Alfred Charles Ernest FRANQUET de FRANQUEVILLE (1809-1876).

Polytechnique (promotion 1827), corps des ponts et chaussées.

Au sujet de Franqueville, voir aussi : site de Hubert Demory


Par M. F. JACQMIN,

Annales des Mines, 7e série tome 11, 1877.

V.
Derniers jours de M. de Franqueville. - Hommages rendus à sa mémoire. - Grandeur de l'oeuvre accomplie.

Séjour à Aix-les-Bains. - Pour ces dernières pages, nous ne pouvons que reproduire une partie des récits qui ont été déjà publiés soit en Savoie, soit à Paris; ils portent tous l'empreinte d'une vive sympathie pour le grand ingénieur enlevé au pays.

M. de Franqueville était arrivé à Aix le 16 août. Il aimait beaucoup la Savoie, et, depuis plusieurs années, il se rendait tantôt à Aix, tantôt à Évian. Cette fois, il comptait aller dans ces deux stations. « Quelques jours de repos avaient suffi pour le remettre en apparence, et chacun admirait sa gaieté et son entrain. »

La notice à laquelle nous empruntons les lignes qui précèdent raconte ainsi qu'il suit les derniers jours de M. de Franqueville :

« Le 24 août il voulut bien, sur la demande du sous-préfet de l'arrondissement et des ingénieurs, se rendre à Belley pour visiter les environs de la ville et examiner le tracé proposé pour l'établissement de la nouvelle voie ferrée qui doit desservir cette contrée. L'excursion fut longue et fatigante, le temps était froid et humide; M. de Franqueville rentra le soir à Aix légèrement indisposé. Il lui fut cependant possible de sortir le lendemain, et même de passer au Casino une partie de la soirée; mais, dans la matinée du surlendemain samedi, il se sentit très-souffrant en sortant de l'établissement thermal.

« M. le professeur Bouillaud, membre de l'Institut et professeur à la Faculté de médecine de Paris; M. le docteur Vidal, médecin-inspecteur de l'établissement thermal, ainsi que deux chirurgiens mandés, l'un de Lyon, l'autre de Chambéry, lui prodiguèrent leurs soins sans pouvoir arrêter le cours de la maladie.

« Le lundi soir, son fils, mandé par un télégramme, arrivait près de lui; un moment on espéra que la péritonite allait céder, mais la nuit fut mauvaise, et les symptomes fâcheux étaient fort aggravés le mardi matin.

« C'est alors que Mgr Mermillod, évêque d'Hébron, auxiliaire de Genève, fut appelé auprès du malade, qui avait conservé toute sa connaissance et ne soupçonnait même pas la gravité de son état. »

M. de Franqueville avait reçu une éducation chrétienne, et si, pendant sa jeunesse, il s'était éloigné de la pratique des sacrements, il n'avait pas perdu la foi. A mesure qu'il avançait en âge, il se rapprochait davantage de l'Église. En 1867, il avait, après avoir suivi la grande retraite de Notre-Dame, fait le dernier pas dans la voie d'un complet retour à Dieu, et les dures épreuves qu'il avait traversées n'avaient fait que l'affermir dans sa foi. Il accueillit cordialement Mgr Mermillod, et quelques moments plus tard, vers onze heures, M. l'archiprêtre d'Aix lui apportait la sainte communion.

« Cependant, ajoute la notice, le mal marchait avec une effrayante rapidité. L'extrême-onction fut administrée au malade, qui put encore répondre, en latin, aux prières de l'Église; mais, la cérémonie à peine achevée, M. de Franqueville parut s'assoupir, et quelques minutes après, à midi, il avait rendu son âme à Dieu.

« En présence des nombreuses marques de sympathie qu'il reçut alors de toutes parts, M. Charles de Franqueville voulut faire célébrer, à Aix même, un service funèbre avant de partir avec les restes mortels de son père. »

Cérémonie funèbre à Aix. - Cette cérémonie fut célébrée le 31 août, au milieu d'un imposant concours des habitants d'Aix et des principaux fonctionnaires de la Savoie et des départements voisins. Après l'absoute donnée par Mgr Mermillod, le corps fut transporté à la gare du chemin de fer et déposé dans un wagon-salon envoyé par la compagnie de Lyon. A ce moment, plusieurs discours furent prononcés par M. le comte du Moulin, ingénieur en chef du département; par M. de Valavieille, préfet de la Savoie; enfin, par M. Daubrée, inspecteur général des mines.

