TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XI (1997)

Lydie TOURET
Jean-Baptiste Louis de Romé de l'Isle (1736-1790) :
des geôles britanniques aux salons parisiens

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 26 novembre 1997)

Introduction

Les sciences que l'on qualifie aujourd'hui de naturelles se sont développées au dix-huitième siècle autour des "cabinets de curiosités" dans lesquels seigneurs et riches bourgeois accumulaient roches, concrétions, minéraux et coquillages, tout ce qui pouvait être extrait du sol et qui, alors, portait encore le nom de "fossiles". Jean-Baptiste De Romé de l'Isle eut son cabinet de physique et de minéralogie, mais, à la différence de tous les amis et amateurs éclairés qui l'entouraient, il fit preuve d'un véritable esprit scientifique, qui le fit passer à la postérité comme l'un des fondateurs de la cristallographie, terme qu'il a lui-même défini. Il resta cependant dans l'ombre des "grands", Gottlob Werner et surtout René-Just Haüy, et aujourd'hui son nom n'évoque plus guère pour les initiés que la loi de la constance des angles. Il mérite toutefois beaucoup plus : la consultation des quelques lettres et documents d'archives qui nous sont parvenus révèle un homme étonnant, aux activités multiples, aux antipodes du fonctionnaire tranquille et de l'académicien respecté que fut Haüy.

La tradition familiale : militaire au service du roi

Jean-Baptiste Louis naît le 29 août 1736, à Gray, en Franche-Comté, dans une famille de tradition militaire. Son père, Nicolas, est alors lieutenant au régiment de Condé-Cavalerie, l'un des corps d'élite de Louis XIV. Il est entré dans l'armée en 1711, et a gravi successivement tous les échelons, en changeant l'orthographe de son nom de Devaunet en Deromé puis de Romé, qui avait probablement une consonance plus recherchée aux oreilles de l'époque. Il ne semble toutefois pas y avoir de relation avec un quelconque quartier de noblesse, ni que la famille ait eu des racines franc-comtoises. C'est très probablement au hasard d'un séjour de garnison qu'Anne Philiberte Collesson donna le jour à Jean-Baptiste Louis. D'après le registre paroissial, on sait qu'il fut baptisé dans la religion catholique et reçut les prénoms de son parrain : Jean-Baptiste Poncelin, inscrit comme bourgeois, et le deuxième prénom de son père Louis. Sa marraine fut Anne Anatole Fructus (Archives municipales, Gray).

Peu de choses nous sont parvenues sur la jeunesse de Jean-Baptiste qui a dû mener avec sa famille la vie aventureuse de tous les militaires. Après avoir été cornette en 1711, lieutenant réformé en 1714, lieutenant en second en 1733, puis lieutenant en premier en 1734, Nicolas de Romé souhaite quitter les services du régiment pour raison de santé. Une décision officielle, consignée sur un document daté du 4 février 1742, signé par Laguiche, sur lequel est apposé le nom de Louis de Bourbon, accorde au lieutenant, âgé d'une cinquantaine d'années, une pension de retraite ordinaire de 400 livres lui permettant de "subsister chez lui et y soigner sa goutte" (Service historique de l'Armée de terre). Jean-Baptiste n'a alors que six ans.

C'est probablement à cette époque que la famille retourne à Paris. On sait que le jeune de Romé, nom sous lequel il est connu à l'époque, fait ses humanités au collège Sainte-Barbe, tout proche du collège de Navarre où officiera plus tard Haüy. Les ressources familiales étant manifestement modestes, il a peut-être bénéficié d'une aide en tant que fils de militaire. Il a en tout cas laissé à Sainte-Barbe le souvenir d'un excellent élève et, au terme de ses études, reprendra tout naturellement la tradition familiale. En 1757, début de la guerre de Sept Ans, il est engagé comme secrétaire d'un détachement d'artilleurs et ingénieurs au Corps royal de l'artillerie et du génie, en partance pour les Indes. Cette unité, créée en 1755 par une ordonnance du roi, n'aura qu'une existence éphémère. Même dans les armées modernes, artilleurs et sapeurs ne font pas toujours très bon ménage. Le 5 mai 1758, une nouvelle ordonnance marquera le retour à la situation antérieure c'est-à-dire à la séparation du Corps du génie de celui de l'artillerie. Ces péripéties administratives feront que rien ne sera conservé dans les archives militaires, concernant aussi bien l'artillerie que le génie.

