TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IV (1990)

François Ellenberger

Johann Scheuchzer, pionnier de la tectonique alpine.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 28 novembre 1990)

L'historien des sciences éprouve souvent de l'embarras lorsqu'il est confronté à d'authentiques précurseurs. Il craint de verser dans deux pièges opposés : les magnifier au-delà de toute mesure, comme s'ils étaient des prophètes, des voyants bénéficiaires d'une inspiration quasi surnaturelle, en traduisant de façon modernocentrique leurs essais frustes; - ou bien, en réaction contre ce danger, les ligoter dans leur siècle en refusant de les créditer d'autres visions que celles, banales, de leur génération.

Pour moi, géologue professionnel, j'estime que mon devoir est de les lire avec une lucidité à la fois vigilante et pleine de sympathie, en confrontant attentivement ce qu'ils nous disent avoir observé avec ce que nous voyons aujourd'hui sur les lieux.

Un cas fort instructif nous est offert par le naturaliste et médecin suisse Johann Scheuchzer (1684-1738). Il ne doit pas être confondu avec son frère aine Johann Jakob, beaucoup trop connu (caricaturalement) par sa salamandre fossile décrite comme Homme témoin du Déluge, et pas assez par ses excellents travaux paléontologiques, notamment sur les Ammonites. Sa situation sociale privilégiée (il était entre autres médecin-chef officiel de la ville de Zurich) l'a mis à même de publier de nombreux beaux volumes, où à notre goût la théologie naturelle occupe un peu trop de place. - Johann n'a pas eu cette chance. Il n'a rien pu faire imprimer sur la Terre. Son seul livre notable traite de Botanique (Agrostographia helvetica, 1719).

Le mémoire perdu de Johann Scheuchzer sur la structure des montagnes.

Membre correspondant de l'Académie Royale des Sciences de Paris, il lui envoya des mémoires. L'un, en 1708, fait l'objet principal de la présente communication. Le second fut lu par lui-même en 1710; il portait sur le sujet général des "Pierres figurées" (les fossiles), il observe près de Noyon des "Numismales" (nos Nummulites), qu'il décrit correctement, chose neuve en France, mais qui posent des problèmes quant à leur nature et leur origine.

L'Académie de Paris, par l'intermédiaire de son secrétaire Fontenelle, s'est contentée de donner de brefs résumés de ces deux communications (la seconde, orale : Johann était membre correspondant, et semble avoir été accueilli avec honneur). Selon B. Studer, il a de plus envoyé en 1709 un troisième mémoire, accompagné de plusieurs dessins, relatif à ses voyages dans les Alpes Rhétigues (sauf erreur, les Grisons); ce document semble perdu. Déjà en 1705, Johann Scheuchzer avait adressé une lettre sur les contorsions des couches des montagnes, à l'Académie de Bologne; on n'en connaît gu'un résumé. Tout ceci pour dire gue cet auteur malheureux était réellement un tectonicien avant la lettre, observateur tenace et prespicace.

Par bonheur, le texte latin de son premier mémoire, envoyé par lui en Février 1708 à l'Académie de Paris, a été fortuitement retrouvé voici près de guarante ans. Ou plus exactement la copie gu'en a faite Johann Jakob, insérée dans le manuscrit de son propre ouvrage Helvetiae Stoicheiographia. Dans le tome I de l'édition imprimée (1716) de ce livre, son auteur a bien voulu donner un résumé (p.111-115) du mémoire inédit de son frère, accompagné (face à la p.168) d'une très belle planche gravée faite d'après ses dessins. En 1731, dans l'un des somptueux volumes de sa Physica sacra, Johann Jakob en donne, pl.XLVI, une version plus parlante, mais un peu moins exacte.

On est en droit d'être chogué de voir gue le XVIIIe siècle a méconnu ces documents (d'être écrits en allemand n'était guère une excuse). Les remarguables coupes tectonigues de Johann n'ont été connues gue par des croquis simplifiés jusgu'à la caricature, publiés en 1715 par Vallisnieri dans ses Lezione all'Origine delie Fontane (cf. F.Adams, The birth and development of the geological sciences, 1954, p.455; une partie des croquis a trait à d'autres structures alpines que celles du lac d'Uri) (pl.VI,a). Moro les reprend (pl.VI,b); l'abbé Pluche les mutile un peu plus. Plus tard, le grand et honnête De Saussure paraît les ignorer (cf. Voyages dans les Alpes, §§1932-1938 : il ne se réfère qu'à Vallisnieri).

Qui ne connaît le travail de Johann Scheuchzer que par le résumé donné par Fontenelle (Histoire de l'Académie Royale des Sciences pour 1708, p.30-33), ne peut soupçonner la grande valeur et la modernité (à nos yeux) de sa vision tectonique. Il aura tendance à surtout en retenir que l'auteur a faite sienne la théorie diluvianiste bien connue de Woodward : l'ensemble des couches du globe s'est déposé par ordre de gravité dans le fluide du Déluge, où toutes les terres antérieures s'étaient "dissoutes". Une fois durcies, le Tout-Puissant a provoqué la rupture des couches là où elles étaient rocheuses, cette dislocation engendrant les montagnes.

Il est exact que dans son mémoire, Johann Scheuchzer déclare s'être rallié aux idées de Woodward, mais en pesant ses mots. Il y voit une théorie à ses yeux plausible, plus satisfaisante qu'une autre, sans plus. Son texte n'a aucune vue apologétique, et évite toute référence biblique ou théologique. Cela, à la différence de bien des pages de son frère aîné. Notre agréable surprise est de découvrir que Johann a étudié avec une grande attention le Prodromus de Sténon et en a fort bien compris les leçons essentielles. Il en cite à trois reprises des passages cruciaux. (Ce qui, une fois de plus, réfute la légende de Sténon, génial précurseur presque aussitôt oublié).