M. le comte du Moulin fit ressortir avec émotion que c'est en allant, par un temps affreux, voir un tracé de chemin de fer que M. de Franqueville avait pris le germe de la maladie qui l'avait enlevé, pour ainsi dire, d'une manière foudroyante.

M. le marquis de Valavieille prit la parole à son tour dans les termes suivants :

« Messieurs,

« Avant de nous séparer de l'homme éminent dont nous pleurons la perte, qu'il me soit permis de donner lecture de la dépêche que M. le ministre des travaux publics a adressée au fils du défunt, au moment où il a appris la fatale nouvelle :

    Le ministre des travaux publics à M. Charles de Franqueville.

« J'apprends avec douleur la mort de votre père. J'avais, pendant le trop court temps où nous avons travaillé ensemble, apprécié ses éminentes qualités, sa haute intelligence, sa patience au milieu des difficultés, son amour infatigable du travail, et, au-dessus de toutes choses, la bonté et la douce sérénité de ce grand esprit.

« Je perds en lui un collaborateur hors de pair, et j'aime à le penser, un ami. Nul ne sent plus vivement que moi l'immensité de cette perte cruelle et inattendue

                                    Albert CHRISTOPHLE
« J'ajouterai que la Savoie s'associe aux regrets Gouvernement, car elle ne saurait oublier les grands services rendus à ce pays par l'éminent directeur général de ponts et chaussées. En apprenant ce triste événement, le conseil général de la Savoie, se faisant l'interprète de populations, a voulu, par un vote unanime, inscrire dans ses délibérations l'hommage de sa reconnaissance et de sa sympathie pour M. de Franqueville. »

La nouvelle de la mort de M. de Franqueville causa Paris la plus douloureuse surprise; ses amis connaissaient l'état de malaise dans lequel il était parti, mais tous espéraient que le repos suffirait, comme il avait suffi les années précédentes, pour lui rendre ses forces et son activité. On fut cruellement détrompé.

Obsèques à Versailles. - Les obsèques se firent à Versailles le 5 septembre, à l'église cathédrale de Saint-Louis. Une foule très-nombreuse s'était rendue à cette triste et imposante cérémonie.

Le Conseil d'État, les conseils généraux des ponts chaussées et des mines, la commission centrale des chemins de fer, le ministère des travaux publics, avaient envoyé des députations. Toutes les compagnies de chemins de fer étaient représentées, et, bien qu'à l'époque des vacances beaucoup de personnes fussent éloignées de Paris, l'église Saint-Louis était à peine suffisante pour contenir la foule des assistants.

«S. E. Mgr le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, assisté des vicaires généraux de Versailles, a donné l'absoute. Le cortège s'est ensuite rendu au cimetière Saint-Louis, où cinq discours ont été prononcés par MM. Albert Christophle, ministre des travaux publics, au nom du Gouvernement; Léon Aucoc, au nom du Conseil d'État; de Boureuille, au nom de l'administration centrale des travaux publics; Kleitz et Lalanne, au nom du corps des ponts et chaussées. Puis, pendant les dernières prières de l'Église et le défilé des troupes, le corps a été inhumé dans un caveau de famille. »

Hommages rendus à la mémoire de M. de Franqueville. - Un hommage universel a été rendu à la mémoire de M. de Franqueville. De tous les points de la France, les hommes les plus considérables ont adressé à son fils l'expression de leur vive sympathie et de leur estime profonde pour son père.

La famille de M. de Franqueville conservera avec un légitime orgueil les discours prononcés à Aix et à Versailles, et la collection des lettres écrites par tant de personnages considérables, parmi lesquelles nous citerons :

S. A. R. Mgr le comte de Paris;
S. A. R. MBr le duc de Nemours;
S. A. R. Mgr le duc d'Aumale;
MM. Thiers, Magne, Rouher, Béhic, le baron de Larcy, Vuitry, Paul Andral, etc., etc.


Buste du duc d'Aumale à l'Institut de France, quai de Conti, Paris
Photo R. Mahl

Les conseils d'administration des compagnies du Nord, de l'Est, du Midi, de l'Ouest, du chemin de fer de Ceinture, prirent des délibérations dans lesquelles est consignée l'expression de leurs regrets, et qui furent envoyées a M. Charles de Franqueville.

Nous ne pouvons reproduire ici toutes ces lettres; nous en détacherons seulement deux, celles qui furent écrites par M. Rouher et par M. Thiers.

