TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XXI (2007)

Louis Dangeard (1898-1987), pionnier de la géologie marine
et initiateur de son renouveau à partir de 1956

Pierre HOMMERIL

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 juin 2007)


Résumé.
Cet article a été écrit avec respect et affection par le premier étudiant du professeur Louis Dangeard à avoir préparé une thèse sous sa direction. Il révèle certains aspects de la personnalité de celui-ci et témoigne de sa grande valeur, à la fois comme professeur et comme chercheur. Louis Dangeard fut nommé en 1933 professeur de géologie à l'université de Caen, mais ce n'est qu'en 1956 qu'il put enfin diriger sa propre équipe d'océanographie. L'auteur évoque l'activité de cette équipe qui se spécialisa dans l'étude de la dynamique de la sédimentation néritique et intertidale. L'utilisation de techniques nouvelles permit de récolter de nombreux échantillons qui furent très utiles pour dresser les cartes sédimentologiques sous-marines des côtes françaises.

Mots-clés : géologie marine - océanographie - sédimentologie - Normandie - XXe siècle.

Abstract.
This paper was written with respect and love by the first Ph. D. student of professor Louis Dangeard. It reveals some of his personal aspects, as well as his great value, both as a professor and a scientist. Louis Dangeard had been appointed in 1933 as a professor of geology at the Faculty of sciences of Caen, but it is not before 1956 that he was able to be the leader of his own oceanographical research team. The author evokes the activities of this team, which was specialized in the study of the neritic and intertidal sedimentation. The application of modern technology allowed him to grab many samples which were of great help for establishing submarine sedimentological maps of the French coasts.

Key words: marine geology - oceanography - sedimentology - Normandy - 20th century

 

Un jeudi d'octobre 1952, je traverse, ébahi, le centre de Caen, complètement détruit huit ans plus tôt, et dont la reconstruction n'avance guère. Les rues sont déblayées, mais les pierres des maisons détruites sont empilées et forment des parallélépipèdes de chaque côté de la grande rue, de la gare à l'église Saint-Pierre. Instituteur à Cherbourg depuis un an, je viens à la faculté des sciences pour m'inscrire au SPCN (Sciences physiques, chimiques et naturelles), sans trop d'illusion car je ne pourrai suivre les cours que le jeudi.

Le professeur Louis Dangeard

Sur le conseil du secrétaire, je cherche à rencontrer chaque professeur. Ils sont injoignables ce jour là, sauf un : le professeur de géologie. Tout à la fois d'un abord sévère et avenant, Louis Dangeard, en blouse blanche, me reçoit dans un bureau très étroit et m'explique que c'est mission impossible d'être à la fois étudiant à Caen et instituteur à Cherbourg. Cette première rencontre avec un professeur d'université reste gravée dans ma mémoire. C'est la première fois de ma vie que je dialogue avec un homme aussi haut placé dans la hiérarchie sociale. Je suis subjugué par le rayonnement qui émane de sa personne et par sa simplicité. Dès le premier regard, j'ai en lui une confiance totale et décide de suivre ses conseils. J'abandonne donc mon salaire d'instituteur pour une bourse d'étudiant qui équivaut presque à celui-ci.

Monsieur Dangeard, merci, vous avez été pour moi, comme pour tant d'autres, un exemple et un maître. Vous avez été à l'origine de mon parcours d'enseignant et de chercheur. La géologie marine m'a offert de grandes satisfactions intellectuelles et humaines. J'espère vous avoir rendu un peu de ce que vous m'avez donné avec tant de compétence et de générosité.

Le 2 novembre 1953, ayant pris un congé pour études, je commence donc la préparation du SPCN, la propédeutique qui va me permettre d'entamer, l'année suivante, une licence ès sciences naturelles. Toutes les orientations (sciences, droit, médecine, lettres) sont enseignées dans les bâtiments de l'École normale d'instituteurs, celle-ci ayant été transférée à Deauville depuis le début de l'Occupation. La faculté des sciences peine à fonctionner dans des locaux trop petits. Le samedi après-midi, le professeur Dangeard donne un cours de géologie générale à des étudiants vierges en la matière, prenant ses exemples, une année en Normandie , une autre dans diverses régions de France, sans doute pour que les redoublants ne s'ennuient pas.

