AVANT - PROPOS

Jean François DEHECQ

Président de l'Association nationale de la recherche technique,
Président directeur général de Sanofi Synthélabo

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Ce numéro vient à point nommé. Le système français de recherche et d’innovation évolue ; ce changement sera imposé sous la pression d'initiatives extérieures au détriment de la France et de l'Europe, de leurs intérêts comme de leur rayonnement dans le monde, sauf à ce que nous sachions ensemble le piloter. Clairement les lecteurs des Annales des Mines peuvent avoir un rôle éminent dans le processus d'intelligence et d'action collective nécessaire.

On peut lire les articles qui suivent comme des variations sur un thème central, celui de la nécessité de mobiliser des ressources rares : femmes et hommes hautement qualifiés, connaissances et techniques (avec leurs modes de diffusion et de mise en œuvre), financements.

On y trouvera des témoignages de progrès, qui indiquent aussi des voies à suivre :

- différentes approches relatives aux compétences, car les projets valent in fine par ceux qui les animent, dans un cadre propice. Contrastes des situations démographiques et mobilité internationale font apparaître de nouveaux enjeux, avec des risques et des chances (par exemple, les nombreux départs des prochaines années dans la recherche publique française sont à la fois un problème et une liberté d’évoluer) ;
- la constitution des pôles d’excellence, (Sophia-Antipolis, Evry, mais aussi, entre autres, Grenoble, Toulouse). L’objectif est qu’émergent des attracteurs reconnus mondialement comme tels, qui associent enseignement, recherche, entreprises, et mobilisent de façon cohérente les différents niveaux de ressources (locales, nationales, européennes, et capitaux internationaux) ;
- une réflexion poussée, à partir de l'expérience d'un séminaire de l'Ecole de Paris du management, sur le management de l'innovation : la rareté des ressources rend particulièrement cruciale leur utilisation la plus efficace possible, au sein des entreprises, de la recherche publique, des réseaux ;
- le couplage privé-public, par les diverses voies qu'il emprunte, programmes ou grands projets, réseaux d'innovation technologique, dispositifs " horizontaux ", y compris Euréka, dont les réussites ont montré l’intérêt de compléter le dispositif communautaire, toujours menacé d’égalitarisme (malgré le progrès que constitue le 6e PCRD), par un outil de coopération sélective à l’initiative des acteurs ;
- la manière dont la recherche est financée, la provenance et le mode d’attribution de l’argent, les principales masses en cause, ont une grande influence sur les orientations et les comportements. C’est une des raisons pour lesquelles on a parfois du mal à objectiver les choses – une autre étant qu’à trop d’endroits les systèmes de gestion cachent les réalités financières. Les repères solidement documentés qui sont fournis ici sont donc précieux ;
- l’aide à la création d’entreprises, où l’on peut dire qu’un bon dispositif est désormais en place, mais où le passage à l’échelle européenne reste à faire.


Un mot sur les perspectives : certains des lecteurs m’ont peut-être entendu regretter que de nombreux cadres de haut niveau scientifique et technique fournis à grand frais par les écoles de la République, choisissent dès le début d’autres types de carrière. Même si ce n’est qu’une des manifestations françaises d’un mal désormais occidental, on doit prendre conscience que pour assurer notre prospérité, dans la compétition mondiale, il importe que les objectifs nationaux et européens d’augmenter l’effort de recherche et d'innovation trouvent une réponse du côté des métiers embrassés, et plus profondément de l’attitude de la société à l’égard de la science et de la technique. La science économique a beaucoup évolué depuis que Monge proclamait, en 1798, la nécessité de " tirer la nation française de la dépendance où elle a été de l'industrie étrangère " en préconisant déjà de répandre les connaissances techniques et appliquées, et d'en forger de nouvelles. Mais elle reste convaincue qu’il faut des talents pour prospérer. Il n'y a pas de fatalité de désindustrialisation, comme l'ont montré les exemples de nouveaux groupes français d’envergure mondiale dans des domaines émergents, multimédia, semi-conducteurs, logiciel, ainsi que dans le domaine de la santé, ou du développement durable. Ce qu’il faut, ce sont des talents, portés par des ambitions collectives, et des institutions qui les soutiennent. Durant les Trente Glorieuses, la France s'est développée plus vite que les Etats-Unis. A la génération suivante, secouée par une crise pétrolière, divers aléas géopolitiques et internes, elle a, tout en continuant à croître, pris près d'un point de retard par an. Aujourd'hui, au sein de l'Europe et avec elle, elle doit offrir une ambition mobilisatrice de long terme.

Les choix individuels sont heureusement libres, et si la demande est insuffisante, il faut améliorer l’offre. Le problème de l’attractivité est à l’ordre du jour : il vient de faire l'objet de plusieurs mesures, touchant aux aspects matériels. Ceux-ci sont indispensables, mais la dimension psychologique l'est aussi. Aujourd’hui, en France, les institutions et les règles ont pris du retard sur la réalité des métiers. Elles propagent encore trop l’image du chercheur individualiste et spécialisé, alors qu’on travaille en équipe, que ce sont les associations entre disciplines qui sont les plus créatives, que la diffusion des connaissances passe en bonne partie par la circulation des personnes. Nous sommes entrés dans une époque de carrières ouvertes, qui devraient l’être encore plus en recherche, où l’on est aux avant-postes.

Ce qui est une aventure, une des plus belles, doit être vécu dans la passion, l’esprit de conquête, proclamés comme tels. Le réalisme y trouvera tout à fait son compte (notamment, pour ce qui est de la nécessité de faire des choix). Chacun de nous aussi : il faut porter sur toutes choses un regard créateur.
 
 
 
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