec toutes les compagnies, des négociations qui aboutissaient à la concession d'un certain nombre de lignes ayant une longueur ensemble de 2.621 kilomètres.

Lutte entre les chemins de fer et les voies navigables. Canal et chemin de fer du Midi. - Le directeur général eut à s'occuper, en 1857, d'une question très-importante. Après une lutte qui épuisait les deux parties, les sociétés concessionnaires des chemins de fer du Midi et du canal du Midi avaient conclu un traité de pacification. Soumis à l'approbation du Conseil d'État, ce traité fut rejeté. Cet épisode de la lutte entre les chemins de fer et les voies navigables mérite d'être rappelé : il montre, d'une part, les variations considérables de l'opinion publique dans ces questions, et, d'autre part, l'impartialité du directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer. Sans M. de Franqueville, accusé de partialité en faveur des chemins de fer, le canal latéral à la Garonne eût été comblé.

Nous avons dit plus haut que la concession du chemin de fer de Bordeaux à Cette fut abandonnée en 1846. Le motif de cette résolution si grave était la crainte de la concurrence du canal latéral à la Garonne alors en construction et du canal du Midi en possession depuis longtemps du trafic dans ces riches contrées.

La compagnie perdit d'abord son cautionnement, dont la moitié seulement lui fut restituée en 1853.

Les populations étaient fort émues du retard que subissait l'exécution du chemin de fer, et, le 5 juillet 1851, 55 députés du Midi demandèrent que le canal, ses terrains acquis, ses terrassements exécutés, ses matériaux en approvisionnement fussent livrés à une compagnie qui établirait un chemin de fer dans le fond du canal ou sur ses bords. Quatre cents délibérations des conseils municipaux et des chambres de commerce appuyèrent cette proposition.

Le rapport fait à l'Assemblée législative, après avoir constaté que le ministre des travaux publics s'était opposé de la manière la plus formelle à l'adoption de la mesure réclamée, n'en proposait pas moins la prise en considération.

Ainsi, pour avoir un chemin de fer, on sollicitait la destruction du canal. Plus prévoyante, l'administration supérieure sut trouver un moyen terme : elle donna à une même compagnie la concession du chemin de fer et de la voie navigable, en stipulant pour cette dernière l'application d'un tarif maximum. Le rapport présenté au Corps législatif constatait que la réunion des voies de fer et d'eau avait seule rendu possible la construction du chemin de fer, et il concluait à l'adoption de cette combinaison empruntée à l'Angleterre.

Restait le canal du Midi. La compagnie de ce canal, pour se préparer à la lutte, avait fait un emprunt de 2.400.000 fr., et lorsque le chemin de fer, partant de Bordeaux, atteignit Toulouse en 1856 et Cette l'année suivante, les tarifs qui, depuis l'ouverture du canal latéral et jusqu'en 1855, étaient de 5 centimes et de 4c,2, furent abaissés à 2c,8 à partir de 1857. Malgré ces réductions énormes, la marchandise abandonnait la voie navigable, et, le 24 juin 1857, la compagnie du canal du Midi passait, avec la compagnie du chemin de fer, un traité d'affermage d'une durée de 99 ans.

L'administration supérieure repoussa ce traité, parce qu'il ne contenait aucune stipulation au point de vue des tarifs, et que sa durée était trop longue. La lutte recommença; elle fut désastreuse pour le canal; ses recettes moyennes tombèrent de 2.417.500 à 778.500 francs, du 1er juin 1857 au 31 mai 1858, tandis que les dépenses d'entretien s'étaient élevées à 825.200 francs. Ce canal ne faisait plus ses frais. L'aliment commercial manquait pour assurer la prospérité d'une double voie. La compagnie du canal fit, auprès de l'administration supérieure, les plus actives démarches, afin d'être préservée de la ruine. Un nouveau traité reçut, le 22 juin 1858, l'approbation du Conseil d Etat; mais il différait très-notablement du premier: la durée était réduite de 99 à 40 ans, le tarif fixé uniformément à 6 centimes, depuis l'achèvement du canal latéral, était réduit à 6, 4, 3 et 2 centimes, et celui du canal latéral, bien que relevé d'un centime, fixé à 4 et 3 centimes pour la remonte, 3 et 2 centimes pour la descente.

Ainsi la paix était faite, les deux voies navigables étaient sauvées ; le chemin de fer obtenait la suppression d'une concurrence sérieuse; mais, fidèle à la doctrine qu'il n'oubliait pas un instant, M. de Franqueville stipulait en faveur du pays des avantages nouveaux, en réduisant les taxes légales dans les limites que nous venons de faire connaître.

L'opinion publique avait satisfaction, le chemin de fer tant désiré était obtenu ; mais on oublie vite en France, quelques années s'étaient à peine écoulées qu'on demandait la séparation des canaux et du chemin de fer, et que l'on reprochait au Gouvernement les combinaisons à l'aide desquelles, désobéissant en quelque sorte aux Chambres, il avait à la fois sauvé le canal et le chemin de fer. Nous ne pouvons entrer dans de plus longs détails sur cette affaire, mais la question revenait sans cesse, et M. Franqueville avait presque toujours dans son cabinet les documents qui la concernaient.

Crise de 1857-1858. - Les lois proposées en 1857 furent votées par les pouvoirs publics et rien ne semblait devoir en arrêter l'exécution, lorsqu'à la fin de l'année survint une crise à la fois financière et commerciale, qui se fit rapidement sentir sur tous les points du territoire, Les conséquences en furent désastreuses. Il y eut à la fois diminution des transports et par conséquent des recettes, et dépréciation du cours des actions. Obligées de suspendre l'émission de leurs obligations ou d'accepter des cours absolument onéreux, les compagnies se trouvaient dans le plus grand embarras, et à la veille d'arrêter les travaux.

