SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE VIII
MORT DE GAMBETTA. — MANIFESTATIONS MONARCHIQUES. — L'EXPANSION COLONIALE.

Mon successeur ne fut pas immédiatement désigné. Le choix de M. Grévy se trouvait très limité dans cette circonstance. Il ne pouvait s'adresser aux partisans de l'intervention totale, notoirement en minorité dans la Chambre. Mes collègues, Jules Ferry, Léon Say, Goblet, se récusaient; je ne crois pas d'ailleurs que M. Grévy ait fait d'offre à aucun d'eux : il estimait que la communauté d'opinion avait été telle dans le cabinet qu'elle excluait la faculté d'y chercher le nouveau président du conseil. M. Clemenceau, véritable héros de la crise, lui paraissait trop radical. Je lui proposai alors M. Duclerc, l'ancien ministre des Finances de 1848.

Ce nom l'étonna d'abord ; à la réflexion il l'accepta. M. Duclerc n'était pas, à proprement parler, un homme de tribune. Son esprit froid et circonspect s'accommodait mal de l'improvisation. Mais, dans l'état actuel des affaires, de grandes luttes oratoires n'étaient pas à prévoir. Des déclarations fermes, précises et concises suffiraient. Or M. Duclerc excellait à les formuler. Ses connaissances étaient solides et variées. Son maintien grave et digne devait plaire aux diplomates. Il ne dirait pas un mot de trop ni un mot mal approprié. Sa présidence au compte de liquidation de la guerre et à la commission de vérification de la Caisse des Dépôts lui créait un renom d'exactitude et de vigilance. Les Chambres écoutaient avec déférence ses rapports périodiques. Il était à la fois l'ami de M. Gambetta et le mien. Il entretenait des relations cordiales avec une grande partie du personnel politique et je ne lui connaissais pas d'adversaire, sauf peut-être M. Barthélémy-Saint-Hilaire, avec lequel il s'était autrefois heurté. Il marquerait une étape de calme, à la suite des ministères orageux du 14 novembre et du 30 janvier. M. Grévy m'autorisa à sonder ses dispositions. Après quelques hésitations, que je levai par mon affectueuse insistance et par une analyse rassurante de la situation, il consentit à assumer le mandat.

Il conserva les éléments non politiques de mon cabinet et se sépara de ceux qui pouvaient le solidariser avec le passé. Il importait en effet qu'il se présentât au parlement sans arrière-pensée, comme acceptant pleinement les conséquences du vote qui venait de prononcer notre abstention en Egypte. Quelle que fût son opinion personnelle à cet égard, il ne pouvait que s'incliner devant le fait accompli.

Le Journal officiel du 8 août publia la composition de son ministère, dont les éléments nouveaux les plus saillants étaient M. Fallières à l'Intérieur et M. Paul Devès à la Justice. Le même jour il lut une brève déclaration, qui finissait par ces mois : « Nous travaillerons à rapprocher et à concilier les diverses fractions de la majorité républicaine. Et si, avec votre aide, nous pouvons atteindre ce patriotique résultat, nous croirons avoir accompli l'œuvre qui, dans les circonstances actuelles, importe le plus aux intérêts communs des Chambres, de la République, de la France. » La vue de M. Duclerc était juste. Le premier soin devait être d'approprier, de niveler le terrain, bouleversé par deux secousses consécutives, et de créer avec des éléments épars une fondation solide sur laquelle le nouveau gouvernement pût s'appuyer. M. Duclerc reprenait la même idée le 9 novembre, à l'ouverture de la session extraordinaire : « Nous vous demanderons respectueusement d'écarter de vos discussions immédiates les questions qui sont de nature à ne pas permettre, en ce moment, l'accord des esprits et des volontés, en termes plus précis, la formation d'une majorité au gouvernement. »

