TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.II (1988)

Catherine BLANLOEIL
Vie et oeuvre du Baron André de Férussac (1786-1836).

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 24 février 1988)

André de Férussac est né en 1786, dans la région agenaise. Très tôt, il se passionne pour la géologie, à l'exemple de son père. Eduqué dans le maniement des armes, il débute une carrière militaire sous l'Empire.

C'est à cause d'une blessure qui le laissa invalide, qu'il fut obligé de démissionner et put dès lors se consacrer pleinement aux sciences. Il fut un brillant conchyliologiste, recherchant la vérité dans la simplification des classifications alors complexes parce que nombreuses.

Férussac a su se placer au centre des grands débats du temps en développant une histoire de la terre originale. Il a défendu avec une conviction certaine l'anticatastrophisme, tout en restant résolument opposé à la théorie nouvelle du transformisme.

André de Férussac se devait de respecter d'abord la tradition familiale, qui était de donner des soldats à la France. Le 27 mars 1805, il entre chez les vélites de la Garde. Il participe aux campagnes d'Allemagne, dans le 103è régiment de Silésie. Puis, il est envoyé en Espagne où il restera de 1808 à 1812. Il participe au siège de Saragosse en 1808.

Ces campagnes sont pour lui l'occasion de découvrir la géologie des régions qu'il traverse et son goût de l'observation lui permettra d'établir des comparaisons fort utiles.

Capitaine en 1811, il démissionne, suite à une blessure. Il est nommé 5 ans plus tard, sous-chef d'état major. Il devient professeur de géographie et de statistique lors de l'ouverture de l'école d'application de l'Etat-Major, en 1819. Il rédige un article relatif à l'importance de la géographie dans des perspectives militaires, puis démissionne. Alors attaché au dépôt de la guerre, il est nommé en 1823 chef du bureau de statistique étrangère. Il remplit donc différentes charges au sein du ministère de la guerre.

Alternativement, il mène une carrière politique. Napoléon, ayant remarqué son Coup d'oeil sur l'Andalousie, ouvrage qu'il fait publier en 1812, lui propose le poste de sous-préfet d'Oloron en 1313. L'année suivante, les circonstances politiques l'obligent à se réfugier à Agen, puis Bordeaux. Pendant les Cent Jours, il est sous-préfet de Compiègne, puis laisse la place vacante lors du second retour du Roi. En 1830, il représente le Tarn-et-Garonne à la Chambre des Députés. Non réélu en 1832, il abandonne définitivement tout projet du côté politique.

En tant qu'éditeur, son but est de réaliser une des idées les plus fécondes de Bacon, à savoir celle "d'établir une communauté de liens, de sentimens, d'intérêts entre les hommes de tous les pays". Il est donc à l'origine de la fondation du Bulletin des Annonces et Nouvelles scientifiques dont les premiers numéros composant 4 volumes - 1 par trimestre - paraissent en 1823. L'année suivante, un complet remaniement dans son organisation est nécessaire du fait de l'abondance des matières à traiter. Il est divisé en 8 sections englobant toutes les matières sauf la littérature et la politique.

Férussac les dirigeait toutes mais l'organisation interne était très hiérarchisée. Chaque section formait un périodique à part. C'était une sorte de revue bibliographique visant à "rassembler en une langue commune les travaux du monde entier et répandre une lumière bienfaisante ... qui est appelée par toutes les nations".

L'entreprise s'acheva neuf ans plus tard, en 1832. Elle demandait des moyens considérables, traitant plus de 500 revues publiées dans le monde, et les circonstances politiques de 1830 ne sont vraisemblablement pas étrangères à cette disparition. Férussac y a investi une partie de sa fortune personnelle. Le 13 mars 1328, une Société Anonyme est créée. Néanmoins, la carrière d'éditeur de Férussac se termine misérablement le 27 février 1832, sans espoir pour le Bulletin, de paraître à nouveau un jour.

Férussac a également collaboré au Dictionnaire Classique d'Histoire Naturelle de Bory de Saint-Vincent, dans lequel il a rédigé tous les articles concernant les mollusques publiés dans les tous premiers tomes. Puis, son travail pour le Bulletin ayant accaparé tout son temps, il fut temporairement remplacé par Bory, auquel succéda Deshayes.

La Conchyliologie, base de sa théorie.

