Alfred Charles Ernest FRANQUET de FRANQUEVILLE (1809-1876).

Polytechnique (promotion 1827), corps des ponts et chaussées.

Au sujet de Franqueville, voir aussi : site de Hubert Demory


Par M. F. JACQMIN,

Annales des Mines, 7e série tome 11, 1877.

IV.
Direction générale des ponts et chaussées et des chemins de fer : 1855-1876.
DEUXIÈME PARTIE: 1870-1876.

Nomination à la vice-présidence du conseil général des ponts et chaussées. - Nous arrivons à la triste année 1870. Elle avait mal commencé. Si les désordres de la rue étaient apaisés, il régnait, dans les esprits, un trouble presque général. M. de Franqueville avait soixante ans; il sentait le besoin, non pas de se retirer et de se reposer d'une manière absolue, mais de trouver une situation plus calme et moins militante. Deux circonstances favorables se présentaient à la fois qui semblaient devoir rendre facile la réalisation de ce désir. M. de Franqueville pouvait, en quelque sorte, le même jour, remplacer M. l'inspecteur général Gayant [Paul Gayant (1800-1884, X 1818) père de Jules Gayant (1829-1872, X 1849)] à la vice-présidence du conseil des ponts et chaussées, et être remplacé lui-même à la direction générale par un ingénieur qui avait la confiance de tous, - j'ai nommé Maniel.

Après avoir occupé pendant treize années, avec une incomparable autorité, le fauteuil de la vice-présidence du conseil général, M. Gayant allait, au mois d'août, être atteint par l'inexorable limite d'âge. Personne ne pouvait, pour lui succéder, invoquer un passé comparable à celui de M. de Franqueville, qui devenait d'ailleurs ce jour-là le doyen des inspecteurs généraux de première classe et par conséquent du corps tout entier.

D'un autre côté, en se préoccupant du choix de son successeur, M. de Franqueville obéissait à une pensée qui agite souvent les hommes vraiment dignes des grandes situations, la pensée d'assurer la continuation de son oeuvre. Successivement ingénieur en chef des travaux de la compagnie du Nord français, directeur général de la grande société autrichienne des chemins de fer de l'Etat, Maniel était revenu en France, où il était secrétaire du conseil des ponts et chaussées. Gendre de M. Legrand, il avait, comme celui-ci, comme M. de Franqueville, débuté par la mission d'élève au conseil; il avait toutes les traditions de famille et d'administration; il savait écrire et parler; jamais situation n'avait été plus indiquée, et Maniel devait succéder à M. de Franqueville comme celui-ci avait succédé à M. Legrand.

La première partie de ce programme seule reçut un commencement d'exécution ; une décision ministérielle du 10 août 1870 nommait M. de Franqueville à la vice-présidence du conseil des ponts et chaussées, en remplacement de M. l'inspecteur général Gayant arrivé au terme de ses fonctions.

Malheureusement, au 10 août, il n'était plus question de se reposer; aucun des ministres qui se succédèrent, aussi bien M. Jérôme David que M. Dorian, ne voulurent entendre parler du départ du directeur général. Ils le supplièrent de rester à son poste, étant bien entendu qu'il conservait sa nomination à la présidence du conseil général et qu'il prendrait cette nouvelle fonction lorsque des temps plus calmes seraient revenus. La mort si malheureuse de Maniel, survenue le 23 avril 1871 à Versailles, la gravité des devoirs imposés à M. de Franqueville, ne lui ont point permis de prendre le repos qui lui était si nécessaire, et le fauteuil de M. Gayant fut occupé par M. Collignon.

Guerre de 1870-1871. - Dès le jour de la déclaration de guerre, les anxiétés de M. de Franqueville furent terribles. Il savait combien l'Allemagne était prête à la lutte et combien nous l'étions peu. Il m'avait demandé à cette époque de le voir aussi souvent que possible; presque tous les jours je montais à son cabinet et lui montrais les dépêches que nous recevions du personnel dévoué de nos gares de l'Est. Il suivait, avec la plus vive préoccupation, les transports qui s'exécutaient sur les voies ferrées, souvent dans les conditions les plus difficiles et les plus imprévues.

Lorsque les compagnies des chemins de fer de Lyon et de l'Est eurent effectué, par Dijon et Paris, par Langres et Saint-Dizier, le grand mouvement tournant qui ramenait à Reims les trois corps d'armée Mac-Mahon, Douai et de Failly, lorsque plus tard la compagnie du Nord eut transporté à Paris le corps d'armée Vinoy, M. de Franqueville, revenant à ce qui était la pensée de toute sa vie, la constitution du réseau français, nous disait : « J'espère qu'on ne nous parlera plus du morcellement du réseau et de la formation de petites compagnies; le second jour de la guerre elles ne sauraient plus où seraient leurs machines et leurs wagons. Il faut des sociétés puissantes pour accomplir de grands efforts; il faut, pour répondre aux nécessités de la guerre moderne, que les chemins de fer puissent, du jour au lendemain, fournir de véritables armées industrielles, et ces armées ne s'improviseraient pas avec des exploitais morcelées, »

Puisse le pays ne pas oublier ces sages conseils !

