Abbé Croizet (1787-1859)

Reproduction de l'Eloge Biographique de l'Abbé Croizet, par Félix Grellet, lu à la séance académique du 4 juin 1863 de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont-Ferrand.

MESSIEURS ;

On à prétendu que l'histoire devait être une réminiscence ; un souvenir, évoquant et faisant revivre toute une époque -, avec son costume, ses mœurs et les passions diverses qui l'ont agitée. Ne peut-on pas le dire, avec autant de raison , de la biographie , quand il s'agit de retracer le portrait d'un contemporain , dont ou a suivi les travaux avec cet intérêt qui s'attache à ceux qu'on aime autant qu'on les estime?

Mais la biographie, comme l'histoire, pour être complète, ne doit pas s'en tenir aux faits extérieurs qui frappent seuls le vulgaire, elle doit s'attacher surtout à nous peindre l'homme intérieur et à nous en faire connaître le caractère, les sentiments, les aspirations, en même temps qu'elle nous donne l'analyse et l'appréciation de ses travaux.

Une étude de cette nature , je dois l'avouer, n'est pas aujourd'hui pour moi sans difficulté ; car, si le collègue éminent dont j'ai à vous entretenir, a été pendant trente ans une des gloires de notre Société, ce n'est que dans les dernières années de sa vie qu'il m'a été donné de le connaître d'une manière plus intime, en même temps qu'il m'honorait de sa précieuse amitié.

Jean-Baptiste CROIZET , fils de Michel Croizet et de Marie Deschamps, est né à Cournon , le 12 janvier 1787. Ses parents habitaient alors une vieille tour qui est bâtie sur l'emplacement d'un ancien monastère. Vous savez que saint Gal, évêque de Clermont, avait été religieux dans ce monastère où il se retira pour terminer ses jours, et que notre grand historien, Grégoire de Tours, son neveu, y avait commencé son éducation.

Le père Croizet, pauvre journalier sans fortune, prit à ferme un moulin, placé sur le ruisseau d'Auzon , pour faire subsister et élever sa nombreuse famille ; mais , bientôt, succombant à la peine, il mourut laissant à sa veuve la charge de cinq enfants en bas âge. Quand ce triste événement arriva Jean-Baptiste n'avait que huit ans.

Nous n'avons pas le dessein d'insister sur la pénible situation de cette malheureuse famille, prématurément privée de son chef. Il ne sera cependant pas sans intérêt, pour l'exactitude de ce portrait, de placer sous vos yeux quelques traits qui ont été notés par M. l'abbé Croizet lui-même.

Dans son enfance , il menait au pacage une chèvre qui nourrissait en grande partie la pauvre famille. Ses sœurs allaient, de leur côté , ramasser dans leur tablier quelques branches de bois mort, quelques feuilles sèches pour chauffer l'eau qui, avec le lait de la chèvre, faisait une soupe qui était à peu près leur seul aliment.

Dès que l'âge permit au jeune Croizet de s'occuper des soins du moulin, il entreprit, avec autant de courage que de dévouement, cette tâche pénible. Il parcourait les villages pour aller chercher le grain qu'on voulait faire moudre , et chargeait les sacs sur ses épaules, qui pliaient souvent sous le poids. Il s'acquittait de tous les devoirs de cette rude profession avec tant de soin et d'exactitude, que bientôt il inspira de l'intérêt, puis une confiance qui doublèrent la clientèle du moulin de l'Auzon. Ses sœurs apprirent seules à travailler, à coudre , à broder, et gagnèrent peu à peu assez d'argent pour remplacer les misérables vêtements qui les couvraient. Elles purent même, grâce à une grande économie et à un travail forcé, payer un maître qui, pendant quelques mois, apprit à lire et à écrire à leur frère. Ce dernier avait alors atteint sa seizième année. Son application fut si grande, ses progrès si rapides , que le curé de Cournon , M. Chadefaud, appréciant la vivacité de son esprit et l'étendue d'une intelligence impatiente de se manifester, voulut lui apprendre les éléments de la langue latine, le destinant au saint ministère.

Le jeune Croizet se livra avec la plus grande ardeur à cette étude. Après six mois, ce bon curé comprit que les progrès de son élève étaient tels, que l'enseignement qu'il pouvait lui donner n'était plus suffisant. Il le conduisit alors à Clermont et le mit en pension chez un respectable ecclésiastique , ancien oratorien , qui, par goût pour l'enseignement, faisait à quelques jeunes gens un cours de rhétorique dans lequel il reprenait l'explication des auteurs latins.

Celui qui devait être notre collègue commença donc par où les autres finissent. Obéissant à la nécessité, il appliqua instinctivement et avec succès, comme moyen d'instruction, une méthode célèbre dont on fit plus tard un système d'étude.

Infatigable au travail, les jours ne suffisaient pas à son ardeur dévorante de connaître et de s'instruire ; il consacrait à l'étude ses nuits presque entières, et souvent il fallait employer des stratagèmes pour le forcer à prendre quelques heures de repos. Aussi, quoique le plus faible de sa classe à son arrivée , il était à la fin de l'année dans les plus forts. Il répéta son cours et n'eut plus de rivaux.

Cependant, en même temps qu'il suivait son cours avec tant de succès, il trouva le moyen de pourvoir lui-même à sa dépense. Il commença l'éducation des enfants de M. Jouvet, leur enseigna le latin et se montra à la hauteur des difficiles fonctions qu'on lui avait confiées, tant par le soin qu'il apporta à ses leçons que par l'affection qu'il sut inspirer à ses élèves qui l'ont toujours considéré comme un ami dévoué.

Dès qu'il eut atteint sa vingtième année, il entra au grand-séminaire de Montferrand pour se livrer à l'étude de la philosophie et plus tard à celle de la théologie. Ses progrès, dans la connaissance de ces sciences élevées, furent si rapides et firent si bien présager de son avenir, que ses supérieurs l'envoyèrent , comme un sujet d'élite, à Saint-Sulpice pour y compléter ses cours et pour se préparer à occuper la chaire de philosophie dans le séminaire même qui avait applaudi à ses succès.

Après son retour , en 1811 , il fut ordonné prêtre par M. de Clermont-Tonnerre , en l'absence de Mgr de Dampierre , alors évêque de Clermont. Peu après, on lui confia le cours de philosophie. Son enseignement dépassa tout ce qu'on en avait espéré. Il professa pendant plusieurs années et forma d'excellents élèves. Le cardinal Giraud , mort archevêque de Cambrai, et plusieurs autres ecclésiastiques distingués , ont suivi ses leçons. Jamais professeur n'a enseigné avec plus de méthode et de clarté. Il cherchait moins l'élégance du style qu'une concision qui n'enlevait rien à la lucidité de ses démonstrations. Ajoutez à cela ce trait, aussi fin que juste, au moyen duquel il savait donner un tour original à sa pensée, et vous vous rendrez compte de l'impression qu'il produisait sur son auditoire et des heureux résultats de son enseignement.