Romé embarque en qualité d'élève-enseigne volontaire à bord d'un vaisseau de ligne, le Bien-Aimé. Il est inscrit sur le rôle d'équipage sous le nom de Delisle. Le nom de de Romé ne figure pas, mais la succession des prénoms (Jean-Baptiste Louis) ainsi que le lieu de naissance (Grey [sic] en Franche-Comté) ne laisse aucun doute sur l'identité réelle du nouveau matelot. On ignore complètement les raisons de ce changement d'identité. Toujours est-il qu'à son retour en France (et après bien des aventures), il gardera non seulement ce pseudonyme, mais l'authentifiera quelque peu, comme l'avait fait son père. Il sera désormais Jean-Baptiste Louis de Romé de l'Isle.

Lancé le 24 avril 1756, le Bien-Aimé est un vaisseau de guerre de 1490 tonneaux comportant 528 hommes d'équipage et percé pour 58 canons, mais en portant 68. Une année plus tard, le 8 avril 1757, il est armé à Lorient, sous le commandement de Jacques Lars de l'Escouet. Le Bien-Aimé fait partie de l'escadre du comte d'Aché qui appareille de la rade de Groix le 3 mai 1757 pour l'Inde. Il ne fait pas de doute que le jeune Jean-Baptiste envisageait une longue carrière à la mer. Dans la terminologie de l'époque, la qualité de volontaire était en effet réservée aux jeunes gens qui faisaient l'apprentissage pratique de la profession de marin, avant la création du Collège royal de la Marine (on dirait aujourd'hui aspirant). Le rôle d'équipage mentionne également le terme de pilotin, c'est-à-dire un jeune marin attaché au service des pilotes hauturiers. Quelques détails plus pratiques sont indiqués : il est châtain, de taille moyenne et perçoit une solde de vingt livres par mois.


Romé de l'Isle : tableau dans les collections de MINES ParisTech

Les malheurs du Bien-Aimé

Préparée avec enthousiasme contre les ennemis de toujours, les Anglais, cette campagne de grande envergure aura un destin tragique. La préparation n'avait pas duré moins de deux années. Le budget initial faisait état de 6 millions de francs, somme considérable pour l'époque, six vaisseaux portant chacun un bataillon. L'escadre était aux ordres du comte d'Aché. La mission principale était de transporter le comte Thomas Arthur Lally, baron de Tollendal, grand croix de Saint-Louis, lieutenant général, commissaire du roi, qui devait prendre le commandement général de tous les établissements français aux Indes. Les troupes étaient sous le commandement d'un brillant état-major, où l'on retrouve les noms de Crillon, Montmorency, Estaing, Conflans, La Tour du Pin, La Fare. L'embarquement, prévu d'abord pour octobre 1756, fut retardé pendant sept mois. Les problèmes budgétaires ne datent pas d'aujourd'hui, et le gouvernement retrancha deux vaisseaux, deux millions de francs ainsi que deux bataillons. Il restera toutefois une troupe considérable de quatre mille hommes.

L'escadre quitte enfin Lorient le 2 mai 1757. Le voyage est long, car on doit passer par le cap de Bonne-Espérance. Au bout de quelques mois de navigation, le scorbut éclate et l'escadre, parant au plus pressé, pique sur la côte brésilienne, relâchant à Rio pendant six semaines, jusqu'au 21 septembre. Le jeune Delisle, probablement de constitution robuste, ne semble pas avoir été affecté. Il récolte à terre un minéral, qu'il appellera "mica jaune" (en fait probablement de l'orpiment), qu'il rapportera en France au terme de toutes ses aventures. C'est la première mention de l'intérêt de Romé de l'isle pour la minéralogie.

Au départ du Brésil, la flotte cingle vers l'île de France (l'île Maurice), où elle arrivera le 18 décembre. Elle en repart le 27 janvier, relâche à l'île Bourbon (la Réunion) le 3 février, et arrive aux Indes le 22 avril. Le voyage n'a pas duré moins d'un an, avec des difficultés de toutes sortes, mais qui n'étaient rien à côté de ce qui allait arriver sur la zone des combats.