André de Férussac a été guidé dans cette voie par son père, Jean-Baptiste de Férussac (1745-1815) dont un Mémoire sur "Les deux groupes de montagnes de Sassenage et de la Chartreuse dans le Dauphiné" fut lu en 1778 à l'Académie des Sciences, et qui publia en juin 1780 dans le Journal de Physique, des "Observations sur les couches solides et terreuses de la terre"... J.B. de Férussac s'intéresse donc d'abord à des questions de géologie avant de découvrir progressivement la conchyliologie. Il travailla à l'"Essai d'une méthode conchyliologique, appliquée aux mollusques terrestres et fluviatiles" (1802),que son fils, bien que très jeune, présentera à Paris. Réimprimé en 1807, ce mémoire fut alors publié en collaboration avec son fils sous le titre définitif d'"Histoire naturelle générale et particulière des mollusques terrestres et fluviatiles tant des espèces vivantes que celles qui n existent plus" (1819-1821). Il y expose une nouvelle méthode de classification élaborée suivant les caractères essentiels que présentent ces animaux et leurs coquilles, suivant le principe de "la double méthode".

Pourquoi manifester un tel intérêt, quand "la conchyliologie, partie de l'histoire naturelle si brillante et si recherchée des amateurs opulens est cependant la plus négligée des naturalistes : elle est, comme le disoit Linnaeus, telle qu'un enfant au berceau qui réclame à grands cris les soins maternels" (1) J. B. de Férussac est convaincu qu'une connaissance plus profonde de ces animaux, fondée sur des bases nouvelles,ne peut que favoriser une meilleure étude de la géologie et apporter des lumières sur l'histoire de la Terre.

"L'une des conditions les plus indispensables pour le naturaliste qui veut entreprendre des travaux durables, c'est de savoir du moins ce qui a été fait avant lui dans la science dont il veut s'occuper. Il faut en un mot qu'il connaisse le passé pour pouvoir s'avancer avec sécurité dans l'avenir" (2).

Le terme même de conchyliologie est tout-à-fait récent à cette époque (3). Férussac remarque qu'il "est fâcheux que la plupart des travaux publiés jusqu'à ce jour aient été entrepris sur des plans si opposés sans accords entre eux et beaucoup sans une connaissance précise des espèces" (4). Lamarck lui-même évoquait "le mépris qu'on a trop communément pour ces animaux qui méritent pourtant l'égard des naturalistes" (5).

L'intérêt qu'on va d'abord leur porter est celui des collectionneurs de beaux objets. On se passionnait pour les coquilles rares ou extravagantes, en sorte que les plus disponibles, les plus communes et par conséquent les plus utiles étaient délaissées. Férussac ne souligne-t-il pas que "les coquilles que l'on trouve le plus fréquemment semblent celles qui sont les plus révélatrices du passé et de l'histoire de la Terre ?" (6). D'autre part, aucune méthode de classement n'étant rigoureusement suivie, chacun travaillait de manière tout-à-fait personnelle, se basant sur tel ou tel caractère donné de l'animal, de telle sorte qu'à l'aube du XIXè siècle la situation était, en conchyliologie, fort embrouillée, pour ne pas dire totalement anarchique. Le système linnéen était inégalement connu et suivi. En France, il était "à peine connu vers 1780" (7). Férussac se révolte donc contre ceux qu'il appelle "les faiseurs de genres" (8). Il va donc tenter d'établir une vaste synonymie et essayer de régulariser en simplifiant car "la synonymie est un vrai chaos en conchyliologie" (9). Son oeuvre se résume particulièrement bien dans un des titres de ses publications "Concordance systématique des mollusques terrestres et fluviatiles de Grande-Bretagne" (1820).

Quant à la méthode, il va reprendre celle envisagée par son père. La double méthode dont il va se faire l'avocat aurait été probablement imaginée par Daubenton qui n'en aurait toutefois jamais fait l'application : "Il est certainement le premier qui se soit prononcé sur la nécessité d'établir le système méthodique du classement des mollusques sur la double considération des animaux et de leur test (10). Férussac va, en outre, profiter des travaux de Cuvier en anatomie comparée et de sa nouvelle méthode de classification de 1795.

Dès 1800, il est donc acquis qu'on ne doit plus classer les animaux d'après leurs caractères externes, encore moins d'après leurs dépouilles et que l'examen anatomique de l'organisation interne peut seul permettre de décider sûrement de la composition des groupes zoologiques. On parle alors de méthode naturelle, en tenant compte de la valeur relative des caractères. La classification va donc peu à peu se clarifier. En 1801, Lamarck consacre la dichotomie vertébrés-invertébrés dans son "Système des Animaux sans Vertèbres". En 1822, Férussac fait paraître ses "Tableaux systématiques généraux de l'embranchement des mollusques divisés en familles naturelles dans le but d'offrir la totalité des divisions générales et particulières de ces animaux" qui sont intégrés à l'"Histoire naturelle générale et particulière des mollusques terrestres et fluviatiles, tant des espèces que l'on trouve aujourd'hui vivantes que celles qui n'existent plus" (1819-1821), résultat des travaux de son père. Les autres publications sur ce sujet sont effectuées en collaboration avec d'Orbigny, pour les céphalopodes (1835-1848), et avec Deshayes (1828-1851).