Lois présentées en 1859. - La situation était fort délicate. Le Gouvernement pouvait dire aux compagnies qu'elles avaient accepté librement leurs concessions, et qu'il n'appartenait pas au trésor public de supporter les chances, devenues mauvaises, d'entreprises purement commerciales.

Les compagnies répondaient qu'elles avaient entrepris, avec la plus entière bonne foi, des travaux considérables; qu'elles avaient dépensé en totalité leur capital-actions; que ce capital était représenté par des travaux et un matériel roulant d'une valeur incontestable; que l'État pouvait, s'il le voulait, amener la faillite de plusieurs des compagnies, mais que cela ne lui donnerait pas de chemins de fer; que l'esprit d'association qui avait déjà produit en France de grandes choses, serait pour longtemps et peut-être à jamais découragé; enfin qu'un secours, fût-il momentané, permettrait aux compagnies de traverser la crise, et que l'Etat trouverait, en avantages directs et indirects, la plus large compensation aux sacrifices qu'il aurait pu faire momentanément.

Ces considérations décidèrent le Gouvernement à venir au secours des compagnies. Il restait à déterminer sous quelle forme on pourrait consolider leur crédit et les aider à trouver les sommes nécessaires à l'achèvement des travaux prévus par les lois de concession.

On ne pouvait songer à des subventions directes en argent, ni même à un prêt, comme on l'avait fait dix-huit ans auparavant pour les compagnies de Strasbourg à Bâle, et de Paris à Rouen. Restait la garantie d'intérêt. Ce système ne présentait qu'une éventualité probablement assez éloignée, tandis que la certitude de cette intervention de l'État suffisait pour rassurer les prêteurs les plus timorés.

Garantie d'intérêt. - Divisions des concessions en deux réseaux. - On a beaucoup critiqué la garantie d'intérêt accordée aux compagnies de chemins de fer; on a prétendu qu'armées du droit de puiser indéfiniment dans la caisse du trésor public, les compagnies n'avaient plus aucun intérêt à réaliser des économies. Nous ne craignons pas de le dire, ceux qui formulent ces critiques ignorent à peu près complètement les faits; nous estimons au contraire que jamais problème financier plus grave n'a été soumis à l'appréciation des pouvoirs publics et n'a été résolu avec une plus profonde sagacité. Il faudrait reproduire textuellement l'exposé des motifs, rédigé presque entièrement par M. de Franqueville, et présenté aux Chambres le 8 février 1859. à l'appui des conventions passées avec les huit compagnies d'Orléans, du Nord, de Paris à Lyon et à la Méditerranée, du Dauphiné, de l'Ouest, de l'Est, des Ardennes et du Midi.

Incidemment, nous formons le voeu de voir un jour réunie dans un même volume la suite des Exposés préparés par M. Legrand, par M. de Boureuille et par M. de Franqueville; cette collection, précieuse à tant de titres, formerait la base de l'histoire de nos travaux publics.

Les exposés rédigés par le dernier directeur général ne portent jamais sa signature ; il ne présentait pas les affaires sous la forme de rapports au ministre; il s'effaçait toujours volontairement derrière celui-ci ; son travail était rédigé sous forme de rapports du ministre à l'empereur. Les nombreuses conventions passées avec les compagnies de chemins de fer ne mentionnent jamais le nom de M. de Franqueville, et, si elles n'étaient pas écrites de sa main, on pourrait oublier la part qu'il a prise à leur rédaction.

Mais revenons à la crise de 1857, et. aux moyens employés pour la conjurer. Après avoir indiqué à grands traits les phases difficiles traversées par l'industrie des chemins de fer, l'auteur de l'Exposé des motifs faisait connaître en quoi consistait le régime de la garantie d'intérêt, que le Gouvernement proposait de créer en faveur des compagnies de chemins de fer.

En premier lieu, la garantie d'intérêt, ou plutôt les sommes à payer par l'État en vertu de cette garantie, étaient accordées, non pas à titre de don, mais à titre de prêt pendant cinquante années seulement. Ce prêt, portant intérêt simple à 4 p. 100, serait remboursé par les excédants de recettes que l'on était légitimement en droit d'espérer, et, à leur défaut, par la valeur du matériel roulant à la fin de la concession.

En second lieu, la garantie d'intérêt ne s'appliquait point à la totalité des sommes dépensées par les compagnies; une part très-importante de ces sommes (elle s'élève à 2.665 millions de francs) restait absolument en dehors de la garantie de l'État. On divisait, à cet égard, les concessions de chaque compagnie en deux groupes qui prenaient les noms d'ancien réseau et de nouveau réseau.

L'ancien réseau comprend les artères principales de chaque concession, c'est-à-dire les lignes productives; aucun revenu ne leur est garanti ; loin de là, elles sont appelées à soutenir les lignes secondaires.

Le nouveau réseau comprend les lignes auxquelles l'État accorde en principe une garantie d'intérêt. Les huit conventions proposées aux Chambres avaient pour but principal d'assurer l'achèvement de ces lignes, achèvement fort compromis par la crise.

Cette division fondamentale établie entre les lignes d'une même compagnie, la garantie d'intérêt était d'abord fixée à un taux très-inférieur au taux réel d'émission; ensuite, de larges prélèvements effectués sur les recettes des lignes de l'ancien réseau réduisaient, dans une forte proportion, les sacrifices que l'État entendait faire; enfin, la garantie ne s'appliquait qu'à un capital déterminé. Il importe d'entrer dans quelques détails au sujet de ces combinaisons trop peu connues.