Sur les côtes du Coromandel, l'escadre du commandant d'Aché arrive en pleine bataille. Les Anglais viennent de prendre Mahé et Chandernagor. Lally, le chef français, attaque la place de Gondelour, qu'il prendra le 26 avril. La flotte participe au siège, mais sera surprise par une flotte anglaise bien supérieure en nombre (huit bâtiments contre quatre), commandée par l'amiral Pocock. Le combat est livré le 29 avril 1758, et si les Anglais perdent un vaisseau de 74 canons, le Bien-Aimé sera durement touché, avec 36 tués et 45 blessés. Il est alors sous le commandement de Bouvet de Pricourt, sans que l'on connaisse les raisons du changement de commandant. Au terme de l'affrontement, les deux flottes se séparent, les Anglais se dirigeant vers le sud, en direction de Negapatam, les Français cinglant au nord vers Pondichéry. Drossé à la côte par les courants, le Bien-Aimé se fracasse le 30 avril sur les rochers et sera perdu corps et biens. Les autres bâtiments de l'escadre recueillent les survivants et mettent les voiles sur Pondichéry, où ils mouilleront le 7 mai 1758. Toutes les archives concernant le Bien-Aimé ont disparu.

Au bout de quelques années, la guerre franco-anglaise tourne au désastre. Des dissensions apparaissent dans le commandement français. En octobre 1758, le comte d'Aché refuse d'aider Lally dans son projet d'assiéger Madras. Ce dernier se replie sur Pondichéry, où, à partir de février 1760, il sera soumis de la part des Anglais à un blocus sévère. Bien que figurant encore sur le rôle de désarmement du Bien-Aimé, Delisle est à terre, dans la place forte assiégée. Le 14 janvier 1761, il ne reste que 700 hommes en état de combattre, les vivres manquent, "la ration du soldat étant réduite à 4 onces de poudre nourrissante par jour" (Augoyat, 1858, p. 514). Le 16 janvier, la place capitule et se rend sans condition au commandant anglais, le général Coote.

Tous les soldats, aussi bien ceux du roi de France que de la colonie, sont faits prisonniers de guerre, "pour être traités comme il conviendrait aux intérêts du Roi son maître". Lally est emmené à Londres, où il sera libéré lorsque Français et Anglais feront la paix aux Indes, en 1763. Il rentrera alors en France, mais de graves accusations avaient alors été portées contre lui par son adjoint aux Indes, Monsieur de Landivisian, brigadier des armées. Enfermé à la Bastille, Lally sera condamné à mort et exécuté le 9 mai 1766. Cette exécution fait beaucoup de bruit et, en 1778, il sera réhabilité à l'unanimité par de nouveaux juges, à la demande de son fils, le marquis de Lally-Tollendal.

De Romé de l'Isle, prisonnier des Anglais, va mener pendant quelques années une vie très itinérante, sur laquelle nous n'avons malheureusement que bien peu de renseignements. Nous savons qu'il séjournera à Tranquebar, au sud de Pondichéry, à San Thomé et même en Chine, mais sans pouvoir préciser le lieu exact. Il est probable qu'il mit à profit tous ces voyages, ainsi que les loisirs forcés dont il disposait, pour effectuer des observations naturalistes, ce qui tend à prouver qu'il était relativement bien traité par ses geôliers.

L'apprentissage des cabinets de curiosités et salons parisiens

De retour en France en 1764, Romé s'adresse à Georges Balthazar Sage (1740-1824), apothicaire connu pour ses cours de chimie et d'analyse. Les lettres et minéraux dont il est porteur font merveille, et Sage, favorablement impressionné, recueille ce nouvel élève. Lorsque, bien des années plus tard, Sage sera amené à rédiger la notice nécrologique de Romé de l'Isle, il écrira : "A son retour en France il me fut adressé. Il me consulta sur l'état qu'il devait suivre étant privé de fortune. Je lui conseillai de se livrer aux sciences et de suivre mes cours. Il était lettré et assez bon géomètre. Il s'imprégna facilement de ma doctrine. Dans ce même temps, M. Pedro Davila qui avait à Paris une belle collection de minéraux et d'autres curiosités de la nature et de l'art désirant s'en défaire me pria d'en rédiger la description, ce que je refusai parce que mon temps était absorbé par mes cours. Je lui proposai M. Romé De l'Isle".