Voyons quelques jugements de contemporains sur sa méthode : d'Orbigny a modifié les textes de leur oeuvre commune ou plutôt est-il plus exact de dire qu'il a ajouté de sa plume, un autre texte à celui de Férussac, qu'il a néanmoins tenu à respecter en le faisant apparaître en italique. Latreille, quant à lui, reconnaît que la méthode de Férussac est parfaitement régulière. Il remarque qu'elle ne diffère guère de celle de Cuvier qu'en ce qu'elle est moins simple et accompagnée d'une synonymie étendue qui fait la valeur et la richesse de son travail.

Férussac évoque le perfectionnement de la méthode naturelle, reconnaissant qu'il a bénéficié de circonstances favorables: "Résultat que nous sommes loin de nous attribuer exclusivement et qui est bien plutôt dû à ce concours extraordinaire de communications qui nous ont été faites de toute part et surtout aux travaux particuliers" (11).

Il était convaincu de pouvoir, par ses recherches, servir la géologie et, par là, parvenir à une meilleure connaissance de l'histoire de la terre. La collection de coquilles de Férussac, impressionnante par sa qualité et le très grand nombre d'échantillons, fut cédée à l'Etat le 10 mars 1838. Elle fut placée dans sa totalité au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. "C'est la collection la plus importante après celle de Rousselle" (12).

En géologie, il se définit comme un vigoureux partisan de l'anticatastrophisme.

Férussac définit la géologie comme "l'histoire de la Terre qui embrasse non seulement sa création mais tous les événemens qui ont successivement modifié sa surface" (13). L'étude des mollusques va lui permettre de défendre sa conception de l'histoire de la terre puisqu'ils offrent une "série non-interrompue de termes comparatifs depuis la naissance de la vie jusqu'à nous" (14). "Ses médailles précieuses abondent dans toutes les couches ; elles se succèdent presque sans interruption, leur multiplicité éloigne dans la plupart des cas, les chances des causes accidentelles ; enfin, tous les noeuds de cette vaste chaîne de monumens irrécusables qui remontent aux premiers âges de la terre peuvent se comparer, s'étudier dans leur rapport de formes, de localités, et de dépendance, soit des phénomènes qui les ont ensevelis, soit des circonstances d'organisation et d'habitude, des animaux auxquels ils appartiennent" (15).

J.B. de Férussac avait déjà eu l'intuition de la valeur explicative des coquillages : "Leurs productions le disputent, pour la solidité, la grandeur, et la durée aux roches réputées primitives et forment, comme elles des montagnes imposantes" (16).

Coupé, auteur auquel Férussac fait parfois allusion, reconnaît également cette importance des coquillages dans la formation des calcaires.

Le déclic se produit avec les travaux d'Alexandre Brongniart et notamment son ouvrage Sur des terrains qui paraissent avoir été formés sous l'eau douce et d'autre part, en collaboration avec Cuvier, l'Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris, où sont pris en considération les terrains tertiaires. Férussac va trouver là de grands encouragements. Brongniart a eu l'intuition de cette découverte par l'étude des invertébrés. Or, en 1310—1312, années où sont publiés ces articles, c'est le tout début des travaux scientifiques de notre naturaliste. Il n'a encore rien produit de personnel, à l'exception d'un mémoire sur les crustacés et mollusques de la région de Chartron (près d'Agen), lu à l'Institut avant d'être inséré dans les Annales du Muséum en 1806. Les découvertes de Brongniart vont l'inciter à poursuivre ses recherches dans cette direction.

Brongniart a fait connaître une espèce entièrement nouvelle en géologie, que Gottlob Werner avait ignorée, considérant au contraire tous les terrains formés dans le sein d'un même liquide : "celle qui ne renfermant que des coquilles d'eau douce paraît s'être déposée dans des lacs ou des mares très différentes du liquide général où se sont évidemment formés les terrains ordinaires. Cette sorte de roche n'est point limitée comme le reste des terrains de mer des environs et provinces de France" (17).

