SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE VII
LA QUESTION D'EGYPTE.

Le 27 janvier 1882, après avoir consulté les présidents des deux Chambres, M. Grévy me fit appeler et me proposa de former le cabinet. Je déclinai le mandat, bien que mon nom fût généralement prononcé. Je trouvais délicat de succéder à un ministère dans lequel j'avais refusé d'entrer. Toutefois, sur les instances de M. Grévy, je consentis à voir M. Gambetta, dont l'opinion réglerait ma conduite. J'eus quelque peine à le joindre; il s'était retiré à Ville-d'Avray. Dans l'entretien que nous eûmes au quai d'Orsay, il se montra, comme à l'ordinaire, plein de bonté, avec une nuance de mélancolie et d'abattement, fort concevable en de pareils moments. Dès le début il me dit : « C'est moi-même qui vous ai désigné à M. Grévy : d'abord vous n'êtes pour rien dans la crise; ensuite, il me serait agréable d'avoir ici un ami. Je serais sûr que l'intérêt public ne risquerait pas de souffrir d'un antagonisme de personnes. » Je lui témoignai le désir, dans le cas où je me déciderais à prendre le pouvoir, de conserver plusieurs de ses collaborateurs, que la question du scrutin de liste n'avait pas effleurés : « Ne le tentez pas, répondit-il, aucun d'eux n'acceptera. Nous nous sommes promis une solidarité complète et tous ensemble nous partirons. Il n'y a d'exception que pour Cochery, dont le rôle est tout spécial et qui d'ailleurs appartenait au ministère précédent. »

M. Gambetta me mit au courant des principales affaires en cours, avec une abondance de détails qui témoignait du travail auquel il s'était livré pendant ces quelques semaines. Il insista sur la question égyptienne : « Je suis d'accord avec l'Angleterre. L'Europe est indifférente et nous laisse agir. J'ai préparé sur les côtes de Provence un corps de débarquement, six mille hommes d'infanterie de marine, qu'on peut jeter en Egypte en quelques jours. Il n'en faut pas davantage pour mettre fin aux fantaisies d'Arabi. Si j'étais resté au pouvoir, ce n'eût pas été long; Gougeard était prêt. Ne tardez pas, je vous le conseille. » Je lui promis que, si je lui succédais, ce serait le premier objet dont je m'occuperais.

Après cet entretien et une nouvelle entrevue avec M. Grévy, j'acceptai la mission et commençai mes démarches. M. Léon Say consentit à résigner sa haute charge de président du Sénat pour reprendre le portefeuille des Finances; M. Jules Ferry se réinstalla à l'Instruction publique, où il avait remporté ses meilleurs succès. M. Henri Brisson, que j'aurais été heureux de voir à l'Intérieur ou à la Justice, déclina mon offre, en alléguant le devoir qui s'imposait à lui de ne pas abandonner la direction des débats de la Chambre au moment où les passions étaient si déchaînées. Je proposai l'Intérieur à M. Goblet, que je savais en relations affectueuses avec M. Gambetta et qui venait de voter pour lui. Je n'eus garde d'oublier l'amiral Jauréguiberry et M. Varroy, si loyaux envers moi, en 1880. Je confiai la Guerre à mon collaborateur de 1870, le général Billot, le Commerce à M. Tirard et l'Agriculture à M. de Mahy. Ce ministère se rapprochait sensiblement, on le voit, de celui que nous avions ébauché, M. Gambetta et moi, le 16 septembre.

Le 31 janvier, nous lûmes notre déclaration : « Une pensée essentielle, disions-nous, nous dominera : faire régner la paix dans ce pays, la paix dans les esprits aussi bien que dans l'ordre matériel, la paix au dedans comme au dehors. » Nous énumérions un certain nombre de réformes, vers lesquelles l'attention du parlement se portait, entre autres la liberté d'association, « tout en maintenant intacts les droits essentiels de l'Etat ». C'était mon programme de 1880 et presque les termes du discours de Montauban. Nous terminions par un pressant appel à la sollicitude du législateur en vue d'améliorer « la condition morale, intellectuelle et matérielle des classes laborieuses », problème qui tendait à passer au premier plan de la politique.

Ce document fut bien accueilli. Quelques passages cependant provoquèrent des exclamations ironiques parmi les partisans de M. Gambetta. Ils trouvaient que nous prenions une attitude trop « déférente » — c'était le mot dont nous nous étions servis — vis-à-vis des Chambres, et ils affectaient d'y voir une critique indirecte de nos prédécesseurs, bien éloignée de notre pensée. En réalité, nous portions la peine de succéder à un ministère qui, tout en ayant suscité des haines violentes, conservait des amitiés passionnées : difficulté que j'avais prévue et devant laquelle j'avais tout d'abord reculé. L'opposition que nous rencontrions ainsi a été attribuée à l'orientation nouvelle donnée par nous à la conduite de l'affaire égyptienne. Or, même avant que cette orientation fût sensible, nous étions attaqués avec une extrême vivacité. Dès le 6 février, on nous reprochait de ne pas procéder à la révision constitutionnelle, sur laquelle de si graves désaccords venaient d'éclater et qu'il était matériellement impossible de mener à bien. Un peu plus tard, on nous accusait de laisser se reformer les congrégations dissoutes, alors que ces prétendues reconstitutions étaient antérieures à notre avènement. « Comment l'aurions-nous fait, si nous n'étions pas nés ? » Ces querelles, je n'en doute pas, étaient désapprouvées par M. Gambetta. Mais sa santé le tenait souvent éloigné du Palais-Bourbon, il ne donnait pas le mot d'ordre à ses amis. La Chambre nous accordait des votes de confiance, qui ne nous consolaient qu'à demi de l'hostilité d'un groupe important par sa force numérique et par le talent de plusieurs de ses membres. Tels furent les débuts assez pénibles de mon ministère. Les choses pourtant auraient fini par s'arranger, si nous n'avions pas dû nous écarter effectivement de la ligne suivie par le cabinet précédent sur le plus grave des sujets, celui qu'on a nommé : « La Question d'Egypte ». Elle avait contribué indirectement à la chute de M. Gambetta; elle causa directement la nôtre, six mois plus tard.

L'Egypte a été, de tout temps, chère à la France. De tout temps aussi elle a fixé l'attention des peuples comme étant le vrai carrefour entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique. L'expansion commerciale et même la prépondérance militaire ont paru dépendre dès positions acquises dans cette contrée privilégiée. La fascination qu'elle a exercée et qu'elle exerce encore sur la plupart de nos compatriotes tient en partie aux souvenirs laissés par l'expédition du Premier Consul. Depuis cent vingt ans la France n'a pas eu un jour d'indifférence pour la terre des Pharaons. Il lui a même semblé parfois que son prestige dans le monde se mesurait au rôle qu'elle jouait sur les bords du Nil, et on l'a vue, sous le plus pacifique des monarques, à la veille d'affronter une coalition européenne pour protéger le vice-Roi qui avait su gagner ses sympathies. Plus tard, aux élans de l'imagination se sont mêlées des préoccupations plus prosaïques. Nous avons voulu sauvegarder les emprunts que nous avions consentis aux gouvernants de l'Egypte. L'année 1882 nous a trouvés dans la posture de créanciers inquiets sur l'avenir de leurs titres. Cette question d'argent, on peut l'avouer aujourd'hui, a trop inspiré l'action de notre diplomatie. Le souci, très louable assurément, de protéger des intérêts particuliers a, par moments, empiété sur l'intérêt général et permanent de la France.