Ces adjurations n'empêchèrent pas le parti avancé d'évoquer, peu de jours après, une des questions les plus propres à faire éclater les divisions : la suppression de l'ambassade du Vatican, préface de la Séparation des Eglises et de l'État. M. Duclerc s'en expliqua fermement à la Chambre, le 20 novembre et, le 30, M. Fallières se prononça avec non moins de vigueur devant le Sénat : « Le gouvernement, dit-il, a déjà déclaré dans une autre enceinte — et il n'est pas nécessaire de reproduire ici ses affirmations — qu'il entendait se tenir résolument sur le terrain concordataire et qu'il combattrait, où qu'elle se produisît, toute proposition tendant à la séparation de l'Eglise et de l'État ou à la suppression du budget des cultes. » Les ministres tiendront longtemps encore le même langage. Mais le ressentiment qui survivait chez les catholiques à l'exécution des décrets de 1880 poussera le clergé à des imprudences qui rapprocheront le jour de la séparation. A l'extérieur, M. Duclerc prenait nettement position. Vis-à-vis de l'Angleterre il eut une attitude très digne, un peu raide peut-être, qui ne faisait pas suffisamment la part des conditions désavantageuses dans lesquelles nous nous étions placés par notre refus de concours en Egypte. Il crut pouvoir obtenir des vainqueurs d'Arabi le maintien des situations existant avant l'intervention. Il se heurta à des refus polis qui l'amenèrent à prononcer la phrase tant goûtée des Chambres : « La France reprend sa liberté d'action ». Liberté d' « inaction » eût été un terme plus exact, car, après le vote du 29 juillet, nous n'avions aucun moyen de forcer l'Angleterre à s'accorder avec nous. Celle-ci se borna à enregistrer notre déclaration académique et s'installa sur les bords du Nil à sa convenance. M. de Bismarck se félicita d'un résultat qu'il n'avait sans doute pas cherché et qui favorisait ses plans de domination : les deux puissances occidentales étaient désormais séparées pour une longue suite d'années.

L'absence de M. Gambetta, les bruits qui couraient sur sa maladie jetaient dans les esprits une vague inquiétude. Le 27 novembre, on apprit dans la soirée qu'il venait de se blesser à la main en déchargeant un pistolet. Mille hypothèses furent lancées sur les causes de cet accident. On se refusait à croire à un événement aussi simple. Par malheur, cette blessure légère condamna M. Gambetta à l'immobilité, et cette immobilité donna un nouvel essor à sa maladie intestinale. « Une opération aurait pu le sauver, m'a dit le Dr Lannelongue : mais le cas était encore peu connu et l'on n'osa pas procéder sur lui comme on eût fait sur un simple citoyen. » Le 1er janvier 1883, à six heures du matin, l'Elysée m'informa que M. Gambetta était mort quelques instants avant minuit. Ainsi se vérifiait le pressentiment qu'il avait eu, paraît-il, de ne pas voir la nouvelle année. Je m'habillai précipitamment, je sautai dans une voiture et courus à Ville-d'Avray.

Déjà une assistance nombreuse et émue se pressait dans la petite cour et le vestibule. Au pied de l'étroit escalier conduisant au premier étage, MM. Joseph Arnaud et Sandrique recevaient les visiteurs et ne les laissaient monter qu'un à un pour ne pas encombrer la chambré mortuaire. Dès qu'ils me virent, ils me serrèrent les mains en retenant leurs sanglots et me firent passer immédiatement. Je trouvai groupés, à quelque distance du lit, des intimes de la maison. MM. Spuller. Joseph Reinach, Ranc, Péphau, Dr Fieuzal, Etienne, quelques autres, parmi lesquels, je crois. MM. Steenackers et Thomson. Je contemplai longuement le visage de M. Gambetta. Son masque, aminci et pâli par la maladie. rappelait étrangement celui que je voyais à Tours, aux premiers jours de la Défense nationale. Cette évocation d'un passé terrible, jointe à la douloureuse réalité que j'avais sous les yeux, provoqua en moi une émotion intense, que j'eus beaucoup de peine à contenir. Je m'éloignai rapidement et repris le chemin de Paris. Durant tout le trajet, une pensée m'obsédait : « Il est mort sans que je l'aie revu ! » Ah ! que n'eussé-je pas donné pour que l'amicale intention de Gougeard se fût réalisée ! Nous aurions parlé et le nuage amené par la politique se serait dissipé, car, chez lui connue chez moi, l'affection, j'en suis sûr, subsistait toujours.