Extrait d'une lettre de M. Rooher, député, ministre des travaux publics de 1855 à 1863.

J'ai vivement ressenti le malheur inopiné étemel qui vous a enlevé votre père et qui a privé l'Etat d'un de ses serviteurs les plus éminents. A travers les vicissitudes de la politique, j'avais conservé à de Franqueville la plus sincère affection et la plus haute estime. Notre longue collaboration m'avait permis d'apprécier toute l'étendue de ses facultés. Nous avons écrit ensemble les articles de la constitution des chemins de fer en France. Malgré les attaques aveugles ou inspirées par des passions cupides, cette constitution est restée debout; elle n'a, pas plus que la liberté commerciale, pu etre remontée par le flot révolutionnaire. Aussi le nom de votre père occupera-t-il une grande et brillante place dans l'histoire économique de notre pays. Ce sont là pour vous, Monsieur, des causes d'atténuation de votre légitime douleur, en même temps que de justes motifs de fierté et de reconnaissance filiale pour celui qui n'est plus.

De Franqueville meurt pauvre, je n'en éprouve aucune surprise. Il était trop inféodé à ses fonctions pour avoir le souci de l'accroissement de sa fortune, et cette rigoureuse probité, qui est heureusement l'apanage du grand nombre, le tenait à dédaigneuse distance des sources faciles de la richesse.

« Je partage votre affliction, Monsieur, et conserverai toujours à votre père le souvenir affectueux et attristé que le coeur garde à un ami dévoué. »

Extrait d'une lettre de M. A. Thiers, député de la Seine, ancien Président de la République.

« J'ai appris, avec le plus vif regret, la mort, pour moi si imprévue, de votre très-honorable père, l'un hommes pour lesquels j'ai eu le plus d'estime et le plus d'amitié. Dans ma très-longue carrière, je n'ai pas trouvé d'homme plus capable, plus droit que M. de Franqueville. Il a été, selon moi, dans le demi-siècle auquel j'ai assisté, l'un des personnages qui ont rendu à la France les services les plus réels et les plus sérieux. Sans lui, je ne sais pas comment on aurait pu faire pour sauver l'intérêt général du chaos des intérêts particuliers dans la partie la plus importante de l'administration, celle des travaux publics. Il a constamment opposé aux cupidités particulières, si ardentes dans ce siècle, l'intérêt vrai de l'État et un bon sens supérieur.

« Pour moi, il m'a laissé un souvenir ineffaçable, et je n'oublierai jamais notamment les services très-grands qu'il m'a rendus pendant et surtout après la dernière guerre. Il m'a puissamment aidé à réparer les maux de cette affreuse guerre, et je l'ai dit en dernier lieu encore à tous les membres de la commission du budget, qui avaient à s'occuper de sa situation.

« Je suis heureux de pouvoir payer à sa mémoire ce tribut de gratitude et de vieille affection, et de le remettre à son honorable fils. »

Lorsque deux hommes politiques considérables, appartenant à deux partis si opposés, apportent à la mémoire de M. de Franqueville un pareil témoignage, on peut affirmer que le dernier directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer a été un grand citoyen et un grand serviteur de son pays.

Voeu exprimé par la ville de Cette. - La ville de Cette a tenu à honneur de consacrer le souvenir des services qui lui ont été rendus par M. de Franqueville. La chambre de commerce a émis le voeu que le bassin projeté à l'est de la jetée de Frontignan reçût le nom de Bassin de Franqueville. Un décret du 15 novembre 1876 a fait droit à ce Voeu. Si nous sommes bien informés, d'autres villes doivent suivre cet exemple et honorer, sous des formes diverses, la mémoire du directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer.

Grandeur de l'oeuvre accomplie par M. de Franqueville. - Nous venons de dire quelle a été la vie de M. de Franqueville: Elle se résume en deux mots : le travail et le dévouement à son pays. Dieu lui avait donné des aptitudes merveilleuses ; mais depuis son enfance jusqu'à son dernier jour, pendant soixante années, il a travaillé, on l'a dit, avec acharnement, et, en tous cas, comme bien peu de personnes ont su le faire.

Il a occupé, dans l'État, une succession de postes élevés et il était arrivé à une situation considérable et exceptionnelle, mais qu'il ne devait qu'à lui-même. Chaque fois qu'il obtenait un nouveau grade dans sa carrière, il se croyait obligé de reconnaître cet avancement par un travail plus grand encore, et il l'écrivait bien simplement à ses amis. On critique souvent l'organisation de la société moderne; on cite dans les fonctions publiques des avancements imprévus et que l'on dit immérités; on attribue à l'intrigue et à la faveur un rôle qu'elles n'ont pas toujours, Dieu merci, et qu'en tout cas elles n'ont pas rempli, un seul jour, dans la vie de M. de Franqueville.