Pour défendre les premiers nous avions été conduits insensiblement à prendre un certain nombre d'engagements qui, à une heure donnée, devaient nous placer dans l'alternative de courir les aventures ou de manquer à notre parole. C'est ainsi que s'étaient créées au Caire diverses institutions destinées à fournir des garanties aux prêteurs et placées sous le contrôle des deux puissances les plus engagées dans les emprunts : la France et l'Angleterre. L'Europe s'en remettait à elles volontiers et n'intervenait qu'accessoirement ou dans les occasions très importantes. Ce mandat tacite ne s'appliquait, bien entendu, qu'aux questions financières; dans le domaine politique, l'Europe réservait tous ses droits. Les cabinets de Paris et de Londres, investis du rôle de tuteurs des créanciers, avaient dû, pour rester à la hauteur de leur mission, établir entre eux une entente très étroite et agir de concert dans toutes les difficultés qui surgissaient. Le nom de condominium a consacré cette action combinée, qui n'a jamais reposé sur un texte clair et dont les règles ont été peu à peu déterminées par la pratique. Quand on remonte à son origine, qui coïncide avec les premières années de la République actuelle, on demeure convaincu que cette association a été plus profitable à l'Angleterre qu'à la France et qu'il eût mieux valu nous maintenir dans une situation indépendante. Car, à cette époque, le développement de notre colonie nous donnait sur les bords du Nil une suprématie indiscutable. Je crois d'ailleurs, étant donné le caractère et la façon des deux peuples, que dans toute association de cette nature la France trouvera moins d'avantages que sa voisine d'Outre-Manche.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que le mécanisme imaginé pour protéger les intérêts des prêteurs européens ne jouait pas sans faire naître des difficultés de plus d'un genre : tantôt entre les diverses institutions locales, tantôt entre le condominium et les autres puissances, tantôt entre la France et l'Angleterre elles-mêmes, qui n'entendaient pas toujours ce condominium de semblable manière. De là des soubresauts et des à-coups qui souvent entraînaient des changements brusques et profonds dans le gouvernement de l'Egypte. Ainsi, le 25 juin 1879, à la suggestion de M. Waddington, et nonobstant une certaine répugnance de l'Angleterre, le Khédive Ismaïl fut destitué par le Sultan, comme ayant manqué gravement à ses engagements internationaux, et remplacé par Tewfick, prince bien intentionné mais faible, qui n'a pas su préserver son pays des désordres où son indépendance devait sombrer. En 1880, pour mettre fin aux incessantes réclamations que provoquait l'état des finances égyptiennes, je proposai et j'obtins, avec le concours des cabinets de Londres, Berlin, Rome et Vienne, le vote d'une loi dite de liquidation, qui parut constituer une solution définitive. Dès le milieu de l'année suivante, sous le ministère de M. Jules Ferry, les prodromes d'une révolte militaire, fomentée par le colonel Arabi, inquiétèrent de nouveau les porteurs étrangers sur la valeur de leurs titres.

M. Gambetta, en arrivant au pouvoir, en novembre 1881, eut immédiatement à compter avec cette situation. La révolte grandissante d'Arabi appelait de prompts remèdes. Il ne voulut pas perdre un jour pour préparer, avec le cabinet de Londres, un mode d'intervention efficace. Il rédigea dès lors la note du 7 janvier 1882 (qui créa, on s'en souvient, une atmosphère si défavorable à la discussion de la révision constitutionnelle, le 26 janvier), note ayant pour but de donner du courage au Khédive et de lui inspirer la volonté de couper court aux entreprises d' Arabi. En voici le passage essentiel, celui qui constate l'accord des deux gouvernements, et dont allaient s'émouvoir les Cours européennes :

« Les deux gouvernements, étroitement associes dans la résolution de parer par leurs communs efforts à toutes les causes de complications intérieures ou extérieures qui viendraient à menacer le régime établi en Egypte, ne doutent pas que l'assurance publiquement donnée de leur intention formelle à cet égard ne contribue à prévenir les périls que le gouvernement du Khédive pourrait avoir à redouter, périls qui, d'ailleurs, trouveraient certainement la France et l'Angleterre unies pour y faire face, et ils comptent que Son Altesse elle-même puisera dans cette assurance la confiance et la force dont Elle a besoin pour diriger les destinées du peuple et du pays égyptiens. »
Pour les détails, de même que pour les origines de la crise, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre La question d'Egypte, publié chez MM. Calmann-Lévy, en 1905. Dans ces Souvenirs, je ne retiens que les faits les plus importants, avec mes impressions personnelles.

Tel était l'état des choses, quand je m'installai au quai d'Orsay, le 30 janvier. Ainsi que je l'avais promis à M. Gambetta, je voulus, sans tarder, prendre connaissance du dossier et de la correspondance, déjà très volumineuse, échangée sur ce sujet. Mon empressement était d'autant plus grand que l'ambassadeur d'Angleterre, Lord Lyons, avait annoncé sa visite pour un très prochain jour. La situation m'apparut tout de suite comme étant d'une extrême gravité. Les négociations des deux puissances occidentales s'étaient ébruitées et avaient éveillé les susceptibilités des cabinets de Pétersbourg, Vienne, Rome et Berlin, qui évoluaient, en cette affaire, sous la direction du prince de Bismarck. Sortant de l'indifférence qu'ils pratiquaient depuis de longs mois, ils s'inquiétèrent avec vivacité de l'intervention armée que la note du 7 janvier semblait annoncer. Ils virent dans ce projet ou affectèrent d'y voir un empiétement sur les droits du concert européen. Ils se souvinrent alors du statut particulier qui avait été donné à l'Egypte sous leur propre garantie et entendirent être présents à tout changement, qui pourrait y être apporté. Notre agent à Berlin, le comte d'Aubigny, par une dépêche du 10 janvier, informait M. Gambetta que, d'après ses renseignements, un échange d'idées s'était produit entre l'Allemagne, la Russie, l'Autriche et l'Italie, et que ces quatre Cours seraient « unanimes, bien qu'à des degrés divers, à repousser l'hypothèse de la descente, sur les bords du Nil, de forces anglo-françaises ». Le 17, il revenait à la charge. Selon des informations « venant de bonne source », disait-il, l'Angleterre aurait consulté récemment le prince de Bismarck au sujet de l'Egypte. Le chancelier aurait répondu en exprimant la crainte que la Russie, l'Italie et même l'Autriche ne vissent pas une semblable intervention sans s'en émouvoir. « En conséquence, le conseil que donnait le prince était d'éviter à tout prix une action militaire combinée de l'Angleterre et de la France en Egypte. » Or l'on sait ce que valaient à cette époque les « conseils » de M. de Bismarck. Enfin, le 31, le même agent écrivait que « de nouveaux troubles mettant en péril l'ordre actuel en Egypte et nécessitant une intervention du dehors, s'ils venaient à se produire, trouveraient ces puissances peu disposées à laisser la France et l'Angleterre entièrement libres dans le choix des moyens de répression. »

