TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VIII (1994)

Bernard GEZE
La ruée vers le phosphate dans les cavernes du Midi de la France

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 30 novembre 1994)

Les successives "ruées vers l'Or" qui sévirent dans les Amériques ont fait l'objet d'innombrables écrits et films célèbres. A peu près au même moment que la dernière de ces "ruées" au siècle dernier, il y eut en Europe une intense prospection du phosphate de chaux qui, toutes proportions gardées, offrit un peu le même caractère de folie, de fortunes subites et de désastres financiers.

Dans cette frénésie de recherche de l'un des principaux engrais chimiques utiles à l'agriculture, la France eut un bon quart de siècle de retard, notamment sur l'Angleterre et l'Allemagne. Notre confrère J. Boulaine (1990) a expliqué dans plusieurs articles que les chimistes et agronomes français, suivant les opinions de J.-B. Boussingault s'opposant dès 1840 aux démonstrations de J. Liebig, estimaient que seuls avaient de la valeur les engrais organiques, c'est-à-dire le fumier, tout au plus accompagné du guano du Pérou, puis du nitrate du Chili.

Selon la "Statistique des Phosphates de Chaux" pour l'année 1886, publiée par l'Imprimerie Nationale en 1887, la première exploitation de type minier en France serait celle de Grandpré (Ardennes ) à partir de nodules des sables verts de l'Albien, en 1855, sous la direction de MM. Desailly et Demolon (Charles de Molon, en deux mots selon Boulaine) conseillés par Elie de Beaumont. Les recherches furent ensuite développées dans les départements voisins, si bien que, peu après, il y eut d'actives exploitations de nodules du Lias inférieur et moyen, ainsi que du Crétacé moyen, mais principalement de sables et craies phosphatées dans la moitié nord de la France. Dans le Sud, en dehors des nodules du Gault du Gard et de Vaucluse, puis de ceux qui sont associés aux lydiennes de la base du Dinantien des Pyrénées et de la Montagne Noire, tous de faible rendement, les découvertes de phosphates provoquèrent la ruée principale en milieu karstique surtout dans le Quercy et le Bas-Languedoc où le minerai fut appelé phosphorite. Plus modestement, il y eut aussi dans les mêmes régions et jusqu'aux Pyrénées l'exploitation de ce qui fut qualifié de guano-phosphate.

I. LES PHOSPHORITES DU QUERCY.

1.- Découverte et exploitation. A. Thévenin, qui publia en 1903 une thèse de Doctorat-ès-Sciences sur la bordure sud-ouest du Massif Central, excellente pour son époque, dit que c'est "vers 1865" que M. Pommarède avait découvert le premier gisement à Cos, aux environs de Caylus. La "Statistique" mentionnée ci-dessus dit que M. Poumarède fit sa découverte en 1869 à la ferme de Pendaré (qui est aussi dans la commune de Caylus, à 2 km de Cos). Enfin des recherches récentes ont fait apparaître que Jean-André Poumarède, pharmacien, médecin et chimiste à Caussade écrivit le 4 janvier 1867 au Préfet du Tarn-et-Garonne : "J'ai l'honneur de vous communiquer que je viens de faire une découverte qui peut avoir une certaine importance pour l'agriculture et la paléontologie".

Malgré les petites contradictions que l'on peut relever, il semble que J.-A. Poumarède (et non Pommarède) ait bien fait sa découverte en 1865 lors d'une visite à son beau-frère, au hameau de Cos, en remarquant la vigueur exceptionnelle du blé dans un champ en légère dépression, parsemé de débris osseux et de curieuses pierres mamelonnées. Leur analyse aurait été achevée un an après et c'est en constatant une teneur de 70 à 80% de phosphate tricalcique que l'auteur a transmis la déclaration officielle et a cherché à rentabiliser se découverte.

L'exploitation commença seulement en 1870, lors de la reconnaissance d'autres gisements à Larnagol et Concots (Lot) d'abord, aux environs de Caylus, Mouillac, Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne), Penne (Tarn), Villeneuve (Aveyron) bientôt après, enfin dans toute la région d'affleurements de calcaires jurassiques comprises entre Cahors, Figeac, Gaillac et Montauban, où on les compte par centaines (Fig. 1).