Romé semble vouloir suivre la plupart des conseils de ce maître. Toutefois, ses premiers travaux s'orientent dans une autre direction. Aux environs des années 1760, Tremblay, Réaumur, Jussieu et d'autres s'intéressent aux polypes d'eau douce. Romé de l'Isle aborde également cette question, et sur la simple observation, il émet l'opinion que chaque polype peut être considéré comme une "ruche ou comme un sac servant de repaire à une infinité de petits animaux isolés, mais concourant au même but". Cette réflexion le conduit à publier en 1766 un fascicule intitulé Lettres de M. De Romé Delisle à M. Bertrand sur les Polypes d'eau douce, qui deviendra extrêmement rare. Ce sera l'unique contribution de Romé au monde du vivant. Après ce bref intermède, Romé se consacrera désormais entièrement à l'étude des minéraux. Il accepte la suggestion de Sage et, en 1767, fait paraître son premier travail minéralogique, le Catalogue systématique et raisonné des curiosités de la nature et de l'art qui composent le cabinet de M. Davila, sous forme de trois volumes in octavo ornés de planches.

Romé est dorénavant introduit dans les cercles cultivés de l'époque. Il s'avère que la rédaction de catalogues lui est indispensable pour des raisons économiques. Dénigrés à tort par ses détracteurs, ses catalogues étaient de véritables ouvrages qui servaient en fait à préparer la vente aux enchères de collections. En dehors de leur intérêt scientifique et artistique, ils donnaient des indications précieuses sur la localisation des enchères : Hôtel de Varsovie, rue Copeaux, etc., les noms et positions des acquéreurs : "Trésorier du Roi, ingénieur des Bâtiments du Roi, Premier Ecuyer, Chymiste, Abbé ou marchand", ainsi que les prix, parfois excessifs. On ne saurait exprimer de façon plus claire les comportements mercantiles suscités autour des collections de minéraux, qui restaient toutefois modestes par rapport à la véritable folie des conchyliologues, qui n'hésitaient pas à voler ou à détruire les coquillages de leurs concurrents.

Faute de charge officiellement rétribuée, Romé en viendra à vendre plus tard son propre cabinet. La description de celui-ci, présentée sous forme anonyme de Description méthodique d'une collection de minéraux du cabinet de M. D. R. D. L... (De Romé, 1773), reste une référence et lui procurera une renommée certaine auprès des marchands et collectionneurs. Comme l'a écrit Sage : "la vente de son propre cabinet lui avait donné occasion de décrire et étudier les formes afin d'exciter les curieux à venir en faire emplèttes et, après cela, il avait été engagé par tous les marchands de minéraux qui, en ce temps là, venaient de toute part à Paris y chercher fortune et par le moyen de leurs minéraux, de faire pour eux ce qu'il avait fait pour lui. L'été [sic] surtout pour un certain allemand naturaliste en Angleterre et qui s'appelait Forester, renommé pour apporter tout ce qu'il y avait de plus beau".

Chez Davila, Romé fait la connaissance d'Abraham Joseph Michelet, seigneur d'Ennery, fondateur de l'Académie royale de Metz, porteur du titre de Secrétaire du roi. Il en devient l'ami, le commensal, et en sera même l'exécuteur testamentaire. Pendant plus de vingt ans, il résidera chez M. D'Ennery "dans sa jolie et petite maison gaie éclairée et agréable rue des Bons Enfants donnant sur le jardin du palais Royal" (lettre à Hermann Jean, de Strasbourg). Délivré de tout souci matériel, Romé saura utiliser les observations faites sur les nombreux échantillons des collections dont il fait les catalogues, quatorze au total dont trois resteront à l'état de manuscrits. Il s'appliquera particulièrement à ceux des collections de Jacob Forster (et non pas Forester comme l'avait écrit Sage) et de Claude Marc Antoine Varennes de Beost pour jeter les bases d'une nouvelle science : la cristallographie.

C'est ainsi qu'en 1772 paraît l'Essai de cristallographie, orné de dix planches sur lesquelles sont gravées les formes de 175 cristaux. Il se peut que Romé ait écrit son livre pour essayer d'obtenir une reconnaissance et surtout une position à l'Académie. La même année en effet, il pose sa candidature au poste d'adjoint chimiste laissé vacant par Lavoisier, lui-même nommé associé auprès de l'Académie des sciences. Ce poste était manifestement très recherché, et il n'y eut pas moins de neuf candidats : outre Romé, Baumé, Bucquet, Veilard, Laborie, Mitouard et Demachy "ainsi que Mrs Rouelle et Darcet (Jean d'Arcet) en addition". Ce fut Antoine Baumé, Maître-Apothicaire qui fut nommé le 25 décembre 1772.