M. de Franqueville ne quittait pour ainsi dire plus son cabinet. Il fallait, après les batailles de Forbach et de Reichshoffen, songer à la défense des places et surtout de Paris. Tous les ingénieurs des ponts et chaussées rivalisaient de dévouement, et leur chef en ressentait une légitime fierté. Lorsque le désastre de Sedan fut connu, on dut prescrire la destruction des ouvrages d'art construits sur un grand nombre de routes et de chemins de fer. C'est, pour un ingénieur qui a passé sa vie à élever des constructions utiles aux travaux de la paix, une cruelle douleur d'avoir à les détruire. Nous avons connu cette angoisse; M. de Franqueville la sentait d'autant plus vivement qu'il se demandait si toutes les destructions qu'on réclamait étaient des sacrifices réellement nécessaires.

Journée du 4 septembre 1870. Mort de Mme de Franqueville mère. - La journée du 4 septembre 1870 fut terrible pour M. de Franqueville. Des fenêtres de son appartement, place du Palais-Bourbon, il voyait les abords du Corps législatif envahis, et il ne pouvait chasser de sa mémoire les souvenirs de la journée du 15 mai 1848. Sa respectable mère était alors à l'agonie, et il était auprès de son lit lorsque l'on vint lui demander d'assurer à l'impératrice un moyen de quitter Paris. L'impératrice avait heureusement pu s'éloigner quelques instants auparavant, et M. de Franqueville demeura auprès de sa mère, qui rendit le dernier soupir dans la nuit même. Nous avons dit la profonde affection que M. de Franqueville avait pour sa mère: en conduisant à Versailles sa dépouille mortelle, il obéit à un désir qu'elle lui avait souvent manifesté; quelques jours plus tard cela n'eût plus été possible. « Elle est morte à temps, écrivait-il à son fils, pour ne pas voir et ne pas sentir toutes nos douleurs et toutes nos humiliations. »

Séjour à Tours et à Bordeaux. - Les mesures prises par le gouvernement de la Défense nationale exigeaient la représentation en province de chacun des grands services administratifs; MM. de Boureuille et de Franqueville furent délégués à Tours et suivirent le Gouvernement à Bordeaux ; ils quittèrent Paris le 10 septembre, emmenant avec eux une vingtaine d'employés du ministère, chefs de division et agents de divers grades.

Envoyé moi-même en province pendant que mon prédécesseur, M. Sauvage, restait à Paris, je demeurai, de divers points de la France, en communication à peu près constante avec M. de Franqueville, et je le vis plusieurs fois à Tours et à Bordeaux. Dans chacune de ces villes il avait adopté une organisation en rapport avec la bonté de son caractère et son besoin d'expansion; il ne se tenait pas dans une pièce isolée, il demeurait constamment avec ses collaborateurs, qu'il appelait ses amis.

A Bordeaux, il avait, au moins relativement, une grande installation. Son cabinet était installé dans la salle des séances du tribunal de commerce, la salle des faillites: Cela convient à la situation, disait-il en souriant tristement. Mais à Tours, il n'avait pu trouver qu'une modeste salle d'études au lycée; il occupait la chaire du maître; les chefs de division travaillaient autour de lui sur quelques méchantes tables noires. Le conseil général des ponts et chaussées était représenté par Maniel, qui n'avait pas voulu quitter son chef et son ami, et qui écrivait silencieusement à côté de lui.

Relations avec le gouvernement de la Défense nationale. - M. Crémieux avait pris dans ses attributions le département des travaux publics. Les relations que M. de Franqueville entretint avec lui furent excellentes; tout le monde rendait justice aux efforts qu'il faisait pour assurer le service. La tâche était difficile; il fallait en quelque sorte improviser l'administration centrale : MM. de Boureuille et de Franqueville y parvinrent. Dans les départements envahis par l'ennemi, l'administration française a partout fonctionné avec une parfaite régularité. On peut adresser à notre administration des critiques de détail, on peut parler de ses lenteurs, de son formalisme ; mais il faut reconnaître sa puissance et son honnêteté et convenir qu'elle représente une des forces véritables de notre pays.

Le crédit de M. de Franqueville à Tours et à Bordeaux fut considérable; ses sages conseils prévinrent la réalisation de mesures graves conseillées sur divers points de la France par des personnes étrangères à l'exploitation des chemins de fer.

Correspondance de M. de Franqueville avec sa famille. - Depuis le 6 août 1870 jusqu'au 5 juin 1871, M. de Franqueville a écrit presque tous les jours à son fils ou à sa belle-fille. Nous avons lu cette correspondance précieuse à tant de titres, et qui pourra fournir aux historiens de l'avenir plus d'un renseignement précis. Il serait impossible de l'analyser aujourd'hui : elle reflète les impressions d'un homme en contact journalier avec les puissants du jour, d'un homme à l'esprit clairvoyant, maître de lui, dont les yeux sont fixés sur un but unique, sauver le pays s'il peut être sauvé.