Il est aujourd'hui difficile de se faire une idée de l'activité extraordinaire qui dut à ce moment régner dans le Quercy. Sur le lieu de travail, les hommes piochaient en "récurant" les moindres anfractuosités des gisements dans le calcaire encaissant et remplissaient des seaux et paniers de minerai phosphaté, accompagné d'argile avec grenaille de fer (sidérolithique) ; des bennes plus importantes étaient tirées par des treuils jusqu'en surface où femmes et enfants faisaient un tri à la main et classaient le produit en trois catégories de richesse décroissante (plus de 70%, entre 70 et 50%, entre 50 et 20% de phosphate tricalcique). Ensuite de véritables trains routiers de lourds tombereaux tirés par des boeufs descendaient jusqu'aux moulins situés sur les voies d'eaux alors navigables, le Lot au Nord, l'Aveyron au Sud. Le produit était broyé, puis transporté en sacs, par des chalands qui gagnaient le port de Bordeaux. En effet, sauf une petite partie achetée par des industriels français qui commençaient à savoir fabriquer des superphosphates, la masse principale partait vers l'Angleterre où le traitement était réalisé depuis longtemps. La vente s'y faisait sous le nom de "phosphates français", ou "phosphates de Bordeaux".

L'enquête du Service des Mines de 1886 relève 161 centres d'exploitation ayant produit 30 000 tonnes de minerai d'une valeur marchande d'un million de francs, grâce à 1939 ouvriers. Mais, dès 1887, les gisements commencent à s'épuiser ; 112 phosphatières ferment ; 1776 ouvriers sont réduits au chômage, ce qui à vrai dire n'est pas très grave puisqu'à cette heureuse époque ils redeviennent agriculteurs. Thévenin précise qu'en 1902 il ne restait plus que les centres de Cajarc et de Saint-Martin-la-Bouval. Bientôt le travail cessa partout. Un essai de reprise vers 1920 à Cabèque, près de Caylus, ne semble pas avoir été très heureux. En 1942, en raison du blocus nous privant du ravitaillement en phosphates d'Afrique du Nord, une cavité a encore été fouillée à Bragayral, dans cette même région, mais n'a pas livré grand chose d'utile malgré huit mois de travaux. Les recherches scientifiques dont nous parlerons plus loin ont d'ailleurs confirmé qu'il fallait actuellement considérer le Quercy comme pratiquement vidé de toute réserve de phosphorite.


Fig.1 - Carte des gouffres à phosphate du Quercy. D'après B. Gèze (1949).

2.- Prospection et hypothèses génétiques. Dès le début de la prospection, les exploitants s'étaient rendus compte que la phosphorite, accompagnée d'argile sidérolithique et parfois d'oxyde de manganèse (pyrolusite), remplissait des cavités dans les calcaires et dolomies compacts du Jurassique moyen et supérieur, très rarement du Lias où la roche est habituellement moins massive.

Les prospecteurs recherchaient donc les légères dépressions topographiques pouvant indiquer une cavité incomplètement comblée, ou même les "cloups", nom local de ce que nous appelons aujourd'hui des dolines. Bien entendu, ils recherchaient en surface les fragments plus ou moins gros de phosphorite qui avaient été antérieurement confondus avec le calcaire et avaient servi à construire les murettes bordant les champs dans tout le Quercy. Ces murettes "phosphatifères" et parfois les murs des cabanes ou des maisons de campagne furent alors exploités. Les débris rejetés par les taupes et les grattages résultant de la recherche des truffes par les porcs ou les chiens étaient aussi soigneusement examinés.

Au début, les exploitants individuels ou groupés en sociétés assez puissantes (surtout anglaises) achetèrent presque pour rien les terrains reconnus favorables, mais les paysans quercynois ne restèrent pas toujours dupes : les prix d'achat ou de location temporaire montèrent très vite et l'on parle aussi de terrains qui avaient été préparés avec de nombreux petits débris de phosphate pour les faire acheter fort cher, alors qu'ils s'avérèrent ensuite tout à fait improductifs. En outre, il faut reconnaître que les prospecteurs n'avaient pas la moindre idée des conditions géomorphologiques favorables à la présence d'un gisement, si bien qu'il y eut par exemple le paiement d'un droit de recherche de 100 000 francs (un chiffre pour l'époque) pour un terrain d'où l'on ne retira qu'une charretée de phosphate.