Le taux auquel les compagnies avaient pu placer leurs obligations, amortissement compris, variait entre 5,50 et 6 p. 100 ; on a admis d'une manière générale 5,75 p. 100. L'État n'entendait nullement garantir ce chiffre, il accordait pour l'intérêt et l'amortissement 4,65 p. 100; il fallait donc assurer la différence. C'est à l'ancien réseau de chaque compagnie que cette charge incombait. L'ancien réseau ne se désintéressait donc pas du sort qui attendait le nouveau réseau; il lui constituait, en quelque sorte, une première dotation en prélevant, sur ses propres revenus, une somme suffisante pour payer 1,10 p. 100 (différence entre 5,75 et 4,65) du capital de premier établissement de ce second réseau.

Mais ce sacrifice n'était pas le seul qui fût demandé à l'ancien réseau. L'État n'admettait pas que les dividendes à distribuer aux actionnaires pussent demeurer ce qu'ils étaient avant la crise qui avait frappé les compagnies, ni même s'élever au-dessus d'un chiffre déterminé tant que le Trésor public serait appelé à fournir un subside quelconque. Les conventions fixaient ce que l'on a appelé le revenu réservé de l'ancien réseau ; tout ce qui dépassait ce revenu était déversé au second réseau et venait ainsi en atténuation des sacrifices de l'Etat. L'excédant des recettes réalisées sur des lignes productives servait donc à rémunérer une partie du capital consacré à la construction des lignes improductives.

Enfin, et cette dernière restriction devrait suffire à faire tomber bien des critiques, la garantie d'intérêt ne s'applique qu'à un capital défini dans chaque convention à titre de maximum. Si les dépenses de construction restent au-dessous de ce maximum, l'État n'accorde sa garantie que jusqu'à concurrence du capital dépensé ; si les dépenses excèdent le chiffre maximum, les compagnies supportent intégralement les charges de cet excédant de dépenses et l'ancien réseau doit subir cette troisième atténuation de ses produits.

Telles ont été les bases de ces conventions de 1859, aujourd'hui célèbres dans l'histoire des chemins de fer. Au moment où elles furent discutées avec les représentants les plus élevés des compagnies, et parmi ces derniers on comptait MM. Talabot et Didion, ainsi qu'au moment des négociations relatives au rachat du Grand-Central, la tension d'esprit de M. de Franqueville était à son comble. Les lettres qu'il écrivait à cette époque montrent l'ardeur avec laquelle il poursuivait la solution de ces difficiles problèmes. A l'heure des repas pris en commun avec son fils alors âgé de 19 ans, les réseaux, le déversoir, la garantie d'intérêt formaient l'unique objet de la conversation du directeur général.

Soutenues avec éclat par M. de Franqueville, qui prit la parole dans les séances des 17, 18 et 19 mai 1859, les conventions reçurent l'approbation du Corps législatif, puis celle du Sénat. Elles reposaient sur la plus saine appréciation des faits : l'achèvement du réseau était une nécessité indiscutable et devant laquelle l'Etat ne pouvait rester indifférent ; cet achèvement était compromis, si l'on ne venait pas au secours des compagnies; mais ce secours, l'État ne le devait pas, il l'accordait en le faisant payer et payer chèrement.

Nous ne saurions en effet trop insister sur ce point. On a reproché à M. de Franqueville sa prédilection pour les grandes compagnies ; cette prédilection existait, nous le reconnaissons, mais elle reposait sur une pensée unique : le développement du réseau français. M. de Franqueville estimait que les grandes compagnies seules pouvaient mener à bien la construction d'un réseau qu'on ne prévoyait pas devoir dépasser 20.000 kilomètres et qui ne tardera pas à en avoir 30.000.

Pour obtenir des compagnies ces grands résultats, M. de Franqueville cherchait volontiers les moyens de soutenir leur crédit et de leur venir en aide, sans jamais oublier les intérêts de l'État. Les cahiers des charges ont été plusieurs fois modifiés, et il n'y a pas une modification au contrat primitif qui n'ait été payée par les compagnies au prix de sacrifices nouveaux et fort importants.

Ainsi, en 1859, les compagnies qui trouvaient bien lourd le fardeau que leur imposaient les lois antérieures, non seulement acceptent la concession de près de 600 kilomètres de lignes nouvelles improductives, mais elles admettent des modifications profondes à leurs cahiers des charges. Les militaires et marins, qui payaient moitié du tarif, voyageront désormais au quart ; les transports de la poste, qui étaient payés sur diverses lignes, cesseront de l'être à une époque fixée ; le partage des bénéfices prévu lorsque les actions recevront 8 p. 100 est stipulé pour certaines lignes dès que la rémunération du capital atteindra seulement 6 p. 100.

Vérification des comptes des compagnies. - Voté par les Chambres en 1859, le régime de la garantie d'intérêt constituait une véritable association entre l'État et les concessionnaires; il importait d'établir des règles précises pour la vérification de la comptabilité des compagnies. Des règlements d'administration publique, préparés par M. de Franqueville, furent successivement promulgués et ils reçoivent, depuis 15 ans, une application journalière.

On a dit à la tribune de l'Assemblée nationale que les comptes des grandes compagnies n'étaient ni vérifiés, ni vérifiables ; que, maîtresses du trafic, les compagnies dirigeaient les marchandises sur les lignes de l'ancien réseau pour augmenter leurs dividendes au détriment de l'État. Tout cela est profondément inexact et dénote une complète ignorance du mécanisme des conventions. Les comptabilités des compagnies sont vérifiées, dans le plus grand détail, par les inspecteurs des finances; les frais de premier établissement sont arrêtés après la plus minutieuse instruction; enfin les commissions de vérification, composées d'inspecteurs généraux des ponts et chaussées, des mines et des finances, de représentants de la Cour des comptes et de fonctionnaires de l'ordre le plus élevé du ministère des finances, présidées par deux présidents de section au Conseil d'État, dont les noms inspirent le plus grand respect, M. Aucoc et Goussard, statuent, sauf recours au Conseil d'Etat, sur les difficultés que pourrait soulever une aussi vaste opération.