Quelques lettres révèlent cependant un désespoir profond. Il voit la France châtiée et il invoque la miséricorde divine. Dans d'autres lettres, il reprend quelque espoir; il constate les résultats obtenus « grâce à l'esprit calme et résolu de l'amiral Fourichon.... Si nous devons succomber définitivement, ce sera, ajoutait-il, après une résistance honorable et sous le coup de l'irrésistible puissance de nos ennemis. »

Les événements intérieurs de Paris causent à M. de Franqueville une horrible douleur : il compare la situation de la France à celle d'un vaisseau attaqué de tous côtés et dévoré par un incendie allumé par des hommes de l'équipage.

Relations avec M. Thiers. - M. de Franqueville n'avait jamais eu de relations directes avec M. Thiers; mais à Tours et à Bordeaux il le vit régulièrement chaque jour, et quelquefois le soir et le matin. Ses lettres témoignent à différentes reprises d'un vif sentiment d'admiration pour le patriotisme de cet homme d'État. Chaque matin M. de Franqueville voyait le Président de la République. Celui-ci avait du reste, pour le directeur général, une haute estime; c'était, disait-il il y a peu de jours, « le type achevé du vrai serviteur du pays, fidèle et dévoué, faisant passer le devoir avant tout, toujours prêt à faire ce qu'on lui demandait; l'esprit à toute heure net et présent, quelles que fussent la gravité des circonstances, l'urgence et la multiplicité des affaires. »

Retour à Paris et départ pour Versailles. - M. de Franqueville quitta Bordeaux l'un des derniers. Il partit le 15 mars 1871. Tout le monde s'adressait à lui. « Le ministre de la guerre demande » , écrivait-il le jour même de son départ, « que l'on transporte à la fois les prisonniers de guerre, l'armée allemande, les internés de Suisse, les mobiles et les mobilisés. Les chemins de fer succombent à la tâche... j'abuse des dépèches télégraphiques. »

Nous ne succombions pas à la tâche, mais nous avons passé de cruelles semaines. Si l'on ajoute aux transports dont le ministre de la guerre donnait rénumération, le ravitaillement de Paris et la reconstruction de plus de 150 ouvrages d'art détruits par les Allemands ou les Français, on reconnaîtra que jamais on ne s'était trouvé en face de pareilles difficultés.

Rentré à Paris le 16 mars, M. de Franqueville était appelé le 19 à Versailles, où il prenait possession de son cabinet de la Cour de Marbre.

Les deux mois qui suivirent furent peut-être les plus laborieux de sa vie. Il partait, le matin, dès six heures, pour aller d'une gare à l'autre, afin de prescrire les mesures nécessaires et d'en surveiller l'exécution. « Il y des moments, écrivait-il, et celui-ci en est un, où l'on ne peut s'en rapporter qu'à soi. Comme il n'y a plus de voitures à Versailles, il faut faire toutes ces courses à pied, au prix de beaucoup de fatigue. » A sept heures et demie, il se rendait à la présidence et assistait au conseil de guerre, qui se tenait, chaque matin, chez M. Thiers. De là, il rentrait à son cabinet, où il demeurait en permanence, occupé, avant tout, de ce qui était la grande question du moment : l'approvisionnement et les mouvements des troupes. « Le soir, ajoutait-il, je reçois les agents de la compagnie de l'Ouest, qui viennent me faire des rapports sur les principaux incidents de la journée : cela dure jusqu'à minuit, heure où je me couche pour recommencer le lendemain. Je ne parle pas des incidents, des dépêches, des conférences : tout cela ne sérait rien, si je n'avais toujours, au fond du coeur, l'inquiétude pour le présent et pour l'avenir. »

On verra, par la lettre de M. Thiers que nous publions plus loin, quel cas le Président faisait des services que rendit alors le directeur général.

Mort de Monseigneur Darboy. - Nous n'aurions pas parlé des horribles événements qui ensanglantèrent Paris à cette époque et qui, aux malheurs de la guerre étrangère, ajoutèrent les hontes et les malheurs de la guerre civile, si nous n'avions pas eu à dire la profonde douleur que resentit M. de Franqueville en apprenant la captivité et la mort de l'archevêque de Paris. Quelques années auparavant, Monseigneur Darboy avait, à l'église des Petits-Pères, béni l'union de M. Charles de Franqueville et de Mademoiselle Schaeffer. Il était difficile de voir l'archevêque sans être attiré vers lui. Homme de devoir, serviteur voué du pays, M. de Franqueville n'avait point tardé à éprouver une vive sympathie pour le prêtre vénérable par ses lettres, ses instructions pastorales, ses allocutions ardentes, exaltait en toute occasion le devoir, le travail, le dévouement à la patrie.

Conseil supérieur de la guerre. - Avant de reprendre l'historique des questions de travaux publics traitées par M de Franqueville, mentionnons sa nomination au conseil supérieur de la guerre. Présidé par M. Thiers, composé du ministre de la guerre, des maréchaux de Mac-Mahon et Canrobert, du duc d'Aumale et des représentants les plus élevés de l'armée et de la marine, ce conseil était chargé de préparer les lois, décrets et règlements relatifs à la réorganisation de l'armée. L'honneur de siéger dans une semblable réunion était considérable. En le conférant à M. de Franqueville, le Président de la République entendait à la fois récompenser le directeur général de ses services antérieurs et montrer l'importance que les chemins de fer avaient acquis dans l'étude des affaires militaires.