M. l'abbé Croizet était là dans le milieu qui lui convenait le mieux, dans celui où il pouvait rendre le plus de services. Toute son ambition était de suffire à sa tâche ; mais sa santé ne fut pas assez forte pour résister aux rudes travaux que lui imposait son dévouement. Elle s'altéra peu à peu; et, bientôt, épuisé de fatigue, il se vit, à son grand regret, obligé de renoncer à son enseignement. Le digne évêque qui était alors à la tête du diocèse de Clermont, voulant le récompenser autant qu'il était en lui, le nomma curé du canton de Champeix, dont le chef-lieu ecclésiastique est à Neschers.

C'est là qu'il fut pour rétablir sa santé, et qu'il vécut pendant plus de quarante ans , partageant son temps entre ses devoirs de pasteur et ses études favorites, faisant aimer la religion par une sage tolérance et le charme dont il savait en entourer la pratique , n'ayant pas d'autre ambition que celle de faire le bien et d'aider au progrès des sciences naturelles, comme la meilleure démonstration des merveilles de l'univers et de la grandeur de Dieu.

Il porta à Neschers ses habitudes de travail et d'infatigable activité intellectuelle. A peine fut-il rétabli que le milieu, dans lequel il se trouva placé, inspira à ses études une direction nouvelle. Pour s'en rendre compte , il n'est pas inutile de dire un mot d'une résidence où devait désormais s'écouler sa paisible et laborieuse existence.

Le joli village de Neschers est, vous le savez, situé dans la riante et fertile vallée de la Couze. Bâti en amphithéâtre sur la rive droite , il domine le cours de cette rivière dont les flots torrentueux se précipitent avec fracas sur les rochers qui lui servent de lit. Le presbytère , placé à l'extrémité ouest du village, est assis sur une coulée basaltique comme sur un promontoire escarpé. De là l'œil s'étend sur un magnifique paysage, dominé de tous les côtés par des sites grandioses qui élèvent l'âme et l'intelligence, par l'aspect imposant de ces magnificences de la nature, et inspirent le désir d'en connaître les causes, afin de mieux en admirer et en remercier l'auteur.

M. l'abbé Croizet, par ses études et le caractère dont il était revêtu , était mieux préparé que tout autre à comprendre la grandeur d'un tel spectacle et à en chercher l'explication. La pensée lui vint alors d'apprendre les sciences naturelles. Il s'y livra avec cette ardeur et cette intelligence que nous vous avons signalées, se préparant, par des connaissances variées, aux tra- vaux qui feront plus tard l'objet de notre admiration.

Il fit marcher de front la botanique et l'astronomie , compléta ses connaissances en mathématiques, s'occupa ensuite de minéralogie, et couronna ses travaux par l'étude de la géologie. Le beau discours de Cuvier, sur les Révolutions du Globe, venait de donner à cette science, encore nouvelle et nécessairement incomplète, un attrait qui fut presque une mode et une impulsion qui, très-heureusement, a été décisive.

L'Auvergne , dont la variété des terrains et les accidents du sol sont si favorables à des études de cette nature, entendit l'appel du grand naturaliste. Des savants, dont plusieurs sont encore au nombre de nos collègues les plus distingués, fondèrent une Société qui a été comme le berceau de cette Académie. Cette Société devait s'occuper spécialement de science et se consacrer à l'élude de la géologie, de la minéralogie et de la botanique, en recherchant ce que notre province, si riche sous tous ces rapports, présentait de plus remarquable.

M. l'abbé Croizet en fut le secrétaire pendant les années de 1824 et 1825.

Dans un discours qu'il prononça , en 1824, peu après l'installation de cette Société, il indique , à grands traits, la direction qu'il faut imprimer aux travaux sur la géologie. S'inspirant du discours de Cuvier sur les Révolutions du Globe , il expose, dans une forme aussi claire que piquante, les différentes hypothèses présentées par les anciens et les modernes pour expliquer la formation de notre planète , et s'écrie en terminant : « Tous ces systèmes ne sont pas la science , ils en sont les Mille et une Nuits ; plus ils paraissent extravagants, plus ils divertissent l'esprit du lecteur. Ils sont en général plus ridicules que dangereux. Ils se renversent presque tous les uns les autres... Mais ces théories, toutes erronées qu'elles sont, peuvent avoir un certain degré d'utilité. L'erreur conduit quelquefois à la vérité. La chimie a dû aux rêves des alchimistes des procédés utiles, et la pierre philosophale, qu'on a vainement cherchée, a fait trouver d'excellentes choses qu'on ne cherchait pas. Christophe Colomb, naviguant à l'ouest, croyait rencontrer les Indes et découvrit l'Amérique. »

Il complète sa pensée, en citant saint Augustin , Deluc et Cuvier, pour établir l'accord de la géologie et de la Genèse ; et il en conclut que , non-seulement la géologie n'est pas contraire à la révélation, mais qu'elle lui fournit des réponses solides à des difficultés sérieuses, et qu'elle dissipe les préventions de personnes respectables. « Il est avantageux, ajoute-t-il, de suivre le mouvement du siècle , de profiter de ses vraies lumières , et de laisser en arrière ceux qui jadis étaient si bien disposés à nous prodiguer la décoration de l'ordre de l'éteignoir... »

Nous avons dû insister sur ces citations, qui, en peignant le caractère d'une époque, nous font mieux apprécier la nature de l'esprit de notre collègue, et nous le montrent attaché à ses devoirs religieux, quoique ne perdant rien de cette indépendance et de cette hauteur de vue sans lesquelles il n'est pas possible de se livrer avec fruit à l'étude des sciences. A partir de ce moment, il se mit en correspondance avec le savant Cuvier, dont il avait approfondi les ouvrages et dont il se faisait gloire d'être le disciple. Il avait poussé ses travaux avec plus de zèle que jamais, et il s'était préparé à l'étude si difficile et si compliquée de la paléontologie par celle de l'anatomie comparée.

Je n'ai pas besoin de vous dire, Messieurs, que la paléontologie a pour but l'étude des animaux qui ont disparu de la surface du globe et que l'on retrouve à l'état fossile dans certains terrains de notre planète. La reconstitution de leur squelette, la détermination de leur forme, de leurs mœurs, des lieux où ils ont vécu et de leur analogie avec les espèces actuelles demandent une très-grande sagacité en même temps que des connaissances très-sûres ou très-étendues en anatomîe comparée.