Les exploitants prirent dès le début l'habitude de distinguer seulement deux types de gisements : les "poches", cavités arrondies, aux parois plus ou moins verticales et de profondeur parfois assez grande (jusqu'à 100 m à Saint-Jean-de-Laurs) et les "filons", fissures beaucoup plus longues que larges (500 m à Larnagol), généralement moins profondes que les poches.

Les premiers auteurs ayant écrit sur les phosphorites étaient persuadés de leur origine hydrothermale, soit filonienne c'est-à-dire injectée de bas en haut dans les fentes du calcaire (Daubrée, Trutat), soit résultant de produits boueux et phosphores remplissant ces crevasses de haut en bas (Filhol). L'influence de ces idées théoriques était alors telle que Rey-Lescure décrivit en 1874 dans le Bulletin de la Société géologique de France un "point central des actions geysériennes à Malpérié". Une excuse pour ce qui nous apparaît aujourd'hui comme des opinions assez aberrantes est le fait que les géologues ne pouvaient guère suivre de près les exploitations. L'entrée leur était toujours interdite car les mineurs s'opposaient aux risques de reconnaissance des directions de "filons hydrothermaux" dans les terrains voisins dont ils espéraient l'acquisition à bon marché.

La découverte de nombreux ossements fossiles dans les cavités vidées de leur remplissage fit aussi proposer pour le phosphate une origine animale : guanos et décomposition de cadavres (Péron, Armand Gautier). Ce n'est qu'assez tardivement que Dieulafait (à partir de 1884), surtout Fournier (en 1900) et Thévenin (en 1903), puis moi-même de façon plus détaillée à partir de 1937, ont précisé que les cavités étaient tout simplement des phénomènes karstiques identiques aux "igues" (nom local des avens) et aux grottes, si abondants dans le Quercy, mais qui s'étaient creusés pendant une vingtaine de millions d'années, de l'Eocène supérieur à la fin de l'Oligocène, et dont le remplissage témoignait d'une évolution surtout pédologique à ces époques, sous un climat tropical humide. Quant à la conservation des gisements, elle n'avait été possible que là où la vieille pénéplaine paléogène n'avait pas été soumise à l'érosion plio-quaternaire, mais où cependant le décapage d'une couverture sédimentaire miocène protectrice avait été suffisante pour les remettre au jour (Fig.2).


(1) = Gouffres à phosphate fossilisés au Tertiaire.
(2) = Fonds de gouffres à phosphate, décapés par l'érosion plio-qaaternaire.
(3) = Gouffres non fossilisés et restés béants jusqu'à l'époque actuelle.

Fig.2 - Schéma expliquant les causes de la répartition des gouffres à phosphate. D'après B. Gèze (1949).

3.- Etudes scientifiques. Si je crois avoir été le premier géologue ayant pu suivre en permanence la fouille d'une modeste "poche à phosphorite" au cours de l'été 1937, grâce à une mission du Muséum national d'Histoire naturelle, confiée par le professeur Camille Arambourg, il n'en demeure pas moins que les études minéralogiques et paléontologiques avaient été fort nombreuses auparavant.

Dans la "Minéralogie de la France", Alfred Lacroix décrit ainsi en 1910 nombre d'échantillons qui lui avaient été transmis. Comme d'habitude, il a peut-être eu tendance à exagérer la distinction d'espèces minérales se ramenant presque toutes à des variétés d'apatite plus ou moins riches en fluor. La thèse de troisième cycle d'Y. Billaud, soutenue en 1982, ne parle plus que de dahlite, francolite et fluorapatite. On doit y ajouter le phosphate bicalcique (brushite) présent dans les argiles et qui a probablement joué un rôle essentiel entre les sols faiblement latéritiques résultant de l'altération des calcaires phosphatés du Jurassique sous le climat du Paléogène et le dépôt sous forme de concrétion phosphatée le long des parois des cavités karstiques. On trouvera le détail de ces idées dans mes publications de 1938 et 1949 principalement.