Maintenant le pays a-t-il recueilli du labeur de M. de Franqueville une oeuvre utile et durable? Nous n'hésitons pas à répondre affirmativement, et à dire que son oeuvre a été une des plus grandes qui aient été accomplies de notre temps.

La France présente souvent un spectacle singulier. D'immenses travaux s'exécutent chez elle, l'industrie s'organise, des choses véritablement grandes et belles se fondent et se développent, personne n'y prend garde, ou plutôt on n'y songe que pour en signaler, en exagérer même les imperfections. En revanche, tout ce qui se fait à l'étranger a le don d'exciter notre admiration : on voudrait même implanter chez nous des institutions qui ne conviennent ni notre caractère, ni aux besoins de notre pays.

En ce qui concerne les voies ferrées, toutes les nations cherchent la solution du grand problème des rapports à établir entre l'État et les chemins de fer; la France seule a trouvé cette solution, tout le monde à l'étranger le reconnaît et le proclame, mais chez nous on dit que tout est à refaire.

Rapports entre les chemins de fer et l'État. - Les chemins de fer sont, personne ne le conteste, le plus puissant instrument de transformation qui, depuis l'imprimerie, soit sorti de la main des hommes ; aucun État ne saurait demeurer étranger à leur création et à leur fonctionnement; mais quels principes doit-on suivre à cet égard?

L'État, pour ne prendre que les grands traits des choses, doit-il construire et exploiter lui-même les chemins de fer? Doit-il, au contraire, les abandonner complètement à l'industrie privée ? Est-il possible de trouver une combinaison mixte qui réunisse les avantages que peut donner la réalisation des deux premières hypothèses?

Dans la première de ces hypothèses, l'État commence par se charger d'une dette énorme; il ne peut demander qu'à l'impôt et à l'emprunt le capital nécessaire à la construction des lignes; puis, celles-ci une fois faites, il assume, s'il les exploite, une immense responsabilité. Tous les incidents que peut provoquer le détail de l'exploitation se transforment en griefs politiques. Si un train est en détresse ou seulement en retard, si un colis est avarié ou perdu, c'est le Gouvernement qui est coupable et qui est incriminé ; d'un autre côté, si le commerce a réellement à se plaindre d'une exploitation faite par l'Etat, qui prendra 1a défense des intérêts du public contre une armée de fonctionnaires?

Dans la seconde hypothèse, l'État se borne à assister aux luttes qu'engendre le système de la liberté illimitée.

On multiplie les lignes dans les régions les plus riches du pays, puis on s'aperçoit que là où une ligne aurait suffi, on en a fait deux, et qu'il n'y en a pas dans des régions moins riches, et qui cependant auraient eu bien besoin d'une voie de fer. Il faut alors que les recettes couvrent l'intérêt d'un double capital, et la concurrence a pour conséquence l'élévation des tarifs.

Solution en Belgique. - Toutes les nations de l'Europe sont, en ce moment même, aux prises avec les plus sérieuses difficultés.

En Belgique, l'État, propriétaire des lignes principales du pays, s'est aperçu qu'à côté de ces lignes se constituaient des artères nouvelles, et, pour éviter la concurrence, il rachète à grand prix des chemins qui font double, triple ou quadruple emploi; puis, chaque parti politique se fait une arme de l'abaissement des tarifs, et l'on peut prévoir le moment où le capital consacré à la construction des chemins de fer ne recevant aucune rémunération, il faudra demander cette rémunération à l'impôt.

Solution en Allemagne. - En Allemagne, mêmes difficultés. Propriétaire d'une partie des lignes, le Gouvernement impérial voudrait racheter toutes les autres; mais, s'il étendait à l'ensemble du réseau les expériences qu'il a tentées en Alsace-Lorraine sur les tarifs, il faudrait ouvrir un grand-livre de la dette publique comprenant à peu près tout le capital de la construction.

En Autriche-Hongrie, en Italie, les gouvernements ont construit des lignes; ils les ont vendues : ils les rachètent à des prix qui ruinent les actionnaires, étrangers, il est vrai; puis, le rachat opéré, en Italie notamment, on se demande ce que l'on va faire, c'est-à-dire s'il faut garder les lignes ou s'il ne convient pas, au contraire, de les vendre à nouveau ou au moins de les affermer.