Le texte intégral du mémoire de 1708 a été découvert par Margrit Koch, traduit par ses soins du latin en allemand, et publié par elle en 1952 dans la revue Vierteljahrsschrift der naturforschenden Gesellschaft in Zurich, accompagné d'une reproduction réduite de la planche gravée. Plus récemment, A.V.Carozzi a donné de celle-ci une autre reproduction dans Archives des Sciences, Genève, vol.40, p.112 (avec d'utiles références bibliographiques). Mais ces deux reproductions sont assez pauvres par rapport à la gravure originale. J'ai pu en avoir une excellente photographie grâce à la grande amabilité de l'Institut de Géologie et Paléontologie de l'Université de Lausanne (pl.I), accompagnée de multiples autres documents, dont une copie photographique du texte manuscrit; j'en donne ici ma propre traduction, littérale, avec des commentaires géologiques, absents dans le méritoire article de Margrit Koch.

TRADUCTION DU MEMOIRE DE JOHANN SCHEUCHZER

COMMENTAIRES SUR LE TEXTE DE JOHANN SCHEUCHZER

a) Remarques sur le style et le vocabulaire.

Ma traduction rejoint largement celle de Margrit KOCH, mais la complète ou la corrige dans divers passages. Et surtout, elle m'a permis de mieux comprendre la portée de ce texte remarquable, et de le resituer pleinement dans le mouvement général des idées sur la Terre. Johann Scheuchzer écrit en véritable homme de science, épris de logique inductive et déductive. Son discours (car il semble avoir été écrit pour être lu à haute voix aux académiciens de Paris, ce qui n'a pas été le cas) est soigneusement rédigé et composé, dans un latin exact et économe, sous la forme d'une démonstration logique.

L'auteur s'en tient à un sujet précis : quelle est la vraie structure intime des montagnes, et comment a-t-elle été acquise ? En termes actuels, c'est un travail de pure tectonique. Alors que de toute évidence, Johann a longuement et attentivement étudié le terrain, il n'essaie pas de nous décrire la nature minéralogique des couches (ainsi, il ne tente nullement de distinguer les masses cristallines de l'Aar-Gothard des schistes et calcaires du lac d'Uri, ou des poudingues du Rigi). Il laisse apparemment à son frère aîné le soin de mentionner les fossiles qu'il aurait pu rencontrer en route. Il possède une rare vertu, qui est de savoir se taire.

Bien qu'il ait adopté prudemment le système géogonique de Woodward, en fait, son maître à penser est Sténon, dont il a manifestement le Prodromus sous les yeux, dans la seconde édition de la Haye (1679). On revient plus loin sur le fond; notons ici quelques coïncidences dans le vocabulaire : ainsi le situs des strates (= leur position absolue dans l'espace géométrique); les strates déposées en tant que sedimenta (terme médical pour la première fois introduit en géologie par Sténon); limbus (pour désigner les tranches nues des couches); figura (terme typique du langage du XVIIe siècle : c'est à peu près, la configuration propre d'un corps, indépendamment de sa materia, tant interne qu'externe).

Avant de revenir sur la thèse générale exposée par Johann Scheuchzer, il est bon de commenter en fonction de la géologie actuelle les exemples concrets qu'il nous décrit, principalement ceux appuyés par la superbe planche gravée, mais précédés de quelques autres. Commençons par ceux-ci.

b) Quelques sites autres que du lac d'Uri.

Visiblement, Johann Scheuchzer, comme son frère Johann-Jakob, aimait conférer à ses nombreux et longs voyages au travers des Alpes la valeur d'une authentique exploration. - C'est ainsi qu'ayant apparemment traversé les Alpes par le col du San Bernardino, il a remarqué que tout au long du Val Mesoccio (ou Valle Mesolcina), les strates "sont presque exactement dirigées "vers la zone méridionale du ciel" (= au Sud). Regardons la carte géologique actuelle : sur les dix premiers kilomètres, l'itinéraire suit en effet une étroite bande subméridienne de roches sédimentaires, pincées presque à la verticale entre les massifs cristallins de l'Adula et de Tambo.

Il a dû suivre également bien des fois le chemin immémorial du col du Saint-Gothard. En aval, les voyageurs en route vers la lointaine Italie devaient d'abord confier leur sort aux bateliers du lac des Quatre-Cantons (en tout cas, obligatoirement, pour sa branche méridionale dite "lac d'Uri"). Plus au Sud, en pleine montagne, on traversait par des gorges héroïques et dangereuses toute la masse du granite hercynien du massif de l'Aar, folié verticalement par les actions alpines. En poursuivant au-delà toujours plus au Sud, on reste dans des ensembles à couches subverticales : d'abord la bande sédimentaire d'Urseren, puis le cristallin du massif du Gothard. - Soit quelque 25 kilomètres de roches à pendage apparent vertical ou très fort au NNW. Notre lointain jeune collègue Johann a parfaitement résumé en quelques mots cette disposition qui devait tant intriguer les géologues futurs à partir de De Saussure (cf. Voyages, §§1845-1882).

Johann, dans son présent mémoire, décrit d'autres sites dans des régions à couches (sédimentaires) tourmentées. - Commentons d'abord ce qu'il dit des montagnes du "lacus Rivarius". Très probablement, il a fait ses observations en naviguant tout au long de ce lac, le Wallensee actuel qui, on le sait, entaille profondément, de façon oblique, la grande nappe helvétique de Glaris. Ce qu'il décrit, c'est le versant nord, très élevé et raide au-dessus du lac; cela sauf tout à l'Ouest, où le vallon d'Amden correspond à un synclinal de nappe, frontal. Les couches dures urgoniennes y forment une vaste charnière (complexe) à coeur néocrétacé-éocène excavée plus ou moins en surface structurale. De là jusqu'à Wallenstadt, à l'extrémité est du lac, il est exact que les couches du Jurassique supérieur et Crétacé inférieur bordant immédiatement la rive nord du lac affleurent (indépendamment des parois supérieures) sous forme d'une longue et vaste voûte surbaissée. - A la fin de son profil étiré sur 25 km et évidemment fort simplifié, Johann signale de nouveaux replis.