Attaques contre l'administration de M. de Franqueville. - La grande situation acquise par M. de Franqueville, il faut le dire, fatiguait un certain nombre de personnes. Je suis las de toujours entendre appeler cet homme le Juste, s'écriait il y a 2.400 ans un électeur d'Athènes. On n'avait aucun reproche à adresser au directeur général, si ce n'est qu'il y avait bien longtemps qu'il était à son poste, et que, gardien vigilant de la fortune du pays, il imprimait aux travaux publics une impulsion aussi puissante que prudente.

M. de Franqueville n'ignorait pas cette situation. Dès le 16 février 1870, il écrivait les lignes suivantes :

« Nous voici aux prises avec des intérêts puissants, ardents, auxquels rien ne coûtera pour faire brèche aux positions acquises et tout remettre en question..... Je vois bien que je gêne singulièrement...,. Enfin, à la garde de Dieu. Fais ce que dois, advienne que pourra. »

A Tours, à Bordeaux, les attaques se produisirent ouvertement. Quelques journaux, à diverses reprises, demandèrent la suppression de la direction générale des ponts et chaussées et des chemins de fer, et la réunion de ce grand service à celui des postes et des télégraphes. Le club du Grand-Théâtre de Bordeaux entendit les discours ordinaires sur le monopole, la féodalité financière, etc. A plusieurs reprises, M. Crémieux dit à M. de Franqueville que personne dans le Gouvernement n'entendait porter atteinte à une situation acquise au prix de tant de services. « Les malheurs publics laissent bien peu de place aux préoccupations personnelles », écrivait le 24 décembre 1870 le directeur général, et les fonctions publiques n'avaient à ce moment rien d'enviable.

Les terribles préoccupations de l'année 1871 reléguèrent pendant un certain temps au second rang les questions relatives aux travaux publics ; elles ne tardèrent pas à être agitées de nouveau, et trop souvent sous une forme violente et personnelle.

Pendant cinq ans, dans des brochures et dans des journaux, on a dit, on a répété que tant que l'administration des travaux publics resterait inféodée, à un homme, et à un homme appartenant aux ponts et chaussées, la France ne reprendrait pas le rang qui lui appartient; que c'était la faute de M. de Franqueville si nous étions au-dessous de telle ou telle nation ; que le rapport du nombre de kilomètres de chemins de fer à la surface d'un pays était le seul élément à vérifier, et qu'il était déplorable que dans la Lozère, le Cantal et la Corrèze, on n'eût pas autant de chemins de fer que dans les Flandres ou la province de Liège.

La révolution de 1848, les cruels événements de 1870 et de 1871 n'étaient pour rien, disait-on, dans le ralentissement que les travaux publics avaient pu éprouver en France; l'administration seule était coupable. On oubliait volontairement, on oublie peut-être encore aujourd'hui que pendant ces vingt et une dernières années et sous l'administration de cet homme à idées étroites, le nombre des kilomètres concédés s'est élevé de 11.633 à 26.339, et celui des kilomètres exploités de 5.533 à 20.344 sans compter 4.381 kilomètres de lignes d'intérêt local.

On oublie que la crise extraordinaire qui frappait l'épargne publique engagée par milliards dans l'industrie des chemins de fer a été conjurée par les combinaisons financières de 1858 et de 1859.

On oublie enfin que l'association de l'Etat et des grandes compagnies a permis la construction d'un nombre, trop considérable peut-être, de lignes absolument improductives.

Pour les détracteurs de M. de Franqueville, tout cela n'est rien, ou même tout cela est mauvais, car on a constitué un monopole insupportable; c'est seulement de la loi du 12 juillet 1865 sur les chemins de fer d'intérêt local, de cette loi largement appliquée, qu'il faut désormais tirer la charte industrielle du pays.

Lorsque M. de Franqueville a pris le service de chemins de fer en 1855, la longueur totale des lignes concédées au 31 décembre était de 11.633 kilom.
Cette longueur au 31 décembre 1875 s'élevait à 26.339 kilom.
Augmentation : 14.706 kilom.

A quoi il convient d'ajouter :

Concessions éventuelles à régulariser. .......       347 kilom.
Chemins de fer décrétés, mais non encore concédés  1.486   
Chemins de fer étudiés (2e partie de la loi 
  du 31 décembre 1876).  ............   ......     1.060
Chemins de fer d'intérêt local concédés en vertu
  de la loi du 12 juillet 1865.  ...........       4.381
Lignes d' Alsace-Lorraine cédées à l'Allemagne. .    835
On arrive à un total de. ..........               22.815

qui, en vingt et un ans représentent la part prise par M. de Franqueville au développement du réseau français, soit plus de 1.000 kilomètres par an, dans une période qui comprend 1870 et 1871.

Pendant deux années, une véritable fièvre de chemins de fer s'est emparée de la France, et les conseils généraux ont été saisis d'innombrables demandes de concessions. Des lignes, faisant double ou triple emploi avec des chemins déjà construits et en possession d'un trafic très-faible, étaient réclamées sans garantie d'intérêt ni subvention.