Son cercueil resta exposé dans le grand salon de la Présidence, au Palais-Bourbon. Ses obsèques, le 6 janvier, furent incomparables de gravité recueillie. Le peuple de Paris lui fit un cortège magnifique. Qu'elles étaient loin, à ce moment, les passions qui avaient assombri les dernières années de sa vie !

Ceux mêmes qui hier encore cherchaient à empêcher son retour au pouvoir ne pensaient plus à cette heure qu'au rôle glorieux qu'il avait rempli. Il laissait un vide immense, plus grand qu'on ne se le figurait. Les événements n'allaient pas tarder à en montrer l'étendue.

La scission des républicains s'accentuait, sans qu'une main assez forte pût désormais les retenir. Celui qui avait fait reculer les adversaires du régime n'était plus là pour déjouer leurs entreprises. Ils crurent pouvoir impunément renouveler les assauts contre la République. Tentatives d'ailleurs condamnées à l'insuccès, mais qui, par l'ébranlement qu'elles causaient, nuisirent au pays pendant plus de six années. Dans le parlement les yeux se tournaient vers la place inoccupée du grand tribun. Le secours attendu ne venait pas et chacun se demandait avec angoisse s'il serait possible d'y suppléer.

Le 16 janvier 1883, les Parisiens lurent avec stupéfaction, affiché sur les murs, un manifeste du prince Napoléon (Jérôme), dont le texte paraissait en même temps dans un journal du parti. Cet écrit avait pour but à la fois d'affirmer les droits impériaux du prince à l'encontre de son fils Victor — pris pour chef par une fraction des bonapartistes — et de dénoncer les fautes et l'incapacité du gouvernement républicain, dont il prophétisait la fin prochaine. La surprise dépassa l'indignation. Qu'est-ce qui avait pu déterminer cette provocation audacieuse ? Le ministère de M. Duclerc n'hésita pas, il lit appréhender le signataire. Le même jour, à la Chambre, M. Cunéo d'Ornano interpella le garde des sceaux sur cette arrestation, qualifiée par lui d'illégale. M. Devès n'eut pas de peine à la justifier et la conduite du gouvernement fut approuvée à plus de trois cents voix de majorité.

L'acte du prince Napoléon n'avait pas, en soi, une grande importance. Mais il était symptomatique. Il révélait un regain de confiance chez les ennemis du régime. Aussi l'émotion devait-elle survivre à l'incident. M. Floquet, estimant non sans raison qu'un vote de confiance ne suffisait pas pour protéger la République, présenta une motion tendant à interdire « le terrritoire de la France, de l'Algérie et des Colonies à tous les membres des familles qui ont régné en France ». Telle fut l'origine des mesures prises ou tentées contre les princes et qui aboutirent, en 1886, à leur expulsion partielle. Le 20 janvier, MM. Lockroy et Ballue demandèrent la révision des grades accordés aux ducs d'Alençon, de Penthièvre et de Chartres, ainsi que la radiation des princes nommés en vertu d'ordonnances royales. L'urgence de ces diverses propositions fut votée à une grosse majorité. Le gouvernement, de son côté, par l'organe du ministre de l'Intérieur, déposa un projet dont l'article premier stipulait qu'un « décret du président de la République, rendu en conseil des ministres, pourrait enjoindre à tout membre d'une famille ayant régné en France, et dont la présence serait de nature à compromettre la sûreté de l'Etat, de sortir immédiatement du territoire de la République ». Enfin le garde des sceaux présenta un projet modifiant la loi sur la presse et disant en son article premier : « Quiconque, par l'un des moyens prévus par l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881, aura commis un outrage au président de la République, sera puni d'un emprisonnement d'un à deux ans. » La multiplicité de ces initiatives trahit des craintes qu'on n'avait pas connues depuis le Seize-Mai. Il est impossible de ne pas remarquer que cette situation se révélait deux ou trois semaines après la mort de M. Gambetta.