Brongniart a établi l'alternance de dépôts marins et d'eau douce, c'est-à-dire qu'il faisait allusion à des retours itératifs de la mer et non plus seulement à des retraits comme l'établissait l'opinion généralement répandue.

Voilà donc que le travail entamé par Férussac et son père se trouvait engagé dans celui d'Al. Brongniart : la détermination des couches de la terre par l'utilisation des fossiles d'invertébrés, suivant la méthode des analogues propre à Lamarck. C'est la réalité des couches d'eau douce qui va en quelque sorte polariser les futures recherches de Férussac. Il va concentrer ses efforts sur l'étude des terrains tertiaires, en procédant suivant les principes de la méthode actualiste.

"Si l'analogie peut seule nous guider en géologie, commençons par étudier des terrains qui semblent avoir été produits par des causes à peu près semblables à celles qui agissent encore et procédons du connu à l'inconnu, plutôt que suivre cette marche adoptée généralement d'arriver au connu par l'inconnu. Les terrains tertiaires nous donneront, plus que tout autre formation, la clé des dernières modifications que le globe a éprouvées surtout si, comme il le paraît, la solidification des terrains de sédiment n'est qu'un effet purement thermométrique" (18). Cela va amener une prise de conscience de l'immense durée des temps géologiques. Férussac fait déjà connaître son anti-catastrophisme en affirmant "qu'il faudra finir par reconnaître avec nous, que l'état actuel des choses sur la terre est le dernier ou plutôt le plus fécond des termes d'une série de modifications successives et lentes" (19).

Pour Férussac, l'objectif à atteindre est de démontrer l'incohérence de la thèse catastrophiste. Il cherche à la ruiner en proposant une nouvelle histoire de la terre : il va désigner deux catégories de phénomènes différents ayant agi à la surface de la terre : les causes primitives et les causes secondaires. Dans un premier temps, la terre a été soumise aux effets du vulcanisme. C'est à une époque ultérieure que le neptunisme opéra. Cette nouvelle version consiste à montrer "que les neptuniens et les vulcaniens avaient tous raison" (20). Férussac essaie d'établir un équilibre entre ces deux propositions incomplètes en montrant par ailleurs "qu'ils avaient tous également tort par l'exclusion du système opposé" (Ibid.)

Il comprend la théorie neptuniste quand elle explique la présence de la mer sur les terres basses, aujourd'hui découvertes, par le dépôt de craie qui a produit "le terme de la série non-interrompue de dépôts sous-marins de différentes natures, dont le résultat a été la formation de la croûte du globe" (21). Il reconnaît également le changement de niveau de la mer -et non celui des continents- mais ne peut accepter le rôle exclusif que les wernériens attribuent à celle-ci.

En effet, Férussac est favorable à l'hypothèse du feu central qu'il emprunte au système géologique de Buffon. "Nous avons avant personne dans ces derniers temps, cherché à réhabiliter la mémoire de Buffon en appuyant sur de nouveaux faits l'ingénieuse hypothèse du feu central, qui lui doit pour ainsi dire l'existence quoiqu'il n'en soit pas l'inventeur, hypothèse dont le dernier siècle s'est fort moqué et qui semble aujourd'hui prendre sa place dans les vérités les plus solidement établies. Les membres de l'Académie Royale des Sciences n'ont point oublié la surprise que causa à la plupart d'entre eux, les observations que nous eûmes l'honneur de lire à ce sujet devant cette illustre compagnie en 1821" (22).

Or, cette hypothèse du feu central reçoit à ce moment, de manière inopinée, le soutien d'explications physiques et mathématiques, résultats des recherches du baron Fourier (23) et du géologue Pierre Cordier (24) entre autres. Ces successions de phénomènes qu'il distingue, Férussac va les lier à deux facteurs : la baisse des températures et celle des eaux, qu'il emprunte à son maître en géologie, Buffon. Les différences que présentent aujourd'hui les végétations et les animaux suivant les climats et les lieux se sont établies par degrés sous l'empire d'un petit nombre de causes naturelles successivement modifiées, pour constituer enfin l'ordre de distribution que la vie présente à la surface actuelle de la terre. "Les variations graduées dans la température, l'abaissement général des mers (qui s'oppose aux retraits brusques qu'évoquait Cuvier), la distribution également successive et graduée dans l'énergie des phénomènes volcaniques, par suite du vulcanisme primitif, dans la force et la puissance des phénomènes atmosphériques et des marées, telles furent les causes naturelles générales, régulières et continues des modifications que la vie a éprouvées et de presque tous les changemens qu'a subis la surface du globe. Les résultats de ces causes primitives, tels que l'établissement des influences locales sur la température d'un même climat, la formation d'une foule de bassins particuliers les uns contenant des eaux douces, les autres des eaux salées, le déversement de ces lacs les uns dans les autres et dans les grands bassins des mers ; les débâcles partielles qui en furent la suite ; les ravages des eaux marines sur les parties des continens d'abord, puis la formation de vastes lagunes sur ces mêmes parties, enfin, l'établissement du système général d'écoulement et d'arrosement ou du réseau hydrographique qui couvre le globe, telles furent les causes secondaires irrégulières plus ou moins violentes et perturbatrices des vicissitudes partielles qu'éprouvèrent l'animalisation et la végétation". (25).