Passons à la Via Mala. - Vallisnieri nous apprend que Johann Scheuchzer lui a communiqué les dessins de coupes tectoniques qui, dans son propre ouvrage de 1715, servent à illustrer ses idées (fort sensées) sur la localisation des sources. Or, celle numérotée IV sur sa planche (ici, pl.VI,a) correspond clairement à ce que Johann nous dit de la gorge de la Via Mala. Il a en somme observé, dans cette percée spectaculaire au sein des Bündnerschiefer (calcschistes mésozoïques penniques), deux plis anticlinaux affrontés, avec verticalisation des couches dans la zone de contact. Malheureusement, il ne nous donne ici, pas plus qu'ailleurs, la moindre indication sur l'échelle. - (Sa figure V parait représenter l'auge décrite par Johann au-dessus de la terminaison ouest du Walensee, si l'on admet du moins que sa montagne "Chattstoz" est en réalité le Mattstock).

c) Confrontation des coupes du lac d'Uri avec les données actuelles.

J'ai pu obtenir, grâce notamment à l'obligeance de Mario Sartori (de Lausanne), tout un lot de documents qui permettent d'apprécier en connaissance de cause la valeur des dessins de Johann Scheuchzer. De plus, j'ai pu voir les lieux de mes yeux, par très beau temps.

Disons d'emblée que, pour l'époque, Johann Scheuchzer a accompli un véritable exploit. Il n'est pas possible qu'il ait pu ainsi figurer le tracé des couches plus ou moins visibles sur les parois et versants dénudés, sans avoir d'abord clairement compris qu'il s'agissait là de la tranche d'ensembles massifs de strates se poursuivant à l'intérieur des montagnes. Du reste, en cela, il était l'élève indirect fidèle et doué de Sténon, auquel il se réfère explicitement (mais il est tout-à-fait muet sur le sort de la partie disparue, comme sur l'agent de cette amputation, que Sténon expliquait chez lui par des effondrements). On peut, je crois, le créditer d'une vision à trois dimensions absolument hors pair, vision qui est encore aujourd'hui le don inné et l'apanage privilégié des vrais géologues de terrain.

L'autre donnée préliminaire cruciale est que, d'une façon certaine, chacune des deux coupes-panoramas des versants respectifs du lac est en fait composite. Johann a mis bout à bout des études monographiques distinctes, faites à des échelles différentes, en les plaçant sur une planigraphie très approximative. Mais il affirme d'autre part de façon explicite que son propos était de donner "l'enchaînement ordonné" (enumerabo...horum ordinem) des structures de ces montagnes (notons que ce mot de structure, omniprésent dans la pensée, n'apparaît que dans le titre du mémoire). Compte tenu de l'exagération des hauteurs habituelle en la matière, leur fidélité permet en général de retrouver les angles de vue et les points d'observation probables, apparemment tous ou presque tous à terre (notre pl.IV,a).

Cette fidélité apparaît clairement quand on confronte chaque section monographique de la gravure avec les remarquables panoramas géologiques des deux rives dressés en couleurs par Albert Heim en 1891 (Beiträge zur Geol. Karte der Schweiz, 55, Taf. III), - complétés par un examen personnel direct des paysages, et par l'examen de diverses coupes géologiques plus récentes. - Se reporter pour ce qui suit à nos pl. I, II, III et IV.

Il est parfaitement possible et légitime de traduire les observations si précises de Johann Scheuchzer en termes de géologie actuelle. (Se reporter aux lettres ajoutées plus haut par nous en tête des paragraphes du texte de Johann). Annonçons de suite que les sites A, B et D, en termes de géologie actuelle, font partie de la nappe helvétique, supérieure, du Wildhorn (ou Drusberg-Decke); -les sites C, E, F et G se rapportent à la nappe helvétique inférieure (Axen-Decke). On reprend les noms de lieux de Johann, en donnant s'il y a lieu leurs équivalents actuels.

(A) - La voûte du Geissberg dessinée par l'auteur est probablement vue très obliquement, depuis Brunnen ou ses environs, et donc figurée en perspective fort raccourcie. Sur le terrain, on retrouve en effet très bien une voûte surbaissée de Schrattenkalk (= Urgonien) en bancs massifs, qui correspond au dos du repli frontal de la nappe. Au niveau du lac, elle coiffe en concordance les lits plus minces de l'Hauterivien plus marneux, en plaquettes.

(B) - Vers le Sud, le dessin de Johann court-circuite une section à pendage sud très faible (plateau du "Schiberenberg" = plateau de Morschach).- A l'arrière-plan, il a esquissé la silhouette, vue à distance et dessinée fort rétrécie, du Frohnalp (= Frohnalpstock), avec ses couches faiblement inclinées : il s'agit là encore d'Urgonien et Néocomien appartenant au flanc normal du repli supérieur de la même nappe.

En continuant au Sud, Johann a très bien vu la belle charnière synclinale du "Schiberenegg" (= Schiferenegg), probablement du bateau et de près. Ce qui l'a amené à surélever la paroi aux dimensions d'une montagne; mais à cela près, elle est bien réellement formée comme le montre le dessin (sauf à sa base), de couches à fort pendage sud (Urgonien et Hauterivien renversés du flanc inverse du pli couché supérieur déjà mentionné). Mais l'auteur n'a pas vu, ou du moins n'a pas figuré que, par la charnière précitée, elles se raccordent de façon continue, au niveau du lac, aux couches subhorizontales à l'endroit de son "Schiberenberg".

