FAIRE FACE A L'INCERTITUDE
 

EDITORIAL

par  Pierre Couveinhes
Rédacteur en chef des Annales des Mines


La récente crise financière l’a bien montré : l’incertitude ne se laisse pas aussi facilement maîtriser et enfermer dans des formules mathématiques, ni domestiquer jusqu’au point de se dissiper…
Comme le signale Jean-Pierre Dupuy, la probabilité de survenue des événements extrêmes est significativement plus élevée que ce que prévoit la loi de Gauss : leur distribution de probabilités semble plutôt suivre une loi de puissance (ou loi de Pareto), ce qui accroît considérablement leur impact sur ce à quoi l’on peut s’attendre dans l’avenir. Jean-Pierre Dupuy rappelle judicieusement que le fameux « principe de précaution » entretient des liens étroits avec la notion d’événement extrême, en raison du contexte historique de son apparition : des discussions portant sur l’impact de la dissuasion nucléaire américaine sur la sécurité européenne. Ce qui justifiait le nouveau principe, ce n’était pas ce que l’on savait (ou non) à propos des risques, mais bien l’énormité des enjeux, quant à eux parfaitement identifiés.
Mais il semble bien que le contenu du principe de précaution ait profondément évolué par glissements successifs, ainsi que le souligne Olivier Godard : l’on est ainsi passé, successivement, de dangers bien identifiés (même si leur probabilité était faible) à des dangers dont l’existence elle-même était incertaine, puis simplement à une « angoisse légitime ». Dès lors, ce principe n’apparaît-il pas aujourd’hui comme un simple avatar moderne de l’hostilité à la science et à l’industrie ? Le bref aperçu historique établi par Alexandre Moatti rappelle que cette hostilité ne date pas d’hier : elle existait déjà aux tout débuts de la révolution industrielle.
A cet égard, Dominique Deprins montre le caractère illusoire
du « risque zéro », qui présupposerait un savoir absolu. La volonté de tout quantifier (même ce qui ne peut l’être) est un dévoiement de la science, qui conduit tout droit au charlatanisme (la récente crise financière en a donné quelques illustrations remarquables…) A l’inverse, le concept de risque industriel a progressivement évolué, laissant désormais toute sa place au doute : « Les résultats des analyses de risques sont eux-mêmes affectés par l’incertitude », souligne ainsi Gilles Motet.
L’incertitude et le risque sont présents dans tous les domaines. Quelques exemples remarquables en sont donnés dans la deuxième partie de ce numéro de Responsabilité et Environnement : les OGM et les antennes-relais de téléphonie mobile (Olivier Godard), le choix des équipements militaires (Carl Trémoureux), la chimie (Armand Lattes) et même… la création artistique, un domaine où l’imprévisibilité joue un rôle central (Pierre-Michel Menger) (1).

Quelle démarche adopter, face à cette incertitude omniprésente ?

Plusieurs méthodes existent. Au niveau global, Thierry Gaudin présente le rôle décisif que peut jouer la prospective dans l’anticipation des risques, en dressant des scénarios très contrastés de l’avenir. En matière technologique, divers systèmes ont été développés pour en apprécier les conséquences : « l’évaluation des technologies » (Technology Assessment), « l'analyse du risque »  (Risk Assessment), « l’innovation responsable »… Mais bien que  ces méthodes aient apporté des résultats utiles, elles montrent aujourd’hui certaines limites.
Et si la solution résidait dans le recours aux bonnes vieilles méthodes des sciences de l’ingénieur ? En premier lieu, il faut définir correctement l’objet auquel on s’intéresse. Ainsi, Brice Laurent montre que l’attitude à adopter vis-à-vis des nano-objets dépend dans une large mesure de la définition qui en est donnée. Ensuite, il faut effectuer des mesures en en appréciant bien les incertitudes, suivant les principes traditionnels de la métrologie, que décrivent Jean-Luc Laurent et Benoît Gaumont.
De même, pour faire face aux difficiles problèmes soulevés par le développement technologique, Sven Ove Hansson souligne les leçons qui peuvent être tirées d’une discipline remontant aux débuts de l’industrie : l’ingénierie de sécurité. L’un de ses traits caractéristiques est de préconiser plusieurs barrières de sécurité successives, partant du constat que chacune de ces barrières peut s’avérer défaillante (pour des raisons techniques ou, tout simplement, parce que l’évaluation des risques et des dangers était inexacte...) Il s’agit, en quelque sorte, de vivre avec de multiples incertitudes, et non pas dans l’illusion qu’on les aurait toutes « éliminées ».

Emmanuel Kant n’affirmait-il pas (déjà…) que l’« on mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter » ?

 
 
 

(1) D’autres exemples peuvent être trouvés dans le n° 55 de Responsabilité & Environnement (Juillet 2009) intitulé « Différentes déclinaisons du risque ».


                         
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