Mais c'est surtout l'étude de la "faune des phosphorites" qui s'est traduite par des centaines d'écrits et de discussions parfois virulentes entre paléontologues de plusieurs générations. H. Filhol fut au début le principal d'entre eux, rédigeant pendant vingt-deux ans (1872 à 1894) plus de cinquante notes et mémoires. Mais on doit citer, avec Thévenin qui en fit la synthèse en 1903, les travaux de Gervais et Gaudry pour les Mammifères, Alphonse Milne-Edwards pour les Oiseaux, Bourguignat pour les Mollusques. Lors de ma contribution de 1938, j'ai ajouté notamment la mention des études de Gaillard, Teilhard de Chardin et Piveteau, toujours faites sur des échantillons de collections.

Sur le terrain, en 1937, j'ai d'abord été frappé par le fait d'un comblement très désordonné, sans stratification, sauf pour une couche à Chéiroptères qui avaient été manifestement fossilisés sur place (Fig.3). Par ailleurs, les ossements, toujours isolés, pouvaient être roulés et peu déterminables, ou au contraire en bon état. L'un des jeunes ouvriers qui m'aidaient à fouiller s'est un jour précipité vers moi avec une vive émotion en me criant qu'il venait de découvrir une dent d'homme ; et ma foi sa détermination n'était pas si mauvaise puisqu'il s'agissait d'une excellente incisive d'Adapis, le célèbre "singe" du gypse de Montmartre.


Fig.3 - Coupe de la "poche à phosphorite" n°2 d'Aubrelong (Lot). (Fouilles B. Gèze, 1937. D'après B. Gèze, 1949).

Après les recherches de 1920 et 1942, c'est surtout à partir de 1987 que des équipes de paléontologues de Montpellier, Paris, Lyon et Poitiers ont systématiquement repris la prospection dans l'ensemble du Quercy. Jy ai modestement contribué par l'analyse des comblements des "poches" d'Aubrelong (Bach, Lot) en 1974 et de Saint-Néboule (Lot) en 1978.

En dehors des descriptions de nombreuses espèces animales, on doit retenir de ces nouvelles études que le remplissage est tantôt à peu près stratifié, tantôt chaotique avec remaniements intenses, mais que pour une "poche" donnée l'âge demeure très précis (à l'exception de rares retouches au Quaternaire comme par exemple le célèbre "Lion de Cajarc", conservé presque complet au Muséum de Paris). Il semblerait donc que peu après l'ouverture d'un aven, en "regard" sur le réseau karstique profond, un brutal orage tropical suffisait pour le combler en entraînant les argiles résiduelles et tous les débris organiques parsemant la surface à proximité.

Un autre résultat important a été de préciser la date de ce que le Suisse H. G. Stehlin appelait "la grande coupure" entre les groupes de faunes. Elle correspond à la limite entre l'Eocène de climat tropical humide, avec paysage de forêt et de savane arborée, et l'Oligocène plus sec, où la steppe en bordure du désert régnait probablement.

Ce fut une initiative heureuse que cette prospection méthodique. Elle ne pourrait déjà plus se faire dans d'aussi bonnes conditions car plusieurs municipalités du Causse, ignorant systématiquement les lois sur la protection des eaux souterraines, ont choisi les anciennes phosphatières comme dépôts d'ordures officiels. Le nouveau comblement sera peut-être étudié avec un vif intérêt dans quelques millénaires...

II. LES PHOSPHORITES DU BAS-LANGUEDOC.

Découvertes entre 1874 et 1884, les phosphorites du Bas-Languedoc n'ont jamais connu l'importance économique de celles du Quercy dont la réputation avait provoqué leur recherche. La plupart des exploitations ont été d'ailleurs rapidement abandonnées, sauf dans le Gard où il en existait encore vers 1914. Quant à la littérature les concernant, elle est réduite à peu de choses et, malgré des opinions fort diverses, on n'y rencontre jamais le ton de polémique passionnée si fréquent dans les écrits sur le Quercy.

Il est piquant de relever dans la "Statistique des phosphates de chaux" pour l'année 1886 que les Ingénieurs du Service des Mines de l'arrondissement minéralogique d'Alais (orthographe de l'époque) écrivaient encore : "Ces dépôts phosphatés ont évidemment une origine hydrothermale et paraissent ne s'être produits dans le Gard comme dans le Quercy que lorsque les émanations se sont fait jour à travers des calcaires compacts".