Ce n'étaient pas là des sentiments platoniques. Ils se traduisaient, le 2 février, par une démarche collective que ces mêmes puissances accomplirent à Constantinople et qui, d'après notre ambassadeur, prit la forme d'une note verbale identique, à peu près ainsi conçue : « Le cabinet ... est d'avis que le statu quo en Egypte, tel qu'il a été établi par les firmans des sultans et par les arrangements européens, doit être maintenu et que ce statu quo ne saurait être modifié sans une entente préalable entre les grandes puissances et la puissance suzeraine. » Ainsi l'Europe se partageait nettement en deux camps : d'un côté, la France et l'Angleterre; de l'autre, l'Allemagne, la Russie, l'Autriche et l'Italie, auxquelles se joignait la Turquie, dont elles prenaient la cause en main.

Dans ces conjonctures, quel était l'intérêt de la France? Devait-elle passer outre et s'engager dans la voie d'une intervention armée? M. Gambetta, s'il fût resté au pouvoir, ne l'aurait probablement pas conseillée, car l' « indifférence » européenne, sur laquelle il se reposait, faisait place à une ingérence des plus caractérisées. M. de Bismarck s'était-il avancé à ce point pour reculer? Aurait-il accepté bénévolement une défaite diplomatique? Ce n'est guère présumable. Trop de motifs le poussaient à persévérer dans son attitude. Il flattait la Russie, très montée sur ce sujet, (Aucune solution, écrivait M. de Giers au prince Orloff, ne doit procéder que du concert européen) et facilitait l'« Alliance des Trois Empereurs », préparée l'année précédente à Dantzig. Il servait les rancunes de l'Italie qui ne nous pardonnait pas la conquête de la Tunisie. Il accroissait son influence à Constantinople et se rendait maître de l'esprit du Sultan. La protestation introduite le 2 février prendrait donc vraisemblablement une autre forme si les cabinets de Paris et de Londres tentaient de passer des paroles aux actes.

Au regard d'un conflit possible, les deux puissances occidentales se trouvaient dans des conditions fort différentes. L'Angleterre, grâce aux flots qui l'environnent, pouvait attendre les événements avec sérénité. Elle n'avait, à cette époque, à compter avec aucune marine ennemie, ni dans la Manche et la mer du Nord, ni dans la Méditerranée. La France, au contraire, vulnérable sur ses frontières de l'est, pouvait être brusquement rappelée à la réalité. Qui donc a oublié l'alerte de 1875 et elle de 1887? Récemment encore, le geste de Tanger, qui ne nous parut pas négligeable, n'aurait pas été esquissé vis-à-vis de la nation britannique. Or en 1882, moins bien partagés qu'en 1905, nous étions isolés sur le continent. La Russie elle-même se prononçait contre nous. La réorganisation incomplète de nos forces militaires nous conseillait la circonspection.

Sans doute les puissances n'auraient pas fait la guerre à propos de L'Egypte. Disons mieux, elles n'auraient pas eu besoin d'en appeler aux armes pour parvenir à leurs fins. Les événements eussent pris le même tour qu'en 1840. A cette époque aussi, et plus énergiquement qu'en 1882, la France avait promis de soutenir le vice-Roi. Et cependant elle dut l'abandonner, devant une coalition européenne. Fallait-il renouveler la même prétention pour aboutir au même résultat? A la vérité, l'Angleterre était avec nous en 1882. Mais comment ses sympathies eussent-elles équilibré les forces qui nous entouraient ? Comment nous eussent-elles préservés d'une de ces démonstrations presque aussi dures à supporter qu'une défaite?

Pourquoi les quatre puissances groupées sous la main de M. de Bismarck ont-elles, après une période d'indifférence relative, changé subitement d'attitude? Pourquoi, pendant les dernières semaines du ministère Gambetta, ont-elles voulu s'immiscer dans le conflit égyptien? D'abord elles exerçaient un droit, qu'elles tenaient des traités de 1840 et de 1856, et des firmans du Sultan. Ensuite les cabinets de Paris et de Londres ayant par leurs initiatives paru le méconnaître, elles l'ont revendiqué d'autant plus hautement. L'amour-propre, décoré du nom de dignité, joue un grand rôle dans les rapports internationaux : n'a-t-on pas vu tel gouvernement, accommodant au Maroc, quand on tenait compte de ses prétentions, devenir intransigeant le jour où il s'est cru traité en quantité négligeable? Si la France et l'Angleterre, au lieu de faire un aparté, avaient dès le début communiqué leurs projets aux autres puissances, elles auraient probablement recueilli une nonchalante adhésion, car à ce moment l'Egypte ne passionnait pas l'Europe. Les susceptibilités entrant en jeu, M. de Bismarck ne voulut pas laisser passer cette occasion d'exercer son autorité. Peut-être n'était-il pas fâché de créer des embarras personnels à M. Gambetta, qui, en avril 1878, n'avait pas répondu à son attente. Lorsque M. Gambetta est tombé, les positions étaient prises.

Les signataires de la note du 7 janvier n'y attachaient pas la même importance. Ils l'interprétaient d'une façon toute différente. Tandis que M. Gambetta considérait qu'on s'engageait par là, d'ores et déjà, à une action effective, si les circonstances la réclamaient, Lord Granville, de son côte, avait dit, le 6 janvier, à notre ambassadeur M. Challemel Lacour qu' « il était bien entendu que les instructions communes n'entraîneraient aucun engagement d'action effective et qu'elles avaient pour unique but d'exercer une action morale sur le Khédive en l'assurant une fois de plus de l'accord des deux puissances. M. Gambetta, ayant voulu s'éclairer sur cette divergence, manda à M. Challemel de provoquer des explications. Celui-ci répondit, le 17 janvier, que « Lord Granville entendait que la note collective ne devait être considérée que comme un engagement purement platonique, qui n'impliquait la promesse d'aucune sanction ». Cette manière de voir me fut confirmée par Lord Lyons, le 3 février : « Lord Granville, me dit-il, avait entendu expressément réserver non seulement le mode d'action, si une action ultérieure était jugée nécessaire, mais le principe même de toute action; en d'autres termes, le gouvernement anglais n'avait pas voulu s'engager à une action matérielle quelconque. Et même, ajouta l'ambassadeur, le gouvernement anglais répugne à toute action militaire. » Notre agent au Caire, M. Sienkiéwicz, retrouvait chez son collègue britannique, Sir Edward Malet, le reflet très net des idées de Lord Granville : « De cette conférence, écrivait-il à M. Gambetta le 21 janvier, est résulté pour moi la conviction que le gouvernement anglais n'entend, en aucune façon, exercer en Egypte une action directe. Et si je dois m'en rapporter aux dispositions de mon collègue, le cabinet de Londres paraîtrait préférer de beaucoup une action commune des grandes puissances à une intervention qui « ne serait que franco-anglaise. » Si donc, à ce moment, le gouvernement français avait voulu s'engager plus avant, il se serait trouvé seul en présence des quatre puissances et de la Turquie.