Le refroidissement du globe et la baisse des eaux sont donc les deux phénomènes qui vont lier l'état ancien au monde actuel : variations graduées dans les températures, baisse générale des mers, distribution successive et graduée dans l'énergie des phénomènes volcaniques.

Férussac distingue ainsi trois grandes étapes géologiques pour chaque partie de la surface terrestre : tout d'abord, "l'époque antérieure à l'existence de la vie" qui est commune à toute la surface, "où l'empire du vulcanisme primitif et général ne permit pas à la vie de s'établir", à laquelle succède "celle où le sol était couvert par les eaux, où l'empire du plutonisme général ne permettait pas à la vie terrestre de se développer, où l'action du feu central eut encore beaucoup d'énergie et d'importance". Enfin, "l'époque où le sol fut libre". Férussac précise encore qu'entre ces deux dernières époques, on trouve souvent les résultats d'une "époque intermédiaire" qu'il définit comme une "époque de combat à la surface terrestre luttant encore contre l'élément acqueux, où les eaux tendaient à se mettre en équilibre" (26).

Une histoire de la terre qui s'explique sans cataclysmes universels : Férussac s'oppose à Cuvier : déroulement lent, donc baisse d'intensité progressive des causes agissantes mais néanmoins irréversibles. Cette histoire a donc un sens, comme l'avait souligné Buffon dans les Epoques de la Nature (1778). Le tour orienté que Férussac donne à sa théorie le distingue par là même de l'uniformitarisme de Hutton et de Charles Lyell, qui fut pourtant très tôt enthousiasmé par les propositions de Férussac.

Votre auteur est partisan d'une continuité générale de l'histoire de la Terre : celle-ci a une origine, sa formation est progressive, sans être ponctuée par de terribles "révolutions" générales. Mais Férussac ne nie toutefois pas l'existence de cataclysmes ponctuels, locaux. Ce qu'il refuse catégoriquement, c'est le caractère général, extraordinaire, universel que leur concèdent les catastrophistes. "Les faits constatés prouvent qu'il y en a eu partout et souvent plusieurs dans les mêmes lieux, avant l'existence de l'espèce humaine dans les contrées encore en combat avec l'élément acqueux, déluges causés par la tendance des eaux à se mettre en équilibre à mesure que la surface des mers s'abaisse" (27).

La "création continuée" de Férussac : son opposition au transformisme.

Férussac ne se satisfait pas des thèses qui s'affrontent au début du XIXème siècle. Il ne peut approuver la création telle que la conçoit Cuvier -ou même Blainville- mais d'un autre côté, les thèses de Lamarck, aussi séduisantes fussent-elles, paraissent trop nouvelles, trop excentriques pour être acceptées d'emblée sereinement. Entre créationnisme et transformisme, Férussac va ainsi rechercher progressivement une voie moyenne susceptible de favoriser une transition moins brutale. Un point cependant est clair chez notre auteur : c'est le rejet du créationnisme envisagé de manière globale. Mais si des savants comme Férussac refusent néanmoins de se laisser "corrompre" par la solution transformiste, c'est qu'ils lui préfèrent encore l'intervention "d'une puissance créatrice" (termes employés par Férussac lui-même) qui, dans un geste de bonté, ferait apparaître mystérieusement les différentes espèces.

L'étude des mollusques est la plus propre à déterminer selon lui s'il y a eu une ou plusieurs créations. Il opte pour une solution intermédiaire entre celles de Cuvier et de Lamarck et il l'expose ainsi : "Sans admettre le renouvellement de la vie (Cuvier) ou la modification des races, de nouvelles espèces sont-elles apparues successivement ?" puis il poursuit : "Le phénomène se continue-t-il ? ou a-t-il cessé depuis que l'équilibre des eaux paraît s'être établi à la surface de la terre ? L'animalisation et la végétation ont-elles comme nous l'avons avancé, éprouvé un refoulement gradué des pôles vers l'équateur et des sommités vers les plaines par suite de l'abaissement des eaux et température céleste en perdant dans cette migration et par suite des causes qui l'ont déterminée, un certain nombre de races primitives ?" (28).