Solution en Angleterre. - En Angleterre, le Parlement multiplie les enquêtes; le public s'étonne de voir les compagnies se fondre les unes dans les autres et constituer des associations qui ressemblent absolument aux compagnies françaises; on s'afflige du régime des concessions perpétuelles et l'on cherche s'il ne vaudrait pas mieux doter le pouvoir central de moyens de contrôle qui semblent lui avoir fait défaut jusqu'ici.

Solution aux États-Unis. - Quant aux États-Unis d'Amérique, le régime de la liberté absolue a peut-être produit des fruits abondants, mais pour la plupart bien amers. Une note, écrite de la main de M. de Franqueville et portant la date du 1er mars 1876, contient, au sujet des chemins de fer en faillite aux États-Unis, les renseignements ci-après, recueillis dans des journaux américains :

Le nombre des compagnies de chemins de fer, tombées en faillite au 31 janvier 1876, s'élevait à 125.

Leur passif, en obligations seulement, était de...    4.155.028.624 fr.
Sur ce chiffre, il a été fourni par les Américains.   2.824.728.624
Par les étrangers. ........                           1.330.300.000

Ce calcul néglige le capital-actions entièrement perdu (Sur bien des lignes, le capital-actions paraît n'avoir jamais existé que sur le papier. On ne demandait au public que des obligations. Ce système a été importé en Europe.), ainsi que les augmentations passagères attribuées aux obligations par les spéculateurs ou leurs dupes.

Le nombre des voies construites dépasse les besoins industriels du pays; l'état d'entretien d'une certaine quantité laisse beaucoup à désirer, et l'on peut trouver dans ce fait l'explication de ces accidents épouvantables qui surprennent si souvent les lecteurs européens.

Le pays a-t-il au moins obtenu de cette surabondance de lignes des prix extraordinairement réduits? Une dépêche publiée il y a quelques jours par les journaux français, va nous répondre :

« La guerre des chemins de fer américains est terminée, les lignes du New-York Central, de l'Érié, de l'Ohio et de la Pensylvanie, ainsi que quarante-deux autres, ont contracté samedi un arrangement par lequel elles consentent une base permanente et uniforme des tarifs. Les tarifs du fret des marchandises destinées aux villes situées sur la côte et aux ports de mer sont augmentés de plus de 50 p. 100. L'exécution de ces nouveaux tarifs doit commencer demain lundi. »

Le gouvernement local ou fédéral est absolument désarmé devant de pareils faits.

La France seule a trouvé la solution. La France seule nous paraît avoir résolu, en matière de chemins de fer, le problème si difficile de la conciliation de ces deux grands principes : l'autorité et la liberté.

Le territoire a été divisé en six grandes circonscriptions, et, dans chacune d'elles, tous les chemins de fer ont été, sauf quelques exceptions peu importantes, concédés à une même compagnie.

Des cahiers des charges, très-bien conçus, définissent les droits de l'État et ceux des concessionnaires. Libres de se mouvoir dans des limites déterminées, les conseils d'administration de ces compagnies et les chefs de service investis de leur confiance s'efforcent à l'envi de développer les relations commerciales, de les créer même là où elles n'existent pas encore.

Dans chaque réseau, les différents modes d'exploitation technique, les perfectionnements à apporter au matériel roulant, les questions relatives au mode de recrutement, aux caisses de secours, aux pensions de retraite d'un personnel qui comprend aujourd'hui plus de 200.000 hommes, tous ces problèmes sont étudiés chaque jour avec ardeur et dans des vues différentes, mais dont la diversité même est une garantie de progrès véritable et de succès.

En même temps, l'État, investi de droits considérables, par ces mêmes cahiers des charges, exerce sur les compagnies une surveillance de tous les instants.

Par les ingénieurs du contrôle et tout le personnel du commissariat, il est instruit du moindre incident qui se produit sur les voies.

Aucune taxe n'est perçue sans avoir été homologuée, c'est-à-dire sans que, par un examen approfondi, il ait été constaté qu'elle est conforme aux conditions du contrat.

Par l'inspection des finances, l'État pénètre dans tous les détails de la comptabilité des compagnies.

En temps de paix, on le voit, l'État est en mesure d'intervenir à tous instants dans la gestion même des compagnies de chemins de fer et de protéger le public, s'il en était besoin, contre ce qu'on appelle l'omnipotence du monopole.