Robert d'Orléans, duc de Chartres (1840-1910)

Le 27 janvier, la Chambre fut saisie du rapport de M. Joseph Fabre sur les deux projets du gouvernement et sur les propositions de M. Floquet et de M. Lockroy. Il concluait au vote des dispositions suivantes : 1° « Les membres des .familles ayant régné sur la France ne pourront remplir aucun mandat électif »; 2° « Un décret du président de la République, rendu en conseil des ministres, pourra enjoindre... (comme dans le projet du gouvernement) ». Nous entrons ici dans une série de coups de théâtre des plus singuliers. Chaque séance parlementaire engendrait une indicible émotion et c'est à peine si le sang-froid des représentants de la nation se montrait à la hauteur des circonstances. On put croire un moment le régime sérieusement menacé. Le 29 janvier, à l'heure où la discussion du rapport Fabre allait commencer, M. Fallières déclara qu'un dissentiment s'étant élevé, dans le conseil, sur la question à l'ordre du jour, le cabinet Duclerc avait donné sa démission. Trois ministres, ceux des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Marine, s'étaient définitivement retirés. Les autres demeuraient à leur poste. Lui-même, Fallières, était investi de la présidence du conseil. Il avait été impossible, en quelques heures, de compléter le cabinet : tel quel, il soutiendrait la discussion. Celle-ci s'ouvrit dans ces conditions insolites. M. Ribot combattit les conclusions du rapport Fabre et, incidemment, prononça ces paroles, évocatrices du grand citoyen disparu : « Nous avons conduit, il y a quelques semaines, les funérailles d'un homme qui avait au milieu de nous une situation que je n'ai pas besoin de rappeler ni de définir. M. Gambetta contenait une partie de cette Chambre, en même temps que, quelquefois, il en stimulait et entraînait une autre partie... Lui disparu et ce grand vide s'étant fait dans le parlement, la question qui se pose aujourd'hui pour le pays comme pour nous, c'est de savoir ce que sera le gouvernement de la République. » M. Ribot trouvait la loi inutile; l'initiative gouvernementale ratifiée par un bill d'indemnité des deux Chambres suffisait : l'exemple de M. Thiers sous l'Assemblée nationale était là pour le prouver. M. Léon Renault parla aussi « de la disparition du grand patriote qui tenait dans un équilibre si exact les forces et les fractions diverses du parti républicain ». M. Fallières monta à la tribune pour réfuter la théorie de M. Ribot. Mais bientôt il succombait à la fatigue. La séance, suspendue à quatre heures et demie, ne put être reprise.

Le 1er février la discussion se rouvrit. M. Fallières se fit excuser de ne pouvoir venir à la Chambre, et son sous-secrétaire d'État, M. Develle, donna lecture des observations qu'il aurait présentées lui-même si sa santé le lui avait permis. La loi passa à deux cents voix de majorité, et la séance fut levée à minuit. M. Dévès exerça l'intérim de M. Fallières dans la suite de la discussion, tant au Sénat qu'à la Chambre. Le trouble des esprits était tel qu'il parut impossible de constituer un cabinet; cette situation anormale se prolongea jusqu'au 22 février. Le Sénat saisi de la loi se débattit dans l'impuissance. Le rapporteur M. Allou concluait au rejet: « Nous avons trouvé qu'il y avait quelque chose de plus grave que la proposition elle-même, c'était l'esprit qui semblait l'avoir inspirée. » La discussion occupa les journées des 10 et 12 février, et, malgré les efforts du président du conseil intérimaire, la loi se trouva tellement compromise, que, pour ne pas tout perdre, le gouvernement crut devoir accepter un amendement adouci de M. Barbey, qui fut repoussé par 148 voix contre 132. Une disposition plus édulcorée encore de MM. Léon Say et Waddington réunit enfin une majorité. Elle portait : « Tout membre d'une famille ayant régné en France, qui ferait publiquement un acte de prétendant ou une manifestation ayant pour but d'attenter à la sûreté de l'Etat, sera puni de bannissement. » La Chambre ne la ratifia pas et y substitua, le 15 février, l'amendement Barbey. Celui-ci fut, pour la seconde fois, rejeté par le Sénat, à la majorité de cinq voix, en sorte que tant d'efforts aboutirent au néant.

