TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1976)

Jacques ROGER
HUMANISME ET TECHNIQUES MINIERES CHEZ AGRICOLA

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 23 novembre 1976)

L'auteur appartient à l'Université de PARIS I

L'étude des sciences de la terre au XVIe siècle pose des problèmes particuliers. Il est impossible de parler de "géologie", et d'abord parce qu'il n'y a pas une science de la terre à cette date, mais des connaissances dispersées qui ne se rejoignent pas. Cette dispersion tient, entre autres, aux conditions de l'enseignement. Un candidat au grade de Maître ès-Arts aura beaucoup de chance s'il entend parler, pendant le semestre consacré à la physique d'Aristote, des Météorologiques, où le philosophe parle des volcans et des tremblements de terre en même temps que des comètes et des orages. Un étudiant en médecine étudiera peut-être les "vertus" des pierres et l'action des eaux thermales. En bref, quelques notions sur les phénomènes souterrains et quelques bribes de minéralogie. C'est plus la curiosité que le besoin qui pousse les philosophes, comme Cardan ou Fracastor, et les naturalistes comme Gesner, à s'occuper de la terre,

Il y a pourtant une exception, ce sont les mines, dont la technologie a fait de grands progrès au XVe siècle, et qui connaissent au XVIe, surtout en Allemagne, un développement très rapide. Mais ce développement n'a d'abord donné naissance qu'à une littérature technique assez sommaira, les "Bergbüchlein", écrits en langue vulgaire. Pour passer de la technique à la science, il reste beaucoup à faire, et c'est ici qu'intervient Agricola.

Georg Bauer, qui latinisa son nom en Agricola, est né en Saxe, à Glauchau, le 24 mars 1494. Il étudie d'aberd le latin et le grec et les enseigne à l'Ecole Municipale de Zwickau, puis à l'Université de Leipzig. En 1524, il part pour l'Italie, et le grec le conduit à la médecine, par l'intermédiaire d'une édition de Gallen. Il revient d'Italie docteur en médecine et, en 1527, il est nommé médecin municipal à Joachimsthal, au coeur de la région minière de Bohème. C'est une ville nouvelle, fondée onze ans plus tôt, qui compte déjà plusieurs milliers d'habitants, et tout y vit de la mine. C'est là qu'Agricola découvre l'industrie minière, pour laquelle il se prend de passion, et à laquelle il va consacrer sa vie. Bientôt actionnaire lui-même, expert auprès des princes, il va composer jusqu'à sa mort, en 1555, une étonnante encyclopédie géologique et minière.

Humaniste par formation, médecin par métier, Agricola veut élever la "science des mines" à la dignité d'une connaissance scientifique, c'est-à-dire, d'une discipline "libérale". Humaniste, il cherche son information à la fois chez les auteurs anciens et chez les praticiens modernes, dans la lecture des livres et dans l'observation directe.

Entre ces deux sources, il ne voit pas de contradiction. Contrairement à ce qu'ont affirmé trop d'historiens de la géologie, il n'est pas question de "brûler les livres" pour se consacrer exclusivement aux études sur le terrain, mais de compléter l'une par l'autre l'observation et la lecture. La science des Anciens est bonne à prendre si on la vérifie, ce qui pose d'ailleurs de nombreux problèmes de philologie et de minéralogie, afin d'identifier correctement les minéraux décrits dans les textes grecs. C'est la fréquentation des Anciens qui permet à Agricola de dépasser le cadre purement technique pour arriver à concevoir et à réaliser une encyclopédie des sciences de la terre, en même temps qu'une encyclopédie des techniques minières, le fameux De Re Metallica.