En temps de guerre, c'est bien autre chose. Le matériel immense des compagnies, machines, voitures et wagons, leur nombreux personnel discipliné et hiérarchisé, passent, du jour au lendemain, à la disposition de l'État; les ateliers des compagnies, véritables arsenaux, sont prêts à exécuter les commandes les plus diverses, à moudre du blé et à fabriquer des armes.

Enfin, dans 80 ans, le réseau total, qui aura coûté près de 15 milliards, sera complètement amorti; tout le capital-actions et obligations aura été remboursé par des prélèvements annuels sur les recettes de l'exploitation, et l'Etat entrera en pleine possession d'une propriété suffisante pour éteindre la dette publique.

Voilà ce qui existe en France, ce que les étrangers étudient et admirent en regrettant que chez eux on se soit écarté, dans un sens ou dans l'autre, de ce système d'équilibre entre l'État et les compagnies, de ce que, dans enquêtes anglaises, on a nommé le système français, ne craignons pas d'ajouter le système de M. de Franqueville. On peut définir ce système en peu de mots : L'association de l'État et des compagnies, constituée en vue d'assurer l'achèvement du réseau national, les bénéfices des lignes prospères étant reportés en partie sur les lignes improductives.

Aucune industrie, dans aucune nation, n'a réalisé un pareil programme.

Caractère de M. de Franqueville. - Cette notice serait incomplète si nous ne cherchions pas à rappeler quelques souvenirs se rattachant à la personne même de M. de FranqueviUe. Il était d'une taille élevée, un peu courbé dans ses dernières années; il était demeuré très-mince. Je le vois, il y a 35 ans. On eût difficilement trouvé un cavalier plus accompli et possédant plus de grâce et de distinction : la distinction, il l'a gardée jusqu'à son dernier jour ; la grâce avait été remplacée par l'aménité de l'homme qui occupe un poste élevé.

S'il disait à celui de ses camarades d'école qui l'appelait Monsieur le directeur général: « Tu te moques de moi », aucun ingénieur n'oubliait qu'il parlait à son directeur général.

Nous avons dit ses relations avec ses 35 ministres. Il n'est peut-être pas un de ces personnages politiques qui ne soit demeuré son ami. Au ministère, - nous ne dirons pas au-dessous de lui, il avait l'art infini d'élever en apparence jusqu'à lui le plus modeste de ses collaborateurs, - il a rencontré toujours le plus absolu, le plus respectueux dévouement. Jamais une parole dure ni même sévère; si, dans les nombreux documents qui passaient sous ses yeux, une errreur était commise, et il avait pour les découvrir un don merveilleux, il ne songeait pas à réprimander le coupable, il cherchait avec lui le moyen de redresser cette erreur.

La porte de son cabinet était rarement fermée, et il recevait toutes les personnes qui avaient à lui parler. Souvent ses préoccupations étaient extrêmes; il souffrait en outre assez fréquemment. Lui annonçait-on une visite, préoccupations, souffrances, tout paraissait oublié, et le visiteur se retirait convaincu que le directeur général n'avait pas à songer à une affaire autre que celle dont il venait de l'entretenir, peut-être de l'ennuyer.

M. de Franqueville avait, du reste, une qualité précieuse : il n'oubliait aucune affaire. En fait de travaux publics, il gardait toujours le souvenir du point précis où une question était arrêtée; il savait quel était le document promis ou réclamé et il disait ce qu'il fallait faire pour aller en avant.

Il traitait à la fois les affaires les plus dissemblables. Souvent, pendant que nous discutions avec lui des questions relatives aux chemins de fer de l'Est, un de ses chefs de service entrait, s'excusant de l'interrompre, mais lui demandant une instruction pour une affaire urgente. La chose pouvait concerner la Bretagne ou les Hautes-Pyrénées. M. de Franqueville savait à l'instant ce dont il s'agissait et il répondait de la manière la plus précise; après deux ou trois incidents de ce genre, il reprenait la discussion au point, au mot même où elle avait été suspendue.