En licence, dans le certificat de géologie, Louis Dangeard enseigne la géologie historique, mais il assure aussi un cours d'océanographie qui m'intéresse beaucoup. Il passe en revue les océans et les mers, décrivant leurs particularités, leur origine et leur alimentation. C'est un cours très original que peu d'étudiants français ont la chance d'entendre car l'océanographie n'est pas encore à la mode. C'est un pionnier et un visionnaire. Claude Pareyn, chef de travaux et dévoué collaborateur, qui décharge son maître des questions administratives, que ce dernier n'aime guère, se charge du cours de paléontologie et des travaux pratiques.

Ensemble, ils organisent des sorties sur le terrain dès le premier cycle, facilitées par notre petit nombre : une vingtaine… dont presque la moitié de filles, ce qui était, à l'époque, un cas unique parmi les étudiants d'une filière scientifique. Cela permettait éventuellement de trouver l'élu(e) de son cœur dès la première année, contrairement aux étudiants médecins ou juristes, qui devaient trouver le temps de fréquenter les littéraires dont les rangs étaient presque uniquement formés de filles, qui ne fréquentaient l'université que deux jours par semaine, au gré de la présence des " turbo-profs ". Oui, déjà !

L'initiation à la recherche

Louis Dangeard était un adepte fervent de l'" actualisme ". Pour lui, les mêmes causes produisent les mêmes effets, il n'y a donc pas de différences fondamentales entre les effets des phénomènes passés et ceux des phénomènes actuels, d'où la nécessité d'une étude sérieuse du présent si l'on veut faire parler les documents géologiques. Il oriente donc ses élèves chercheurs vers un vrai travail de détective, il leur confie un terrain, à eux d'observer, de trouver des indices et d'échafauder des hypothèses qu'il faudra vérifier. Souvent, il les accompagne et donne de précieux conseils.

Il confie à Michel Hélie un sujet de Diplôme d'Études Supérieur (DES) sur l'évolution du platier rocheux de Sainte-Honorine-des-Perthes à Port-en-Bessin. C'est avec cet étudiant qu'il donne à son laboratoire la priorité à la recherche en géologie marine.

Désireux de me présenter à l'agrégation, je lui demande un sujet de DES, obligatoire pour passer ce concours. En accord avec Claude Pareyn, ce sera Érosion et sédimentation à St-Aubin-sur-Mer (Calvados) (1958). Ce sujet est donné en fonction de l'actualité du moment. En effet, Monsieur et Madame Pareyn y ont une maison de vacances et le maire de la commune se désole de voir le sable disparaître de " sa " plage.

Pour m'aider à traiter ce sujet, Monsieur Dangeard m'envoie à Dinard, au laboratoire de l'École pratique des hautes Études (EPHE) suivre un stage créé par le professeur de géographie physique, Francis Ruellan, pour étudier la géomorphologie marine et fluviale.

Aidé par Mademoiselle Yvonne Beigbeder et Madame Mireille Ters, j'inaugure ainsi en 1957 l'association de la géologie et de la géographie dans un site exceptionnel : l'estuaire de la Rance, près du Mont-Saint-Michel. En trois stages, j'apprends les techniques de traitement des sédiments meubles, le travail à la planchette pour se positionner sur la zone intertidale (à basse mer), la confection d'une carte physique à partir de clichés aériens fournis par l'IGN, et enfin, comment se comporter en mer pour faire le point, afin de positionner les dragages et récupérer les sédiments.

