TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T. XXVI, 2012, n° 6

Michel Durand-Delga (1923-2012), un gentilhomme de la géologie

Daniel Raymond




C'est en ma qualité d'ancien élève de Michel Durand-Delga que je viens parler devant vous de cet homme exceptionnel, dont la disparition m'a personnellement beaucoup affecté. Je vais donc, non sans émotion, essayer de dresser ma vision personnelle, forcément incomplète, d'un homme que j'ai côtoyé pendant près de 50 ans. Je ne m'étendrai pas sur la carrière scientifique de Michel Durand-Delga. En effet une notice détaillée sur le sujet est parue dans le n° 124 de Géochronique. Par ailleurs, un ouvrage rédigé par ses anciens élèves est en cours de gestation. Enfin, un hommage public lui sera rendu le 4 décembre 2013 à l'occasion d'une séance exceptionnelle à l'Académie des sciences.

C'est donc plutôt à l'homme tout court qu'à l'homme de science que je vais consacrer cet exposé. J'ai fait la connaissance de Michel Durand-Delga en 1963, dans des circonstances originales. Jeune étudiant en quête d'un Diplôme d'études supérieures, nécessaire à l'époque pour présenter l'Agrégation, je me rendis dans le petit et vieillot laboratoire de géologie structurale de la Sorbonne et toquai à la porte de Jean Aubouin qui m'avait fait aimer la géologie grâce à ses grands talents de pédagogue. Or, ce dernier avait fait le plein de diplômitifs. Il m'envoya donc dans le bureau voisin, où je fus accueilli par un homme souriant qui me dit : " cela m'embête de vous prendre, mais je vous prends ! ". Ainsi commençai-je avec Michel Durand-Delga un long chemin, que je parcourus d'abord sous sa houlette, puis à ses côtés. Il me confia un sujet de diplôme dans la région de Tuchan, dans les Corbières. Lors de mon initiation, nous parcourûmes ensemble les routes et chemins du secteur à bord d'une vieille 2CV. Michel Durand-Delga, à ma grande terreur, tenait le volant de la main droite et, tout en conduisant, maintenait de la main gauche la portière ouverte pour mieux observer les affleurements sur les bas-côtés ! Nous arpentâmes également la garrigue ; je suivais le patron qui progressait, imperturbable, en dépit des chênes kermès et des calycotomes qui nous barraient le chemin. À l'occasion de ces tournées, je commençai à découvrir un des traits de la personnalité de Michel Durand-Delga. Grâce à son flair extraordinaire sur le terrain, il ne tardait pas à découvrir les affleurements rentables et, ainsi, nous orientait sur les bonnes pistes. Mais ses conseils étaient formulés si habilement que nous finissions par oublier qu'il en était l'auteur ! Il faut souligner qu'il ne cherchait jamais à partager les bénéfices de nos découvertes ; il était un des rares patrons qui n'exigeait jamais de cosigner une publication.

Puis il m'obtint, en 1965, un poste d'assistant dans des conditions qui commençaient, même à l'époque, à être difficiles. Vint le moment de m'attribuer un terrain de thèse. Ce fut d'abord la région d'Alicante en Espagne ; mais c'était l'époque des chasses gardées ! Hélas ou peut-être tant mieux, un professeur du Sud de la France fit valoir d'hypothétiques droits de propriété sur la zone. Michel Durand-Delga s'inclina ; cela illustre un autre trait de son caractère, il avait horreur des conflits ! Aussi préféra-t-il m'envoyer en Grande-Kabylie ; malgré quelques péripéties liées encore à des questions territoriales, je pus enfin être tranquille et me mettre à travailler.

Michel Durand-Delga avait l'habitude de consacrer chaque année plusieurs jours à parcourir le terrain avec chacun de ses thésards. Dure épreuve dans la chaleur écrasante de l'été espagnol, marocain et algérien ! Rien ne lui échappait. Je me rappelle qu'un jour une double crevaison nous immobilisa plusieurs heures dans un secteur de structure complexe, que j'avais cartographié un peu vite… Michel Durand-Delga, avec le sourire qui ne le quittait jamais, me fit vite comprendre à ma grande honte qu'il n'était pas dupe !

Au laboratoire, sa porte était toujours ouverte pour une discussion scientifique, l'examen d'une lame mince, surtout si elle contenait des calpionelles, groupe dont il était spécialiste. En revanche, elle se fermait vite si on venait l'ennuyer avec une question administrative, car il avait horreur de la paperasse.

Donc disponibilité, patience, affabilité, mais aussi rigueur, telles m'apparaissaient alors les qualités de Michel Durand-Delga. Ces dernières étaient cependant accompagnées d'une certaine réserve. Ses origines et son éducation lui interdisaient la familiarité. Cette distance, qui n'était pas froideur, était accompagnée d'une grande politesse. Jamais une parole grossière ne sortait de sa bouche. Je me souviens cependant d'un épisode amusant. Michel Durand-Delga reçut un jour la visite de Maurice Mattauer. Nous vîmes ce dernier sortir du bureau de notre patron en affichant un sourire malicieux ; intrigués par ce comportement nous allâmes voir. Maurice Mattauer, grâce à des feutres qui ne le quittaient jamais, avait agrémenté de flèches de diverses couleurs, disposées selon ses idées, un grand schéma de l'arc de Gibraltar suspendu dans le couloir d'accès. Nous nous empressâmes d'appeler le Maître pour qu'il contemple le désastre ; il proféra un juron ! Mais ceci fut une exception, Michel Durand-Delga avait une grande maîtrise de lui-même. Je ne l'ai vu perdre son sang-froid qu'une seule fois, en mai 1968, lorsque de jeunes écervelés prétendirent nous interdire l'accès de la Sorbonne ; je dois dire qu'il n'y sont pas arrivés ! La réserve de Michel Durand-Delga s'estompait cependant parfois, lorsqu'il recevait de vieux amis venus lui rendre visite. Je pense par exemple au Catalan Lluis Fontboté ou au Roumain Mircea Sandulescu dont les démonstrations exubérantes d'amitié liées à son tempérament à la fois slave et méditerranéen étaient fort réjouissantes !