Ayant repris l'examen de tous les gisements connus en 1940, je les ai sommairement décrits en trois groupes principaux, les autres n'étant d'ailleurs que des curiosités locales n'ayant pas fait l'objet d'exploitations. Le premier (groupe de Sète, comprenant aussi des cavités près de Frontignan et de Bouzigues, dans l'Hérault), bien que découvert en premier, n'a jamais eu d'importance. Fentes, petits gouffres et courtes galeries souterraines y ont livré argile sidérolithique, concrétions de calcite et quelques placages de phosphorite comme dans le Quercy. Une partie d'entre eux ont été retrouvés par Paul Ellenberger, frère de notre président, dans la montagne de Sète. Pour ma part, j'ai pu montrer que les chauves-souris venant de Bouzigues et rapportées au Quaternaire étaient absolument identiques à celles que j'avais recueillies dans plusieurs cavités du Lot, où elles étaient bien datées du Paléogène. Ici, la conservation des gisements avait été assurée par du Miocène marin et non continental, mais en somme l'histoire géomorphologique était à peu près identique.

Le second groupe de cavités, proche de Quissac (Gard), correspond à des gouffres d'aspect assez saisissant, mais où l'exploitation, de 1882 à 1884, ne semble avoir livré que quelques rognons de phosphorite, tachés de noir par l'oxyde de manganèse.


Fig. 4 - Principaux gisements de phosphorites du Quercy et du Bas-Languedoc.
D'après B. Gèze(1940).

Le troisième groupe, dit d'Uzès, fut le seul vraiment productif. L'exploitation fut en effet poussée à partir de 1881 dans de nombreuses cavités de l'Urgonien constituant un véritable "plateau des phosphates" près de Saint-Maximin, La Capelle, Saint-Victor, Lirac et Tavel, sur près de 20 km de l'Ouest à l'Est. La cavité grandiose des Trois-Abîmes serait descendue à 70 m de profondeur. Près de Tavel, G. Nègre signalait déjà en 1908 des "filons" longs de 1000 m ; mais tout récemment (1993) un groupe de spéléologues conduits par Y. Billaud a constaté que la phosphatière de Romagnac, dans la même commune, présentait un développement de 2350 m en un extraordinaire labyrinthe de galeries étagées surtout à 15, 30 et 40 m au-dessous de la surface à laquelle elles sont jointes par huit puits, la plupart artificiels (Fig.5). J'avais moi-même constaté en 1940 le travail prodigieux effectué autrefois dans ces collines, à tel point remuées qu'il était difficile de se rendre compte des dispositions karstiques primitives.

Lors du maximum d'activité dans ces exploitations de Tavel et Lirac, plus de 400 ouvriers auraient travaillé en profondeur, où le grattage des parois calcaires était à peu près total, et en surface où le minerai, étendu sur le sol, était débarrassé de son argile, lavé et enfin expédié à l'usine de Saint-Gobain pour transformation en superphosphate de chaux.

Du point de vue paléontologique, ces cavités se sont montrées beaucoup plus pauvres que celles du Quercy. Depéret, en 1895, a mentionné des gisements de Tavel une faune assez récente, à Equus, Cervus, Bos, Felis, etc., ce qui le conduisait à l'attribution d'un âge plio-quaternaire pour les phosphorites du Gard. Pourtant, Jeanjean avait antérieurement (1884) reconnu que les galeries profondes renfermaient Palaeotherium et Anoplotherium du Ludien. Enfin, plus récemment, J.A. Remy et L. Thaler (1967) ont recueilli une faune de l'Oligocène, ce qui nous prouve que, dans ses grandes lignes, l'histoire de la genèse et de la conservation des phosphorites du Bas-Languedoc est identique à celle du Quercy.


Fig.5 - Topographie souterraine de la phosphatière de Romagnac, près de Tavel (Gard). D'après Y. Billaud (1986).