Férussac propose donc une hypothèse de créationnisme anticatastrophiste, et, selon Cuvier, tout-à-fait différente à plusieurs égards de celles qui ont prévalu avant lui en géologie.

A Cuvier, il emprunte le système des créations répétées et l'existence de types d'organisation. Mais comment Férussac pouvait-il expliquer ces actes de création alors qu'il était partisan de l'anticatastrophisme ? Quels motifs lui était-il possible d'invoquer ?

Soucieux de ruiner les thèses catastrophistes, l'objectif essentiel de Férussac était de prouver une certaine continuité entre les espèces fossiles et actuelles sans, pour autant, favoriser le transformisme de Lamarck.

L'explication qu'il avance est celle de nids de création se répétant à des distances plus ou moins variables, hypothèse qu'il préfère à celle des migrations. Différents bassins peuvent donc coexister en divers points du globe suivant que les circonstances climatiques le permettent. "Il faut admettre des centres ou des bassins particuliers de création comme on admet en géographie physique des bassins ou des massifs hydrographiques se répétant sur diverses parties d'une grande surface ou dans des continens opposés et étant affectés entre eux d'un nombre variable de différences ou d'analogies" (29).

En 1828, alors que paraît son Histoire Naturelle des Pulmonées sans opercules, il écrivait qu'il approuvait totalement F. Redi (1626-1698), qui, plus d'un siècle plus tôt, "a contredit la génération spontanée et a détruit pour toujours les préjugés transmis par l'Antiquité sur l'origine et la naissance spontanée des insectes et autres classes inférieures" (30). Férussac n'a jamais étendu ses conclusions aux grands animaux vertébrés qu'il disait ne pas connaître. Refusant donc l'hypothèse de la génération spontanée, l'apparition des espèces est abandonnée aux bons soins de la "puissance créatrice".

Dès lors que les conditions sont réunies pour l'apparition de nouvelles espèces, celles-ci existent ; Férussac reste très avare d'explications à cet égard. Ce qui pouvait ne pas choquer outre mesure le lecteur du XIXème siècle, étant entendu que la religion demeurait encore le soutien de maints systèmes de pensée et restait fortement présente à l'esprit. On s'arrangeait fort bien d'une intervention divine...

Ainsi, à des relations temporelles de continuité, les unes à la suite des autres, correspondent des données horizontales dans l'espace. "Le temps et les révolutions locales ayant produit des variétés dans les mêmes espèces (...) doivent, comme les superpositions prouver des époques différentes et des circonstances particulières" (31).

Sur la question de l'existence d'une variabilité à l'intérieur des espèces, Férussac n'est pas aussi rigide qu'il n'y paraît au premier abord : "Nous pourrions accumuler des preuves nombreuses pour prouver que les mêmes espèces surtout les fluviatiles varient quelquefois dans les mêmes lieux de manière à offrir dans des variétés extrêmes, l'apparence de plusieurs espèces distinctes lorsqu'on ne voit pas les intermédiaires" (32). Au contraire de ceux qui multiplient les genres inconsidérément, Férussac pense que certaines espèces fossiles ne sont que "les espèces antiques des espèces vivantes" (33).

La variabilité des espèces est fonction de l'influence des localités, une idée chère à Lamarck et un des arguments fondamentaux de Férussac. Ce facteur est responsable de l'extension des espèces sur le globe ; à l'inverse, un même lieu peut renfermer des espèces très variées. Donc, le climat contribue au développement de certaines espèces et par suite, à l'anéantissement d'autres ; Buffon, disait que la Nature est étroitement liée au climat. Chez Férussac, le climat agit de manière directe en ce sens qu'il détermine l'apparition ou la mort des espèces, différence essentielle avec la théorie de Lamarck où l'animal réagit aux pressions extérieures et se transforme dans le but de s'adapter.

Férussac propose l'action de deux facteurs qui expliquent la production des espèces : la "station", terme connu et employé à l'époque, sous lequel il réunit les conditions de milieu et l'action d'agents extérieurs et la "destination", qui semble être une expression personnelle, et qui se définit comme le rôle à remplir qui revient à chaque espèce dans un cadre donné. Férussac n'est guère bavard sur cette destination "qui ne peut être que le cachet de la finalité conférée par une Providence attentive" selon les propos de G. Laurent. Peut-être aurait-il été embarrassé pour en dire davantage ? L'analogie de station correspond à une analogie de destination, autrement dit, le milieu détermine le rôle à remplir par chacune des espèces.