Dévoué corps et âme à la géologie, Michel Durand-Delga ne parlait guère de sa vie personnelle. En particulier, il restait muet sur son passé de combattant et ne portait pas ses décorations. En cinquante ans de fréquentation, je n'ai relevé à ce sujet qu'une seule allusion de sa part. Je lui parlais un jour d'un voyage touristique que j'avais fait en Forêt Noire ; il me confia alors qu'il l'avait visitée dans des circonstances nettement moins agréables…

Un autre trait de son caractère, lié sans doute à ses origines, mais aussi au fait qu'il avait eu lui-même un Maître au sens noble du terme, Paul Fallot, professeur au Collège de France, est qu'il avait une grande considération pour le corps professoral auquel il appartenait. Je me souviens à ce propos d'une anecdote révélatrice. Nous étions plusieurs à discuter avec lui des mérites hélas très relatifs d'un de ses collègues ; il le défendait âprement. L'un de nous excédé finit par lui dire : " mais Monsieur, vous savez bien que c'est un c... ". Et nous obtînmes cette réponse étonnante : " oui, je sais… Mais il est Professeur ! ". Aussi a-t-il été profondément affecté par les bouleversements de Mai 68 et la remise en cause des " mandarins ", car lui n'en était pas un ! Je pense personnellement que ce traumatisme est en partie à l'origine de son départ pour l'université de Toulouse en 1972 ; il en avait assez de l'atmosphère parisienne et saisit l'opportunité de se rapprocher de son cher Tarn natal.

Évoquons maintenant le géologue. Michel Durand-Delga était certainement le meilleur connaisseur des chaînes de Méditerranée occidentale dans leur ensemble. Il avait également parcouru les Carpates et les Balkans. Entre autres, il avait étudié de façon très attentive toutes les formations à faciès flysch associées à ces orogènes. Il faut souligner ses qualités de cartographe. La cartographie à l'échelle du 1/25 000 était pour lui absolument indispensable, contrairement à l'opinion de ceux qui se contentaient de transects rapides le long des routes. Il nous forma à cette dure école. Ainsi, grâce en grande partie à lui, il existe actuellement une excellente cartographie des Cordillères bétiques et des Maghrébides, sur laquelle peuvent s'appuyer les travaux actuels.

Michel Durand-Delga était donc fondamentalement un analyste de terrain, mais il avait tendance à négliger les synthèses. L'exemple des flyschs est à ce sujet manifeste ; la masse de données qu'il avait accumulées sur ces formations depuis les Carpates jusqu'à Gibraltar a été utilisée par d'autres, moins compétents, pour élaborer des visions d'ensemble. Michel Durand-Delga avait à l'évidence des vues générales dont il nous entretenait parfois, mais il avait en même temps une certaine répugnance à les publier, car il devait certainement considérer qu'elles étaient par trop incomplètes et provisoires.

Par ailleurs, je pense que les aspects théoriques de la tectonique globale le rebutaient. Pourtant, ses propres travaux l'avaient conduit à entrevoir certains paradigmes comme celui de la subduction continentale. Sur ce sujet, j'évoquerai une histoire amusante. Un jour de novembre 1970, je traversais le Jardin des Plantes et, ô surprise, sur l'amphithéâtre du Muséum s'étalait une grande banderole " Colloque sur la dynamique de la lithosphère ". J'entrai et découvris à cette occasion la tectonique globale à travers des exposés de Xavier Le Pichon et de quelques autres. Tout excité, je vins rendre compte à mon patron et j'eus en retour cette réflexion : " Raymond, ne perdez pas votre temps, travaillez à votre thèse " ! Avec du recul, je pense maintenant qu'il ne sous-estimait pas la tectonique globale, mais qu'il considérait à juste raison que nous n'étions, ni lui ni nous, formés pour aborder des concepts utilisant pour une large part la géophysique et il est vrai, peu utiles pour notre travail quotidien.

Enfin j'évoquerai brièvement ses travaux d'historien de la géologie. Son intérêt pour cette discipline ne m'a jamais étonné. Cela correspond bien à son caractère, très respectueux des anciens. Plus profondément, il savait que toute théorie scientifique est construite sur des observations et des théories antérieures qu'elle intègre et utilise. Je vois aussi dans sa droiture et son amour de la justice l'explication de sa passion pour l'affaire Deprat. Vers la fin de sa vie, je l'ai souvent rencontré à la bibliothèque de la Société géologique de France où il menait ses recherches historiques ; c'est là qu'il m'a confié, avec sa pudeur habituelle, quelques détails sur le mal qui le rongeait.

Je me suis efforcé, grâce à ces quelques anecdotes, de dresser un portrait de Michel Durand-Delga, vision personnelle forcément incomplète d'une personnalité complexe et attachante. Je voudrais terminer en évoquant un dernier souvenir. Nous dînions en compagnie de mon épouse sur la terrasse de l'hôtel de Tigzirt-sur-Mer, sur la côte de Grande Kabylie. Ma femme demanda à Michel Durand-Delga pourquoi il aimait le métier de géologue ; ce dernier lui répondit en ces termes, si ma mémoire ne me trahit pas: " Madame, quand on est sur le terrain, on est un homme libre ".