La résidence de M. le curé de Neschers, peu favorable pour se livrer à des études générales, l'était beaucoup au point de vue de l'application des connaissances acquises.

La Couze, en creusant la vallée de Neschers à une grande profondeur, avait, en effet, mis à découvert la série des principaux terrains qu'on retrouve en Auvergne. De la terrasse du presbytère on voyait tous ces terrains s'étaler et se superposer comme dans une carte géologique.
« En 1835, une pluie torrentielle forma un petit ravin dans le coteau qui s'élève sur la gauche de la Couze, tout près de Neschers et dont la hauteur est d'environ cent mètres (mesure barométrique), prise en ma présence par M. Elie de Beaumont. Je me mis aussitôt à gravir la montagne sans sortir de ce ravin sinueux, depuis le niveau de la rivière jusqu'au sommet, dit le plateau de la Grave, et je comptai plus de cent cinquante couches, de nature et d'épaisseur diverses, à peu près horizontales et parfaitement stratifiées »

A peu de distance était la montagne de Perrier qui a été l'objet de l'étude de tous nos naturalistes et qui a fourni à la science tant de découvertes précieuses.

M. l'abbé Croizet y fit pratiquer de nombreuses fouilles, et forma peu à peu cette collection qui compta bientôt parmi les plus riches, je ne dirai pas de l'Auvergne, mais du monde entier. Chaque jour lui apportait un sujet d'étude, un nouveau problème à résoudre. Il reconstituait tous ces êtres dont on lui portait les fragments mutilés, les faisait revivre par la pen- sée, la description écrite ou le dessin, et déjà sentait en lui la noble impatience de faire participer ses compatriotes, en même temps que le monde savant, aux douces jouissances qui charmaient la simplicité de son riant séjour.

Mais, avant d'entreprendre la publication qu'il avait conçue, aussi modeste qu'instruit, il voulut prendre l'avis des professeurs éminents qui avaient, pour ainsi dire, créé cette science à laquelle il était tout dévoué. Il vécut plus frugalement que jamais, fit quelques économies, et partit pour Paris. Aussi, combien fut-il heureux quand, après trois longs jours de voyage, il lui fut possible de se mettre en relation avec ces princes de la science dont la réputation est une gloire pour la France, Cuvier, Alexandre Brongniart, Etienne Geoffroy-St-Hilaire, Blainville, etc. ! Il leur exposa le plan de son ouvrage, écouta leurs conseils, et fut, par eux, mis en rapport avec un éditeur.

C'est en 1828, en collaboration avec M. Jobert aîné, l'un de nos collègues, que M. l'abbé Croizet a commencé à publier ses Recherches sur les ossements fossiles du département du Puy-de-Dôme. Cette œuvre laborieuse, dont Cuvier encouragea surtout la publication et accepta la dédicace, porte pour épigraphe ces deux vers de notre illustre poète Delille :
Vers l'antique chaos notre âme est repoussée,
Et des âges sans fin pèsent sur la pensée.
L'ouvrage est imprimé dans un format de luxe avec de nombreuses planches. Il est précédé d'un discours préliminaire, divisé en neuf chapitres, qui est un véritable traité de géologie appliqué à l'Auvergne.

Comme les auteurs ont plus spécialement pour but de s'occuper des animaux fossiles, ils posent, comme point de départ, se rangeant en cela à l'opinion de l'illustre Cuvier, la persistance et la fixité de l'espèce. « Aucun germe, disent-ils, ne se formant actuellement, et les forces créatrices de la nature n'agissant plus. »
Dans ses Observations générales sur la géologie et la paléontologie, de même que dans la session du Congrès tenu au Puy en 1855, M. l'abbé Croizet revient sur la question du renouvellement des faunes suivant la succession des terrains. Il écarte tour à tour l'hypothèse de la transformation d'une espèce en, une autre que Lamark a empruntée à Demaillet et à Leucipe, celle des émigrations périodiques admise par Cuvier, et celle des créations successives ; puis il soutient qu'il n'y a eu qu'une création unique, œuvre de la souveraine puissance de Dieu, et des productions successives, œuvres de sa sagesse: une création unique, en vertu de laquelle les principes élémentaires, d'où devaient résulter plus tard et successivement les diverses faunes minérales, végétales et animales, ont commencé d'être ; des productions successives dans lesquelles ces principes élémentaires, agissant en vertu des lois posées par la sagesse divine dans le commencement, ont enfanté, en leur temps, les diverses formes qui devaient correspondre aux divers étals de la terre et de l'atmosphère. —
Voyez pour l'appréciation de ces idées, dignes des plus sérieuses méditations, le développement qu'il donne dans ses Observations sur la géologie, pages 67 et suivantes , et dans la discussion insérée dans le tome Ier du Congrès scientifique de France, vingt-deuxième session tenue au Puy en septembre 1855, pages 521 et suivantes.

Puis, après une revue rapide des ouvrages écrits sur la géologie de l'Auvergne, ils indiquent que les couches de la même époque renferment les débris des mêmes corps organisés, et que les couches les plus récentes contiennent de nouvelles espèces qui n'ont pu être engendrées par les premières. Admettant l'opinion de Cuvier, ils divisent les corps organisés fossiles en quatre générations d'animaux perdus qui se sont remplacés successivement à des distances assez éloignées, et dont la série coïncide avec la classification des terrains.

Nous avons le regret de ne pouvoir entrer dans l'exposé que présentent ces auteurs sur les terrains si variés et si curieux qui composent la série des superpositions en Auvergne. Qu'il nous suffise d'indiquer que ce travail, fait avec un soin minutieux , est un véritable traité résumant tout ce qui avait été écrit jusque-là , et auquel il y aurait très-peu à ajouter pour constater les découvertes postérieures, et le mettre au niveau d'une science qui fait des progrès rapides.

Ces préliminaires posés, nos collègues passent à rénumération et à la description des fossiles découverts pour la plupart dans les fouilles dirigées par M. l'abbé Croizet. Ils décrivent successivement, dans un premier chapitre, les pachydermes des terrains meubles, comprenant les éléphants, les mastodontes, les hippopotames, les rhinocéros, les chevaux, les sangliers, les tapirs, et dans un second chapitre, les carnassiers, comme les hiènes, les ours, les chats. Des planches explicatives accompagnent cette importante publication sur laquelle Cuvier fit à l'Institut un rapport très-favorable.

Cependant, par suite de circonstances que nous ne saurions trop déplorer, l'impression de cet ouvrage s'arrêta au premier volume. L'éditeur ne put continuer à en faire les frais. M. l'abbé Croizet fut vivement affecté que cette publication, dont il avait espéré une rémunération, en même temps que la célébrité, se trouvât tout à coup suspendue. Il fit le voyage de Paris pour en connaître la cause et tâcher d'y remédier ; mais il fut impuissant; aussi revint-il si triste de son voyage que ses amis s'alarmèrent de la disparition de cette humeur enjouée qui portait partout la gaîté. Qu'avez-vous donc, lui dit l'un d'eux ?