Il est certain que Romé fut durement touché par cette décision, d'autant qu'elle s'inscrivait dans le cadre d'une véritable bataille au sein de l'Académie. En 1770, était paru un pamphlet de l'abbé Pierre Duval, professeur de physique au collège d'Harcourt, contre le Système de la Nature écrit par le baron d'Holbach, sous le pseudonyme de Mirabaud. Un exemplaire de ce pamphlet, légué plus tard (1790) à la bibliothèque du roi, porte des annotations manuscrites de Romé contre d'Holbach, lui-même soutenu par Buffon. La dispute s'envenime et, bien que Romé soit soutenu par Condorcet, Buffon ne lui pardonna pas. La tension entre les deux personnages resta latente et la querelle éclata à nouveau avec la faction Buffon-Bailly, en 1779, à propos de la théorie du feu central, épisode qui laissera à la postérité deux publications très prisées (M.D.R.L., 1779 ; Romé, 1781).

Malgré les preuves éclatantes que Romé avance pour établir sa systématique des cristaux et montrer son importance, il rencontre de nombreux adversaires ; un clivage se forme entre les nomenclateurs, dans la lignée des Linné et Romé, et les systémateurs représentés par Buffon. Au reproche de Buffon "d'avoir substitué des combinaisons idéales aux faits réels de la nature", Romé réplique de façon véhémente à propos de l'Histoire naturelle en affirmant : "Ce court extrait suffit pour démontrer que la partie brillante du Pline français n'est pas la Minéralogie". Ultérieurement, Romé s'attaquera encore au manque de clairvoyance de Buffon qui mettait en avant sa "molécule organique" au détriment de la forme cristalline. Ces joutes compromettront à tout jamais les chances de Romé d'accéder à l'Académie.

Ces problèmes administratifs qui gardent une connotation très actuelle, n'empêcheront pas Romé de poursuivre assidûment ses travaux et de jeter les bases de la cristallographie. Son traité de 1772 lui vaut une renommée internationale. Il reçoit de Linné, le 19 mai 1773, une lettre fort élogieuse, qu'il publiera dans la Préface de son grand ouvrage de 1783. Le 2 décembre 1778, il suit les premiers cours de Sage à la Monnaie en compagnie de Chaptal, Gabriel de Saint-Aubin et Demeste dont il corrige en 1779 - et rédige probablement aussi - les Lettres au Docteur Bernard (Demeste, 1779).

Dans le calme de la maison de d'Ennery, il regroupe autour de lui une équipe d'amis et d'amateurs. Parmi ceux-ci, certains, tels que Gosselin, un des plus grands géographes de l'époque ou l'Abbé Tersan, antiquaire, qui procurera à Champollion une copie de la Pierre de Rosette. En leur compagnie, Romé se livra à diverses activités qui restent en général méconnues, telles que l'établissement du catalogue des médailles antiques du cabinet de d'Ennery. C'est cet intérêt pour l'Antiquité et la numismatique qui conduira plus tard Romé à composer sa Métrologie, parue en 1789.

D'autres constituaient le cercle étroit des amis s'adonnant ensemble à l'étude des cristaux. Linné, qui s'intéressait à la classification des cristaux naturels, avait réalisé sur papier quelques dessins de cristaux éclatés qui, par découpe et pliage, permettaient de reconstituer la forme théorique du cristal. Romé de l'isle saisit rapidement l'intérêt du procédé, et le perfectionne de façon décisive par la réalisation de modèles en terre cuite, première ébauche des "modèles" qui, encore aujourd'hui, sont indispensables à toute étude cristallographique.

Il n'est pas exagéré de penser que c'est cette étape qui marque la véritable naissance de la science des cristaux. En effet, les cristaux naturels sont presque toujours incomplets ou imparfaits, des faces identiques ne présentent pas obligatoirement le même développement : certaines peuvent être très grandes, d'autres inexistantes. La confection de modèles théoriques permet de disposer d'un matériel plus facilement étudiable. Romé et ses amis ont réalisé ces premiers modèles en biscuit, c'est-à-dire en terre cuite, ce qui représente un travail technique remarquable car, à la cuisson, les cristaux peuvent se déformer ou se fendre. Les collections complètes proposées par Romé comptaient 448 modèles confectionnés principalement par Claude Lhermina, futur administrateur de l'Ecole polytechnique, Swebach-Desfontaines, dont le fils deviendra directeur de la Manufacture de Sèvres, et Arnould Carangeot, né à Reims le 12 mars 1742, destiné à la prêtrise, mais qui, après quelques années passées dans un séminaire hollandais, était venu à Paris étudier les sciences physiques et naturelles.