Dès mon arrivée aux affaires, je donnai connaissance de cette situation à mes collègues. Dans un conseil tenu à l'Elysée, je leur communiquai toutes les pièces. Ils furent unanimes à penser, et M. Grévy partagea notre sentiment, qu'une action isolée de la France ou même de la France unie à l'Angleterre — si l'on parvenait à l'entraîner — pourrait avoir pour notre pays les plus graves conséquences. Il se trouverait bientôt placé dans l'alternative d'un recul ou d'une aventure. Le seul parti raisonnable nous parut être d'entrer en rapports avec les autres puissances. M. Jules Ferry, à qui l'on ne saurait refuser la hardiesse, ne fut pas le moins net : selon lui, les affaires d'Egypte sont franco-anglaises, sur le terrain financier; au contraire, sur le terrain politique, elles relèvent du concert européen.
Président du conseil, M. Ferry défendit cette thèse devant la Chambre des députés, le 23 juin 1884.

Je me disposais à faire connaître ces conclusions a Lord Granville, lorsque lui-même me saisit, le 7 février 1882, d'une motion s'inspirant du même esprit :

« Le gouvernement britannique, écrivait-il, est informé que la réponse de l'Autriche-Hongrie, de l'Allemagne, de l'Italie et de la Russie aux observations du Sultan est fondée sur la reconnaissance des arrangements existant en Egypte. Il proposerait donc que les gouvernements anglais et français entrent en communication avec les autres puissances pour s'assurer si elles seraient disposées à échanger leurs idées en ce qui concerne la meilleure conduite à tenir dans les affaires d'Egypte. » Il indiquait comme base des délibérations le maintien des traités et des firmans, et ajoutait : « Si cette éventualité (nécessité d'une intervention militaire) venait à se produire, le désir du gouvernement britannique serait que l'intervention représentai l'action collective de l'Europe et il est d'avis que dès lors le Sultan devrait être partie dans toute mesure ou discussion. » Telle est l'origine de la conférence qui, après de trop longs délais,— que la France essaya d'abréger — s'est réunie au mois de juin à Constantinople et siégeait, encore quand j'ai quitté le ministère, le 7 août suivant.

Nous acceptâmes, mes collègues et moi, la proposition de Lord Granville et, le 12 février, les deux cabinets expédièrent en commun aux puissances une circulaire les invitant à délibérer sur les bases posées par Lord Granville, savoir : « 1° maintien des droits du Sultan et du Khédive, ainsi que des engagements internationaux et des arrangements qui en résultent, soit avec la France et l'Angleterre seules, soit avec ces deux nations réunies aux autres puissances; 2° respect des libertés garanties par les firmans du Sultan; 3° développement prudent des institutions égyptiennes. » La circulaire ajoutait que, dans le cas où l'opportunité d'une intervention apparaîtrait, les deux cabinets « désireraient que toute intervention éventuelle représentât l'action et l'autorité combinées de l'Europe. » En d'autres termes, les puissances occidentales agiraient d'accord avec l'Europe ou même munies d'un mandat explicite de sa part.

C'était pour nous, ministres français, la seule manière de faire accepter par l'opinion une expédition militaire, si les circonstances nous l'imposaient. Le public voulait avoir la preuve qu'il n'en pourrait résulter aucune complication internationale. L'émotion soulevée par l'occupation de la Tunisie, l'année précédente, et celle que devait causer deux ans plus tard la guerre avec la Chine montrent combien notre pays était encore impressionnable et quels ménagements il réclamait.

Nous avions tout lieu de croire que le plan ainsi formé rencontrerait l'adhésion des diverses puissances. M. de Bismarck, malgré son penchant pour l'intervention turque (destinée à flatter le Sultan), avait dit à notre ambassadeur M. de Courcel : « Au cas où les deux puissances maritimes seraient disposées à agir, et où les autres puissances leur donneraient mandat, je pourrais me rallier à cette solution. » Quelques jours plus tard, le 1er mars, M. de Busch, sous-secrétaire d'Etat, attentif à bien exprimer la pensée du maître, déclarait au même ambassadeur : « La chancellerie allemande serait prète à admettre les deux puissances comme mandataires de l'Europe pour le rétablissement de l'ordre sur les bords du Nil. » Quant au cabinet de Pétersbourg, non seulement il acceptait, mais il préconisait ce mode qui, disait-il. « avait fait ses preuves eu 1860, lors de l'expédition de Syrie ».

Revenant sur ces déclarations, M. de Bismarck, au seuil de la conférence de Constantinople, se prononça formellement en faveur d'une intervention turque. A sa suite, il entraîna l'Autriche et l'Italie. Seule la Russie maintint, sans chaleur, sa manière de voir. L'Angleterre même se rallia à cette combinaison et en informa les chancelleries, un peu précipitamment, à notre avis. L'intervention turque se justifie en principe. Le Sultan est suzerain et, comme tel, il supplée son vassal défaillant. Toutefois, l'application soulève des objections multiples. Les Turcs peuvent être tentés de prolonger indéfiniment leur séjour en Egypte; ils peuvent porter atteinte aux libertés du pays et y lever des contributions. Leur présence ne serait pas sans produire un contre-coup en Algérie. Aussi avons-nous manifesté, à Berlin, des répugnances très fortes.

Devions-nous aller jusqu'au refus catégorique ? Aucun de nous, dans le ministère, ne l'a pensé. Ce refus, en effet, nous aurait condamnés à sortir du concert européen, comme en 1840, et à rester désormais à l'écart, spectateurs attristés des événements. Il nous a paru plus avantageux de demeurer dans le concert et d'y poser nos conditions. Nous avons, par notre insistance, obtenu que l'intervention turque s'exercerait sous le contrôle des puissances, qu'elle aurait une durée limitée et qu'aucune atteinte ne serait portée « aux immunités et privilèges de l'Egypte, ni au fonctionnement régulier de l'administration, non plus qu'aux engagements internationaux et aux arrangements qui en résultent. » La Chambre, dans sa séance du 1er juin 1882, approuva à une forte majorité le parti auquel nous venions de nous arrêter.