À Caen, dès la rentrée de 1955 dans une université toute neuve, construite derrière le château de Guillaume le Conquérant, la place ne manque plus. Je peux traiter les échantillons sableux (granulométrie, teneur en calcaire, salinité) dans une pièce élevée au rang de " laboratoire de chimie ".

Je soutiens en décembre 1957 mon DES qui concerne uniquement l'érosion et la sédimentation actuelles. Le maire de Saint-Aubin et son conseil municipal au complet sont présents, pleins de confiance et d'espoir en la reprise de l'ensablement de leur plage puisque les scientifiques s'y intéressent ! C'est très émouvant.

En janvier 1958, je remplace momentanément Francis Doré, appelé en Algérie comme lieutenant. Je me consacre à diverses tâches comme la préparation des échantillons destinés à illustrer les cours de mon maître Louis Dangeard, rentrant parfois dans mon foyer bien après l'heure du repas. Les échantillons sont bientôt remplacés par des diapositives dont je me servirai moi-même pendant une dizaine d'années avant d'avoir ma propre collection. Cette tâche qui peut paraître triviale m'aura donc permis de prendre l'habitude d'illustrer abondamment mes cours, lorsque j'aurai devant moi jusqu'à cinq cents étudiants, et de soutenir leur attention.

J'ai la responsabilité des travaux pratiques de paléontologie, ce qui est très intéressant car nous possédons une collection extraordinaire, don d'un amateur passionné dont j'ai oublié le nom.

Vers la thèse d'État

Admis à l'Agrégation en 1959, je suis nommé sur un poste que l'on crée spécialement pour moi, ce qui me réjouit car ma famille vient de s'agrandir d'un deuxième garçon. Comme il est maintenant évident que je ferai carrière dans l'enseignement supérieur, je dois préparer une thèse d'État dont il faut discuter l'orientation. Monsieur Dangeard me propose d'étudier la zone pré-littorale de l'archipel anglo-normand, zone très tourmentée par les courants de marée. J'ai besoin d'un bateau océanographique, même modeste. Le Gwalarn ex Kornog fera l'affaire, mais je n'en disposerai qu'en mai 1962.

En attendant, j'engage donc une étude du littoral du massif granitique de Barfleur qui constituera la première partie de ma thèse. J'en profite aussi pour reprendre contact avec l'estran de Sainte-Honorine-des-Perthes et Port-en-Bessin avec Michel Rioult, pour étudier l'impact des végétaux et des animaux sur la sédimentation de cette zone intertidale. Nous sommes les disciples de notre maître Louis Dangeard pour lequel le bios avait une influence très importante en géologie. Ce travail s'insérera dans la seconde partie de ma thèse, consacrée à La Sédimentation biophysique. (Hommeril, 1967).

Mais que se passait-il dans les autres équipes ?

Dès 1945, le professeur Jacques Bourcart, tout en travaillant sur le littoral de la Méditerranée, a entrepris des recherches sur le littoral nord de la Bretagne à partir de Roscoff (Finistère), siège du laboratoire de biologie et géologie géré par la Sorbonne. Il signe neuf notes en collaboration avec d'autres chercheurs, dont deux concernent le socle (constitué de Sénonien) et les autres, les sédiments meubles dont quatre portant sur la tangue du Mont-Saint-Michel, et collabore avec Gilbert Boillot en 1960. À part les travaux réalisés en 1955 sur le navire Président Théodore Tissier, les recherches portent sur le littoral.

De son côté, le professeur Francis Ruellan signe une dizaine d'études sur la géomorphologie du littoral et l'écologie littorale et pré-littorale du golfe normanno-breton. Avec ses élèves, Yvonne Beigbeder et Andrée Dagorne, il publie sur la répartition des fonds sédimentaires détritiques dans la partie méridionale du golfe normanno-breton. Yvonne Beigbeder soutient, en 1964, sa thèse de troisième cycle : Contribution à l'étude géomorphologique de la partie orientale de la baie de Saint-Brieuc. Andrée Dagorne soutient la sienne en 1966 : Contribution à l'étude géologique et sédimentologique du littoral et du prélittoral de la région de Dinard-Saint-Brieuc. À la fin des années 1950, trois professeurs ont donné des sujets de thèse d'État sur la Manche : Jacques Bourcart et Louis Dangeard, géologues, et André Guilcher qui, tout en enseignant l'hydrogéologie marine, reste profondément géomorphologue. La démarche thématique se trouve bien précisée dans l'énoncé des divers sujets.