(C) - Nous restons sur la rive est, en changeant à nouveau d'échelle et de point de vue. On entre ici dans la nappe helvétique inférieure, dont la structure est fort complexe (en gros, il s'agit d'un anticlinal en tête plongeante à flanc normal écaillé et flanc inverse comportant notamment un faux anticlinal très serré. Le coeur jurassique est façonné en multiples replis disposés en forme de M basculé (cf. plus loin, "Klein Axenberg"). - Ce que Johann nomme le Buggisgradt, avec ses couches "épaisses et grossières", correspond apparemment à tout le versant nord du massif du Rophaien, vu à distance, par exemple depuis le Geissberg déjà nommé, donc du Nord (le rivage est en effet vu en enfilade). Le fort pendage au Nord des couches notamment urgoniennes, en flanc normal, de la nappe, érodées en chevrons, est vigoureusement schématisé. On voit aussi sur le dessin, tout un système de joints, sans doute serrés et multipliés à l'excès; ils nous paraissent correspondre à la traduction, esquissée dans le modelé du relief, de cassures subméridiennes réelles, normales aux couches de ce versant passablement couvert de végétation.

(D)- Revenons en arrière en changeant de rive. - En face du Schiberenberg, la paroi verticale du Teufelsmünster est elle aussi formée par les calcaires clairs en gros bancs du Schrattenkalk (Urgonien). Johann Scheuchzer y a figuré avec une remarquable exactitude un spectaculaire repli en V pincé. Cette charnière synclinale déversée, bien visible à distance, n'est autre que la prolongation longitudinale du repli, du Schiferenegg (le plateau du Seelisberg est donc homologue de celui de Mohrschach, son "Schiberenberg"). Sous la voûte surbaissée du flanc normal, il laisse avec raison les choses en blanc : la végétation y masque en effet les couches inférieures (c'est là, au bord du lac, qu'est situé le site, cher aux Suisses, de la prairie du Rütli, vénérée comme étant le lieu de naissance, en 1291, de la future Confédération helvétique). Le dessin du Teufelsmünster a été, semble-t-il, pris depuis les pentes inférieures du Frohnalpstock; à l'arrière-plan, la silhouette lointaine caractéristique du Pilatus est aisément identifiable. - A quoi correspond le singulier bombement de couches litées annexé, comme un corps étranger, à l'extrémité droite de la coupe ? Peut-être est-ce un croquis en enfilade, pris depuis l'Ouest, de la rive du lac bordant le versant NE du plateau du Seelisberg (antiforme de Harggis-Schwibogen).

(E) - Johann repasse à nouveau sur la rive est. - Un problème se pose pour son "Gross Axenberg". Il nous semble que ce nom a été reporté par erreur sur sa planche au-dessus du massif du Rophaien. En effet, à proprement parler, le Gross Axenberg (du moins aujourd'hui) n'est qu'un replat à mi-pente sur le flanc ouest de cette montagne. En contre-bas, l'on tombe à pic dans le lac par une sauvage paroi à pic, aujourd'hui percée de tunnels, où la structure est en effet malaisément déchiffrable. C'est apparemment de cette paroi (nommée "Hak Messer" sur la gravure) que parle l'auteur (elle se termine au Sud sous le nom d'Axenflue, voir G).

(F) - Allons maintenant à nouveau avec Johann en face, sur la rive ouest. Le panorama géologique correspondant forme toute la gauche de la planche; on y voit figurées trois montagnes. Leur disposition relative paraît indiquer que le dessin a été fait depuis un point situé à terre quelque part au Nord de l'Axenflue. La montagne dessinée à droite, "Auf der Werchi", correspond assez bien par sa configuration au chaînon situé entre Isleten et Bauen (dit aujourd'hui Barchenen et Scheidegg), vu en enfilade longitudinale, selon son axe. - Albert Heim sur son propre panorama le dessine (tout comme Johann) comme se présentant sous l'aspect d'une vaste voûte structurale ; son flanc sud est tronqué par le versant topographique; le coeur bombé est complet mais, dans le paysage actuel, ses couches courbées n'apparaissent pas aussi nettement que sur la planche. (Cette belle voûte antiforme replisse en fait une tête anticlinale couchée d'Urgonien et Néocomien).

Cette première montagne se profile (sur le dessin de Johann) à droite et en avant d'une autre montagne; celle-ci, pour lui le "Kolm", nous offre selon lui, vers son sommet, au-dessus de pentes masquées, une superbe charnière sommitale à plan axial horizontal. Et le texte, dans sa grande concision, est explicite : tout en haut, les couches "vont au Nord", plus bas, "elles sont infléchies à rebours dans cette même direction", et sont "arquées en quelque sorte perpendiculairement" (à l'horizontale). - Voilà à coup sûr une fort méritoire anticipation sur ce que De Saussure nommera plus tard les couches en C (il utilise déjà ce terme en 1775, à propos de ette même montagne, dans le journal manuscrit de son voyage au Saint Gothard; la raison d'être de cette disposition le préoccupera toute sa vie).

Tout semble indiquer que cette montagne est le Chulm ou Kulm actuel, fond de synclinal couché et perché à coeur tertiaire. Toutefois, l'on se heurte à une sérieuse difficulté. Certes, l'aspect des deux montagnes de Johann correspond assez bien dans leur alignement à ce que l'on voit dans le paysage, par exemple depuis la Tellskapelle sur la rive est (à ceci près que le Chulm ne domine pas directement le lac).- Mais surtout le panorama-coupe de notre auteur pour la rive ouest comporte alors une inexplicable lacune (de plus de trois kilomètres) en son milieu. Il y manque tout le massif du Niederbauen-Oberbauen, qui domine de mille mètres et plus le lac en son milieu, et s'impose de toutes parts à la vue avec sa haute barre sommitale de Schrattenkalk ; elle est l'homologue du Frohnalpstock.

Au Sud, elle se reploie en une spectaculaire boucle synclinale ouverte au Nord, à coeur d'Albien à Tertiaire, amorçant un repli supplémentaire du flanc normal de la Drusberg-Decke. De Saussure dans ses notes manuscrites de 1775 l'a remarquée en la distinguant clairement de celle de forme analogue sise plus au Sud (cf. Voyages...,§1936). Alors pourquoi son absence chez Johann Scheuchzer ? Car son intention était bien de donner "l'ordre" de l'ensemble.