III. LES GUANO-PHOSPHATES.

L'historique de l'exploitation des guano-phosphates de nos régions karstiques méridionales est beaucoup plus difficile à écrire avec quelque exactitude que celui des phosphorites. En effet, le guano de chauves-souris a probablement été recueilli dans les grottes d'accès facile d'une façon artisanale, au même titre que les fientes dans les pigeonniers et les poulaillers, depuis que les agriculteurs ont découvert l'intérêt des fumures organiques, c'est-à-dire depuis plusieurs millénaires. Tout au plus, peut-on penser que le développement de la vente des guanos d'oiseaux de mer provenant des îles de tous les océans et des nitrates de soude du Chili au siècle dernier ont accru la recherche d'un engrais comparable dans nos grottes.

Mais, aussi curieux que cela puisse nous paraître aujourd'hui, cette prospection n'allait pas sans poser quelques problèmes religieux. Il ne faut pas oublier en effet que les "bons anges", habitants du ciel, sont toujours représentés avec des ailes de pigeons, les "mauvais anges", refoulés dans les espaces infernaux comme les cavernes, sont nantis d'ailes de chauves-souris, ce qui rendait la fréquentation de tels animaux tout à fait indésirable pour notre salut.

L'un de mes amis spéléologues a récemment relevé une historiette particulièrement édifiante à cet égard : deux prêtres du département de la Dordogne, munis de fusils et de nombreuses cartouches, ont courageusement pénétré sous terre en 1890 et ont fait oeuvre pie en massacrant les diablotins matérialisés à l'évidence par la colonie de chauves-souris peuplant la cavité qu'ils avaient repérée non loin de leur cure. Malheureusement pour eux, le propriétaire de la grotte porta plainte et obtint leur condamnation avec une lourde amende, non pas bien sûr à cause du massacre, mais parce qu'il était maintenant privé du revenu constitué par la vente à ses voisins du guano qu'il recueillait annuellement. L'histoire ne dit pas ce que l'évêque de Périgueux put penser de la stupidité de ses subordonnés. Ajoutons seulement, à titre d'information, que les sympathiques mammifères volants présents sur presque tous les insignes des spéléologues, sont aujourd'hui protégés par les lois, mais qu'ils ont tendance à disparaître car l'utilisation massive des insecticides en agriculture les prive de plus en plus de nourriture.

Quoi qu'il en soit, il semble que ce fut cette recherche accrue du guano de chauves-souris qui fit découvrir le plus de "cavernes à ossements", comme les a appelées notamment Marcel de Serres en 1835, d'ailleurs après Cuvier, mais en rédigeant une étude beaucoup plus développée sur le sujet. Ce sont donc probablement les paléontologues, puis les préhistoriens, qui ont ici précédé les exploitants du matériel phosphaté que représentaient les ossements, principalement d'ours des cavernes, accompagnant les accumulations de guano.

Le phosphate d'origine animale pouvait quelquefois imprégner les limons de remplissage des cavités et se présenter sous d'autres aspects que les squelettes eux-mêmes. Ainsi, j'ai eu l'occasion de recueillir vers 1950 un mince revêtement stalagmitique de phosphate de chaux concrétionné, analogue aux phosphorites, dans la grotte de Pène-Blanque (massif d'Arbas, Haute-Garonne) où un riche gisement d'ours avait été exploité. De même, j'ai trouvé un "mondmilch" phosphaté dans le fond des "nids d'ours" (bauges d'hibernation) de la célèbre grotte touristique de Rouffîgnac, près des Eyzies (Dordogne).

Le "mondmilch" est la substance laiteuse, généralement formée de calcite en suspension dans l'eau, qui tapisse les sols et les parois des grottes.
Bien avant, en 1894, Armand Gautier avait décrit la "minervite", phosphate d'alumine de la grotte de Minerve (commune de Cesseras, Hérault), qui paraît résulter de la réaction entre le guano de chauves-souris et le sol argileux. Notons que, selon des auteurs américains, le nom de ce minéral devrait être maintenant "taranakite", ce qui paraît absolument contraire à toutes les règles de priorité, puisque datant seulement de 1947.

On pourrait citer dans le Midi de très nombreuses cavités où l'exploitation du phosphate d'origine organique et d'âge quaternaire s'est développée entre le moment où le succès des phosphorites du Quercy a provoqué la fièvre de leur recherche et celui où la venue des phosphates d'Afrique du Nord l'a brutalement arrêtée. Néanmoins, ces produits artisanaux de volume très modeste et non transformés en superphosphate n'étaient l'objet que d'une vente locale, sans aucune ampleur.