M. Grévy jugea expédient de ne pas prolonger la situation provisoire à laquelle M. Fallières et M. Devès s'étaient prêtés avec abnégation. Il consentit à les relever de leur faction et me demanda de constituer un cabinet. Je lui démontrai que je ne pourrais pas trouver une majorité à la Chambre. L'affaire d'Egypte était trop récente; j'aurais contre moi la plupart des anciens amis de M. Gambetta, l'extrême gauche et la droite, professionnellement opposée à tout ministère. Je lui conseillai d'appeler M. Jules Ferry, moins engagé que moi sur la question égyptienne et qui, je le croyais, avait fait sa paix avec l'Union républicaine. M. Grévy ne se rendit pas tout d'abord à mes raisons. Devant son insistance, je dus consentir à consulter quelques hommes politiques, certain d'avance de leur réponse. Je m'adressai à M. Léon Say et à M. Goblet, qui me semblaient les mieux qualifiés, l'un au Sénat, l'autre à la Chambre, pour me renseigner. Ils confirmèrent mes impressions, en témoignant le désir de rester en dehors de toute combinaison. M. Grévy se décida alors à mander M. Jules Ferry.

Celui-ci put présenter aux Chambres, le 22 lévrier, un ministère ainsi composé : Présidence du conseil et Instruction publique, M. Jules Ferry; Justice, M. Martin Feuillée; Affaires étrangères. M. Challemel Lacour; Intérieur et Cultes. M. Waldeck-Rousseau; Finances, M. Tirard; Guerre, général Thibaudin; Marine et Colonies. M. Charles Brun; Travaux publics, M. Raynal; Commerce, M. Hérisson; Agriculture, M. Méline; Postes et Télégraphes, M. Cochery. La collaboration de MM. Challemel Lacour, Waldeck-Rousseau, Martin Feuillée, Raynal montrait surabondamment que M. Jules Ferry s'était réconcilié avec les amis de M. Gambetta. Dès lors, il pouvait gouverner. Le passage suivant de sa déclaration, relatif à la question brûlante, celle des prétendants, fut très remarqué : « Le ministère usera, le cas échéant, du droit supérieur qu'a tout gouvernement de se défendre. » C'était la thèse que la Chambre avait écartée un mois auparavant. Elle l'acceptait aujourd'hui, à défaut d'une loi que le Sénat repoussait. Après de courtes explications, elle accorda un vote de confiance au cabinet, par deux cents voix de majorité.