Quant au détournement de trafic, il serait absolument inutile, puisque le revenu ne peut dépasser un chiffre invariable tant que la garantie de l'État fonctionne.

Concessions de 1859 à 1870. - La formule de la garantie d'intérêt une fois établie, le réseau français reçut de rapides développements, ainsi que le montre le tableau ci-après, qui résume les longueurs à la fin de chaque exercice :

Longueur totale au 31 décembre 1859 .... 14.758 kilom. 
                               1860 .... 14.974 
                               1861 .... 15.960 
                               1862 .... 16.785 
                               1863 .... 19.315 
                               1864 .... 20.134
                               1865 .... 20.550 
                               1866 .... 20.559 
                               1867 .... 20.737 
                               1868 .... 21.105 
                               1869 .... 22.054  
                               1870 .... 22.668

Le réseau français augmenté de 660 kilomètres par an, voilà l'oeuvre de M. de Franqueville pendant les douze premières années de sa direction.

Les principes des contrats nouveaux étaient ceux inscrits dans la convention de 1869; mais les compagnies, en échange de modifications qu'elles réclamaient, consentaient encore à l'établissement d'une quatrième classe pour le transport des marchandises encombrantes ; la taxe kilométrique uniforme de 0f,10 était remplacée par la taxe différentielle de 8,5 et 4 centimes pour la houille, les pierres, les minerais et quelques autres marchandises.

Si l'on songe que les prix insérés dans les cahiers des charges sont prévus pour une durée de 99 ans, et si, comme tout l'indique, la valeur du signe monétaire va toujours en décroissant, la substitution d'une taxe de 4 centimes à celle de 10 est une modification dont nos enfants apprécieront l'importance.

Deux récompenses exceptionnelles furent accordées à M. de Franqueville : en 1863 il était nommé inspecteur général de 1re classe, et en 1868 grand officier de la Légion d'honneur. Bien peu de fonctionnaires civils reçoivent cette dernière distinction ; elle n'avait jamais été mieux méritée.

Conseil d'État. - Pour ne pas interrompre notre récit des crises subies par l'industrie des chemins de fer et des mesures prises successivement, nous n'avons pas mentionné la nomination faite, le 19 septembre 1857, de M. de Franqueville comme conseiller d'État hors section. Ses lettres montrent qu'il appréciait très-haut cette récompense de ses services; c'était pour lui " le bâton de maréchal "; mais il se préoccupait modestement des devoirs nouveaux qu'il allait avoir à remplir. L'idée de prendre la parole devant les Chambres le troublait véritablement. La situation faite aux conseillers d'État chargés de défendre les projets de loi était d'ailleurs fort délicate; leurs réponses pouvaient engager le Gouvernement, tandis que les véritables représentants de celui-ci, les ministres, de par la Constitution, étaient obligés de garder le silence.

M. de Franqueville eut recours à son moyen favori, l'étude; il creusait tellement toutes les affaires qu'il était presque impossible de le prendre à l'improviste. Il prit la parole pour la première fois le 29 avril 1858, à la Chambre des députés, dans une discussion relative à la navigation de la Marne et de la Moselle. Sa parole était très-correcte, mais précipitée : il faisait le désespoir des sténographes : « Il arrive fréquemment, disait un journal, jusqu'à 26, jusqu'à 27 lignes par minute, et des lignes terribles encore, des lignes bourrées de faits, de dates, de chiffres, de noms propres. »

Très-assidu aux séances du Conseil d'État, M. de Franqueville prenait part à toutes les discussions relatives aux travaux publics; mais jamais il n'ouvrit la bouche sur une question étrangère à son service; il ne l'avait pas assez étudiée, pensait-il. Notre pays serait bien heureux si tous les orateurs imitaient cette sage réserve.

L'appréciation technique donnée par les sténographes des discours de M. de Franqueville est très exacte; ce ne sont point, à proprement parler, des discours, ce sont des exposés de faits précis ; la preuve est, en quelque sorte, derrière chaque énoncé : les conclusions arrivent naturellement, et l'orateur a accompli sa tâche.

Session Législative de 1865. - Malgré sa répugnance à parler en public, répugnance telle qu'il priait ces amis de ne jamais venir l'entendre, M. de Franqueville dut prendre fréquemment la parole dans la session législative de 1865, notamment le 22 mars sur l'affaire du canal de Saint-Dizier, le 15 et le 20 mai sur la pèche et les associations syndicales, les 14, 20, 21 et 27 juin sur les inondations, sur les phares, sur la navigation intérieure, sur les rues de Paris, sur les canaux, sur les chemins de fer, le 2 juillet sur les tarifs.

Discours du 21 juin 1865. - Le discours du 21 juin 1865 est le plus important de tous ceux qui ont été prononcés par M. de Franqueville; pour un homme plus ambitieux que lui, c'eût été un véritable discours-ministre, pour employer le langage parlementaire. Il s'agissait du régime général des chemins de fer. La manière dont ils étaient exploités, le système de la garantie d'intérêt avaient été l'objet de vives attaques ; M. de Franqueville répondit à chacune d'elles avec une grande vigueur et une grande netteté.

En ce qui concernait l'exploitation, il démontra d'une manière irréfutable qu'il n'y avait pas de système plus démocratique et plus égalitaire que celui qui a été adopté pour la fixation des tarifs. Il rappela que les traités particuliers, que les tarifs d'abonnement avaient été successivement supprimés (les nations commerçantes et industrielles comme l'Angleterre ne comprennent pas les idées qui ont cours en France à ce sujet) ; il ne subsistait que le tarif pur et simple du prix fixé à la tonne, sauf pour quelques marchandises encombrantes, la clause du wagon complet. Les tarifs étaient perçus selon la distance ; s'ils étaient différentiels, ils décroissaient avec la distance à parcourir; mais jamais les parcours intermédiaires ne pouvaient être taxés plus haut que le parcours total : c'est ce qu'en langage technique on appelle la clause des stations non dénommées.