Sur les questions de législation, de jurisprudence, de précédents, comme on dit en administration, sa mémoire était prodigieuse ; il retrouvait, sans effort apparent, le texte dont il avait besoin. Au moment où les lois concernant les travaux publics allaient être soumises aux délibérations des Chambres, M. de Franqueville avait véritablement la fièvre. Tous les budgets antérieurs, tous les documents relatifs à la question qui allait être débattue à la tribune étaient revus, analysés par ses chefs de service ou par lui, et classés dans sa tête avec un ordre admirable. Nous lui disions qu'il se rappelait ses examens de sortie de l'École polytechnique. Il se creusail la tête pour savoir sur quels points il pourrait bien être interrogé; il cherchait et, pour parler le langage de l'École, il piochait tous les cas possibles. Le grand jour arrivait; la loi était votée sans observation, ou sans observation comportant une réponse qui utilisât le labeur auquel M. de Franqueville et ses collaborateurs s'étaient livrés.

Probité. - Un dernier mot. Faut-il parler de la probité de M. de Franqueville? J'ai longtemps hésité à le faire; il me semblait que c'était presque faire injure à sa mémoire. J'ai parcouru un grand nombre de notices consacrées à d'éminents ingénieurs des ponts et chaussées ou des mines, jamais on n'a songé à dire qu'ils avaient été de très-honnêtes gens; la chose est trop naturelle.

J'ai cependant trouvé une exception à ce silence si général. Voici en quels termes, dans une notice trop peu connue et à laquelle nous avons déjà emprunté quelques lignes, un grand écrivain parle d'un grand administrateur; voici ce que M. Villemain écrivait de son condisciple, M. Legrand :

« Jamais homme ne porta plus loin et ne maintint pour soi avec plus de scrupule ce désintéressement qui, sans doute, est un devoir, mais qu'on peut, à cause des exemples contraires, nommer souvent une vertu. Contribuant à à la répartition de tant de secours et parfois de faveurs, consulté à l'origine pour la direction de tant d'entreprises, Legrand, sous aucun prétexte, sous aucune forme, ne voulut jamais accepter, ni même acquérir à titre direct ou indirect la moindre part dans les avantages que ces entreprises pouvaient offrir. Aussi, durant une influence administrative de plus de vingt ans, son modique patrimoine ne s'augmenta pas dans la plus légère proportion.... Il ne laisse à ses enfants en son nom que ce qu'il avait lui-même reçu en héritage, une somme de 60.000 fr. Quant à la fortune de sa femme et de ses enfants, bien plus attentif à la conserver irréprochable qu'à l'accroître, il évita soigneusement d'en rien placer sur aucune des entreprises formées en France et dont il aurait pu seconder ou seulement pressentir le succès. »

Nous ne pouvons, à notre grand regret, pour louer dignement M. de Franqueville, trouver des termes aussi délicats; la plume de M. Villemain ne se transmet pas, mais nous dirons :

A une époque pendant laquelle faire fortune a été le but suprême pour bien des gens, un ingénieur a traité pendant quarante années les plus grandes affaires industrielles de son pays ; il a rédigé de sa main des conventions relatives à des travaux qui ont coûté plus de 10 milliards de francs. Les combinaisons financières que cet ingénieur a imaginées, soutenues à la tribune, ont sauvegardé la fortune d'un nombre immense de familles. Cet homme de bien a laissé à son fils 3.000 livres de rente représentées par un grand nombre de titres. Quand M. de Franqueville avait économisé 2.000 francs, il achetait 100 francs de rente.

Voilà ce qu'ont été, au siècle des manieurs d'argent, M. Legrand et M. de Franqueville.

La probité de M. de Franqueville était, du reste, universellement connue, et, pour lui rendre hommage, on s'est servi un jour d'une expression bien forte. Après avoir dit qu'il repousserait des demandes de concessions nouvelles faisant double emploi avec des chemins existants, le directeur général ajoutait qu'il n'était nullement hostile, aux personnes, mais qu'il n'avait qu'une ligne de conduite : ce qui lui paraissait être l'intérêt du pays. « Nous ne le savons que trop, lui répondit son interlocuteur, c'est ce qui vous rend si formidable. »

Inflexible lorsqu'il s'agissait des intérêts de l'État, M. de Franqueville était presque sans défense devant les appels faits à sa propre bourse ; le nombre des demandes qu'il recevait était considérable, et l'on éprouvait bien rarement un refus. Tous ceux qui s'adressaient à lui étaient sûrs d'être écoutés, si humble que fût leur position. Il avait une sympathie particulière pour les veuves qui avaient des fils à élever, et rien ne lui coûtait pour leur venir en aide : « Cela me rappelle ma mère, disait-il; si elle n'avait pas trouvé des appuis, si quelques bons amis ne l'avaient pas aidée, que serait-elle devenue? Que serais-je aujourd'hui moi-même? J'éprouve une véritable jouissance à pouvoir faire pour les autres ce qui a été fait jadis pour nous. »

Peut-être sa bonté est-elle devenue quelquefois de la faiblesse. Peut-être ses bienfaits n'étaient-ils pas tous mérités. Ses amis le lui disaient; il le reconnaissait et il recommençait.