A-t-il égaré le document partiel correspondant ? La planche a été gravée après coup, dira-t-on. Mais elle est conforme aussi bien aux croquis reproduits par Vallisnieri qu'au texte conservé du mémoire écrit. Telle qu'elle est, elle reflète fidèlement la description des choses donnée dans le texte, et celui-ci non plus ne dit rien sur cette section médiane de la rive occidentale. L'omission est donc précoce. Je laisse ouvert ce problème.

(G) - Retraversons une dernière fois le lac. - Ici, aucune hésitation pour l'identification du "Klein Axenberg". Il ne s'agit nullement d'une montagne à part, mais de la suite de la paroi nord-sud du §(E) : à savoir l'Axenflue actuel. C'est une muraille rocheuse orientée cette fois presque d'Ouest en Est (donc non visible sur le dessin du massif Buggisgradt-"Gross Axenberg", §(C). Ce mur naturel vertical, haut de quelque 350m, interdisait jadis toute poursuite du cheminement terrestre au trafic descendant du Saint-Gothard.

Le dessin est sûrement pris à courte distance, face au Nord, d'un point à terre situé à peut-être deux kilomètres au Nord de Flüelen. Johann nous dit comment il s'est senti "saisi de stupeur" chaque fois qu'il l'a examinée; et aussi, qu'il est difficile d'y tracer le cours des couches et leur continuité, leur début, leur fin. (Notons à quel point il a fait sien, comme un impératif logique, le principe de la continuité des strates de Sténon).

Et en effet, la géométrie, telle qu'on peut la deviner, en est fort complexe, du fait entre autres du comportement dysharmonique des couches (Hauterivien soit massif, soit finement lité). Le bas et la partie droite de la muraille montrent en effet toute une suite de spectaculaires replis d'échelle métrique-décamétrique, en chevrons arrondis ou aigus, en zig-zags de flanc inverse, affectant des couches marno-calcaires en bancs minces bien différenciés montant en gros vers la droite (= l'Est) (cf.pl.IV,b). C'est bien ce que dit le texte (en se rappelant que les directions indiquées sont toujours celles de la pente ascendante des strates). Au total, la description du même site par De Saussure (Voyages..., §1935) n'est pas meilleure. - Notons que, sur sa planche, l'auteur a représenté la paroi du "Klein Axenberg" à une échelle considérablement grossie et sous forme d'une montagne autonome fictive. Le tracé des couches nous paraît y témoigner d'un réel effort pour interpréter au moins leur allure générale, avec les replis en cascade à droite, d'autres en U, les dysharmonies, etc.

d) Le Rigi et l'Utliberg ; la vraie figure des montagnes.

Dans la fin du texte ci-dessus traduit, le dernier paragraphe est trop concis à notre goût. D'où une certaine difficulté d'en pénétrer tout le sens. Voici ce que je crois avoir compris.

Tout repose sur ce que l'auteur entend par la figura principalis des montagnes. Ce n'est certainement pas leur simple aspect extérieur. Ce terme latin doit être pris dans son sens premier, dérivé de fingo (façonner), et que l'on peut exprimer par "configuration", "structure". Johann Scheuchzer prend soin de préciser que cette "figura principalis" n'est pas ce que l'on voit se dessiner, comme une esquisse (adumbrari) sur la facies (le visage extérieur, l'apparence de la montagne dans ses parois abruptes). Elle doit tenir compte de la position géométrique des surfaces proprement dites des strates, et non du tracé apparent de leur tranches dans les coupes des parois. Le passage relatif au Rigi est tout-à-fait explicite à cet égard. On sait que la face abrupte septentrionale du Rigi (1800m), dominant l'extrémité sud du lac de Zug, est orientée ESE-WNW. Les bancs de conglomérats miocènes s'y présentent, montant de la gauche vers la droite, comme si les couches étaient en pente (ascendante) "versus occasus", c'est-à-dire vers le couchant. Mais, nous dit l'auteur, l'inclinaison réelle des couches définie par celle de leurs surfaces propres est différente. En réalité, leur pente (= pendage) descend vers le Sud, comme aussi celle (topographique) de la declivitas (déclivité) du versant méridional de la sommité principale. - (Tout cela est en gros exact).

Même chose pour le Mons Utliacus (l'Utliberg, aux portes de Zurich) : à l'affleurement, les strates (de la molasse) semblent horizontales, alors que "l'inclinaison des surfaces elles-mêmes" (donc le pendage) est en pente ascendante vers le Nord ou NNE.

Enfin, en ce qui concerne le vallon de "Auf Ammon" (Amden, déjà mentionné plus haut au bord du Wallensee), il doit, précise l'auteur, sa figura et sa concavitas à l'inflexion incurvée des strates : et ici elle détermine également la pente des versants. L'auge, en termes actuels, est aussi bien structurale (figura) que morphologique (concavitas).

Le propos est donc clair : il faut (nous dit en somme Johann) voir les choses en volume, dans les trois dimensions de l'espace géométrique, et ne pas se contenter de la simple lecture des sections naturelles. Certes, ce mot de section, de coupe, il ne l'emploie pas. Mais, dans sa pensée, il est implicite. - Chose curieuse, comme on l'a noté plus haut, l'auteur est absolument muet sur la signification et donc sur l'origine des vallées et des murailles naturelles qui en forment les versants.

On notera que lorsque le jeune DE SAUSSURE reprend à bras le corps l'étude géologique des Alpes, avec l'énergie et le courage que l'on sait, il retrouve et réaffirme de telles vérités de base. Ainsi (Voyages..., §480) : "Il ne suffit donc pas de voir une montagne en face pour prononcer (sic) sur la situation de ses couches" (fausse apparence d'horizontalité).