— Ce que j'ai je suis ruiné; mon éditeur ne peut continuer la publication de mon ouvrage.... et, comme son interlocuteur souriait, il reprit, avec ce calme et cette fine raillerie des anciens : Ah! vous riez de mon malheur, c'est très-mal.... Mais je vous comprends,...Ruiné après, ruiné avant, c'est toujours la même chose.

Depuis ce temps-là, c'est dans le recueil de nos Annales qu'il faut chercher la suite des travaux de notre savant collègue, dont l'opinion eut tant d'autorité parmi nous.

Au printemps de l'année 1828 , les habitants des Martres-de-Veyre, en faisant une fouille dans le travertin , trouvèrent des ossements humains. Un Mémoire les présentait comme fossiles; mais, sur les sages observations de M. l'abbé Croizet, une commission" fut nommée dans votre sein, et, après un minutieux examen, elle reconnut, comme il l'avait indiqué, que ces os, placés à une petite profondeur, quoique remontant à une époque reculée, n'avaient pas les caractères qui distinguent les fossiles.

Mais permettez-nous de ne pas insister, en ce moment, sur cette question si délicate et si importante de l'existence des fossiles humains, qui a appelé l'attention et la controverse des naturalistes les plus distingués, et qui divise le monde savant.

C'est à partir de la publication de ses Recherches sur les ossements fossiles du département du Puy-de-Dôme, et surtout depuis son voyage à Paris, que notre savant collègue a été honoré à Neschers de la visite des géologues et des représentants les plus éminents de la science de France, d'Italie, d'Angleterre, d'Allemagne et même de Russie. Nous nous abstiendrons d'une nomenclature qui serait trop longue et nécessairement incomplète. Qu'il nous suffise de vous rappeler, comme le dit M. l'abbé Croizet, avec un légitime orgueil, et dans ce langage pittoresque que vous lui connaissez : « Que les plus illustres savants de notre siècle sont venus le visiter dans une masure de village, ont couché sur un grabat de presbytère, et sont partis satisfaits d'avoir vu ses mâchoires et ses cornes anti-diluviennes. » Et, pourrions-nous ajouter, pour compléter le tableau, enchantés surtout de cette hospitalité des anciens temps, où l'on mettait en commun, avec ses hôtes, un modeste repas, une science sans apprêt et un esprit ingénieux, bienveillant et sympathique.

Ici se place une anecdote qui peint mieux que nous ne pourrions le faire le désintéressement de M. l'abbé Croizet, et cet irrésistible entraînement qui le portait vers les sciences naturelles.

La notoriété dont était entouré son nom, l'honorabilité de son caractère , les connaissances dont il avait fait preuve pendant son enseignement au grand-séminaire, donnèrent la pensée de lui confier dans le clergé un poste élevé. La place de vicaire-général à Bourges lui avait été offerte. Le vénérable duc, Mathieu de Montmorency, étant venu le voir à Neschers, lui avait parlé d'un évèché. Après la révolution de 1830, notre président d'honneur, M. de Barante, lui avait écrit, de la part de M. Barthe, alors garde des sceaux, que le roi Louis-Philippe songeait à lui confier l'administration d'un diocèse. Il lui indiquait, en même temps, le jour où il serait à Clermont, et l'engageait à venir conférer avec lui.

M. l'abbé Croizet, pour répondre à cette invitation, se rendit de Neschers à Clermont, et fut chez un de ses amis auquel il confia le but de son voyage. Bientôt après, il sortit, annonçant un prochain retour. Son ami ne douta pas qu'il n'eût été auprès de M. de Barante , et se montrait impatient de connaître le résultat de sa visite. Mais la soirée s'écoula , la nuit vint, il ne rentra pas ; on le crut reparti pour Neschers. Un jour, puis deux jours s'écoulèrent, et ce ne fut que vers la fin du troisième qu'on le vit revenir les vêtements poudreux et en désordre.

Eh bien ! lui dit-on, vous avez vu M. de Barante? vous avez conféré avec lui ? vous êtes satisfait ? — Oh ! mon Dieu ! répond le bon curé tout surpris, vous me rappelez que j'étais venu de Neschers exprès pour lui parler... je l'ai oublié... Et alors, il raconta qu'en sortant, pour aller à son rendez-vous , il avait rencontré un savant Suédois, venu pour étudier les volcans de l'Auvergne, et qu'il était parti avec lui pour le Mont-Dore, où il lui avait servi de guide.

Je vous l'ai dit, Messieurs, tout était sujet d'étude et de méditation pour notre collègue. Son intelligence voulait tout saisir, et, pour mieux la développer, il ne perdait aucune occasion de se rendre compte des phénomènes de la nature.

L'année 1833 a été célèbre en Auvergne par les tremblements de terre qui y ont eu lieu à différentes reprises, du 8 au 22 octobre. Le centre de ces commotions était à Issoire, quoiqu'elles se soient fait sentir dans presque tout notre département, et dans quelques communes de ceux du Cantal et de la Haute-Loire.

Les secousses que produisirent ces tremblements de terre furent si violentes, que les arbres s'entrechoquaient dans les bois qu'on voyait s'agiter les échalas dans les vignes, et que les vases dans lesquels on déposait la vendange s'inclinaient ; des cloches, des sonnettes, des batteries de cuisine étaient mises en mouvement, le faîte de plusieurs cheminées fut abattu ou dégradé , des murs s'écroulèrent, des personnes sortirent de leur habitation cherchant avec anxiété la cause d'un tel désordre.

Chacun, après avoir examiné sa maison, se demandait s'il n'était pas arrivé quelque accident dans celle de son voisin. Mais c'est surtout dans l'église d'Issoire que ce phénomène terrible se manifesta avec le plus de gravité. Son vénérable pasteur était à l'autel, offrant le saint Sacrifice. Tout à coup, on entend un grand bruit, puis un craquement. Ce vaste édifice est violemment agité, des vitraux tombent des fenêtres ébranlées , quelques personnes poussent des cris et se hâtent de sortir, d'autres invoquent la miséricorde divine, tandis que quelques-uns vont soutenir M. d'Arfeuille qui se cramponne à l'autel, perd la vue, se croit frappé d'une attaque, se recueille cependant, et trouve assez de force pour donner à ses paroissiens une bénédiction qu'il croyait certainement la dernière.