La thèse de Pierre Giresse (1969), du même laboratoire, portera sur une comparaison de trois milieux fluvio-marins actuels, dont l'estuaire de la Sienne qui débouche dans le golfe normanno-breton.

D'autre part, Jean-Pierre Pinot et Jean-René Vanney prolongeront le travail de Félix Hinschberger sur la marge méridionale de la Bretagne.

Louis Dangeard tient fermement à faire de la géologie marine une démarche originale en présentant ses recherches comme un travail indispensable à la compréhension des séries géologiques anciennes, observables sur les côtes, mais qui se prolongent plus ou moins sous la mer. Le travail de cartographie des séries anciennes est du ressort de la géologie sous-marine qui continue la cartographie effectuée à l'air libre. La géologie marine doit établir un modèle actuel de sédimentation néritique.

Lancés sur des pistes différentes, nos travaux utilisèrent cependant les mêmes technologies, notamment pour l'obtention des données sédimentologiques. La cartographie de la lithologie sous-marine relève des préoccupations communes sur la connaissance fondamentale de l'origine des particules sédimentaires et des modalités de leur mise en place dans le bassin marin.

Dans les années soixante, la technologie du dragage n'a pas évolué depuis le début du siècle. Compte tenu du faible tonnage des bateaux de recherche, la drague Rallier du Baty est préférée aux grosses dragues Charcot. En revanche, le saut technologique est fondamental dans les deux techniques de navigation suivantes :

Une des préoccupations majeures des sédimentologistes et des géologues étudiant les séries fossiles est de trouver des marqueurs sédimentaires qui permettent de localiser le sens des apports, en se fondant sur un a priori qui ne saurait être négligé : l'essentiel du stock sédimentaire a suivi le même trajet que les particules " test ".

Méthodes utilisées en géologie marine

a) Méthodes basées sur les constituants naturels du sédiment étudié

Les minéraux lourds

Cette méthode a connu un grand succès. À la fin des année cinquante, par exemple, la revue américaine Sedimentology était constituée à 80 % d'articles concernant cette méthode. Pour être original, mieux valait utiliser les bioclastes ; Pierre Giresse et Claude Larsonneur ont d'ailleurs publié une note à ce sujet en 1970, doutant qu'une telle méthode, qui nécessite une parfaite maîtrise de la détermination spécifique, très longue à acquérir, soit d'une utilisation valable pour préciser les différentes modalités d'apport d'un matériel relique, déjà nettement polyphasé.

Les bioclastes

Le sédimentologiste peut utiliser à moindres frais et avec plus de sûreté les bioclastes de la fraction carbonatée. À partir d'une situation où la localisation des biocénoses est parfaitement définie et cernée, la présence de gradients d'appauvrissement des bioclastes qui en proviennent (par exemple, les " pièces " de Cellaria, bryozoaire branchu de la Manche occidentale : Boillot, 1965) permet de définir le sens des courants porteurs. Il faut pourtant se garder d'une généralisation trop hâtive car le comportement hydrodynamique des bioclastes est subordonné à leur forme, densité et taille d'une part et, d'autre part, il est difficile de distinguer la dispersion des thanatocénoses de la migration des biocénoses, comme nous l'avons étudié avec Pierre Giresse en 1969. En outre, la dynamique de la fraction bioclastique, totalement flandrienne, se distingue, évidemment, de la fraction lithoclastique, polyphasée (Hommeril, 1970).