Les promoteurs de la loi du 12 juillet 1865, pour définir le caractère des chemins de fer d'intérêt local, avaient eu recours à une ingénieuse comparaison : les lignes anciennes (Paris-Marseille, Paris-Bordeaux) constituaient le tronc d'un arbre vigoureux ; les lignes secondaires déjà existantes représentaient les grosses branches; les lignes d'intérêt local seraient les ramifications nombreuses allant chercher partout l'air et la lumière, au grand bénéfice des branches et du tronc.

Tout cela était bien suranné : au lieu de constituer des lignes d'embranchement reliant à une ligne ancienne une petite ville, un chef-lieu de canton, un centre industriel non encore desservi, les lignes nouvelles étaient tracées de manière à former des raccourcis sur les lignes anciennes, quelquefois sans rien rencontrer sur leur parcours. Souvent on allait de la frontière sud d'un département à la frontière nord, sans autre souci que celui de se souder à des concessions réclamées des départements voisins en deçà et au delà. C'est ainsi que l'on considérait comme chemin d'intérêt local une ligne de Bourges à la frontière belge.

Tandis que la France, au prix de sacrifices énormes, reconstituait ses places fortes, les chemins d'intérêt local contournaient Paris et d'autres places, sans se préoccuper en rien des intérêts de la défense.

On a essayé d'additionner les longueurs kilométriques de tous les chemins réclamés à titre d'intérêt local ; le 31 juillet 1875, la longueur totale s'élevait à 16.666 kilomètres; chaque jour voyait éclore de nouvelles demandes.

Parmi tous ces projets, il y avait des affaires sérieuses, étudiées, suivies par des hommes honorables, nous sommes loin de le méconnaître; mais, à côté de projets véritables, combien de dossiers ne contenant que des lignes bleues ou rouges tracées sur les cartes de l'état-major! combien de profils en long, de pure fantaisie, négligeant les tunnels et les viaducs ! Un de ces profils demeurera célèbre : on avait oublié de tenir compte d'une montagne de 110 mètres de hauteur séparant deux bassins.

Quant aux ressources financières, rien de plus simple: le capital-actions était toujours souscrit à l'avance ; on ne demandait qu'une chose aux pouvoirs publics, l'autorisation d'émettre des obligations. Les cautionnements se composaient de valeurs à peu près inconnues. Le procès qui vient de se juger à Moscou a montré que le roi des chemins de fer, le docteur Strousberg, avait, dans une de ses entreprises, offert en cautionnement les actions d'un chemin de fer français qui n'a jamais existé. Espérons que des procédés semblables ne s'acclimateront pas chez nous, et que l'on n'offrira pas à nos départements un cautionnement en actions de chemins de fer du Japon ou de l'Indo-Chine.

Habitué aux-formes précises du service des ponts et chaussées, formes acceptées et scrupuleusement suivies par les ingénieurs des grandes compagnies, accoutumé aux budgets réguliers, aux rapports des commissions de vérification de finances, M. de Franqueville éprouvait une véritable souffrance à la vue de projets si extraordinaires, de combinaisons si singulières; mais il ne désespérait pas du retour à des idées plus saines.

Eclairée par les ministres qui, de 1871 à 1876, ont tenu le portefeuille des travaux publics, l'Assemblée nationale a fait justice des doctrines nouvelles, si dangereuses pour le crédit public, qui étaient formulées de tant de côtés. Les lois de 1873, 1874 et 1875 ont doté le pays de près de 4.000 kilomètres de concessions nouvelles et préparé l'exécution de 2.400 autres kilomètres. C'est une lourde tâche à accomplir et qui exigera de grands efforts de la part de l'État et des compagnies.

On a critiqué les dernières lois votées par l'Assemblée nationale : on a dit que les vrais principes avaient été méconnus, que les discussions avaient été étouffées, que les votes avaient été enlevés. D'abord, nous ne savons pas trop ce que l'on entend par les trois principes; peut-être consistent-ils à concéder une ligne qui ne vivra que du trafic enlevé à une ligne ancienne; mais, quant aux discussions étouffées et aux votes enlevés, que l'on nous permette un souvenir personnel.

Loi relative au chemin de fer de l'Est, 1873. - La loi destinée à régler la situation faite à la compagnie de l'Est, par la guerre, qui lui enlevait ses lignes d'Alsace-Lorraine, ainsi que son réseau belge et luxembourgeois, a donné lieu à une discussion qui a occupé neuf séances de l'Assemblée nationale. Non-seulement les questions spéciales à la compagnie de l'Est ont été l'objet d'un examen approfondi, mais le régime général des chemins de fer, la division de la France en circonscriptions desservies par un seul réseau, le mode de tarification, la garantie d'intérêt, tout a été repris, passé en revue et longuement critiqué et défendu. Est-ce là une discussion étouffée, et tous les principes n'ont-ils pas eu le temps d'être développés?