Notre savant abbé complète la description des principaux effets de ces tremblements de terre, en nous montrant les populations de l'Auvergne, voyant déjà leurs beaux vallons envahis par des torrents embrasés de matières volcaniques, se croyant arrivés à la fin du monde, ou s'attendant, comme les anciens peuples, à de terribles bouleversements dans l'ordre politique et moral. Puis, avec cette rare sagacité que vous lui connaissez, il recherche la cause de ces phénomènes extraordinaires. Après en avoir tracé l'historique à grands traits, il arrive à cette conclusion, que les tremblements de terre sont comme des orages souterrains occasionnés par le déplacement du fluide électrique.

Sans doute, cette explication n'a rien de définitif. Elle pourra être complétée, comme il arrive souvent, dans les sciences d'observation ; mais elle a la valeur de tant d'autres hypothèses ; et, pour arriver à lire dans le livre mystérieux de la nature, c'est déjà beaucoup d'avoir soulevé un des coins du voile.

C'est par ces travaux divers que grandissait et se populari- sait le nom de M. l'abbé Croizet. Aussi, quand la Société géo- logique choisit l'Auvergne comme le centre de ses excursions, les savants, accourus de tous les coins de l'Europe, saisirent-ils avec empressement l'occasion de lui donner un précieux témoignage de l'estime qu'ils avaient pour ses rares connaissances en le nommant secrétaire du congrès, et en le priant de faire l'exposé des richesses paléontologiques du bassin de la Limagne.

Vous savez, mieux que je ne pourrais le dire, toute l'importance qu'eut cette réunion au point de vue des questions intéressantes qui y furent étudiées, et de cette cordiale entente de tous ses membres qui en fit comme une fête de famille à laquelle il ne manqua rien, ni le dîner sur l'herbe, ni les joyeux fions fions du dessert. Je suis bien sûr de n'être pas démenti, en affirmant qu'aucun des convives ne répéta avec plus de gaîté, sur le versant du cratère du puy de Pariou, le refrain de la chanson des géologues :
« V'là ce que c'est que d'être savant. »
Le rôle important qu'il joua dans cette réunion , en étendant ses relations, resserra les liens qui l'unissaient déjà à plusieurs des hommes éminents qu'elle comptait, et qui, à dater de cette époque, engagèrent avec lui une correspondance suivie. On voit par les nombreuses lettres qu'ils lui adressaient de quelle estime et de quelle considération il jouissait auprès d'eux. Quelques-uns lui écrivaient pour le consulter ou lui communiquer leurs découvertes, et leur langage laisse percer la haute idée qu'ils avaient de la capacité et de l'érudition de celui qu'ils acceptaient comme un juge et un guide de leurs travaux. D'autres se plaisaient à venir le visiter dans son modeste presbytère et à continuer avec lui des rapports auxquels l'esprit, l'aimable simplicité et l'enjouement du bon curé, prêtaient un charme qui les captivait et en faisait irrésistiblement pour lui autant d'amis sincères et dévoués.
« Il y a un certain nombre d'années, M. le doeteur Leclerc, médecin en chef de l'hospice de Tours, avait recueilli en Amérique, sur les bords d'une rivière du Texas, à une grande profondeur au-dessous du sol, un assez grand nombre d'ossements fossiles. Au lieu de se rendre à Paris, il vint avec sa collection de Tours à Neschers. La visite de l'intéressant docteur, accompagné des restes fossiles du Texas, fut pour moi une bonne fortune et me procura une vive satisfaction. Aussitôt que les ossements furent étalés sur une grande table, je reconnus plusieurs mammifères analogues pour les genres à plusieurs de ceux que nous avions découverts... » — ( Observations générales sur la géologie et la paléontologie, par l'abbé Croizet, page 52.)

Mais les sentiments qu'il savait inspirer, son cœur les par- tageait. Jamais il ne manqua aux devoirs qu'impose le doux lien de l'amitié. Vous vous souvenez encore de cette sensibi- lité et de cette effusion de cœur avec laquelle il rendait hommage aux vertus et à la science de notre regrettable collègue -, M. l'abbé Dubois, curé de Saint-Nectaire. Le tableau qu'il trace des qualités de ce digne pasteur, dont les commencements ont tant d'analogie avec les siens, de son zèle inépuisable dans l'accomplissement de ses devoirs religieux , de son amour passionné pour les sciences naturelles, est aussi vrai que pathétique. Pour peindre M. l'abbé Croizet, nous ne saurions mieux faire que de lui emprunter cette page où, en parlant de son ami, il fait lui-même son portrait :

« Pendant de longues années, il a desservi seul une paroisse composée de plus de 1,400 habitants, disséminés dans un grand nombre de villages, la plupart d'un difficile accès, et dont quelques-uns sont à de grandes distances du presbytère. Nous les avons entendus, ces religieux villageois, nous raconter avec quel empressement il gravissait les montagnes, traversait leurs vallons au milieu de pénibles et quelquefois de dangereux sentiers, pour leur porter, la nuit comme le jour, les secours de la religion. Toujours, disent-ils , il était prêt à baptiser nos enfants, à les instruire ensuite ; il leur donnait du pain après le catéchisme , craignant que leurs jeunes estomacs n'éprouvassent des besoins pendant leur retour dans nos chaumières. Quelle peine il prenait pour les préparer à la première communion ! Que de bons conseils il donnait avant de bénir leur mariage ! Avec quelle patience il s'enfermait des jours entiers dans le saint tribunal pour aider à guérir les maladies de notre âme ! Comme il nous consolait et nous soulageait dans les maladies du corps ! Il nous sera impossible de retrouver un tel père. Il aimait les pauvres , il les secourait ; il aidait à ceux qui étaient dans la gêne. »

« En effet, son mobilier était nul ; sa nourriture et ses vêtements si simples, qu'il lui restait toujours beaucoup pour les malheureux, malgré la médiocrité du traitement. Quant au casuel, il était bien éloigné de l'exiger des pauvres qui sont nombreux dans nos villages : du moins l'excellent curé le croyait ainsi... »

La collection de paléontologie de M. l'abbé Croizet s'était beaucoup accrue, elle contenait des pièces uniques et des échantillons dans un état parfait de conservation. Les pèlerinages scientifiques qu'on faisait à Neschers lui avaient donné une réputation européenne ; en sorte que les professeurs du Jardin des plantes de Paris désirèrent en enrichir le Museum. Des propositions furent faites à notre collègue. Il hésita quelque temps, se résigna à regret à se séparer de ses chères découvertes, et ne le fît que dans l'intérêt même du progrès de la science et avec un grand désintéressement,. puisqu'il ne reçut, comme compensation des sacrifices et des privations qu'il s'était imposés, pendant de longues années, qu'une modeste pension. Il est vrai que la vue de toutes ces richesses, si péniblement amassées et si bien classées dans les galeries du Museum, donnèrent de son mérite la plus haute idée et qu'on lui accorda, comme un témoignage d'honneur , cette noble décoration qu'on aimait à voir sur la poitrine du prêtre et du savant.