Les argiles

Les cortèges minéralogiques des argiles permettent de définir des provinces et ainsi de différencier les sédiments vaseux de la baie de Seine de ceux du golfe normanno-breton (Giresse, 1967), et légende de la carte à 1/50000, 1980). Cependant le polyphasage d'apport lié, ici, aux fréquents remaniements des vases, ne permet pas, comme pour les minéraux lourds, d'en faire des marqueurs compétitifs.

b) Méthodes basées sur des traceurs placés expérimentalement ou résultant de l'activité humaine

Il s'agit de traceurs radioactifs utilisés par le port autonome de Rouen en baie de Seine et par Pierre Giresse en Seine. La méthode permet de définir le sens du transit préférentiel et même la vitesse de déplacement. Les radionucléides issus des rejets des installations atomiques de la Hague constituent souvent d'excellents traceurs du transit de la partie fine des sédiments.

Expression des résultats par cartographie lithologique et morphologique

Le plateau continental proximal des côtes françaises de la Manche et de la marge nord du golfe de Gascogne a servi de véritable banc d'essai pour un projet " grandiose " : établir une carte géologique sédimentologique sous-marine des côtes de France à 1/100 000. À l'instigation d'André Guilcher, et avec le soutien effectif de Louis Dangeard, chaque chercheur est chargé de publier une ou plusieurs feuilles..

Sur un fond topographique très simplifié (quelques courbes bathymétriques), il s'agit de surimposer un jeu de couleurs tramées, dont trois caractérisent des fractions granulométriques, une quatrième la teneur en calcaire et la cinquième des faciès sédimentaires particuliers. La superposition de ces cinq données produit une synthèse optique.

Les premières feuilles, publiées par l'Institut géographique national, paraissent en 1968 (Saint-Vaast-la-Hougue par Claude Larsonneur, Bricquebec par Pierre Hommeril, Brest par Félix Hinschberger et al.) et n'ont pas été suivies d'autres cartes, tout au moins en Manche. Toutefois, les données ont été récupérées par le BRGM sur les cartes géologiques à 1/50 000 couvrant le littoral. Ainsi, pour mon compte : Bricquebec (1973), La-Haye-du-Puits (1975), Granville (1987) et Coutances (1988).

En Manche, cette cartographie synthétique a permis de préciser (Auffret et al., 1975) qu'il existait des gradients d'affinement aboutissant à la création " d'enchaînements sédimentaires " horizontaux, synchrones, sous l'effet notamment du lessivage des particules sur le fond. Ce sont les courants de marée qui, perdant progressivement de leur vitesse, généralement à l'approche du littoral, produisent cet enchaînement. En 1975, nous l'avions appelé " séquence horizontale ", prêtant à confusion avec les séquences verticales obligatoirement diachroniques.

Cette cartographie a permis aussi de mettre en évidence une zone de moindre énergie, vers cinq à dix mètres de profondeur, au-delà de laquelle, vers la côte, domine l'énergie croissante des houles. Ce système se manifeste tout aussi bien sur la fraction siliceuse que sur la fraction calcaire qui vient, en quelque sorte, la polluer.

Il s'agit là d'une conclusion fondamentale : la partie superficielle des sédiments de la mer de la Manche, en équilibre actuellement à l'égard d'une dynamique liée essentiellement aux courants de marée, retouchée ou relayée dans la frange littorale par la houle, est génétiquement un mélange diachronique d'une fraction lithoclastique siliceuse au mieux pléistocène et d'une fraction bioclastique calcaire holocène et actuelle.

La cartographie morphologique réclame une technologie plus avancée (sonar latéral et sismique artificielle). Nous ne donnerons qu'un exemple qui a pu être compris et décrit sans ces " outils " plus modernes. En Manche, les bancs sableux sont nombreux, surtout dans le golfe normanno-breton et au sud du Pas-de-Calais.