On a cherché des explications au revirement de M. de Bismarck. Selon les uns, il aurait trouvé ou espéré trouver, dans la divergence de vues des cabinets de Paris et de Londres, un moyen de les séparer et de fortifier par là son hégémonie. Selon d'autres, il aurait craint, en laissant la France et l'Angleterre dans un tête-à-tête militaire en Egypte, de voir surgir des difficultés sérieuses, ainsi qu'il était advenu pour la Prusse et l'Autriche dans le Sleswig-Holstein, en 1865. M. de Bismarck a tenu, en effet, des propos dans ce sens. Mais il s'est réfuté lui-même, dans son entretien avec notre ambassadeur, le 14 février. Envisageant l'éventualité d'un mandat conféré aux deux puissances, il avait ajouté, dans son langage humoristique : « Les Burgraves de l'Europe seraient là pour s'interposer comme arbitres entre les deux nations ». La vérité parait donc plus simple. M. de Bismarck, constamment dominé par le désir d'accroître son influence à Constantinople, a varié d'attitude selon les désirs ou les répugnances du Sultan, dont il se déclarait l'ami. Ainsi nous le verrons plus tard refuser le mandat européen pour la protection du canal de Suez, et puis l'accorder quand la Porte a retiré ses objections.

Je passe sous silence les négociations qui préparèrent l'ouverture de la conférence, le 23 juin 1882. Pour qui connaît les habitudes de la diplomatie, les quatre mois ainsi employés ne paraîtront pas un délai très exagéré. Au cours de ces préliminaires, des incidents fâcheux, l'un d'eux particulièrement douloureux, occupèrent l'attention publique. Qui ne se rappelle l'émotion soulevée par le bombardement d'Alexandrie ? Le gouvernement français refusa de s'y associer. Certains l'ont blâmé; pour ma part, je n'ai jamais regretté notre décision, car cette initiative peu glorieuse allait provoquer de terribles massacres. J'en viens au point culminant de cette longue élaboration, à savoir la solution donnée par la Chambre au projet de protection du canal de Suez.

La France et l'Angleterre, comme les autres puissances. ne pouvaient tolérer l'interruption éventuelle d'une voie de communication devenue indispensable au commerce du monde. Lord Granville et moi rédigeâmes en commun le télégramme suivant, qui fut lu à la conférence le 19 juillet 1882 : « Nos propositions concernant le rétablissement de l'ordre en Egypte sont déjà devant la conférence. La sécurité du canal de Suez, quoique se rattachant à ce sujet, est une question distincte et n'est pas compliquée au même degré par des considérations politiques... La France et l'Angleterre proposent en conséquence à la conférence de désigner les puissances qui seraient chargées, le cas échéant, de prendre les mesures spécialement nécessaires à la protection du canal. » Pour ne froisser personne, nous ne réclamions pas expressément le mandat; en fait il ne pouvait être confié qu'à nos deux marines, en raison de leur indiscutable supériorité. Nos représentants avaient l'ordre de déclarer que nous étions prêts à l'assumer. Le 21 juillet, le cabinet de Berlin nous informa que son délégué discuterait les questions relatives au canal, mais qu'il n'était pas autorisé à « voter un mandat en vertu duquel certaines puissances seraient chargées de pourvoir à sa protection ». Le cabinet de Vienne donna une réponse analogue. Ils ajoutaient d'ailleurs, l'un et l'autre, qu'ils n'élèveraient pas d'objection aux mesures que « certaines puissances croiraient devoir prendre, sous leur propre responsabilité, pour sauvegarder leurs intérêts ».

La Russie se renferma dans la même abstention. S'attarder à des discussions académiques risquait de compromettre la sécurité de la grande voie navigable. Aussi, prenant acte de ce que les mesures de protection n'avaient pas, en elles-mêmes, suscité d'objections, nous notifiâmes à la conférence, le 24 juillet, que la France et l'Angleterre étaient prêtes, si les circonstances l'exigeaient, « à s'employer pour protéger le canal de Suez, soit seules, soit avec l'adjonction de toute autre puissance qui voudrait donner son concours ». Ce même jour, nous déposâmes des demandes de crédits devant nos parlements respectifs.

La demande du cabinet britannique s'élevait au chiffre de cinquante-sept millions et demi. La nôtre, beaucoup plus modeste, ne dépassait pas neuf millions quatre cent mille francs. Elle était rigoureusement limitée à la défense du canal, tandis que celle de nos voisins visait des « préparatifs militaires mettant à même d'intervenir en Egypte ». L'Angleterre était édifiée sur nos intentions : « Nous sommes très résolus, avais-je déclaré à Lord Lyons, le 23 juillet, à séparer, comme l'Angleterre le fait elle-même, la protection du canal de l'intervention proprement dite et par conséquent à nous en tenir strictement aux actes nécessaires pour le premier objet, lesquels se réduisent, indépendamment de la circulation de navires de guerre, à l'occupation solide de certains points le long du canal. » Ces réserves avaient été acceptées par Lord Granville et, si l'on veut juger du prix que les ministres anglais attachaient néanmoins à notre coopération, il suffit de se référer aux déclarations qu'ils firent à leurs Chambres, lors de la discussion des crédits. Elles sont ainsi résumées par notre agent à Londres, le comte d'Aunay : « Le gouvernement anglais ne compte sur la France que pour protéger le canal de Suez. La résolution prise par cette puissance de se tenir en dehors de toute intervention proprement dite ne porte aucunement atteinte aux bons rapports existant entre les deux pays. L'alliance avec la France est aussi étroite que par le passé, et le gouvernement anglais se rend compte des motifs qui dictent notre conduite en cette circonstance. »

Comment une proposition aussi prudente que la nôtre, présentée dans de telles conditions, qui devait nous assurer, oserai-je dire? à si peu de frais, l'alliance de l'Angleterre et la continuité de notre situation en Egypte, a-t-elle pu être contestée et finalement rejetée par la majorité des députés? C'est là un phénomène qui paraît aujourd'hui inexplicable et que comprennent seuls ceux qui ont été mêlés à la politique de cette époque. L esprit public était encore déprimé par la catastrophe de 1870-1871. L'alerte de 1875 hantait toutes les mémoires. Beaucoup de cœurs très fermes tremblaient pour l'existence de la patrie et la moindre part livrée à l'inconnu leur semblait presque un crime national. Par contre, une minorité imbue des idées de M. Gambetta, et qui ne se disait pas que lui-même peut-être aurait changé d'avis s'il était demeuré au pouvoir, ne s'écartait pas du programme qui avait inspiré la note du 7 janvier. Elle sommait le gouvernement de le mettre à exécution, n'admettant pas qu'il pût en résulter les complications dont la vue nous arrêtait.