Sur les espèces perdues.

Il n'y a pas de renouvellement global. Lorsqu'il y a mort d'espèces, d'autres qui ont une nouvelle destination les remplacent. La création n'a pas été subitement renouvelée, le recours au catastrophisme, aux déluges universels, est écarté pour expliquer l'anéantissement des espèces. La preuve en est que certains genres se trouvent être communs à toutes les couches car il n'existe pas de ligne de démarcation entre les termes des différentes séries des formations fossiles. Férussac manifeste son opposition à la paléontologie stratigraphique.

La continuité dont il parle pourrait être une concession au transformisme, mais il n'en est rien : "Les races n'ont point été modifiées" (34). Les espèces se suivent et se remplacent. Férussac reste fixiste. Sans doute, ses sentiments religieux l'ont-ils retenu car il n'était pas question de se faire taxer d'anti-bibliste. C'est une des raisons pour lesquelles le catastrophisme de Cuvier connaissait une telle audience auprès du public qui retrouvait, dans ses descriptions, servies par un style littéraire brillant, les grandioses et mystérieux écrits du Livre Saint. Férussac faisait donc preuve d'une grande prudence envers le transformisme car "il faut attendre une grande quantité de faits" (35). Il fallait bien se garder, au moins pour le moment, d'affirmations audacieuses.

Dans la théorie de Férussac, plutôt que d'anéantissement serait-il plus juste de parler de dégénérescence des espèces qui fait alors appel à des effets plus lents. Il rejoint Lamarck quant à l'importance du temps dans la différenciation de celles-ci.

Il invoque des causes naturelles : le refroidissement et la baisse des eaux. "Mais c'est surtout le changement de végétation qui était en rapport avec les animaux, par suite de la baisse de la température du globe, qui est la vraie cause des changements que la vie a éprouvés dans les mêmes contrées (36). De plus, la chaleur interne due au feu central, favorisait une homogénéité dans les espèces et la variation des climats a par la suite contribué à une multiplication des genres, et à une plus grande diversité : "Ainsi, la puissance créatrice des mondes a suppléé par l'immensité du nombre à la grandeur des matériaux qu'elle employait et la raison s'abîme en contemplant cette diversité, cette fécondité de moyens, et cette multiplicité de petits agents" (37).

Néanmoins, il ne conteste pas la réalité des espèces perdues. Bien au contraire, il accepte la perte d'un certain nombre de races primitives ; mais une meilleure connaissance des espèces pélagiennes ou d'autres contrées pourrait peut-être apporter quelque élément nouveau à ces lacunes.

Férussac ne nie pas l'existence de déluges locaux, limités, c'est-à-dire raisonnables. "Les déluges partiels ont contribué à l'anéantissement de certaines de ces races" (38). Toutefois, il modère aussitôt, ses propos en affirmant par ailleurs "qu'on ne saurait opposer à cette assertion que l'on trouve dans d'autres mers, les analogues vivants de certaines espèces de fossiles des couches de nos contrées car cet exemple n'est vrai qu'à l'égard de certains terrains tertiaires" (39).

Sur l'origine et le devenir des espèces, c'est donc une voie moyenne que se fraie Férussac. Le chemin qui restait à parcourir pour atteindre une complète adhésion au transformisme était encore bordé de préjugés. Pour Férussac, il ne fait aucun doute, en effet que les espèces soient étrangères les unes aux autres.

On disait bien de la géologie qu'elle était une arme avec laquelle jouaient ceux qui tenaient à combattre la religion. Férussac pense qu'elle pourrait au contraire maintenant "après avoir dans sa jeunesse fourni des armes contre les traditions sacrées, servir à appuyer la cosmogonie de Moïse" (40). Il a félicité Mgr Frayssinous (1765-1841) qui, dans Défense du christianisme ou conférence sur la religion, s'était donné pour objectif de faire concorder la parole de l'Ecriture Sainte et les écrits scientifiques. Il explique que la langue employée par Moïse ne correspond plus au vocabulaire nouveau du XIXème siècle. Si l'on transpose, alors "la cosmogonie de Moïse ne présente plus qu'un ordre de faits qui rentrent sans efforts sous l'empire des lois naturelles déterminées dès l'origine par le Créateur des mondes" (Ibid.).