Le seul cas ayant présenté une relative importance est celui de l'exploitation de la grotte de Minerve, qui débuta en 1887. Ouverte dans les pittoresques gorges de la Cesse (affluent de l'Aude), elle se développe sur plusieurs kilomètres dans les calcaires marins du Lutétien et leur substratum des dolomies cambriennes du versant méridional de la Montagne Noire. Proche du vieux village de Minerve, elle est aussi appelée grotte de Fauzan, d'après le hameau le plus voisin, grotte de la Coquille, d'après le nom du tènement plein de fossiles qui la domine, et encore grotte d'Aldène.

Elle passe pour avoir contenu plus de cent mille ours des cavernes, associés à des épaisseurs métriques de guano de chauves-souris. Malgré des faillites périodiques, le matériel minier (descenderie, voie decauville, broyeur actionné par un moulin à vent ou par un moteur électrique, camion pour transport à la voie ferrée d'intérêt local qui existait alors à Olonzac), bien conservé, a pu encore servir pendant une reprise de quelques années lors de la privation du ravitaillement d'Afrique du Nord, pendant la guerre de 1939-1945.

Sans doute, n'y avait-il qu'un directeur et deux ou trois ouvriers, mais j'ai pu voir prêts au départ quelques sacs portant l'étiquette "Guano-phosphate de Fauzan". J'ai pu aussi admirer dans le bureau du directeur le plus gigantesque crâne d'ours des cavernes que j'aie jamais vu. En parfait état, il dépassait certainement un mètre de longueur. J'ai suggéré au directeur de le remettre au Muséum de Paris, où une étiquette mentionnerait évidemment le nom du donateur. Je lui ai même proposé un achat, sous réserve qu'il n'exagère pas ses prétentions, mais il n'y a rien eu à faire car il m'a déclaré vouloir le conserver pour pouvoir montrer aux acheteurs de guano-phosphate la belle qualité du produit ! Inutile de dire que, lorsque je suis revenu quelques années plus tard, les ouvriers, le directeur et le crâne d'ours avaient définitivement disparu.

Depuis, la grotte de Minerve n'a plus été exploitée pour son phosphate, dont il ne reste à peu près rien, mais elle a fait l'objet de fructueuses recherches préhistoriques qui se poursuivent encore. L'habitat humain, avec silex taillés, y avait été décelé dès 1890 par Emile Rivière. Des dessins, attribués à l'Aurignacien supérieur par l'abbé Breuil, sont trouvés en 1927. Enfin, en 1948, l'abbé Cathala, curé de Cesseras, élargissant un minuscule "trou souffleur", découvrait un étage inférieur d'un puissant intérêt. Invité par lui peu après sa prospection initiale, j'ai pu admirer avec une profonde émotion, la "galerie des pas perdus", où subsistent des dizaines d'empreintes d'hommes, femmes et enfants préhistoriques, parfaitement authentifiés par la pellicule de calcite qui les recouvre (Fig.6). Mais, peut-être plus surprenant encore, se situe dans une galerie voisine le "toboggan des ours", coulée d'argile haute de six mètres où l'on voit l'empreinte des énorme pattes grimpant par un côté jusqu'en haut, pour permettre ensuite une glissade sur le dos dans une pente longue de dix mètres. Cet extraordinaire terrain de jeu est dans l'obscurité la plus complète et fort loin de toute entrée possible. Si l'homme s'éclairait fort bien avec des torches de bois résineux dont on retrouve les restes, il ne pouvait évidemment pas en être de même pour les ours. Ceux-ci auraient-ils eu, comme les chauves-souris, un dispositif naturel de sonar leur permettant de circuler dans le noir absolu ? La question est ouverte et il nous a semblé intéressant de la poser en conclusion de notre rencontre avec les "guano-phosphates".


Fig.6 - Plan de la partie médiane des pistes humaines de la grotte d'Aldène, à Cesseras (Hérault). D'après M. Cathala (1953).

IV. ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE.

1.- Publications anciennes fondamentales.

2.- Publications de B. Gèze sur les phosphorites.

3.- Publications récentes mentionnées dans le texte.