Notre cabinet se trouvait donc en présence de deux sortes d'adversaires : ceux qui craignaient de faire un pas. et ceux qui voulaient aller trop loin. Nous nous flattions de convaincre les uns et les autres par l'exposé clair et sincère de la situation diplomatique. Comment aurais-je douté de l'excellence de notre thèse quand je constatais l'absolue unanimité de mes collègues? Des hommes résolus comme Jules Ferry, avisés comme Léon Say. clairvoyants comme Goblet, braves et chatouilleux comme le général Billot et l'amiral Jauréguiberry, merveilleusement pondérés comme Jules Grévy se rencontraient dans l'approbation de la ligne suivie. Il n'est pas possible, me disais-je, que tous se trompent. Cette unanimité était, à mes veux, la garantie certaine de notre entente avec la Chambre et j'attendis la discussion avec confiance.

Elle occupa la séance du 20 juillet. Contrairement aux prévisions, la solution hardie, celle de l'intervention totale, qu'une partie de nos contradicteurs souhaitait, ne fut pas défendue à la tribune. Ses partisans, conscients sans doute de l'impopularité de leur cause, ne voulurent pas affronter l'épreuve d'un scrutin. Il se produisit même un incident significatif. Un fougueux opposant à cette intervention, désireux de la voir condamner publiquement, présenta un amendement qui portait le crédit à quarante millions : « Je suis convaincu, dit-il, qu'il y a dans cette Chambre une immense majorité pour se prononcer contre cette politique qui a occupé la presse et la tribune depuis tant de temps, et qui pèse sur ce pays comme un cauchemar qui doit cesser et disparaître. Voilà pourquoi j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre un amendement au premier paragraphe. » Ce défi ne fut pas relevé. On argua de la procédure, de l'étrangeté d'une motion rejetée par son propre auteur: bref on écarta l'amendement par la question préalable. Il est certain cependant que, si les partisans de l'intervention avaient cru pouvoir la faire accepter, l'un d'eux aurait repris l'amendement à son compte ou plutôt en aurait eu l'initiative.

Le débat roula donc uniquement sur le projet ministériel. Je m'appliquai à démontrer que l'occupation du canal, telle que nous l'avions conçue et stipulée vis-à-vis de nos alliés, resterait limitée à son objet et qu'elle ne risquait point de nous imposer, à un moment donné, des responsabilités imprévues. Le conflit avec les grandes puissances, insistais-je, n'est pas à craindre, car celles-ci ne se préoccupent que du règlement politique, auquel elles ne veulent pas rester étrangères, mais elles ne prennent point ombrage de la protection du canal, qui ne lèse aucun intérêt et au regard de laquelle chaque Etat conserve sa liberté d'action. J'en appelai enfin au sentiment chevaleresque toujours si vivace dans une Assemblée française : Allons-nous laisser notre amie, notre alliée, l'Angleterre, seule aux prises avec les difficultés de l'intervention, alors qu'elle nous demande de montrer notre drapeau à côté du sien sur le canal ? Elle ne réclame pas notre appui matériel; elle n'en a pas besoin pour vaincre la révolte. Elle réclame uniquement notre appui moral. Elle veut prouver à l'Europe qu'elle ne poursuit pas en Egypte un but égoïste, qu'elle agit au nom de la civilisation et de l'ordre, qu'elle représente l'intérêt de tous. Notre présence lui sert en quelque sorte de caution et prévient les défiances. Repousserons-nous la main qu'elle nous tend à cette heure décisive?

Cependant la Chambre demeurait insensible. Préoccupée des obscurités qui planaient encore sur la situation, grossissant, dans son patriotisme inquiet, les dangers que la cause de la paix pourrait courir, elle ne donnait pas aux choses leur vraie valeur et déformait à son insu le problème. L'inoffensive démarche à laquelle nous la conviions lui apparaissait comme le premier pas sur une pente où elle ne pourrait plus s'arrêter. Nous nous sommes toujours heurtés à cette interrogation tacite ou formulée : « Pouvez-vous nous donner la certitude que nous ne serons pas entraînés et qu'à un certain moment les puissances n'entreront pas en ligne? » Cette certitude nous l'avions, mais nous pouvions difficilement la communiquer, car elle était plutôt morale que matérielle; elle ne résultait pas d'un texte formel, elle ressortait d'un ensemble, d'une situation diplomatique sainement interprétée, à laquelle la preuve écrite manquait. Des auditeurs de sang-froid se seraient laissé convaincre : nous parlions dans une atmosphère enfiévrée, où la raison n'avait guère accès.

Rien ne saurait mieux donner l'idée de l'état d'âme de la Chambre que l'effet foudroyant produit par ces phrases de M. Clemenceau : « En vérité, il semble qu'il y ait quelque part une main fatale qui prépare une explosion terrible en Europe. Qui osera prendre ici la responsabilité de ce qui se prépare? Qui osera dire qu'au jour du règlement diplomatique de la question égyptienne, il vaut mieux pour la France être seule avec l'Angleterre en querelle contre l'Europe que d'être avec l'Europe tout entière revendiquant sa légitime part d'influence sur le territoire égyptien?... Messieurs, la conclusion de ce qui se passe en ce moment est celle-ci : l'Europe est couverte de soldats; tout le monde attend, toutes les puissances réservent leur liberté d'action pour l'avenir; réservez la liberté de la France. » Cette évocation, ces images eurent plus de prise sur l'Assemblée que les raisonnements les mieux déduits.

Beaucoup néanmoins hésitaient à renverser un ministère qui sur l'ensemble de la politique avait leur confiance. Mais, entendant répéter depuis des semaines que nous mettions la patrie en danger, ils crurent de leur devoir de nous sacrifier. On passa au vote. Nous fûmes battus, à mains levées, à une forte majorité. Alors, par une procédure, dont il existe, je crois, peu d'exemples, on recommença le vote, bien que le résultat eût été proclamé et acquis, et l'on recourut, cette fois, au scrutin public. Je n'étonnerai personne en disant que, notre défaite étant connue d'avance, le nombre de nos partisans n'augmenta pas à cette seconde épreuve. Aussi ne recueillîmes-nous que soixante-quinze suffrages. Dans cette faible minorité, j'eus la satisfaction de compter M. Ribot et M. Francis Charmes.
Le scrutin public avait, parait-il, été demandé sans que le Président s'en fut aperçu quand il provoqua le vote à mains levées

A l'issue de la séance, nous portâmes nos démissions au président de la République. Il approuva notre conduite : « Vous ne pouviez, dit-il, avoir une autre altitude. L'avenir vous donnera raison. » Puis il nous pria de continuer l'expédition des affaires jusqu'à la nomination de nos successeurs.