Les sens des courants de marée déjà relevés par les anciennes méthodes sont confirmés, mais le principal saut technologique a été la construction d'un modèle numérique des résiduels eulériens de marée qui fait apparaître un vortex elliptique de 10 km sur 6 km. Je définis cette structure dunaire sous-marine comme un piège sédimentaire d'origine hydraulique, lié aux courants de marée.

Pour terminer, je n'aborderai que très brièvement la géologie sous-marine, qui s'est épanouie dans nos recherches dès que nous avons eu des bateaux océanographiques dignes de ce nom, emportant des outils technologiques performants, capables de coupler sismique-réflexion et carottage-poids pour établir un écorché géologique. La méthode fut utilisée systématiquement en 1969 par le groupe NOROIS avec le concours de GÉOTECHNIP pour l'armement du bateau. Précisons que cette œuvre collective fut l'occasion, en 1972, d'une publication sous le sigle " NOROIS ", ce qui évitait la signature collective d'un nombre important d'auteurs. Malheureusement le groupe se disloqua trop vite pour acquérir une véritable audience en géologie sous-marine, ce qui était le but recherché initialement.

Mai 1968

Puisque beaucoup d'entre nous l'avons vécu, parlons un peu de mai 68, avec la nostalgie de nos jeunes années où le changement était à l'honneur partout.

Pour les géologues marins, un colloque fut organisé à Villefranche-sur-Mer à la station de géologie et biologie marine. Le professeur Louis Dangeard fut invité comme les autres. Il hésita, car il craignait que les manifestations ne dégénèrent mais, comme j'avais bien l'intention de ne pas manquer une " révolution ", il accepta de m'accompagner.

Sur place, l'ambiance était formidable : les chercheurs côtoyaient les marins, les cuisiniers, les mécaniciens. C'était beaucoup plus amusant que de travailler ! On réclamait " du fric "pour la science, pour nous, " des bateaux " ! Mais aussi, bien sûr, des augmentations de salaires pour tous.

Louis Dangeard ne regrettait pas son séjour au soleil, il était heureux comme un enfant et surtout il cherchait à convaincre les universitaires de travailler avec le CNEXO, qui disposait de moyens puissants indispensables. Or, certains de ses collègues ne voulaient pas le faire, car ils n'avaient pas du tout l'esprit d'équipe qui devenait indispensable pour l'avenir des recherches et les Parisiens tenaient à leurs privilèges de professeurs à la Sorbonne. On finit cependant par décider de voter, car seule comptait la décision de tous. Nous, représentants de la façade atlantique, nous nous étions entendus à l'avance sur l'élection de nos futurs représentants et nous gagnâmes haut la main. Les Parisiens qui avaient perdu en dispersant leurs voix partirent en claquant la porte.

À bord du Jean Charcot (1970)

Louis Dangeard se manifesta à nouveau à l'occasion de la deuxième partie de la campagne Néoatlante II à bord du Jean Charcot en septembre et octobre 1970. Jean Bonnin était chef de mission et les recherches étaient axées sur la sismique réfraction et réflexion, gravimétrie et magnétisme, sur le plateau de Voringe, au nord-ouest de la Norvège. Les géologues étudiaient maintenant les fonds marins en utilisant les nouvelles avancées technologiques. Ils exploraient les fonds marins à l'aide d'engins conçus pour leur fournir des données qu'ils exploiteraient tranquillement en laboratoire, en y mettant toute leur intelligence, leur enthousiasme et leurs connaissances antérieures.

Je n'aurais raté cette mission pour rien au monde, je pris l'avion pour rejoindre le Jean Charcot avec deux béquilles car je venais d'avoir un sérieux accident. Xavier Le Pichon m'accueillit avant de passer la direction à Jean Bonnin. Il en profita pour me signaler que Monsieur Dangeard l'avait averti que le volcan de l'île Jan Mayen (longitude 9°W) venait d'entrer en éruption. Il incita Jean Bonnin à s'y rendre si possible. Louis Dangeard connaissait bien ce volcan pour l'avoir contourné dans les années vingt sur le Pourquoi Pas ? L'île est située sur une faille transformante de la dorsale atlantique entre l'Islande et le Spitzberg. La météo fut bonne et nous permit de suivre la suggestion de Louis Dangeard. Évidemment, ce fut un spectacle inoubliable que cette éruption si près du pôle et des glaces. L'eau de mer, réchauffée par les laves, était très chaude, mais le bain n'était pas au programme. De loin, notre maître prenait soin de nous.