L'entente qui venait de s'opérer entre les deux groupes de l'Union républicaine et de la gauche modérée permettait d'entrevoir une ère de stabilité relative. Les qualités de fermeté et de ténacité dont M. Jules Ferry avait fait preuve dans son précédent ministère étaient de surs garants qu'il saurait tenir tête aux entreprises des partis hostiles. Travailleur infatigable, ordonné, méthodique, il donnerait un aliment à l'activité des deux Chambres. Les bons citoyens étaient par là même incités à se grouper autour de lui. J'étais décidé, pour ma part, à faciliter sa tache et à lui procurer, autant qu'il dépendrait de moi, le concours de mes amis. J'avais conservé les sympathies du parti radical, qui précisément lui manquaient pour diverses raisons. Son langage parfois rude et cassant paraissait être celui d'un homme plus dévoué au principe d'autorité qu'aux libertés publiques. Quelques mots malheureux, échappés à l'énervement produit par d'injustes attaques, donnaient à supposer qu'il répugnait aux réformes, après les avoir réclamées dans sa jeunesse avec une ardeur peu commune. On ne saurait imaginer combien d'inimitiés lui avait values cette courte phrase : « Le péril est à gauche. »
Ces mots, si je m'en rapporte à certains auditeurs, amis de M. Jules Ferry, ont été prononcés au Havre, le 14 octobre 1883. Ils ne figurent pas dans le texte officiel de son discours, mais ils ont été relevés par les journaux de l'époque. Au surplus, ils condensaient, visiblement, la pensée émise dans cette phrase, qui n'est pas contestée : « Quelle conduite faut-il tenir en présence de ces tendances (d'extrême gauche) qui constituent assurément pour la République un péril et, j'ose le dire, le plus grand, le seul péril du moment; car le péril monarchique n'existe plus? » On conçoit le grief conservé par les radicaux avancés qui ne se résignaient pas à être ainsi dénoncés au pays.

Pour un peu, on aurait représenté M. Ferry comme un réactionnaire, tandis que son libéralisme ne pouvait faire doute. Mais, sorti des rangs de la gauche modérée, il se ressentait de ses origines, et son alliance récente avec les amis de Gambetta ne suffisait pas à le cautionner auprès de tous les radicaux. Des hommes comme MM. Brisson, Floquet, Goblet votaient souvent contre lui. Hautement imbu de l'esprit de gouvernement, il stigmatisait trop volontiers les exagérations qui pouvaient, à son avis, compromettre la chose publique. Il entretenait ainsi des préventions qui ont singulièrement compliqué sa tâche et auxquelles il a dû en 1889 l'interruption de sa carrière politique.

Par la forte empreinte qu'il a donnée à son administration, M. Jules Ferry personnifie la période qui s'est écoulée du 22 février 1883 au 30 mars 1885. Il a la responsabilité plus ou moins directe de la plupart des événements qui l'ont remplie. Aussi, quand l'heure des déceptions est venue, l'a-t-on rabaissé violemment, après l'avoir exalté outre mesure. L'histoire, plus calme et plus impartiale que l'opinion du moment, a donné à M. Ferry sa vraie place. Il demeure comme un esprit puissant, un caractère droit, un patriote courageux, un ministre bien intentionné, auquel il a manqué, en certains cas, la mesure et l'exacte pondération, si nécessaires au succès des entreprises de longue haleine. Ses fautes, souvent, tiennent moins à lui qu'aux conditions parlementaires avec lesquelles il était obligé de compter. Plus d'une fois l'exécution a été viciée par les entraves qu'apportait la Chambre. Son nom, en dépit de certains mécomptes, reste glorieusement attaché à la politique coloniale de cette époque. Bien que son rôle y soit moins incontesté qu'en matière d'enseignement, il en a retiré un lustre qui lui vaut une place éminente parmi les hommes d'Etat de la troisième République.

L'œuvre coloniale de M. Jules Ferry, je précise : la conquête du Tonkin et les expéditions qui ont préparé le protectorat de Madagascar, ne présentent pas, comme les lois sur l'instruction primaire, les caractères d'un plan savamment mûri et résolument exécuté. Le début en a été timide, incertain. L'auteur paraît avoir été entraîné par les événements plus qu'il ne les a conduits. On peut même se demander s'il avait prévu l'extension que recevraient ses desseins et s'il n'a pas été un peu conquérant malgré lui. En ce qui concerne, par exemple, le Tonkin, objet principal de son activité, il ne laisse percer, à aucun moment, la pensée de fonder un empire asiatique; son ministre des Affaires étrangères dit même expressément le contraire. A considérer ses demandes successives de crédits, il semble bien qu'il ne se soit pas assigné dès l'abord le but auquel il est parvenu ou tout au moins qu'il n'ait pas mesuré les obstacles qu'il aurait à surmonter. Leur simple énumération justifie une semblable interprétation.