Pendant, ces longues séances, nous avions l'honneur d'être placé auprès de M. de Franqueville, et nous étions frappé de son attitude souvent douloureuse. Quelques orateurs, oubliant que la loi fermait la bouche au directeur général, se laissaient entraîner à attaquer un homme qui ne pouvait se défendre (la loi du 16 juillet 1875 a rétabli les choses anciennes, et, comme commissaire du Gouvernement, le directeur général pouvait reprendre la parole devant les Chambres). Un mot, prêt à sortir des lèvres de M. de Franqueville, eût réduit à néant une argumentation qui avait un point de départ erroné; mais ce mot, M. de Franqueville ne pouvait pas le dire; il se contenait, et d'une main fiévreuse écrivait au crayon une note qu'un huissier faisait passer au ministre, l'honorable M. Deseilligny, qui, nommé depuis deux jours, ne pouvait connaître les détails d'une négociation poursuivie pendant deux ans.

Le soir d'une des séances dont nous venons de parler, M. de Franqueville écrivait :

« .....Vous avez pu me trouver un peu préoccupé, et cela je n'en disconviens pas. Depuis le commencement de cette semaine j'assiste, à l'Assemblée nationale, à une discussion à laquelle je ne puis prendre part personnellement et où je suis, à chaque instant, mis en cause avec une malveillance plus ou moins agaçante, pour ne pas dire plus. Il me prend alors de furieuses envies de tout laisser là, et je le ferais certainement si ce n'était a pas donner gain de cause à ceux que ma présence gêne dans leurs combinaisons plus ou moins avouables. »

Travaux excessifs et fatigue de M. de Franqueville. - Nous venons de parler de la loi qui concernait le chemin de fer de l'Est, et qui fut votée en 1875. Le directeur général eut à suivre un nombre considérable d'autres affaires aussi importantes. Pendant les cinq dernières années de sa vie, il se livra à un travail véritablement excessif, et l'on peut dire qu'il est mort à la peine. Chaque année, il allait a Evian ou à Aix prendre des bains et des douches qu'il jugeait nécessaires à sa santé, mais surtout chercher quelles jours de repos. Sa correspondance prouve qu'il y réussissait bien mal. Il écrivait d'Évian le 7 septembre 1874 : « Pour moi, je suis poursuivi par les affaires jusque dans ma baignoire..... Aujourd'hui, après avoir mis à la poste mon exposé des motifs et mon dossier, voilà qu'il m'arrive du ministère une lettre de quinze pages sur une affaire qui émotionne la ville de Lyon. »

Les lettres écrites par M. de Franqueville, pendant ces cinq dernières années, sont aussi intéressantes que celles qu'il a écrites pendant la guerre, et dont nous avons parlé. Il assiste, en spectateur attristé, aux luttes intérieures des partis à l'Assemblée. On oublie le pays, dit-il, on crie Vive Armagnac et Vive Bourgogne! on ne crie pas Vive la France! Il juge sévèrement les exigences des groupes, des comités, et songe bien plus à l'Alsace et à la Lorraine perdues qu'aux finesses que comporte la rédaction d'un ordre du jour. Les succès qu'obtiennent à la tribune les ingénieurs des ponts et chaussées, membres de l'Assemblée nationale, l'enchantent, et quand MM. Caillaux, Krantz, Cézanne, Montgolfier, ont été écoutés avec attention, il s'en réjouit bien plus que s'il eût pris lui-même la parole.

Il semble que M. de Franqueville ait eu le pressentiment d'une mort prochaine. En 1874, il perdit sa soeur, la baronne Dubreton, qui mourait subitement à Châtellerault, où elle était allée passer quelques jours. « Pauvre soeur ! disait-il. « Mais au fait, pourquoi la plaindre? Elle est plus heureuse que nous ; elle est morte sans secousse, sans douleur, entourée de tous les siens, après avoir reçu en pleine connaissance les sacrements de l'Église. C'est la fin que j'ai toujours rêvée. En tout cas, quand Dieu voudra, je suis prêt. »

De retour à Versailles, il fit, de concert avec le général Dubreton, son beau-frère, élever un tombeau de famille pour tous les siens et pour le vieux général Dubreton. Il s'y réserva une place, près de sa mère et de sa soeur.

Concessions faites en 1875. - L'année 1875 fut excessivement laborieuse. Des conventions passées avec les compagnies de Lyon, du Midi, du Nord, de l'Est et de l'Ouest, ajoutèrent au réseau national 2.397 kilomètres de lignes nouvelles; l'utilité publique fut déclarée, en outre, pour 1.344 autres kilomètres.

Nous ferons aux notes retrouvées par M. Charles de Franqueville, dans les papiers de son père, un dernier emprunt. Nous en analyserons deux qui ont été écrites en 1876 : la première sur les tarifs de chemins de fer, la seconde sur le budget de 1877.