Le lendemain, 30 juillet, je reçus la visite du prince de Hohenlohe. Il venait m'annoncer que le cabinet de Berlin, se rangeant à mon point de vue, « était prêt, si je le désirais, à proposer une protection collective du canal dans la forme que je jugerais la plus praticable. » Cette communication justifiait entièrement la confiance que j'avais exprimée la veille sur les dispositions conciliantes des puissances. Si je l'avais reçue vingt-quatre heures plus tôt, j'aurais pu fournir à la Chambre cette preuve positive qu'elle réclamait et l'issue du débat eût été tout autre.
Un vulgaire incident de transmission télégraphique retarda la réception de la dépêche. Il avait fallu faire répéter certaines phrases, dont le déchiffrement était obscur. Sans cela, je l'aurais eue avant lu séance du 29. « Elle avait été, me dit le prince de Hohenlohe, expédiée dans ce but. »
Le 31 juillet et le 1er août me parvinrent les adhésions de l'Italie et de la Russie; la Turquie elle-même retirait ses objections. On voit combien j'étais fondé, le 27 juillet, après la lecture du rapport de la commission, à m'opposer à la discussion immédiate que demandaient nos adversaires. Mon seul tort fut de ne pas solliciter un délai plus long, qui m'aurait été facilement accordé. Muni de toutes ces adhésions, j'aurais triomphé des scrupules de la Chambre. Le drapeau de la France flotterait aujourd'hui en Egypte, à moins que l'Angleterre n'eût retiré le sien.

Occupant le ministère à titre intérimaire, je ne pus que prendre acte de ces réponses favorables et réserver les décisions de mon successeur. Celui-ci fut désigné seulement le 7 août. La dernière pièce intéressante qui me parvint est une note de Lord Lyons, du 5 août. Elle montre en quels termes amicaux nous étions restés avec l'Angleterre, malgré notre refus de participation : « A la suite des discussions qui ont eu lieu à la Chambre française samedi dernier (29 juillet), dit la note, et eu égard au désir du gouvernement de Sa Majesté d'agir cordialement avec le gouvernement de France, M. le contre-amiral Hoskins, à Port-Saïd, a été chargé de borner pour le moment ses opérations sur le canal de Suez au maintien du statu quo et à ne point débarquer, si ce n'est pour la protection des sujets britanniques ou dans le cas où l'on ferait une tentative quelconque pour bloquer le canal, tentative qu'il est chargé d'empêcher par la force. » Ainsi, en quittant le pouvoir, nous laissions l'alliance anglaise intacte et les puissances européennes en rapports confiants avec la France. Jamais vote parlementaire ne fut moins en harmonie que celui du 29 juillet avec l'état réel des affaires.

Le croirait-on ? Même dans ces conjonctures nouvelles, personne ne tenta d'instaurer dans le parlement une politique plus audacieuse que n'avait été la nôtre. C'était le cas cependant, pour les partisans de l'intervention totale, de dire à la Chambre : « La situation est éclaircie, les dangers sont écartés, procédons à la seule opération logique que la pusillanimité du cabinet précédent n'a pas permis d'entreprendre. » Il n'en fut rien. Nos successeurs n'essayèrent pas davantage de modifier le cours des choses. Le nouveau président du conseil, ministre des Affaires étrangères, ne crut même pas pouvoir acquiescer sans restriction au projet de protection collective du canal que l'Italie venait d'introduire : « Dans le cas, mandait-il le 12 août à M. de Noailles, où tous les autres représentants des puissances à la conférence adhéreraient à la proposition du comte Corti, vous êtes autorisé à donner également l'assentiment du gouvernement de la République. Vous déclarerez toutefois que la France réserve son entière liberté d'appréciation quant à l'exécution des mesures auxquelles elle peut être appelée à prendre part en vertu de cet arrangement. » Et en même temps il écrivait au ministre de la Marine que l'amiral Conrad ne devrait « accepter qu'ad référendum les propositions de règlement ou d'action commune qui pourraient lui être adressées ».

L'Angleterre accéléra ses préparatifs. N'étant plus retenue par ses accords avec la France, elle élargit son programme et se mit en devoir non seulement de protéger le canal, mais d'abattre la rébellion. Ses troupes débarquèrent à la fois à Suez et à Alexandrie. De ce dernier point le gros de l'année se dirigea vers le Caire. Les révoltés étaient faiblement retranchés à Tel-el-Kébir, dans le vague espoir de barrer la route. Le choc se produisit le 13 septembre au matin et fut de courte durée, grâce, a-t-on dit, à des intelligences nouées avec Arabi. Celui-ci, après avoir esquissé une résistance, donna le signal de la débandade. Les Anglais entrèrent en vainqueurs au Caire le 15 septembre. Les cabinets acceptèrent le fait accompli et se contentèrent des assurances fournies par Lord Granville sur le caractère essentiellement temporaire de l'occupation et sur le règlement final qui demeurait réservé à l'Europe. Dès ce jour les Anglais se trouvaient maîtres de l'Egypte et nous-mêmes en étions exclus.

Pourquoi les quatre puissances, qui s'étaient montrées si ombrageuses, quand la France et l'Angleterre paraissaient, le 7 janvier, vouloir intervenir en commun, ont-elles été si placides devant l'intervention de l'Angleterre seule ? Ici encore on a cru reconnaître le machiavélisme de M. de Bismarck, qui aurait espéré séparer ainsi sans rémission les deux nations occidentales. Elles se sont séparées, en effet; mais c'est en raison de fautes que M. de Bismarck ne pouvait prévoir. La première a été le refus du parlement français de concourir à la protection du canal de Suez. Les suivantes se sont accusées dans les relations directes entre les deux cabinets; l'attitude des quatre puissances n'y était pour rien. Si celles-ci ne se sont pas opposées aux opérations de l'Angleterre, c'est pour un autre motif : simplement parce qu'elles n'avaient pas le moyen de les empêcher. Les marines allemande, autrichienne, italienne existaient à peine ; la marine russe était relativement faible. L'Angleterre dominait les mers et pouvait envoyer des forces sur tel point du globe qu'il lui plaisait. Les conditions pour nous étaient très différentes. Une concentration de troupes en Alsace-Lorraine réagissait sur nos déterminations. Nous pouvions bien, par notre concours, accroître l'autorité morale de l'Angleterre, nous n'augmentions pas la liberté réelle de ses mouvements en Egypte. Lord Lyons voyait le côté vulnérable de notre situation. Un jour qu'il me proposait de passer outre aux protestations des puissances et de contracter, au besoin, une alliance offensive et défensive, je lui dis, montrant la frontière de l'est : « Et ceci, nous aiderez-vous à le garder? » — « Vous avez raison, répondit-il, je comprends votre altitude. » C'est la même pensée qui inspira les déclarations de M. Gladstone et de Lord Granville à la Chambre des communes.

Si je m'incline, en le déplorant, devant le sentiment de ceux qui, par une crainte exagérée de complications, ne voulaient d'intervention d'aucun genre, je ne réussis pas à pénétrer le calcul des partisans de l'intervention totale. Car de deux choses l'une : ou bien l'occupation du canal aurait été limitée aux fins pour lesquelles nous la proposions, et ils se seraient réjouis de penser que, du fait de notre présence sur le canal, la France aurait en mains, le jour du règlement des comptes, un gage inestimable ; ou bien cette occupation conduisait à l'intervention totale, comme on nous le prédisait, et alors ils auraient eu la satisfaction d'assister au triomphe pratique de leur propre politique. Dans l'un et l'autre cas leur refus des crédits ne s'explique guère.