Pour en terminer avec le texte de Johann Scheuchzer, il nous faut essayer de comprendre une de ses pensées, exprimée un peu plus haut de façon excessivement concise. Pour lui la figure -c'est-à-dire la structure intrinsèque - des montagnes sera tenue pour résulter effectivement de la suite des événements qu'il imagine, à une condition précise, à savoir : "si petrarum vertices stratorum in altum excussorum termini sint" ("si les points culminants des strates rocheuses bousculées (ou : secouées) vers le haut (en?) sont (des? les?) extrémités").

Qu'entend-il exactement par ces mots ? Les vertices (les culminations? les sommets topographiques?) des strates, dit-il, doivent être aussi les termini, les bouts, les extrémités. Or, puisque nous savons que les couches étaient jadis continues, ce mot d'"extrémités" ne peut guère signifier que "les tranches libres" sommitaies visibles des strates rompues et soulevées. Celles des versants des vallées n'ont pas à être prises en compte, mais seulement celles formant les cimes. - Est-ce aller trop loin que d'imaginer que le jeune Johann, aussi enthousiaste que son frère pour l'exploration fervente de sa libre patrie suisse, a maintes fois contemplé d'un sommet le vaste panorama des montagnes, et médité sur la foule des cimes, chaotiques, et pourtant toutes comme alignées sous une surface tangente (le Gipfelflur des géographes) ? Nul ne pouvait concevoir alors l'immense masse de matière enlevée par l'érosion, au-dessus des sommets actuels. Tout naturellement (comme le feront encore De Luc ou De Saussure), on pensait avoir sous les yeux les résultats purs et simples de la mystérieuse catastrophe génératrice des montagnes : et les couches tendues vers le ciel et tronquées net en étaient l'attestation. (En somme, aux vallées près, le relief était tenu pour "primaire").

e) Johann Scheuchzeur, artiste ou scientifique ?

Dès avant le XVIIIe siècle, l'on voit des artistes s'appliquer à représenter d'après nature des paysages scrupuleusement observés. Je pense par exemple à un dessin du flamand Roelandt Savery (Louvre, Cab. des Dessins, Inv.20.721). Exécuté vers 1606, ce dessin très minutieux est, aux yeux d'un géologue moderne, saisissant de vérité et de compréhension des choses (strates d'une grande flexure mise en relief par l'érosion). Or, cet homme devait tout ignorer de la Géologie. Il a tout, parfaitement, vu. Il n'a sans doute rien saisi du pourquoi : tout comme Dürer lorsqu'il dessinait les bancs rocheux d'une carrière.

Notre Johann Scheuchzer est-il dans le même cas ? (Car on pourrait insinuer que, sans être aussi évidentes au regard du profane que les assises superposées des gorges du Tarn ou du Grand Canyon du Colorado, les strates d'une partie des montagnes enserrant le lac d'Uri sont de celles qui peuvent frapper le regard de tout voyageur un peu artiste et tant soit peu intéressé par ce qu'il voit). - Je répondrai fermement : Non! - Tout d'abord, parce que Johann ne nous donne pas un tableau fait pour l'amour de l'art. Nulle intention esthétique ou mystique nette dans ce qu'il dessine. Du reste, pour qui a examiné lui-même les paysages géologiques qu'il figure, il est clair que son crayon est guidé non seulement par ses yeux, mais aussi par l'idée qui guide sa vision. Là où la végétation couvrait tout, il n'a pas inventé des tracés fictifs de strates. Dans les parois et versants rocheux, il interpole par contre résolument, parce qu'il sait que même là où elles sont localement masquées, le cours des strates se poursuit nécessairement, en vertu de l'axiome sténonien de la continuité initiale des couches. Il descend en somme d'une vision conceptuelle globale, vers le hasard de ses manifestations locales et contingentes, mais dans une scrupuleuse fidélité aux faits.

Il a vu en esprit la Terre, toute entière entourée d'un Océan boueux. Il a vu s'y déposer couche après couche (conformément aux axiomes de Sténon, mais un seul acte) une immense pile de strates horizontales. Il a vu, toujours dans son regard intérieur, ces couches se durcir. Il les a vu changer de "site" (de position géométrique) et donc faire naître, par cela même, les montagnes (comme Sténon l'avait si bien exposé : "mutatus stratorum situs praecipua montium origo sit": Prodromus, p. 32 "le site changé des strates est la principale origine des montagnes"). Il les a vues dans ce déplacement se fracasser, basculer vers le haut ou vers le bas (en termes modernes, ici s'affaisser, là se soulever). Toujours guidé par les principes de Sténon, il a vu les couches que l'on observe aujourd'hui tronquées sur les sommets, se prolonger dans le vide, se raccorder à d'autres tronçons, dans leur nécessaire continuité ancienne. Il a aussi vu, partout, les ensembles cohérents de strates se poursuivre au sein du volume intérieur des montagnes, à partir de leurs tracés sur les versants. Et toute cette grandiose vision mentale est pour lui justifiée à l'évidence par ce que son regard physique voit dans le paysage.

f) Les prémisses de la tectonique tangentielle.

Or, par rapport à Sténon, Johann Scheuchzer introduit une nouveauté essentielle, grosse de développements à terme : à savoir le plissement. Son texte, aussi bien que ses dessins, sont à cet égard pleinement probants. C'est là une innovation majeure. En effet, le génial Danois n'avait décrit, et certes remarquablement observé, que la tectonique d'effondrement des fossés néogènes de Toscane méridionale, n'impliquant aucun resserrement quelconque. Johann, lui, figure des structures plissées qui, implicitement, exigent des déplacements horizontaux de matière.