Agricola pourra mener à bien son double travail de lecture critique des textes et de fréquentation assidue de la mine et des mineurs. L'étude des problèmes scientifiques et techniques auxquels il s'est heurté, et de la façon dont il les a résolus, à sa manière et selon les possibilités de son époque, cette étude ne sera pas faite ici. Ce qui nous retiendra, ce sont d'autres difficultés intellectuelles, auxquelles on ne pense pas toujours, et qui cependant ont existé. Rappelons d'abord que la science minéralogique, assez peu pratiquée par les Anciens, et la technique minière ne sont pas considérées au XVIe siècle comme des disciplines "libérales". Elles n'appartiennent pas à la culture humaniste, et il n'est pas aisé de les y faire entrer. Pour le premier ouvrage qu'il leur consacre, le Bermannus, sive de Re Metallica de 1530, Agricola a eu la chance de se faire introduire auprès du monde lettré par le grand Erasme lui-même, qui a bien voulu écrire une lettre-préface à l'ouvrage du jeune médecin. Ecrire un dialogue latin sur un tel sujet est une nouveauté : Erasme le sait et le dit. Mais il croit aussi prudent de louer la qualité du style ; il sait que, venant de lui, cet éloge aura du poids auprès des humanistes. Vingt ans plus tard, dans le De Re Metallica, Agricola insistera longuement sur la dignité intellectuelle de la science minière, et énumérera toutes les connaissances "nobles" que doit posséder l'ingénieur des mines pour exercer correctement son métier ; connaissances techniques et minéralogiques, bien sûr, mais aussi "philosophie" (et il s'agit en fait d'une connaissance générale des sciences de la terre), médecine, astronomie, arpentage et arithmétique, architecture, dessin et droit. Après cela, nul savant ne pourra mépriser ce métier et ceux qui l'exercent. Mais, inversement, ceux qui l'exercent devront être formés aux disciplines scientifiques générales. C'est le programme des écoles de mines européennes, et d'abord de celle de Freiberg, qu'Agricola vient de dessiner.

Pour combattre un autre préjugé contemporain, Agricola doit rappeler que les nobles peuvent, sans déroger, pratiquer l'exploitation des mines aussi bien que l'agriculture. Question typique d'une époque où le capitalisme industriel apparaît dans une société encore féodale. Mais Agricola représente une industrie nouvelle devant l'opinion publique. Or cette industrie est, comme nous dirions aujourd'hui, polluante. On lui reproche la disparition des forêts, abattues pour le boisage des galeries ou l'alimentation des fourneaux et des forges. Plus d'arbres, donc plus d'oiseaux, plus de gibier. L'eau de lavage des minerais pollue les rivières : les poissons crèvent et les hommes sont empoisonnés. Là où travaillent mineurs et métallurgistes, les terres sont perdues pour l'agriculture. A toutes ces critiques étonnamment modernes, Agricola répond de son mieux, par des arguments que nous connaissons bien, car on les emploie toujours.

Mais, au-delà des problèmes particuliers à la mine, c'est, toute la question du capitalisme industriel qui se trouve posée. Agricola est un humaniste, qui ne peut refuser de répondre aux questions inquiètes de ses pairs. Or les humanistes n'ignorent pas le monde moderne qui commence à prendre forme devant eux. Agricola doit donc consacrer de longues pages à défendre l'industrie minière contre l'accusation d'immoralité. On lui reproche de fouiller le sein de la terre pour en extraire les métaux que la nature y avait sagement cachés, l'or et l'argent qui corrompent le coeur de l'homme, le fer et le cuivre qui arment sa main. Plus généralement, on lui reproche de faire des profits immenses, qui n'enrichissent qu'une minorité aux dépens de la multitude qui aurait bien davantage besoin des produits de l'agriculture. Profits d'autant plus scandaleux que le métier de mineur est dangereux et qu'il y a beaucoup d'accidents du travail. Le déluge de citations grecques et latines qui accompagnent et soutiennent ces critiques - et qu'Agricola reproduit obligeamment - montre bien qu'elles viennent des humanistes. Contrairement à ce que l'on a dit parfois, l'humanisme se méfie terriblement du capitalisme industriel, et du profit qui en est le ressort. Dès 1530, dans sa préface au Bermannus, Erasme l'avait dit clairement :

La meilleure réponse qu'Agricola puisse trouver est de dire que le travail des mines, par les découvertes scientifiques qu'il permet, nous conduit à une meilleure connaissance de la nature, c'est-à-dire de l'oeuvre de Dieu. C'est donc la science qui vient apporter la caution morale dont l'industrie a besoin» Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, Agricola est un précurseur. Mais le débat qu'il a ouvert n'est pas encore clos.