L'un des plus clairvoyants d'entre eux, M. Allain Targé, qui n'avait pas coutume de déguiser son opinion et qui avait été membre du Grand Ministère, m'écrivit deux ans après :

Targé, le 22 novembre 1884.

« Mon cher président et ami,

« Je vous envoie tous mes compliments pour votre discours. Je l'ai lu dans ma retraite et j'ai été heureux de voir que vous aviez saisi cette occasion de vous expliquer sur une question où LES ÉVÉNEMENTS MALHEUREUSEMENT VOUS ONT DONNÉ TROP RAISON CONTRE NOUS. J'ai été satisfait d'ailleurs, non seulement à cause de ce que vous avez dit, mais parce que vous avez parlé : vous me comprenez. (Suivent des détails étrangers au sujet.)

« A vous de tout cœur.

« Allain Targé. »

Le discours auquel M. Allain Targé faisait allusion fut prononcé, le 20 novembre 1884, au cours d'une interpellation adressée par M. de Gavardie à M. Jules Ferry. Je reprenais, à cette occasion, ma thèse de 1882, alors qu'on nous reprochait notre timidité. Une distinction fondamentale, répétai-je au Sénat, doit être observée entre l'Egypte administrative ou financière et l'Egypte politique ou militaire. Des conventions nous lient à la première, nous avons devant nous un Etat véritablement autonome qui est en mesure de traiter. Quant à la seconde, nous ne pouvons oublier qu'elle est partie intégrante de l'empire ottoman et que, dès lors, si l'on pénètre sur son sol les armes à la main, on rouvre, qu'on le veuille ou non, la question d'Orient. « Une telle intervention militaire, insistai-je, est du ressort international et c'est avec infiniment de raison, suivant moi, que M. le président du conseil (M. Jules Ferry) disait, en juillet dernier, à la Chambre des députés, en présentant le projet de conférence avec l'Angleterre, et qu'il rappelait tout à l'heure que la situation de l'Egypte est une situation internationale qui ne peut être réglée que par des arrangements internationaux. » J'ajoutai que personne en 1882 n'avait proposé une intervention armée en dehors du concert européen. On blâmait notre politique, sans en proposer aucune autre. Historiquement et diplomatiquement, la seule action qui nous fût alors loisible était l'action sur le canal de Suez. « Il y avait là un terrain neutre et ouvert à tous, sur lequel chaque puissance avait le droit de pénétrer, non pour y guerroyer, mais pour y protéger la sécurité de ses nationaux. » Le vote de la Chambre, résultat de la méconnaissance de ces vrais principes, « nous avait fait perdre, au point de vue politique, le terrain que nous avions conquis ». Le Sénat accueillit ces explications avec faveur. Quant au chef du gouvernement, qui avait défendu cette même politique avec moi, deux ans auparavant, il prouva, par son silence, que le cabinet actuel n'avait rien à y reprendre. La force de cette doctrine est telle qu'encore aujourd'hui, malgré trente ans d'occupation effective, l'Angleterre s'abstient de proclamer son protectorat officiel sur l'Egypte.

Après sa chute, M. Gambetta se montra fort affecté du tour que prenait la politique française. Placé au point de vue de la note du 7 janvier 1882 et n'ayant pas assisté aux incidents diplomatiques qui marquaient l'impossibilité d'en poursuivre l'application, il attribuait à la pusillanimité du cabinet une conduite qui n'était due qu'à l'élémentaire prudence. En ma qualité de président du conseil, préposé aux Affaires étrangères, j'en portais particulièrement, à ses yeux, la responsabilité. Croyant les autres ministres mal informés, il fit plusieurs tentatives auprès du général Billot, de M. Léon Say et surtout auprès de M. Jules Ferry pour les éclairer et modifier l'orientation de leur esprit. Il put constater que ses avertissements, écoutés avec la déférence qu'on lui devait, ne produisaient pas l'effet attendu. Mes collègues, tenus au courant de tous les détails des négociations, étaient en complète communauté de vues avec moi. Pour qui connaît l'ardent patriotisme qui animait M. Gambetta et l'influence que, d'un mot, il exerçait d'ordinaire sur les ministres, son irritation paraîtra naturelle. Il ne s'expliquait pas ce dédain subit de ses avis, toujours si haut prisés, ni l'oubli où semblaient être tombées les recommandations qu'il m'avait adressées en me transmettant le service.

La santé de M. Gambetta s'altérait. Quand il venait à la Chambre, on ne s'apercevait que trop des ravages qu'accomplissait la maladie. Un esprit de cette trempe ne perd pas facilement sa force et son éclat. Je suis porté à croire cependant qu'il n'avait plus la même sérénité ni la même équité de jugement. Il se laissait impressionner par les bruits qu'on lui rapportait. Concevrait-on autrement qu'il ait pu un seul instant admettre l'idée qu'à la politique du ministère se mêlait quelque désir de faire échec à la sienne, de l'amoindrir au regard de l'opinion? Comme si les intérêts en jeu se prêtaient à de pareils calculs, qu'excluaient en tout cas les sentiments que je lui gardais !

L'amertume de M. Gambetta à mon sujet allait croissant. J'en avais la preuve dans les attaques dont j'étais l'objet de la part de ses amis, au parlement et dans la presse. Il la manifesta lui-même dans le dernier discours qu'il prononça à la Chambre, peu de jours avant ma chute. Surmontant son mal, il éblouit une dernière fois l'auditoire. Le ton méprisant, avec lequel il accordait au gouvernement les subsides demandés, ne montrait que trop ses sentiments intimes. Ce fut une des plus dures épreuves de ma carrière parlementaire, je crus un instant que je ne pourrais monter à la tribune pour répondre.

Deux mois après ma démission, en octobre 1882, je rencontrai son ancien ministre de la Marine, le capitaine de vaisseau Gougeard, qui fumait philosophiquement son cigare, avenue Henri-Martin. Comme s'il devinait ma pensée secrète : « Vous ne pouvez, dit-il, Gambetta et vous, rester séparés. En définitive, il n'existe entre vous qu'une divergence politique. Il faut absolument que vous vous revoyiez. Voulez-vous que je m'y emploie? » — « Vous allez au-devant de mes désirs, répondis-je, cette séparation me pèse énormément. » — « C'est entendu, reprit-il, j'en parlerai à Gambetta. Aussitôt qu'il rentrera de Ville-d'Avray, je vous préviendrai. » Quelques jours s'écoulèrent; il m'écrivit : « Le retour de Gambetta est retardé, il est souffrant. Mais je ne perds pas de vue ce dont nous avons parlé. Ce sera très facile. » Ces derniers mots me comblèrent de joie... Hélas ! M. Gambetta ne devait pas rentrer à Paris.

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