Au point de vue de la vitesse, M. de Franqueville fit observer avec beaucoup de raison que cet avantage devait se payer. Pour la presque totalité des marchandises de petite vitesse, les compagnies françaises offrent au public deux prix: l'un correspondant à une vitesse assez grande, l'autre à une vitesse beaucoup moindre, mais compensée par un très-fort abaissement du prix. Il est sans exemple qu'en France la préférence soit donnée au prix le plus haut. Ce que l'on veut dans notre pays, c'est le bon marché; en Angleterre, au contraire, on veut la vitesse. Sans doute, il serait désirable de pouvoir réunir la vitesse et le bon marché; mais ce sont deux choses souvent inconciliables.

En stipulant des délais supplémentaires, les compagnies françaises entendent seulement se précautionner contre des demandes d'indemnité en cas de retard, et M. de Franqueville produisit à la tribune un document fort intéressant:

Sur 578 expéditions de marchandises de Marseille sur Paris faites dans un intervalle de 10 journées,

27, soit 4 1/2 p. 100, s'étaient effectuées dans un délai plus long que les délais réglementaires ;

54, soit 9 1/2 p. 100, s'étaient effectuées dans les délais ;

497, soit 86 p. 100, avaient été transportées dans des délais plus courts.

Passant ensuite à l'examen du système financier, M. de Franqueville relevait d'abord l'aveu échappé à ses contradicteurs que les conventions de 1858 et de 1859 avaient assuré l'achèvement du réseau national, achèvement qui, sans ces conventions, eût été absolument compromis.

Cet avantage considérable avait-il été payé trop cher? C'est ce qu'il fallait examiner.

Prenant alors la situation de chaque compagnie, M. de Franqueville examinait ce que devait être la garantie d'intérêt pour le présent et pour l'avenir; sans dissimuler les difficultés de tout genre que pouvaient présenter des évaluations de cette nature, M. de Franqueville estimait qu'

en 1870 le  chiffre  total  de la garantie d'intérêt s'élèverait à  44 millions;
En  1871, à                                                         47
En  1872, à                                                   48 ou 50
En  1875, à                                                         34

A cette époque, disait le directeur général, le réseau sera terminé ; en supposant un accroissement annuel de 1 1/2 p. 100, les garanties iront en décroissant jusqu'en 1885, et, à partir de cette époque, commencera pour l'État la période du remboursement des avances faites aux compagnies.

L'expérience a prononcé. Jusqu'en 1873 et 1874, malgré les désastres de 1870 et 1871, les prévisions de M. de Franqueville se sont réalisées, et la libération des compagnies eût commencé en 1885, si l'on n'eût pas modifié de la manière la plus grave la base fondamentale admise par M. de Franqueville : l'achèvement du réseau en 1870. Au lieu de s'arrêter et de se reposer quelques années, on a voulu marcher toujours et marcher plus vite ; plusieurs milliers de kilomètres improductifs ont été ajoutés au réseau. Il ne faut pas s'étonner si les sacrifices de l'État iront en croissant et si l'époque du remboursement des avances va en s'éloignant de notre horizon financier.

En terminant le discours dont nous ne pouvons donner qu'une froide analyse, M. de Franqueville insistait sur ces considérations trop peu connues, le rapport entre le capital donné par l'Etat à titre de subvention et les avantages directs et indirects que l'État retirait de l'exécution des chemins de fer. D'une part, l'Etat encaissait des impôts dont le chiffre allait croissant chaque année ; d'autre part, il réalisait dans ses dépenses des économies considérables : les transports militaires payés au quart du tarif, les transports postaux effectués gratuitement représentaient des sommes énormes. En réunissant tout cela, l'État, si l'on dressait un compte de banque, avait placé son argent à plus de 7 1/2 p. 100. On ne faisait pas, bien entendu, entrer en ligne de compte la prospérité générale que l'exécution des chemins de fer apportait au pays, prospérité dont le Trésor public recueillait les premiers fruits.

C'était, nous ne craignons pas de le dire, une bonne fortune pour les représentants du pays d'entendre, exposés à la tribune avec une pareille lucidité, avec une loyauté parfaite, les plus grands problèmes économiques. Le discours de M. de Franqueville eut un succès incontesté; imprimé par ordre du ministre des travaux publics, il fut adressé à tous les ingénieurs.

Loi sur les chemins de fer d'intérêt local. - Le discours dont nous venons de rappeler les parties principales avait été prononcé dans la discussion relative à la loi des chemins de fer d'intérêt local. Cette loi fut promulguée le 12 juillet 1865. Elle répondait à un désir très-vif formulé par les départements de voir construire de nouvelles lignes. On avait proclamé la nécessité de créer des chemins de fer qui desserviraient, soit des centres de population de minime importance, soit des mines de houille et de fer, des carrières, de grandes usines. On exaltait outre mesure la construction en Alsace de petits chemins de fer n'ayant de vicinal que le nom, et qui n'avaient pu être achevés qu'à la condition d'être englobés dans le second réseau de la compagnie de l'Est, au même litre que la ligne de Paris à Mulhouse. La loi nouvelle renouvelait une tentative déjà ancienne d'assurer la construction des lignes secondaires par le concours des intéressés, des communes, des départements et de l'État ; des précautions particulières étaient prises pour que, avant le commencement des travaux, l'exploitation fût assurée. Avec ces restrictions, l'exécution d'un certain nombre de chemins de fer était possible. Les départements de la Meurthe, des Ardennes, des Vosges, de la Meuse, donnèrent l'exemple et votèrent la construction d'une dizaine de petites lignes qui sont exploitées par la compagnie de l'Est.