En vingt-deux mois, de mai 1883 à mars 1885, on en compte neuf, savoir : cinq millions trois cent mille francs; neuf millions; vingt millions; trente-huit millions trois cent soixante-trois mille francs; dix millions huit cent onze mille francs; trois millions quatre cent soixante mille francs; dix-huit cent soixante-quinze mille francs; quarante-trois millions quatre cent vingt-deux mille francs et enfin, le jour de la chute du cabinet, deux cents millions : en tout, près de trois cent quarante millions. Ces chiffres sont le reflet des tâtonnements qui ont marqué l'entreprise et qui s'accusent dans maints discours ministériels. De là, le reproche de procéder « par petits paquets ». fréquemment adressé au gouvernement, et le reproche plus grave d'avoir voulu « tromper» les Chambres. Non, M. Jules Ferry n'a pas voulu « tromper » les Chambres. Il s'est trompé lui-même de bonne foi et leur a fait partager son erreur. S'il a procédé « par petits paquets », c'est parce que, mal renseigné sur la force de l'ennemi ou sur la situation diplomatique, il les jugeait suffisants. De là nombre d'affirmations sincères, démenties par l'événement. Ce fut un des griefs les plus durement exploités contre lui. S'il eut des torts, il eut aussi ce mérite rare : une fois engagé, de ne jamais reciller, et de soutenir constamment le moral de ses collaborateurs. Si bien qu'une opération mal calculée lui a permis de créer un vaste établissement, que personne aujourd'hui ne voudrait abandonner.

L'expédition de Madagascar suggère des réflexions analogues. Commencée pour assurer le respect d'un traité obscur et quelque peu oublié du second Empire, elle s'est terminée par un véritable protectorat, suivi, dix ans plus tard, de la conquête effective, à laquelle nous ont contraints les provocations des Hovas. Comme pour le Tonkin, mais dans des proportions moindres, les dépenses se sont échelonnées sans ordre apparent. Bien que les profits de cette nouvelle colonie ne soient pas encore palpables, le sentiment public lui est favorable. En la préparant, M. Jules Ferry n'est pas allé à l'encontre de ses concitoyens, loin de là. Il a répondu au vœu de l'opinion. l'histoire, la tradition et beaucoup d'imagination avaient créé entre Madagascar et nous de tels liens qu'aucun homme d'Etat ne pouvait les négliger. Au surplus, l'unanimité rencontrée dans le parlement par M. Ferry chaque fois qu'il a manifesté l'intention de soutenir « nos droits », prouve qu'il voyait juste et sans doute il n'eût pas encouru les reproches d'imprudence ou de témérité à Madagascar, si cette dernière entreprise n'avait pas coïncidé avec celle du Tonkin, alors beaucoup moins populaire.

On doit louer M. Jules Ferry d'avoir compris combien la France souffrait de la perte de son domaine colonial. L'acquisition de l'Algérie et même de la Tunisie ne faisait pas taire les regrets causés par l'abandon, au dix-huitième siècle, de tant de belles possessions en Asie et en Amérique. Les regrets étaient devenus plus cuisants à la suite de la guerre malheureuse de 1870. La France se voyait diminuée dans ses territoires et dans sa gloire. A défaut de revanche directe, elle voulait au moins déployer ses armes, montrer qu'elles avaient conservé leur force. Elle cherchait au loin des compensations, n'en pouvant trouver auprès d'elle. Il était inévitable qu'elle se portât un jour sur d'autres parties du monde, imitant d'ailleurs en cela la plupart des grandes nations européennes. M. Jules Ferry s'est rendu compte de cet état d'esprit et, sans avoir positivement prémédité une œuvre coloniale, il a profilé des occasions qui se sont offertes de la réaliser. Le mouvement n'était pas factice, car le branle donné par lui ne s'est plus arrêté. A l'épopée asiatique a succédé l'épopée africaine. Après l'Annam et le Tonkin, la France a dépensé ses efforts au Soudan, au Congo, au Dahomey. Aujourd'hui, comme si ces immenses territoires ne suffisaient pas à son activité, elle déborde sur le Maroc, malgré les difficultés, les dangers même qu'elle n'ignore pas. M. Jules Ferry aura donc eu cette fortune que, en dépit de nombreuses fautes d'exécution, il restera dans l'histoire comme l'initiateur de notre expansion coloniale au vingtième siècle.