Cette récompense méritée, loin de ralentir ses études, ne fit que leur donner un stimulant nouveau. Il est juste aussi d'ajouter que le respectable prélat, qui dirige encore le clergé de notre diocèse , lui donna un coadjuteur, afin de lui laisser plus de temps pour se livrer à ses travaux.

Dès le commencement de l'année 1838 , il vous présentait une monographie pleine d'intérêt sur le puy de Corent, dont il faisait une description complète, depuis les terrains primaires qui sont à sa base jusqu'aux couches volcaniques qui le couronnent.

Quelques mois après, il vous soumettait ses appréciations sur une Aurore boréale qu'il avait observée en revenant à Neschers. Elle offrait tant d'intensité , le ciel était si enflammé vers le nord, et la teinte de feu si vive, qu'on voyait à peine les étoiles, et que le bon curé trouva ses paroissiens courant au secours de ceux de Plauzat, croyant voir l'indice d'un vaste incendie.

Ce que je désire surtout vous signaler dans cette communication , c'est la peinture qu'il fait, avec cette humour que vous lui connaissez, des explications qu'il donne aux nombreux paysans qui se pressent autour de lui et des appréciations que ces derniers faisaient à leur tour. « Pour moi, dit-il, tout en me rappelant l'histoire de la tour de Babel, histoire qui se renouvelle souvent dans le monde, et si j'osais l'avouer, même quelquefois au sein des Sociétés savantes, tout en répondant à droite et à gauche, ou pour mieux dire à tort et à travers, je rentrai au presbytère... Ce qui me valut un nouveau brevet de sorcier dans le même temps où les diplômes de deux Sociétés scientifiques m'arrivaient. » Et, en vérité , pourrions-nous ajouter, les paisibles habitants de nos campagnes pouvaient-ils moins faire pour un prêtre qui connaissait la botanique, la minéralogie, la géologie, la zoologie, la paléontologie, l'archéologie , l'astronomie pour ne pas dire l'astrologie , et qui, suivant leur expression , faisait sortir de terre des tigres, des ours et des éléphants vivants?

Ai-je besoin d'ajouter, parlant devant une aussi docte Assemblée , que toutes les connaissances se lient et s'enchaînent, et que l'homme qui cultive son intelligence est poussé, par cet insatiable désir d'apprendre, dans les voies les plus diverses. Il ne faut donc pas s'étonner si notre savant curé passa des recherches paléontologiques aux hypothèses dont l'archéologie offre un si vaste champ. Ce sont toujours des ruines dont il faut sonder le secret, des monuments, défigurés par le temps ou les dissensions des hommes, qu'il faut reconstituer pièce à pièce, pour en découvrir la forme, l'âge et la signification.

Dans une Notice qu'il vous présentait sur les tombeaux trouvês à Coudes, il donne des détails spéciaux qui se distinguent par d'ingénieux aperçus sur les antiquités du moyen-âge.
On a découvert autour de l'église de Saint-Genest de Coudes et dans les environs plus de quatre-vingts sarcophages. Ils avaient en général plus de deux mètres de long et étaient taillés dans le grès; la grande table qui s'appliquait sur chacun d'eux était en domite. Sur certaines de ces tables, qui recouvraient sans doute les dépouilles des principaux personnages de l'époque, était incrustée une plaque de marbre dont la dimension variait et portant une inscription en latin. L'un de ces sarcophages avait contenu les restes d'un diacre nommé Bordario, décédé au VIe siècle. M. l'abbé Croizet l'acheta et le fit transporter à Neschers. C'est dans ce sépulcre et par ses ordres qu'il a été plus tard enseveli. Il serait à désirer qu'on publiât la lettre adressée à l'occasion de cette découverte par M. Croizet à M. le ministre de l'instruction publique.

A la séance publique tenue par l'Académie, le 10 novembre 1839, il lisait un Mémoire plein de savantes recherches sur le curieux sarcophage des Carmes-Déchaux qui, avant la révolution , servait d'autel dans la cathédrale de Clermont. Plusieurs d'entre vous se souviennent encore de la lettre qu'il vous adressait, en septembre 1845, pour vous annoncer la précieuse découverte qu'il venait de faire de vases gallo-romains qui figurent aujourd'hui dans le Musée de la ville de Clermont. Mais votre attention a surtout été excitée par les observations qu'il vous a soumises à propos des monuments de l'ancienne Assyrie. Dans ce travail, plein d'intérêt, il établit un curieux rapprochement entre les bas-reliefs, les statues et les inscriptions découvertes dans les fouilles de Ninive et de Babylone, et les textes de l'ancien Testament dont il justifie la vérité par les données même de l'histoire profane qui, d'après Cuvier, n'offre quelque chose de satisfaisant que lorsqu'elle s'accorde avec ce que nous lisons dans les livres de l'Écriture sainte. C'est dans un voyage fait en 1850, à Paris et à Londres qu'il eut occasion d'examiner ces monuments. Ceci nous amène à vous dire un mot du motif qui l'avait conduit en Angleterre. Les savants anglais, auxquels la géologie doit tant de progrès , eurent le désir d'avoir une collection des fossiles de l'Auvergne, et firent auprès de M. l'abbé Croizet des démarches pour obtenir les doubles qui lui restaient. Vers la fin de 1847, l'un des conservateurs du Museum britannique vint à Neschers pour lui en faire la demande. On comprend sans peine combien il dut être flatté que les échantillons de son modeste cabinet pussent prendre place au milieu de ces magnifiques collections venues de tous les points du globe. Les deux savants furent bientôt d'accord , et la série des fossiles de notre province, emballée avec le plus grand soin, fut expédiée à Londres, d'où l'on devait envoyer le prix convenu.

Cependant le temps s'écoulait. Le bon curé s'étonnait de ne rien recevoir et ne pouvant croire qu'il avait été trompé, se résignait à attendre. Il aurait voulu écrire, mais, dans sa confiante bonhomie , il avait oublié d'inscrire le nom de celui avec lequel il avait traité.

Après trois ans d'attente , ayant eu occasion de venir à Paris, il prit des informations et découvrit que son acquéreur était M. Waterhouse, l'un des conservateurs du Museum britannique. Sur le conseil de ses amis, il se décida à partir pour Londres, mais ce fut autant pour satisfaire son amour des voyages que pour aller réclamer ce qui lui était dû.