Mais on pouvait redouter l'abus qui serait fait de ces concessions, et M. de Franqueville ne cachait pas les craintes qu'il ressentait à ce sujet et qui n'ont été que trop justifiées par la crise survenue après une application de moins de dix années. Il lui semblait difficile de bien distinguer un chemin d'intérêt local d'un chemin d'intérêt général, et il redoutait les difficultés qui se sont si rapidement produites. D'un autre coté, les chemins de fer sont, en temps de guerre, appelés à rendre au pays de trop grands services pour que l'État demeure absolument étranger à leur exploitation; l'existence d'une série de petites entreprises presque ignorées de l'administration centrale, ne disposant que d'un très-faible matériel roulant, peut donner lieu à d'assez grandes complications. On ne peut prévoir l'emploi des lignes secondaires pour des mouvements militaires importants qu'à la condition de les supposer absorbées par les grandes exploitations voisines.

Quelles seront les conséquences de cette absorption même momentanée? Il était, il est toujours difficile de le dire. En un mot, M. de Franqueville estimait que l'État seul doit créer des chemins de fer, qu'à cet égard les idées de décentralisation dépassent le but, et que la loi de 1865 doit être profondément remaniée.

Travaux du service des ponts et chaussées. - Les préoccupations que la solution de la question des chemins de fer imposait à M. de Franqueville, ne lui faisaient point oublier les autres parties du grand service dont il était chargé.

Chaque année, des lois importantes étaient présentées pour obtenir des pouvoirs publics les fonds nécessaires à l'achèvement des routes nationales et des grands ponts, des canaux et des travaux sur les rivières, des ports de commerce et des phares.

Le service hydraulique recevait, en même temps, la plus vigoureuse impulsion; les Chambres étaient saisies de lois relatives à l'assainissement des Dombes et de la Sologne, de la Brenne, de la Camargue, à la création de routes agricoles dans les landes de Gascogne, au développement du semis dans les dunes, au drainage et aux association syndicales, etc., etc.

Nous ne saurions, sous peine d'allonger démesurément cette notice, analyser chacune de ces lois. En parlant du dernier budget préparé par M. de Franqueville, celui de 1877, nous montrerons avec quelle ampleur de vue les besoins du pays étaient appréciés par le directeur général. Nous nous arrêterons seulement quelques instants à une grave question au sujet de laquelle, sous l'administration de M. de Franqueville, il a été pris des mesures très-importantes : nous voulons parler des travaux destinés à prévenir les ravages des inondations.

Travaux destines à prévenir les ravages des inondations. - La constitution du réseau des chemins de fer en France et la lutte contre le fléau des inondations paraissent avoir été l'objet de la pensée constante de M. de Franqueville ; son fils a retrouvé, dans ses papiers particuliers, deux notes écrites de sa main : la première, relative aux garanties d'intérêt ; la seconde, aux inondations; elles portent les dates du 28 avril et du 15 mai 1876. Obéissait-il à une sorte de pressentiment en résumant sur le papier des souvenirs qui embrassent une longue période de temps? C'est ce que personne ne saurait dire.

Nous avons déjà, au sujet des chemins de fer, parlé des dernières études faites par M. de Franqueville sur les garanties d'intérêt ; il nous reste à parler du travail sur les inondations.

Le fléau des inondations semble sévir d'une manière périodique sur la France, et les années 1846, 1856, 1866, 1875 et 1876 sont des dates qui resteront gravées dans la mémoire des populations.

En 1846, le bassin de la Loire fut seul atteint; mais en 1856, les inondations eurent un caractère de violence et de généralité sans exemple jusqu'alors. 55 départements eurent à souffrir du débordement des eaux, les pertes éprouvées par 429.724 sinistrés furent évaluées à la somme énorme de 178 millions.

L'administration supérieure ne pouvait rester indifférente devant de pareils désastres, et le 26 juillet 1856, un service d'études fut organisé pour chacun des quatre grands bassins de la Loire, du Rhône, de la Garonne et de la Seine.

Les ingénieurs des ponts et chaussées se mirent à l'oeuvre avec le dévouement auquel le pays est depuis longtemps habitué ; des travaux considérables furent adressés à l'administration. Résumés par les inspecteurs généraux placés à la tète de chacun des services, les rapports des ingénieurs ont été devant le conseil général l'objet de longues discussions qui aboutirent aux conclusions suivantes :

« Les inondations des grands fleuves ne peuvent être ni supprimées, ni même atténuées dans une mesure sufisamment utile par la création de réservoirs artificiels qui arrêteraient dans les régions supérieures du bassin une partie du volume des eaux. [La dépense à faire pour la création d'un premier groupe de réservoirs était évaluée à 400 millions.]

« Le système d'endiguement général prétendu insubmersible, présente de graves inconvénients et ne saurait donner, en aucun cas, une garantie complète de sécurité. [Tous les ingénieurs connaisssent les levées de la Loire, dont le plus grand nombre paraît dater des XIe et XIIe siècles; leur couronnement, fixé à 5 mètres au-dessus de l'étiage, atteint aujourd'hui 8 mètres, non compris une banquette supplémentaire de 1 mètre établie à la suite de la crue de 1846 ; elles sont aujourd'hui (1877) insuffisantes sur plusieurs points].

« On peut, à l'aide de défenses directes et locales, mettre les grands territoires submersibles, et avant tout les villes et les principaux centres de population établis dans les vallées, à l'abri des ravages auxquels les crues les exposent aujourd'hui. »

Ces conclusions prudentes furent adoptées par le Gouvernement et par les Chambres, et un crédit de 50 millions fut mis à la disposition des ingénieurs pour préserver 36 villes des inondations.