On ne connaît pas de façon précise le rôle de chacun dans cette réalisation remarquable. Tout au plus peut-on supposer que Swebach-Desfontaines s'occupait plutôt de la cuisson et Carangeot des mesures permettant la réalisation des modèles en glaise. Il avait confectionné des "gabarits", d'abord en carton, puis en laiton, simples plaques portant des encoches à l'angle couramment observé entre les faces consécutives de certains cristaux : quartz, calcite, etc. Ayant perçu qu'il y avait une certaine constance dans la valeur de certains angles pour une espèce donnée, il aura l'idée, apparemment simple, mais en fait géniale, de mesurer ces valeurs par un "mesure-angle". Cet instrument, simple alidade mobile pivotant au centre d'un rapporteur, est le goniomètre d'application, qui sera présenté par Carangeot le 11 avril 1782 à l'assemblée des savants et artistes, rassemblée par Pahin de la Blancherie (rédacteur des Nouvelles de la République des Lettres et des Arts). Les mesures faites par ce simple instrument, désormais connu sous le nom de goniomètre d'application ou de Carangeot, vont bientôt mettre en évidence un fait capital : lorsque, dans un cristal, des faces identiques n'ont pas le même développement, les angles formés par deux faces consécutives restent constants, c'est-à-dire que les faces peuvent se déplacer parallèlement à elles-mêmes. Cette observation donnera naissance à la loi de la constance des angles. Base de toute la cristallographie, elle restera attachée au nom de Romé de l'isle qui la formula clairement dans le grand traité en quatre volumes paru en 1783, comportant 12 planches avec 746 dessins de cristaux. Ce livre est le grand oeuvre de Romé qui restera l'ouvrage de référence jusqu'aux travaux de R. J. Haüy.
Pour aider à sa vente, Romé proposait, pour le prix de 120 livres, la collection complète de ses biscuits avec le goniomètre fabriqué et signé désormais par Vinçard. On ne sait combien de ces ensembles ont été vendus. Les deux collections les plus complètes qui nous soient parvenues sont aujourd'hui conservées au Teyler Muséum de Haarlem (Pays-Bas) et à Paris, au Muséum national d'Histoire naturelle.

Dans sa Cristallographie, Romé définit de nombreuses espèces nouvelles : les minéraux qu'il a rapportés de ses voyages lointains, l'axinite de Bourg-d'Oisans, etc. Il y introduit de nouveaux termes tels que dièdres ou cristaux maclés, troncatures, qui resteront dans la littérature. La Cristallographie, avec ses plages gravées à la pointe sèche, pouvait paraître austère aux lecteurs de l'époque. Romé. initié à la vulgarisation par ses catalogues, encourage alors Fabien Gautier d'Agoty à réaliser un livre d'après le principe inventé par d'Agoty père : l'impression en couleurs. C'est ainsi que Romé rédige les feuillets du texte de l'Histoire naturelle. "Cette entreprise, l'une des plus somptueuses réalisations dans le domaine du livre de minéralogie, comporte 60 planches reproduisant des pépites, cristaux ou spaths tirés des plus beaux cabinets de Joubert, Sage, Abbé Nolin, Romé" (Gautier, 1781, Journal de Physique, 1781-1782). Actuellement, c'est l'ouvrage le plus cher jamais consacré à la minéralogie. Il est également devenu rarissime et le Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale n'en possède que cinq planches séparées.

Un grand esprit d'équipe régnait dans l'entourage de Romé. C'est ainsi que Desfontaines acheva les planches du livre de Fabien d'Agoty après la mort de celui-ci et que Carangeot réalisa entre 1785 et 1793 une partie des dessins de l'Histoire des papillons d'Europe, entreprise en 1779 par Engramelle. Desfontaines transmit lui aussi son expérience par écrit en publiant en 1792 son Manuel de Cristallographie ou Abrégé de la Cristallographie de Romé.