Buste à élever à M. de Franqueville. - Il n'existe pas de bon portrait de M. de Franqueville. On peut le reconnaître dans un grand tableau de Lazerges représentant l'empereur Napoléon III distribuant des secours aux inondés de Lyon ; mais cela est bien insuffisant. Quelques cartes photographiées ont été faites dans les derniers mois de sa vie. Il eût fallu le pinceau d'un grand peintre pour fixer sur la toile une figure fine et sérieuse qui s'illuminait souvent d'un bon et franc sourire.

L'École des ponts et chaussées possède les bustes de Trudaine, de Lamblardie, de Prony, de Fresnel et celui de M. Legrand; la salle des séances du conseil de l'Ecole contient la collection des portraits des ingénieurs éminents qui, depuis Perronet, ont dirigé ce grand établissement.

Prenant une initiative qui l'honore, le conseil général des ponts et chaussées a demandé que le buste en marbre de M. de Franqueville fût placé dans une des salles de l'École ; cette proposition a été accueillie avec le plus vif empressement par M. le ministre des travaux publics.

Nous demandons plus encore : le buste de ce grand serviteur du pays a droit, au palais de Versailles, à une place dans les longues galeries consacrées au souvenir de toutes les gloires de la France.

Paris, le 9 février 1877.


Résumé des états de service de Alfred Charles Ernest FRANQUET de FRANQUEVILLE

Né à Cherbourg (Manche) le 9 mai 1809, Décédé à Aix-les-Bains (Savoie) le 29 août 1876.

1° CORPS DES PONTS ET CHAUSSÉES.
20 nov. 1829.- Élève ingénieur.
1er mai 1833.- Aspirant ingénieur.
20 mars 1835.- Ingénieur ordinaire de 2e classe.
5 mai 1840.- Ingénieur ordinaire de 1re classe.
1er déc. 1845.- Ingénieur en chef de 2e classe.
23 janv. 1852.- Ingénieur en chef de 1re classe.
23 janv. 1855.- Inspecteur général de 2e classe. '.-
21 juin 1863.- Inspecteur général de 1re classe.
10 août 1870.- Vice-président du conseil général des ponts et chaussées.

2° ADMINISTRATION CENTRALE DES TRAVAUX PUBLICS.

23 oct. 1838.- Chef de la section de la navigation.
22 déc. 1841.- Chef de la division de la navigation et des ports.
15 nov. 1853.- Directeur des ponts et chaussées.
12 juill. 1855.- Directeur général des ponts et chaussées et des chemins de fer.

3° CONSEIL D'ETAT

19 sept. 1857.- Conseiller d'Etat en service ordinaire hors section.
17 août 1872.- Conseiller d'Etat en service extraordinaire.

4° CONSEILS ET COMMISSIONS.

10 nov. 1854.- Membre du comité consultatif des chemins de fer.
2 oct. 1858.- Vice-président du conseil supérieur du drainage.
28 nov. 1858.- Membre du conseil général de la Côte-d'Or.
5 août 1861.- Vice-président du conseil général de la Côte d'Or
12 mai 1869.- Commissaire français pour le règlement de l'affaire des chemins de fer belges.
18 nov. 1869.- Membre du conseil supérieur du commerce, de l'agriculture et de l'industrie.
16 janv. 1872.- Vice-président de la commission centrale des chemins de fer.
10 oct. 1872.- Membre du conseil supérieur de la guerre.

5° ORDRE DE LA LÉGION D'HONNEUR.

21 août 1842 : Chevalier.
16 nov. 1848 : Officier.
14 août 1861 : Commandeur.
12 août 1868 : Grand-Officier.

6° ORDRES ÉTRANGERS.

6 oct. 1857 : Commandeur de la Couronne de chêne , Pays-Bas
1er mai 1861 : Commandeur de 1re classe du Lion de Zähringen (Pays de Bade)
5 janv. 1864 : Commandeur, avec plaque, du Christ (Portugal)
16 juill. 1867 : Grand-Officier de Léopold (Belgique).
17 juill. 1870 : Grand-Croix de Saint-Grégoire-le-Grand (Etats Pontificaux).

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