Dès 1708, Fontenelle répercute en quelques lignes cette notion de plissement, pour nous capitale (sans que ce mot soit prononcé) : dans son compte rendu du mémoire de Johann, il écrit (Histoire de l'Acad. Roy. Sc..., p.32) : (Les lits) "sont en arc ou en voûte, d'autres sont ondoyans, d'autres sont en quelque sorte triangulaires, ont quelques angles fort aigus, mais les contours d'un lit, quels qu'ils soient, sont toujours exactement parallèles à ceux de plusieurs autres lits voisins" ; Fontenelle avait évidemment sous les yeux la "Carte fort curieuse" envoyée par Johann, quand il note le fait singulier que présentent "deux suites différentes de lits, qui se rencontrent par leurs convexitez, & font la figure de deux ramaux d'une Courbe qui se rebrousse" (il s'agit fort probablement du pincement synclinal du Teufelsmünster).

Emprunté ici au langage de la géométrie plane, le mot de rebroussement, une fois transposé en mouvement, qualifie fort bien les renversements des couches des montagnes d'Uri et d'ailleurs. Nous avons dit combien De Saussure attachera d'importance à ce qu'il nomme le "refoulement" des "couches en C" "retroussées" (§§1184, 1677,etc); il ne cessera de s'interroger sur la cause de ce phénomène. Or, il connaît et mentionne (Voyages..., §1934) les dessins de "Scheuchzer" publiés par Vallisnieri. Son propre vocabulaire retrouve certains des termes utilisés jadis par Johann (ex. "couches arquées", §472). - La tectonique alpine, lors de son vrai démarrage à partir de 1775, renoue donc avec ses premiers pas du début du siècle.

De Luc (Obs. sur la Physique..., t.XL, 1792, p.193) s'est lui aussi ingénié à expliquer ces couches tordues et refoulées jusqu'à se renverser; à cette fin, il recourt à de massifs glissements par gravité, liés pour lui à une tectonique d'effondrements. - Scrope en 1825 (Considerations on Volcanos, fig.29 et p.201) les liera à une extrusion centrale du soubassement cristallin devenu plastique, lequel de plus refoule en compression les couches profondes. -Naumann répercute le schéma de SCROPE au milieu du siècle. -Studer émet des idées comparables. - Enfin Marcel Bertrand se référera à son tour aux couches en C de De Saussure.

On voit que c'est une longue histoire (et je ne suis pas tout-à-fait sûr que les tectoniciens alpins actuels se soient entièrement mis d'accord sur les mécanismes intervenant dans la genèse des charnières frontales couchées des nappes alpines). -Mais revenons en arrière, aux contemporains de Johann Scheuchzer.

Il est fort probable que l'ingénieur Henri Gautier en a indirectement tiré inspiration ou confirmation lorsque, dans ses Nouvelles conjectures... (1721, p.II-IV, et 5), il use de termes très voisins pour décrire l'état de bouleversement des couches des montagnes. Et du reste, dans sa Bibliothèque....(1723, t.I, p.37), il cite in extenso le texte de Fontenelle. - En 1729, Bourguet dans ses Lettres Philosophiques, p.202, dit presque les mêmes choses (mais lui était l'ami personnel de Johann-Jakob Scheuchzer). Ainsi donc, l'idée du plissement des couches, jusque-là méconnue, a été largement répercutée par la génération de Johann.

CONCLUSIONS

Bien d'autres remarques pourraient être faites sur ce texte passionnant de Johann Scheuchzer. Bien entendu, on ne peut que déplorer que sous sa version intégrale, il soit resté enterré à l'état de manuscrit. Toutefois, Johann-Jakob en a sauvé et valorisé la remarquable planche de dessins, et a publié, on l'a dit, dans son propre livre déjà cité (Helvetiae Stoicheiographia, 1716) un abrégé assez correct de la description des paysages tectoniques, correspondants.

Mais son propre diluvianisme inconditionnel, partagé par Woodward et Bourguet, avec leurs prêches apologétiques, ne pouvait que bientôt contribuer à discréditer la notion même de la formation des montagnes par le bouleversement de couches nées horizontales (Buffon attaque avec vigueur Burnet, Woodward et autres, et ignorera royalement la Tectonique). Cela au point qu'il faudra la découverte du fameux poudingue verticalisé de Vallorcine (en 1776) pour convaincre De Saussure, et avec lui le monde savant, du bien-fondé de cette idée, pour nous si évidente, et dont Sténon avait fourni une démonstration logique rigoureuse.

N'oublions pas qu'entre temps le Telliamed, fort lu notamment pour ses audaces anti-bibliques, affirmait avec aplomb et une belle éloquence que toutes les couches, aussi contournées et redressées soient-elles, s'étaient sédimentées dans cette situation. Son auteur, De Maillet, tout à sa haine de la moindre évocation du Déluge, s'était assez méchamment moqué de l'essai, par certains côtés révolutionnaire et prophétique, de 1!ingénieur Henri GAUTIER (1721, 1723) qui, lui aussi, formait les montagnes en bouleversant d'anciens lits horizontaux de sédiments. Pourtant, Gautier, esprit fort libre et hétérodoxe, n'invoquait que marginalement le Déluge, et postulait des temps aussi longs qu'on voudra pour l'érosion des montagnes et la sédimentation corrélative, à la différence des grands diluvianistes protestants, prisonniers de la chronologie courte biblique. C'était, pour une part, cette brièveté qui leur avait imposé, y compris à Johann Scheuchzer, la solution diluvianiste radicale, méga-catastrophiste. Rappelons-nous que ce temps bref semblait aller de soi à la grande majorité des esprits en cette première moitié du XVIIIe siècle.

Quant à la force qui a ainsi tout remué, brisé, mis sens dessus dessous, Johann n'a recours, avec Woodward, qu'à quelque décision divine. Voilà qui peut nous décevoir. Mais à y réfléchir, n'était-ce pas là, au fond, chez lui, faire un louable aveu d'ignorance ? Notons au surplus que dans ses rares propos tant soit peu théologiques, il paraît s'abriter derrière l'autorité de Woodward. - Rappelons à ce sujet que l'Académie Royale des Sciences de Paris s'interdisait absolument tout empiétement sur le terrain de la religion, en échange de sa liberté d'imprimer. D'où, peut-être, la tonalité très "laïque", du mémoire adressé à cette illustre compagnie. En 1708, toute hypothèse sur la nature des forces orogéniques était d'avance fausse et vaine. Et de même en 1808. Voire en 1908. Nous en débattons encore.