Il se rendit en arrivant chez M. Waterhouse qui l'accueillit avec le plus grand empressement, l'installa, presque malgré lui, dans son hôtel, l'invita à prolonger son séjour à Londres et s'offrit d'être son cicérone. Le bon abbé se laissa faire. Sa première visite fut naturellement pour le Museum. Il revint enchanté de la manière dont on avait disposé sa collection , et attendait qu'on lui parlât de sa créance. Huit jours s'écoulèrent, La bienveillance que lui témoignait son hôte n'avait fait qu'augmenter, mais il ne lui disait rien ; de son côté, il n'osait l'interroger. Enfin, sur le point de partir, il se fit violence et présenta timidement sa réclamation.

Jugez de son étonnement, quand M. Waterhouse lui apprit que, n'ayant pas fait connaître son banquier, il n'avait pu lui adresser la somme convenue, mais qu'elle avait été placée immédiatement en son nom. Cette somme lui fut en effet remise, augmentée des intérêts que son débiteur avait pris soin de capitaliser tous les ans.

M. l'abbé Croizet, nous venons de le dire, avait pour les voyages un goût prononcé. Quand son modeste revenu lui avait permis de faire quelques économies, il ne manquait aucune occasion de se procurer cotte agréable distraction , et d'aller rendre à ses savants amis les visites qu'il avait reçues à Neschers. Il aimait aussi à se trouver dans ces réunions qui se tiennent périodiquement sur différents points de notre territoire, à assister à ces congrès scientifiques qui, en mettant en contact les hommes intelligents des provinces de notre France, resserrent les liens qui les unissent, et provoquent à l'étude de richesses de toute nature qui sans cela resteraient peut-être ignorées.

Lors du congrès, tenu à Clermont en septembre 1838, il fut désigné comme l'un des vice-présidents. Il prit une part active aux discussions de la première section , et fit un rapport sur la géologie et la paléontologie des terrains du plateau central de la France. Les développements dans lesquels il entra sur les fossiles qu'il avait retrouvés tant dans les terrains supra-carbonifères et d'eau douce que dans les terrains meubles et les alluvions volcaniques , présentèrent un si vif intérêt aux savants accourus à cette solennité de tous les points de la France et de plusieurs Etats étrangers, que, sur la proposition de l'un d'eux, le congrès émit le vœu que le Gouvernement mit à la disposition de M. l'abbé Croizet une somme suffisante pour qu'il pût continuer la publication de son bel ouvrage sur les ossements fossilesde l'Auvergne.

Combien ne devons-nous pas déplorer, autant pour la gloire de notre pays que dans l'intérêt même de la science , que ce vœu soit resté stérile !

En 1840 , il assista au congrès tenu à Lyon , et fut encore choisi comme un des vice-présidents de cette importante réunion. C'est là qu'il fit, je ne dirai pas la connaissance de M. Charles Bonaparte, prince de Canino, mais qu'il se lia avec ce savant naturaliste d'une véritable amitié , en couvrant de sa protection un proscrit que l'amour de la science avait entraîné sur le sol de la patrie.

Il fit encore partie depuis de plusieurs réunions du même genre. Vous me permettrez de vous dire un mot de celle qui a été tenue au Puy, avec tant d'éclat, en 1855, et dans laquelle il fut nommé président de la section des sciences dont nous avons eu l'honneur d'être l'un des secrétaires.

Cette position nous a permis d'apprécier, mieux que nous n'avions pu le faire jusque-là, les excellentes qualités d'intelligence et de cœur de notre collègue. La section eut à s'occuper de questions, aussi nombreuses que variées, dans un pays où le sol, bouleversé, déchiré dans tous les sens , par l'action des volcans et des eaux, a posé aux géologues tant de difficiles problêmes. Nous pouvons le dire , avec un légitime orgueil pour notre Société, son président était au courant de toutes. Il avait le rare privilége d'en augmenter encore l'intérêt par le charme de son langage, soit qu'il exposât les questions sur lesquelles la controvere allait s'établir, soit que, après de vives discussions, il en fît le résumé et en tirât la conclusion.
On peut consulter à cet égard les procès-verbaux insérés dans les publications du Congrès scientifique de France, vingt-deuxième session, tenue au Puy, en septembre 1855, et notamment la discussion qui s'est engagée à propos de la question de savoir si les ossements humains, découverts dans les cendres volcaniques de Denise près le Puy, étaient fossiles. Notre savant abbé, après avoir indiqué qu'il entend par fossiles les Jouves antidiluviennes dont les espèces sont éteintes, et être entré dans des développements fort étendus, déclare que pour lui ces ossements ne sont pas fossiles. Il faut lire cette discussion pleine d'intérêt a laquelle ont pris part les géologues les plus compétents, MM. Bertrand de Doue, Douillet, Aymard, Félix Robert, Pichot. etc

Vers la fin de 1852 , M. l'abbé Croizet vous donna lecture d'un rapport qui fut, si nous pouvons ainsi parler, comme son testament scientifique. Il avait été chargé par vous d'examiner et de vous rendre compte d'un Mémoire de M. de Natale sur les terrains du détroit de Messine. Revenu depuis peu d'un voyage en Italie, il était très-compétent pour juger les opinions du savant Sicilien , et il le fit avec autant de courtoisie que de science.

Cette appréciation le ramena, presque malgré lui, à ses chères éludes sur l'Auvergne. Le regret de n'avoir pas terminé son grand ouvrage sur les fossiles était toujours vivant en lui ; aussi saisit-il avec empressement l'occasion de résumer le résultat de ses nouvelles observations. On ne s'expliquerait pas sans cela la sorte de digression à laquelle il s'abandonne , et la comparaison qu'il établit entre les formations de la Sicile et celles de l'Auvergne.

Pour compléter ce qu'il enseigne dans son grand ouvrage , il classe à nouveau les terrains de notre province, les divise en quatre groupes, en fait connaître la composition en détail. Il insiste surtout sur la nomenclature des animaux fossiles retrouvés en Auvergne, en spécifiant les faunes et les flores qui se sont succédées et servent de caractères distinctifs à ces terrains.