La loi du 28 mai 1858 a reçu la plus large et la plus heureuse exécution : le nombre des villes protégées a été porté à 50 sans dépasser la limite des crédits fixés; parmi ces villes, il faut citer :

Lyon, Givors, Avignon, Beaucaire, Tarascon, Arles, Grenoble, Annonay ;

Saint-Êtienne, Nevers, Moulins, Vichy, Blois, Amboise, Tours, Angers :

Périgueux, Condom, Aiguillon, Agen;

Troyes.

Sur la Garonne, l'administration avait projeté l'exécution de travaux pour la protection du faubourg Saint-Cyprien ; la ville de Toulouse ne crut pas devoir s'associer à l'exécution de cette entreprise ; elle a dû le regretter amèrement en 1875.

Tous les travaux dont nous venons de parler étaient à peu près achevés, lorsque survint la crue de 1866 qui n'a causé aucun dommage aux villes protégées par les nouveaux ouvrages.

Le système de défense adopté par le conseil général des ponts et chaussées doit donc être admis avec reconnaissance par le pays, et un progrès considérable a été réalisé. Sans doute, on ne supprimera pas les inondations; mais si l'on protège les villes d'une manière complète, si les anciennes digues sont bien défendues, si partout ailleurs on laisse l'eau monter lentement en se contentant de garantir les plaines riveraines contre les crues ordinaires qui sont les plus fréquentes et en définitive les plus dommageables, on aura, dans la lutte contre les inondations, atteint la limite du possible.

Conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie. - En 1869, M. de Franqueville fut nommé membre du conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie. Jusqu'à sa mort il prit une part active aux délibérations de cette assemblée. On peut deviner la modération de ses idées en matière d'économie politique : ni libre échange absolu, ni protection absolue. On devait, selon lui, étudier de la manière la plus complète la situation de chaque industrie, se rendre compte des ressources que lui offrait le pays au point de vue des matières premières et des débouchés, puis établir les droits de douane de façon à permettre la concurrence sans donner à l'industrie étrangère les moyens d'anéantir une industrie nationale. L'étude approfondie avant toutes choses, puis la modération dans la pratique ; avec un pareil programme, on peut aborder toutes les questions.

Règlement de l'affaire franco-belge. - Nous venons de dire que M. de Franqueville pouvait aborder toutes les questions. Il fut, dans cette même année 1869, chargé d'une véritable mission diplomatique. Il s'agissait de régler le conflit qui s'était élevé entre la Belgique et la France, au sujet de la cession d'un chemin de fer belge à une compagnie française. Il a été dit, sur cette affaire, les choses les plus extraordinaires ; nous tâcherons de rappeler sommaire men les faits.

La compagnie des chemins de fer de l'Est avait, depuis près de dix ans, l'exploitation d'un réseau luxembourgeois et belge qui, partant de notre ancienne frontière vers Thionville, aboutissait à Spa et à Pepinster, entre Liège et Verviers ; elle était donc en relation directe et journalière avec plusieurs chemins de fer belges.

En 1868, deux sociétés, - l'une, la société générale d'exploitation des chemins de fer de l'État néerlandais ; - l'autre, la grande compagnie du Luxembourg belge, qui étaient toutes deux dans une situation financière fort précaire, demandèrent à la compagnie de l'Est de prendre à bail, la première une ligne allant de Liège en Hollande, la seconde tout son réseau comprenant la ligne de Bruxelles à Arlon, et un embranchement sur Liège. La société Néerlandaise accordait à la compagnie de l'Est le droit de conduire ses trains jusqu'à Amsterdam et à Rotterdam.

Après une longue étude, ces propositions furent accueillies par la compagnie de l'Est; mais, avant d'être converties en traités, elles devaient être soumises au ministre des travaux publics et au directeur général des chemins de fer. Celui qui écrit ces lignes fut chargé de cette communication. Il s'agissait d'assurer au réseau de l'Est, sur 500 à 600 kilomètres, le transit qui s'échange entre les ports de la mer du Nord et la Suisse; l'administration des travaux publics donna à cette combinaison le plus complet assentiment. Les négociations furent reprises et les traités signés; on en préparait les copies (il y avait un très-grand nombre de pièces annexes), lorsqu'une vive et subite émotion s'empara de la Belgique. On vit dans cette affaire purement commerciale une véritable tentative d'annexion faite par le Gouvernement français. L'arrivée à Bruxelles et à Anvers de modestes agents appartenant à une compagnie française fut signalée comme un danger public ; il y avait, depuis de longues années, des employés des compagnies du Nord et de l'Est, mais on ne raisonnait plus. On fit une loi de salut public contre les compagnies de chemins de fer et l'incident franco-belge devint une question internationale de premier ordre.

Après de longs pourparlers, le règlement de cette affaire fut confié à une commission nommée par les deux gouvernements.

Les commissaires belges étaient :

MM. Fassiaux, directeur général des postes, chemins de fer et télégraphes ;
Van der Sweep, inspecteur général des chemins de fer,
Et Belpaire, ingénieur en chef, directeur de la traction et du matériel.

Les commissaires français :

MM. Cornudet, président de section au Conseil d'État;
De Franqueville, directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer ;
Combes, inspecteur général des mines.

Les réunions eurent lieu à Paris dans le cabinet de M. de Franqueville. On dit que le langage diplomatique comporte des réticences, des sous-entendus, cela est possible. En tout cas, M. de Franqueville ne s'en préoccupa guère. Dès la première séance, il prit véritablement la direction des débats, et la netteté de ses explications, la franchise de ses déclarations firent sur ses honorables contradicteurs, nous le tenons d'eux-mêmes, la meilleure impression. Après plusieurs séances employées à dissiper des malentendus, une modeste convention d'exploitation (il n'était plus depuis longtemps question des traités primitifs), vint fixer les relations entre la compagnie de l'Est, la société du Grand-Luxembourg et le chemin de fer de l'État.