Le Jean Charcot devant l'île Jan Mayen pendant l'éruption de 1970.

Louis Dangeard, pionnier de la géologie marine

Je ne peux pas terminer d'évoquer ce que je sais de la vie du professeur Dangeard sans parler du " couple " Dangeard. Madame Dangeard, mère de six enfants, était femme au foyer et s'inquiétait plus de nos familles que de nos recherches. Elle recevait dans leur propriété mancelle, qu'ils habitaient l'été, les élèves-chercheurs de son mari avec une grande chaleur. Pendant que les chercheurs discutaient de leur thèse, leurs épouses visitaient la ferme et discutaient à bâtons rompus de tout et de rien. Bref, nous gardons tous un souvenir ému de nos passages chez " Les Dangeard ". Plus tard, alors qu'il était en retraite à Paris et que j'étais moi-même devenu professeur, nous avons continué à nous voir. Les soirées, très animées, se terminaient tard car nous allions généralement au spectacle, joyeux si possible !

Monsieur Dangeard fut bel et bien le pionnier de la géologie marine, en ce sens qu'il a été le premier géologue français à avoir l'intuition que les études menées sur ce qui se passait dans les mers nous livreraient bien des secrets sur le fonctionnement de notre planète. Il commença donc une carrière en géologie marine par huit missions sur le Pourquoi Pas ? du commandant Charcot, qui lui permirent d'étudier la lithologie sous-marine sur le plateau continental ouest-européen, de l'océan Arctique et de la Méditerranée (1922-1928). Ses recherches océanographiques se poursuivirent par l'étude du littoral et des fonds de la mer Rouge (1938) et se terminèrent par d'audacieuses plongées en bathyscaphe et en soucoupe en Méditerranée (1960-1970). Félicité pour son audace, il répondit en souriant qu'il n'aurait jamais voulu envoyer ses élèves dans un tel engin sans l'avoir expérimenté lui-même. Soulignons que le professeur Dangeard, digne précurseur de la NASA, fit ajouter des bras articulés au bathyscaphe afin de recueillir des échantillons sous-marins (confidences de son aide technique, Marie-Thérèse Leguyader)

Il fut aussi un précurseur en biosédimentologie. Dés le début de sa carrière, il mit en avant le rôle des cyanobactéries et autres organismes dans la formation des oolithes, des oncolithes, de la glauconie, des silicifications, ce qui l'amena à proposer, avant bien d'autres, l'hypothèse biominérale de la formation des nodules polymétalliques dans les grands fonds. Il fut acteur de bien des grands débats sur la dynamique des dépôts sous-marins, promouvant des expériences sur les modalités de sédimentation des turbidites, et sur la compaction des vases, s'intéressant aux dépôts glacio-marins comme à ceux des carbonates de plate-forme, impulsant des études ichnologiques et constituant, enfin, une photothèque de géologie sous-marine.

Grand explorateur des mers et des océans, éveilleur de vocations, toujours en avance d'une génération dans ses idées et ses réalisations, enthousiaste et prodigue de conseils merveilleusement efficaces, Louis Dangeard a marqué toute une génération d'océanographes et de géologues marins.