Abaissement continu dans le prix des transports des marchandises. - Dans le discours prononcé en 1865 devant le Corps législatif, M. de Franqueville avait établi que le public français demandait, avant toutes choses, des réductions dans les prix de transport. La note ci-après, écrite le 24 juin 1876, prouve à la fois la constance de ses préoccupations à ce sujet et l'importance du résultat obtenu :

« Le prix moyen de transport par chemin de fer s'élevait, en 1853, 
  par tonne et par kilomètre, à ...                                8c,20
« Le prix moyen, en 1874, est de .....                             5c,97
« Différence en moins .....                                        2c,23
« Le nombre des tonnes transportées à toute distance a été, 
  en 1874, de 56.680.000 tonnes, qui donnent, 
  en tonnes kilométriques, 7.926 millions.
« La différence de 2c,23 représente une économie annuelle
  de 176.749.800 francs, comparativement au prix que le même tonnage 
  eût payé si l'on eût appliqué les tarifs de 1853. »

Si l'on veut bien se rappeler que les tarifs légaux inscrits dans les premiers cahiers des charges étaient de 16, 14 et 10 cent., que la 4e classe introduite en 1863 comporte encore des prix de 8, 5 et 4 cent., on reconnaîtra que spontanément les grandes compagnies ont su réduire leurs tarifs, et que l'économie réalisée par le public sur les prix d'il y a 25 ans ne tardera pas à dépasser 200 millions de francs par an.

Budget de 1877. Testament administratif de M. de Franqueville. - En vue de la discussion qui s'élèverait, soit dans les commissions des assemblées, soit en séance publique, le directeur général avait, à la date du 22 juillet 1876, résumé ses idées, non-seulement sur le budget de 1877 et sur les travaux engagés, mais sur ce qui lui semblait devoir être entrepris aussi prochainement que le permettraient les ressources financières.

Les dépenses à faire, à partir de 1877, pour les travaux engagés en dehors des chemins de fer, s'élèvent à 275 millions.

On en connaît suffisamment le détail.

Les dépenses à faire pour des travaux non encore décrétés s'élèveront à 500 millions de francs.

Ces travaux comprennent :

a)  Pour les routes et les ponts:
    L'achèvement des lacunes;
    Les rectifications des pentes admises autrefois, mais qui sont aujourd'hui 
    considérées comme de véritables obstacles ;
    Le rachat de 51 ponts à péage qui subsistent encore
    sur les routes nationales ;
    Le remplacement des ponts suspendus par des ponts en maçonnerie ou en métal.

b) Pour les rivières navigables et les canaux : L'amélioration du Rhône ; L'amélioration du canal de Bourgogne, de l'Yonne, de Haute-Seine; L'amélioration de la Basse-Seine; La réfection des digues de la Loire; La construction de déversoirs pour l'aire écouler dans les vais les eaux d'inondation entre Briare et Nantes; Divers travaux sur la Loire maritime, la Saône, la ronne et l'Adour; L'amélioration des canaux du Nord, du Centre, Briare, du Loing, d'Orléans, du Rhône au Rhin, de l'Aisne à la Marne, latéraux à la Loire, à l'Aisne, à la Marne ; La construction de nouveaux canaux, notamment de la Haute-Marne à la Saône, de l'Aisne à l'Oise ; Le rachat des canaux concédés, notamment de la Scarpe, de Lez et de Beaucaire.

c) Pour les ports maritimes : La mise en état d'ouvrages anciens compromis par l'insuffisance des sommes consacrées à leur entretien ; La construction de bassins en eau profonde à Boulogne, à Saint-Malo, à La Rochelle; L'agrandissement du port de Cette en première urgence ; L'agrandissement des ports de Dieppe, Cherbourg, Paimboeuf. Arcachon, la pointe de Grave; L'achèvement de l'éclairage et du balisage des côtes.

d) Pour le service hydraulique : Le grand canal de dérivation du Rhône ; Les canaux d'irrigation dans les Hautes et Basses-Alpes, les hautes et Basses-Pyrénées, les Alpes-Maritimes, l'Aude et les Bouches-du-Rhône.

500 millions de nouveaux travaux publics à engager dès que les travaux entrepris, - et il y en a pour près de 300 millions, - seront achevés : voilà l'avenir que le directeur général envisageait résolument. Il ne s'agissait pas d'appréciations générales que sa haute expérience lui aurait permises, à lui plus qu'à toute autre personne ; les chiffres indiqués par M. de Franqueville reposent sur des études faites depuis longtemps sous son administration. De nombreux projets sont dressés sur tous les points du territoire, et le programme dont nous venons d'indiquer les bases montre la vigilance avec laquelle les besoins du pays étaient étudiés. Ce programme est, hélas ! le testament administratif du dernier directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer, ultima verba.

Suppression de la fonction de directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer. - Nous abordons ici un sujet fort délicat, mais qui se lie si intimement au récit de la vie de M. de Franqueville qu'il ne nous a pas paru possible de le passer sous silence.

Après avoir rendu hommage à la haute capacité dont le directeur général avait donné tant de preuves, la commission de la Chambre des députés, chargée d'examiner le projet de budget des travaux publics pour l'exercice 1877, s'exprimait de la manière suivante :

« Votre commission, Messieurs, sortirait de son rôle, si elle vous proposait un règlement des attributions du personnel; mais elle signale à M. le ministre des travaux publics les nécessités auxquelles il lui paraît urgent de pourvoir en lui demandant de séparer les deux services des chemins de fer et de la navigation. »

En émettant ce voeu, la commission du budget aurait peut-être dû ajouter quelques lignes pour repousser les accusations trop souvent lancées contre M. de Franqueville: on n'avait pas, en effet, craint de dire que, chez le dernier directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer, la balance n'avait pas été toujours tenue d'une manière impartiale entre les chemins de fer et les voies navigables.