Pendant le cours de ces négociations, M. de Franqueville avait, sur le désir du Gouvernement français, longuement expliqué la question au représentant de l'Angleterre, lord Lyons, et lui en avait indiqué le véritable point de départ, la détresse de deux compagnies de chemins de fer réclamant le concours d'une compagnie française avec laquelle elles avaient d'anciennes relations. Privées par la politique de ce concours, les deux sociétés ont dû s'adresser à leurs gouvernements ; les contrats de la société Néerlandaise ont été récemment révisés, et en 1872, l'État belge a racheté la grande compagnie du Luxembourg ; seulement il a payé un prix double de celui stipulé dans le traité de 1868 avec la société française.

Conseil général de la Côte-d'Or. - Les propriétés de Mme de Franqueville étaient situées dans la Côte-d'Or, dans l'arrondissement de Semur. Plusieurs électeurs demandèrent à M. de Franqueville de les représenter au conseil général. Il avait au sujet, non pas des fonctions dues à l'élection, mais au sujet des démarches que comporte souvent une élection, les plus vives répugnances, et il se sentait absolument incapable de solliciter des suffrages. On ne put le décider à aller dans la Côte-d'Or au moment des élections, et il se contenta d'envoyer une circulaire. Il fut élu en 1858, réélu en 1861 et nommé la même année vice-président du conseil général. Il prit, pendant douze ans, de 1858 à 1870, part aux délibérations de ce conseil que présidait avec tant de finesse et de bonhomie le regretté maréchal Vaillant : sa grande expérience, son amour du bien public furent appréciés de tous ses collègues.

Les séances du conseil général fatiguaient beaucoup M. de Franqueville; elles absorbaient une partie des courtes vacances dont il avait le plus grand besoin. Ce n'est pas la peine de quitter mon bureau de Paris, écrivait-il à ses amis, pour retrouver à Dijon des commissions, des séances, des dîners officiels. En 1870, il fallut recourir aux plus vives instances pour le décider à poser de nouveau sa candidature. Il ne fut pas réélu. Son concurrent, M. le comte de Guitaut, qui eut sur lui 150 voix de majorité, s'excusait dans sa circulaire de se présenter contre l'homme véritablement éminent qui avait représenté le canton, et qui ne pouvait mériter qu'un reproche, celui de ne pas visiter souvent le pays.

Questions relatives au personnel du corps des ponts et chaussées. - M. de Franqueville n'avait pas dans ses attributions le service du personnel, et plusieurs fois il le regretta; il avait au plus haut point ce que l'on appelle l'esprit de corps, et tout ce qui nous intéressait le touchait véritablement au coeur.

Dans sa pensée, tous les travaux publics auraient dû être confiés aux ingénieurs des ponts et chaussées; sur cette seule question, il fut en désaccord complet avec l'homme dont il n'a jamais cessé de respecter la mémoire, M. Legrand. La création dans les départements d'un service de chemins vicinaux distinct du service des ingénieurs avait été pour lui une cause de regrets persistants, et chaque fois qu'un conseil général réunissait tous les services, il éprouvait une grande joie. Il voyait avec une véritable fierté les pays étrangers, les compagnies de chemins de fer, les administrations municipales, les grandes Écoles du gouvernement, la commission de l'Exposition universelle de 1867 réclamer le concours des ingénieurs de l'État; il savait à M. Haussmann un gré infini d'être entré si largement dans cette voie et d'avoir confié la transformation et l'assainissement de Paris à un groupe d'ingénieurs éminents pris dans notre corps.

Sans méconnaître ce que les idées de décentralisation avaient de bien fondé, M. de Franqueville estimait que ces idées ne comportaient pas la diminution des attributions des ingénieurs des ponts et chaussées; il combattit de toutes ses forces les mesures ayant pour objet de leur enlever le service des routes départementales, et il réussit à leur donner la surveillance du drainage, le service de la pêche dans les cours d'eau non navigables ni flottables; il engagea, à ce sujet, une lutte des plus vives contre l'administration des forêts ; il combattit également avec une grande énergie les députés qui proposaient d'enlever aux travaux publics le service des phares et de le donner au département de la marine.

Mais s'il se montrait si jaloux d'augmenter l'importance des droits que les ingénieurs des ponts et chaussées pouvaient revendiquer dans l'exécution de tous les travaux publics du pays, le directeur général leur recommandait de mériter cette situation par des efforts constants. A la probité parfaite, à la dignité de la vie, à l'instruction scientifique et littéraire, littéraire surtout, il fallait joindre l'aménité, la facilité dans les relations. Jamais il ne manquait une occasion de recommander aux jeunes ingénieurs de ne point se montrer raides dans leurs rapports, soit avec le public, soit avec les autorités locales. Les ingénieurs ont sans cesse à prendre part à des conflits de l'intérêt public avec les intérêts privés ; ils doivent être animés du plus grand esprit d'équité, et la ferme défense des intérêts de l'État peut se concilier parfaitement avec la déférence due aux représentants des intérêts opposés.

M. de Franqueville savait, à un haut degré, allier l'aménité à la dignité professionnelle. Plusieurs fois consulté par l'Empereur sur des questions de travaux publics, sur des inventions qui trouvaient souvent aux Tuileries un accueil trop facile, M. de Franqueville fut presque toujours en désaccord avec son haut interlocuteur. Sans parler des machines présentées par des inventeurs qui ne comprenaient pas que leur réalisation supposait le mouvement perpétuel, le directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer eut à combattre les idées émises par l'Empereur sur les moyens de prévenir les inondations, sur la création d'un second chemin de fer de Cette à Marseille, sur les caisses d'assurances agricoles, sur le second chemin de fer de Lyon à Saint-Étienne.

Le nom de M. de Franqueville fut à plusieurs reprises indiqué pour le portefeuille des travaux publics et repoussé parce qu'il était trop ingénieur.

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