Une triste fin

La publication de sa Cristallographie ne réussira pas à améliorer les relations de Romé avec la plupart de ses collègues, qui, y compris Bergmann et Kirwan, le traitent dédaigneusement de "faiseur de catalogues". La correspondance de l'époque illustre bien les rapports ambigus et conflictuels de tous ces savants entre eux. Dans une lettre adressée à Bergmann, Kirwan dicte la conduite à adopter envers Romé : il somme pratiquement Bergman d'ignorer celui-ci ; le 5 avril 1784, Bergmann, satisfait, lui répond : "J'ai osé répondre pour vous aux ratiuncules [sic] de Romé de Lisle au sujet de cobalt, nickel et manganèse ...". En 1781, R. J. Haüy présente à l'Académie sa note sur les grenats ; défendu avec acharnement par Daubenton, collaborateur de Buffon, il entre à l'Académie. Les conditions de cette nomination retentiront sans nul doute sur les relations ultérieures entre ces deux hommes et Romé, succombant à la même faiblesse qu'eut autrefois Buffon à son encontre, traitera Haüy de "cristalloclaste".

D'Ennery décède en 1787. En se fondant sur le catalogue des médailles de feu son protecteur, Romé publie, à l'aube de la tourmente révolutionnaire, son dernier ouvrage : Métrologie ou tables pour servir à l'intelligence des poids et mesures des anciens et principalement à déterminer la valeur des monnaies grecques et romaines.
Il le dédicace à Necker et à Louis XVI. Parvenu à l'Assemblée Constituante en 1790, cet ouvrage est resté pratiquement ignoré, bien qu'il contienne en germe des éléments qui seront repris lors de l'élaboration du système métrique. Comme il était d'usage à l'époque, Romé sera fait membre de plusieurs Académies étrangères, notamment celles de Saint-Petersbourg, Stockholm et Mayence. Malade (hydropisique), presque aveugle, abandonné de tous, il meurt le 10 mars 1790. Les hostilités n'en sont pas moins terminées : en avril 1790, Delamétherie publie dans le Journal de Physique la notice nécrologique de Romé, soulignant l'injustice de l'Académie envers ce savant qui sut également "prendre le parti de l'humanité dans la cause des nègres" ; en juin, le Journal des Savants publiera les réfutations de Lalande. On ignore où se trouve la sépulture de Romé.

Jusqu'à sa mort, Romé a refusé de se dessaisir de sa collection de minéraux, qui comptait plus de 5000 échantillons et était considérée comme l'une des plus importantes d'Europe. En 1791, cette collection fut vendue aux enchères et faillit partir en Russie. Mais, pour une somme de 6000 livres, elle put être conservée en France, grâce notamment à l'intervention de Gillet de Laumont, l'un des directeurs de l'Agence des mines. R. J. Haüy, conservateur des collections de l'Agence, en prend possession et l'utilisera abondamment pour la confection de son propre traité de Minéralogie, sans toujours rendre compte de façon bien précise de ce qui revenait à son prédécesseur.

Conclusion

Romé de l'Isle vécut une vie extraordinaire. Difficile à cerner dans le détail par manque de documents d'archives, on la devine riche en péripéties et rebondissements divers. Le manque d'informations sur sa vie en captivité, qui pourtant a dû être déterminante pour la suite de sa carrière, est regrettable. L'originalité de la grande oeuvre de Romé, la primauté de sa loi de constance des angles contestée par rapports aux écrits de Sténon - dont il n'est pas certain qu'il ait eu connaissance - et le rôle de Carangeot insuffisamment mis en valeur (Carangeot lui-même laissant percer une certaine amertume : "je me fais l'honneur d'avoir été son disciple, et quoiqu'il ne m'ait pas rendu toute justice de son vivant". [Observations sur la Physique]), font encore l'objet de discussions. Signalons toutefois que plus d'un siècle après sa mort, Romé eut encore en la personne de Louis Pasteur un véhément défenseur. Sans doute est-il préférable de terminer sur une dernière citation de Sage, écrite dans la notice qu'il rédigea après la mort de de Romé -."Ayant été lié pendant plus de trente ans avec cet homme de génie, j'ai eu le temps de reconnaître toutes ses qualités personnelles et d'admirer toute sa philosophie".

BIBLIOGRAPHIE

1°-Sources manuscrites

2°-Sources imprimées