M. le ministre des travaux publics a fait justice, à Versailles et sur la tombe même de M. de Franqueville, de cette triste insinuation. La longue énumération des entreprises de navigation dont le directeur général a, par tous les moyens en son pouvoir, poursuivi la création ou l'amélioration, montrera-t-elle enfin que jamais reproche ne fut moins fondé ?

La mort inopinée de M. de Franqueville a amené, pour ainsi dire sans discussion, la réalisation des désirs de la commission du budget. La direction générale des ponts et chaussées a été supprimée, et l'administration centrale du ministère des travaux publics a été organisée sur des bases nouvelles qui diffèrent peu de celles qui avaient été adoptées en 1853.

Nous demandons ici la permission d'exprimer une opinion personnelle. Depuis bientôt quarante années, on a plusieurs fois modifié l'administration des travaux publics; ne conviendrait-il pas de revenir purement et simplement à ce qui existait avant ces divers essais, à la direction générale des ponts et chaussées telle qu'elle existait sous M. Legrand? C'était une organisation plus que séculaire et qui avait fonctionné sous des régimes politiques bien différents.

Sans remonter à Sully, grand voyer de France, nous voyons, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, le service des ponts et chaussées dirigé, de 1742 à 1792, par quatre intendants généraux seulement, et l'un d'eux, le plus illustre, Charles-Daniel Trudaine, reste en fonctions 24 ans de suite.

Après la Révolution, de 1800 à 1847, sauf de très-courts intervalles, il n'y a eu que six directeurs généraux :

M. Crétet, de 1800 à 1806;
M. le comte de Montalivet, de 1806 à 1809 ;
M. le comte Molé, de 1809 a 1817 ;
M. Becquey, de 1817 à 1830;
M. Bérard, de 1830 à 1832;
M. Legrand, de 1832 à 1847.

Après une lacune à laquelle la révolution de 1848 n'a pas été étrangère, cette grande tradition avait été renouée, imparfaitement il est vrai, par la nomination de M. de Franqueville, et celui-ci n'avait été inférieur à aucun de ses prédécesseurs.

Un antagonisme serait-il à redouter entre le ministre des travaux publics et le directeur général ? Nous ne le pensons pas; et ici l'expérience répond : Trudaine, en 24 ans, a été sous les ordres de 7 contrôleurs généraux; M. Legrand, soit comme directeur généra], soit comme sous-secrétaire d'État, a été le collaborateur de 11 ministres; M. de Franqueville, depuis le jour où il est entré au ministère en 1838 jusqu'à sa mort, a vu en 38 ans 35 ministres. Peut être, en entrant dans son cabinet, un ministre nouveau a-t-il eu un instant la pensée d'éloigner un fonctionnaire dont la présence pouvait lui porter quelque ombrage ; mais au bout de bien peu de jours il était sous le charme, et l'on peut appliquer à M. de Franqueville ce que l'on a dit de M. Legrand : « La parfaite loyauté de Legrand, la douceur et la dignité de son caractère, sa modération d'esprit égale à son amour du bien et à ses lumières, triomphaient de tous les obstacles; plus le ministre était éclairé, plus Legrand avait de crédit. »

Malgré les atténuations de langage de la commission du budget des travaux publics, M. de Franqueville fut profondément attristé (Il écrivait le 31 juillet 1876 : « Je ne suis pas dans un état brillant, moralement surtout. Le rapporteur de la commission du budget maintient en termes qui n'ont rien de désobligeant, du reste, la proposition... Je me sens fatigué de corps et de tète, et j'ai bien envie de me reposer. Je suis dans un état d'incertitude qui m'ennuie considérablement .. »). Nous le vîmes souvent à cette dernière période de sa vie, et chaque fois il nous exprima sa ferme résolution de quitter le service si sa situation était amoindrie. A ce moment, il était écrasé de fatigue; il rédigeait des exposés de motifs pour des travaux considérables à exécuter sur les voies navigables, pour le rachat par la compagnie d'Orléans des réseaux des Charentes et de la Vendée, ainsi que pour l'exécution d'un réseau complémentaire dans le Centre et l'Ouest de la France.

Lorsque tout ce travail fut accompli, M. de Franqueville se décida à se reposer, et il quitta Paris le 15 août 1876, nous n'osons pas dire inquiet de l'avenir, - un homme de sa valeur, chrétien convaincu, avait la sérénité que donne la pensée du devoir en tout temps accompli. - A plusieurs reprises, d'ailleurs, M. le ministre des travaux publics lui avait dit en quelle profonde estime il tenait ses services, et affirmé qu'il n'existait aucun projet de réorganisation dans lequel une haute situation ne lui fût réservée. Malgré cette assurance, M. de Franqueville était troublé; il ne pouvait pas ne pas se demander quelles seraient les combinaisons nouvelles qui l'accueilleraient à son retour, et, après 49 années de services exceptionnels et glorieux, il n'était pas sûr du lendemain.

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