BIBLIOGRAPHIE

  1. AUFFRET, J.-P., HOMMERIL, P. et LARSONNEUR, C. (1975). La mer de la Manche, modèle de bassin sédimentaire épicontinental, sous climat tempéré. IXe Congr. Intern. Sédim., Nice, n° 5, p. 25-32.
  2. BEIGBEDER, Y. (1964). Contribution à l'étude de cartes géomorphologiques de la partie orientale de la Baie de Saint-Brieuc. Thèse de 3e cycle. Mém. Labor. Géomorphol. École Prat. Hautes Études, n° 4, 342 p.
  3. BOILLOT, G. (1964). Géologie de la Manche occidentale : fonds rocheux, dépôts quaternaires, sédiments actuels. Thèse, Paris, Ann. Inst. Océanogr., XLII (1), p. 1-219.
  4. DAGORNE, A. (1966). Contribution à l'étude géomorphologique et sédimentologique du littoral de la région de Dinard-Saint-Briac (Ille-et-Vilaine). Thèse de 3e cycle (Géographie), Rennes, 973 p., 34 fig. h. t., 37 pl. photogr
  5. BOILLOT, G. (1965). Organogenics gradients in the study of neritic deposits of biological origin: The example of the Western English Channel. Marine Geol., 3, p. 359-367.
  6. DANGEARD, L.. Historique des premières recherches en géologie sous-marine dans la Manche.In Colloque sur la Géologie de la Manche. Mém. B.R.G.M., 79, p. 31-48.
  7. GIRESSE, P. (1967). Mécanismes de répartition des minéraux argileux des sédiments marins actuels sur le littoral sud du Cotentin. Marine Geol., 5, p. 61-69.
  8. GIRESSE, P. (1968). Essai de sédimentologie comparée des milieux fluvio-marins du Gabon de la Catalogne et du Sud-Cotentin. Thèse, Caen, 2 vol. ronéot., 370 p., 192 fig., 25 pl. photogr., 18 fig. h.-t., 1 carte.
  9. GIRESSE, P. et HOMMERIL, P. (1969). Les fonds sous-marins de la carte de Granville au 1/100 000. Rev. Soc. Sav. Hte-Normandie, (Sciences), n° 56, p. 23-50.
  10. GIRESSE, P. et LARSONNEUR, C. (1970). La succession des apports sableux en Manche centrale grâce à l'étude des minéraux lourds. Rev. Géogr. phys. Géol. dyn., XII (1), p. 41-62.
  11. HINSCHBERGER, F. (1970). L'Iroise et les abords d'Ouessant et de Sein. Etude de morphologie et de sédimentologie sous-marine. Thèse. Paris. Publ. Université Caen, 309 p., 43 fig., 11 tabl., 25 phot., 5 pl.
  12. HOMMERIL, P. (1958 ). Erosion et Sédimentation à Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados). Cah. Océanogr., X, (9), p. 559-611 et (10), p. 691-741.
  13. HAMILTON, D., HOMMERIL, P., LARSONNEUR, C. and SMITH, A. J. (1975) Geological bibliography for the English Channel (Part 2). Phil. Trans. R. Soc. Lond., (A), 279, p. 289-295.
  14. HOMMERIL, P. (1967). Étude de Géologie marine concernant le littoral bas normand et la zone prélittorale de l'archipel anglo-normand. Thèse, Caen, 304 p., 135 fig., 50 tabl., 27 pl. photogr.
  15. HOMMERIL P. (1970). Dynamique du transport des sédiments organogènes calcaires dans la partie nord du golfe Normand-Breton. Bull. Soc. géol. Fr., (7), XII, p. 31-41.
  16. LARSONNEUR, C. (1971). Manche centrale et Baie de Seine : Géologie du substratum et des dépôts meubles. Thèse, Caen 394 p.
  17. WALKER, P. and ORBI, A. (1985). Sediment transport on a tidal sand bank from side scan sonar surveys and numerical model. Symposium on modern and ancient clastic tidal deposits, Utrecht, Abstract, p. 160-163.
  18. SMITH, A. J., HAMILTON, D., WILLIAMS, D. N. et HOMMERIL, P. (1972). Bibliographie géologique de la Manche. In Colloque sur la Géologie de la Manche. Mémoires du B.R.G.M., 79, 659 titres.