Bien que nos regrets soient vains, il est pour nous triste que le mémoire de Johann n'ait pas été diffusé intégralement. Tout d'abord, sur un plan général, parce que nous y trouvons une très lucide et perspicace mise en application, unique pour l'époque dans sa cohérence et sa limpidité exemplaire, des trois grands principes légués par Sténon : - dépôt successif des couches en tant que sédiments; - leur nécessaire horizontalité primitive; - et leur continuité originelle. Or, toute la Géologie s'est construite sur ces trois axiomes de base. - Mais aussi, parce que ce bref chef-d'oeuvre créait en puissance, sur d'irréfutables bases descriptives, la Tectonique, notamment alpine : publié convenablement, il aurait pu beaucoup en hâter l'essor.

Studer, l'un des plus éminents géologues suisses du XIXe siècle, pionnier de l'investigation structurale des Alpes centrales, a écrit ceci en 1863 (Geschichte der physische Geographie der Schweiz, p.204) : "Johann Scheuchzer doit être cité étant le premier géologue qui ait cherché à fonder son opinion sur ses propres observations, le premier qui ait prêté attention à la disposition en éventail des couches du Gothard, et aux étonnantes couches contournées du lac d'Uri et du Wallensee" (cité par M.Koch, loc.cit.). - Haller, déjà, jugeait que le travail de Johann sur les Grisons surpassait les travaux homologues de son frère.

Sans doute aurait-il fallu donner un aperçu de la personne et de la biographie de notre auteur. Mais je suis de ceux qui jugent d'intérêt secondaire ces développements, quand ils n'éclairent pas l'oeuvre. Or, sur cet aspect propre de la vie de Johann Scheuchzer, faute de données fiables suffisantes, mieux vaut ne rien dire. J'aime mieux m'imprégner longuement, attentivement, de la substance de ses paroles, de la richesse rigoureuse de ses dessins, dans leur immense effort pour atteindre la vérité. C'est cette authenticité, cette honnêteté intellectuelle totale, qui justifient plus que tout ma grande estime pour ce lointain collègue alpin. Il aimait tant nos montagnes !

NOTES

BIBLIOGRAPHIE.



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I - La planche originale de Johann Scheuchzer, publiée par son frère en 1716 (in Helvetiae Stoicheiographia, face à la p.168).

Echelle approximative 1:60.000. Le Sud est à droite. (Urner See = lac d'Uri, branche terminale sud-est du lac des Quatre-Cantons).

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II - Versant est du lac d'Uri. - En haut, extrait un peu modifié du panorama de Albert HEIM, 1891, Taf. III. - A,B,C,D,E,F,G = renvois aux paragraphes descriptifs du texte de Johann Scheuchzer. - Ge = Geissberg; - Sch = Schiberenberg ; - Sgg = Schiberenegg; - Bg = Buggisgradt; - GA = Gross Axenberg; - KA = Klein Axenberg. - u Urgonien (Schrattenkalk); - h Hauterivien (s.lat.).

En bas, décomposition du panorama correspondant de Johann Scheuchzer, en fait composite, en ses éléments monographiques (cf. pl.IV pour les angles probables de vue).

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III - Versant ouest du lac d'Uri. - Même système de présentation.. - W = Auf der Werchi; - K Kolm; - P = Pilatus.

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IV - fig. a : Angles de vue probables des dessins de Johann Scheuchzer, reportés sur une esquisse géologique tirée de HANTKE. -

T = Teufelsmunster; - EJ = Barchenen ("Auf der Werchi") ; - K = Kolm (= Chulm = Kulm).

fig. b : Les replis de l'Axenflue (croquis de l'auteur d'après une photo); hauteur de la paroi : environ 300m.

fig. c : L'antiforme de Harggis-Schwibogen à l'Ouest de Seelisberg (extrait de MOESCH 1894, pl. VI). - C'est à cette voûte que pourrait correspondre celle dessinée par Johann Scheuchzer tout à droite du Teufelsmunster (D).

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V - Carte sommaire de la Suisse, avec localisation des lieux mentionnés dans le texte de Johann Scheuchzer. - 1 Utliberg; - 2 Wallensee ("lacus Rivarius"); - 3 Rigi; - 4 Pilatus; - 5 lac d'Uri; - 6 Via Mala; - 7 Saint-Gothard; - 8 Val Mesoccio.

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VI - fig. a : Croquis tectoniques reproduits par VALLISNIERI d'après Johann Scheuchzer. (Leur objet est de montrer comment se situent les sources en fonction de la disposition des couches). -Le mont "Chattstock" est sans doute le Mattstock. Les sites III et VI n'ont pas pu être localisés. - Noter la grossière simplification des profils des deux versants du lac d'Uri (I et II).

Localisations indiquées : I Rive du "lac de Lucerne", face au Nord. A "Geosberg"; B "Fronalp" ; C "Schibetemberg" ; D "Buggis-Grade" ; E "Gross-Axemberg" ; F "Klein-Axzmberg". - II L'autre rive du lac. A "Geelis-Berg ; B "Teufees-Munster" ; C " Auf der Woerche" ; D "Kolm". - III Vallée au Mont "Schild" (Glaris) ; ruisseau du "Muehlebach". - IV Via Mala. - V Mont "Chattstoz", sur le lac "Rivario", au-dessus de Wallenstadt. - VI "Deux montagnes en Allemagne".


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fig. b : Croquis tectoniques répercutés par MORO 1740, 1751. in Hölder, 1960.

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VII - Coupe tectonique du versant est du lac d'Uri par ARBENZ, BUXTORF et STAUB.