Férussac -il n'est pas le seul- tient à modérer les écrits extrêmes du siècle précédent, où "le matérialisme débordait de toute part", selon Blainville. Voici ce qu'il écrit : "Quel est aujourd'hui le géologue qui, tout en admirant le prodigieux génie de Voltaire, ne sourirait de pitié à ses arguments contre la Genèse ? " (Ibid.).

Le cas de l'espèce humaine.

Ici, Férussac fait preuve, encore plus qu'ailleurs, d'une prudence infinie. "Il faut distinguer l'antiquité du monde de l'ancienneté de l'espèce humaine sur notre globe : l'origine des premières sociétés humaines ne remonte pas au-delà de l'époque assignée par Moïse" (41). De cette façon, il approuve Cuvier, qui affirme que l'on n'a jamais trouvé d'os humains fossiles.

Dès 1824, il soutient que "l'espèce humaine est postérieure aux dépôts des terrains tertiaires : l'homme était inexistant lors de la formation de ces terrains qui n'en recèlent aucuns débris" (42").

Quant à l'apparition de l'espèce humaine, sa prudence extrême le conduit à se retrancher derrière des suppositions qui le mettent en contradiction avec sa propre théorie générale qu'il appliquait, sans doutes manifestes, à l'apparition des espèces animales ou végétales. "Nous avons mis hors de doute que pour les plantes et les animaux, il faut admettre des centres ou des bassins particuliers de production, ces observations que nous croyons inattaquables peuvent bien ne rien prouver pour l'espèce humaine et la science a besoin de nouveaux faits pour adopter à ce sujet une opinion motivée" (43).

Le mystère est maintenu sur le problème de l'origine de l'homme. Il ne semble pas attendre dans l'immédiat de profonds bouleversements car "quand bien même les mystères de l'origine des premières sociétés ne nous seroient pas dévoilas par l'inspection des couches de la terre" (44), celle-ci peut-elle cependant ne pas être inutile et "servir à nous prémunir contre les causes locales qui agissent sans cesse et qui tendent à en modifier les causes extérieures" (Ibid.), Férussac en conclut à l'impossibilité de connaître les secrets de la Création.

Conclusion.

Si l'on veut replacer Férussac et son oeuvre dans un contexte historique ou scientifique, on peut le présenter comme ayant occupé une place charnière avec Buffon en amont, qu'il nomme le Pline français et dont Les Epoques de la Nature (1778), dont il s'est largement inspiré, constituent pour lui un ouvrage de référence fondamental. Une démarche qui correspond tout-à-fait h l'esprit qui régnait en ce premier quart de siècle marqué par un regain d'intérêt pour les oeuvres du grand naturaliste qui firent l'objet d'une réédition bien qu'elles aient été fortement critiquées depuis sa mort. Férussac se fait en quelque sorte le champion de ce retour en grâce.

Il exerça d'autre part une certaine influence sur Prévost et Lyell. Ce dernier, qui l'a rencontré à plusieurs reprises, affirmait dès 1823, en parlant de Férussac : "C'est le plus brillant théoricien que j'aie jamais rencontré", sans pour autant reconnaître explicitement son antécédence.

L'histoire de la Terre de Férussac est non-répétitive : chaque époque possède son caractère propre. Comme Elie de Beaumont, il pourrait écrire que le globe a eu sa jeunesse. Mais il n'existe pas d'éléments susceptibles d'être utilisés pour calculer l'âge du monde. "Il est de même ordre que celui de la distance des étoiles à la terre. Il n'intéresse en rien la Genèse, la durée des Epoques nous est inconnue" (45).

Pourquoi n'a-t-il pas alors été accepté à l'Académie après quatre candidatures comme membre titulaire ? Il se plaint dans certains de ses écrits d'avoir été peu écouté. La valeur de son travail était pourtant reconnue puisqu'il a appartenu à de multiples sociétés parisiennes, provinciales ou étrangères. Mais il a eu le malheur de se présenter face à des candidats de taille : Savigny (1821), Blainville (1825), F.Cuvier (1826), I. Geoffroy-Saint-Hilaire (1832).

J. Roger, dans Les sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIème siècle, écrit que, sur le terrain des sciences géologiques, Buffon fut combattu par Cuvier, avant d'être repris et imposé par Prévost et Lyell. Il me semble qu'il faille maintenant compter également avec Férussac.

_________________________________
_______________________________
_____________________________

Notes

_________________________________
_______________________________
_____________________________

BIBLIOGRAPHIE.

La bibliographie ci-dessous porte uniquement sur quelques unes des principales oeuvres de Férussac. Les comptes-rendus publiés dans le Bulletin ne sont pas cités.