Ce rapport est plein d'intérêt, non-seulement par les détails nouveaux et curieux qu'il contient, mais surtout par les questions générales qu'il soulève et les solutions qu'il propose. Il ne saurait entrer dans le cadre de cet éloge d'aborder ces questions ardues qui divisent le monde savant, sur la formation des êtres, leur transformation ou leur création successive. Qu'il nous suffise de signaler cette opinion sur laquelle il revient dans tous ses ouvrages, c'est que la formation du globe, d'après les données de la géologie , est conforme au récit de la Genèse. Sur ce point, permettez-nous une citation :
« Mais un des résultats les plus importants et les plus inattendus de ces découvertes, outre le vif intérêt qui s'y attache sous le rapport scientifique, c'est qu'elles confirment ce qu'ont enseigné les plus grands génies, et ce que Moïse nous avait appris depuis trente-quatre siècles sur l'origine des choses ; en sorte que les plus grands naturalistes du monde, qui voudraient décrire consciencieusement le grand ouvrage de la création et de la formation des êtres , seraient obligés de se conformer aux idées exprimées dans le premier chapitre de la Genèse. C'est ainsi que Dieu se montre le maître des sciences, suivant nos livres sacrés : Deus scientiarum dominus est. C'est ainsi, enfin, que la véritable science et la véritable religion se rapprochent de plus en plus et se donnent le baiser de paix : Obiaverunt sibi, et oscultœ sunt. » « Ce qui m'a merveilleusement surpris, c'est la manière de voir à cet égard du Souverain Pontife Pie IX. Dans une assez longue audience accordée à l'un de mes confrères et à moi, le Saint-Père, après avoir souscrit de sa main aux faveurs que nous lui demandions sous le rapport religieux, à la suite de questions qu'il m'avait adressées en langue française, a daigné s'entretenir de géologie et de paléontologie. Il a même cité notre célèbre Cuvier et terminé son honorable entretien par ces mots : Dans notre siècle , la véritable science est en parfait accord avec la religion. — ( Observations générales sur la géolologie et la paléontologie, page 6).

Si nous avions besoin d'ajouter quelques traits nouveaux, pour compléter le portrait de l'homme privé, nous vous dirions que son extérieur, quoique se ressentant des habitudes laborieuses de sa jeunesse et de son défaut d'éducation première, avait quelque chose d'ouvert, de franc et de cordial qui lui assurait immédiatement les sympathies de ceux qui l'approchaient. Petit de taille, mais bien proportionné, les traits de sa figure un peu forts, ses yeux à fleur de tête, sa lèvre inférieure légèrement proéminente, son sourire intelligent, la vivacité de ses allures et de sa démarche , annonçaient en même temps l'étendue de son esprit et la bonté de son cœur.

Et, sous ce dernier rapport, tout ce que nous vous avons déjà fait connaître ne rend-il pas témoignage de ses excellentes qualités? est-il besoin de répéter que celui que nous avons perdu était un homme de bien dons la plus large acception du mot; qu'il était bon, généreux, modeste, sans fiel, d'une humeur douce et toujours égale , tolérant pour les autres, autant qu'il était sévère pour lui-même ; charitable , désintéressé , et que, toujours compatissant pour le malheur, il ne refusa jamais un service qu'il était en son pouvoir de rendre. Il ne faut donc pas s'étonner qu'il eût su se concilier au plus haut degré l'affection et le respect de ses paroissiens, et qu'ils eussent pour lui une sorte de culte.

Les liens qui le rattachaient au clergé, surtout à celui des campagnes, n'étaient ni moins étroits ni moins vifs. Il avait su inspirer à plusieurs de ses confrères et de ses voisins le goût des sciences naturelles. Il les guidait dans leurs études et les initiait à la connaissance des lois qui régissent l'univers. Quand avait lieu , au grand-séminaire de Montferrand , la réunion annuelle du clergé , on l'attendait avec impatience et on se réjouissait de l'assurance de son arrivée, comme d'une bonne nouvelle. Pendant les heures consacrées au repos, des groupes nombreux se pressaient autour du bon curé ; chacun était d'entendre le récit de ses voyages et les anecdotes piquantes dont sa mémoire était meublée et auxquelles il savait donner un attrait toujours nouveau par la forme de son langage.

Ce qu'il était pour les étrangers, pour ses paroissiens, pour ses confrères du clergé, pour ses collègues de l'Académie , à plus forte raison l'était-il pour sa famille. Il serait superflu d'en multiplier les preuves. Aussi , sans parler de cette sœur dont le dévoûment l'a suivi jusqu'à son dernier soupir, bornons-nous à un trait qui nous montrera que le désintéressement lui était aussi naturel que la bienfaisance, et que les élans de son noble cœur rendaient témoignage de la vivacité de ses sentiments d'amour de la famille. Lorsque sa sœur Marthe se maria, elle se rendit à Neschers pour lui communiquer ses projets. Aussitôt, n'écoutant que sa tendresse, il courut à son secrétaire et en tira un petit sac dans lequel étaient enfermées toutes ses économies. —- « Tiens , lui dit-il, je voudrais t'en donner davantage, mais tu as au moins cela de plus que moi. »

Cependant, malgré la vigueur de son tempérament, sa santé s'était altérée insensiblement. Une cruelle maladie, dont il a souffert pendant plus d'une année, s'était déclarée. La médecine avait été impuissante à en arrêter les progrès, et des souffrances de plus en plus aiguës étaient venues affaiblir ses forces et son courage. Les derniers jours de sa vie furent surtout une épreuve douloureuse. Malgré cela la force de son âme ne se démentit pas un seul instant, et, parfois même , sa gaîté naturelle et l'enjouement de son caractère , réagissant contre la douleur, sa piété répandait les consolations autour de lui.

Sa foi, qui avait été toujours aussi sincère qu'éclairée, prit au déclin de sa vie une vivacité nouvelle. Lorsque la perte de la vue ne lui permit plus de lire chaque jour le saint office , il remplaça le bréviaire par le chapelet.

Jusqu'à son dernier moment, il conserva la plénitude de sa raison. Resté calme et impassible sur son lit de douleur, il sentit venir la mort sans s'en effrayer. Il avait fait à Dieu son sacrifice, et, en jetant un regard en arrière, il pouvait se rendre cette justice qu'il n'avait point failli à la tâche qu'il devait remplir.

C'est le 5 avril 1859, dans sa soixante-treizième année, que la vie se retira de lui, et que sa belle âme remonta vers Dieu.

Ses obsèques attirèrent une affluence considérable ; tous les prêtres du canton et des communes environnantes, beaucoup de personnes honorables venues des localités voisines, tous ses paroissiens , les yeux remplis de larmes , l'accompagnèrent jusqu'à sa dernière demeure. Suivant le désir qu'il en avait mani- festé , son corps fut déposé et enseveli dans le sépulcre en pierre d'un pieux religieux du moyen-âge qui, comme lui, avait sans doute partagé son existence entre l'étude et la prière.

Ce digne prêtre, cet ami passionné des sciences, auquel nous sommes heureux de rendre ce dernier hommage de sympathie et d'affection, a laissé de profonds regrets, de nobles exemples et d'utiles travaux ! Il avait eu deux grands maîtres , les livres sacrés et le grand livre de la nature. Heureux ceux qui, comme lui, ont su en lire quelques pages et s'élever par leur étude jusqu'aux plus glorieux et aux plus sublimes attributs du Créateur dans le sein duquel ils ont été se reposer de leur laborieuse existence !

FÉLIX GRELLET.
Riom, 1er juin 1863