Le ministère Ferry offre une autre particularité : celle de symboliser la survivance politique de M. Gambetta, si l'on peut ainsi parler. Il semblait qu'après sa chute retentissante, ses derniers mois de maladie et d'isolement, le grand tribun resterait dans la mémoire des hommes comme une figure historique et que son influence sur les événements ne serait plus sensible.

Or Gambetta mort, un parti compact et fidèle, gardien jaloux de sa méthode, lui a succédé. Ce parti a tenu à honneur d'obéir à son mot d'ordre et de prolonger son action. Il a cherché un chef autour duquel il put se serrer et qui se présentat aux républicains comme son continuateur direct. M. Jules Ferry a été ce chef. Il n'avait peut-être pas rêvé ce rôle au début de sa carrière, car il s'inspirait alors de Jules Simon et prenait à la Chambre le commandement d'un groupe nettement séparé, parfois antagoniste de l'Union républicaine. Mais déjà, pendant mon ministère de 1882, il se rapprochait volontiers des amis de Gambetta et s'appliquait à ne les point heurter. Il avait ainsi dissipé les défiances que ceux-ci nourrissaient contre lui. Le jour où le grand citoyen est descendu dans la tombe,M. Ferry n'a pas eu de peine à se faire reconnaître pour son successeur. Il est juste de dire qu'il n'a pas trahi la confiance de ses nouveaux partisans. Ses méthodes de gouvernement, ses vues se sont inspirées de celles de Gambetta. Il a choisi les mêmes collaborateurs, il a cultivé les mêmes amitiés, il a professé les mêmes doctrines, avec moins de propension toutefois aux réformes.

Lorsque M. Ferry a quitté le pouvoir, aux premiers jours d'avril 1885, ceux qu'on nommait les « gambettistes » se sont sentis encore en mesure d'imposer leur politique et leurs préférences. Habileté consommée de leur part : de même qu'ils s'étaient retrouvés après la mort de Gambetta, ils se sont retrouvés après la chute de M. Jules Ferry. Leur discipline et l'invocation constante de leur premier maître les ont préservés d'une dispersion qui paraissait inévitable. Aujourd'hui, trente ans après la disparition de l'illustre orateur, ce groupe exerce une action décisive sur la marche des affaires. Ses représentants qualifiés occupent les principales charges de l'État. Grâce à sa cohésion, il a résisté aux assauts répétés de la fraction radicale, devenue très puissante. Il a fait mieux : il s'est à moitié transformé, de façon à absorber une partie des forces de cette fraction, à contracter alliance avec le surplus, ne laissant en dehors que ce qui ne pouvait réellement pas être assimilé en raison d'une antinomie de principe. De sorte que sous des dénominations différentes il est demeuré le grand moteur de la République.

Fidèle aux promesses contenues dans sa déclaration, le cabinet Ferry, dès son installation, usa des droits que lui conféraient les lois existantes pour donner aux républicains une satisfaction partielle, en ce qui concernait les prétendants et leurs familles. Par un décret du 25 février 1883, basé sur les lois des 19 mai 1834, 4 août 1839 et 13 mai 1875, le duc d'Aumale, général de division, le duc de Chartres, colonel du 12e chasseurs, et le duc d'Alençon, capitaine au 12e d'artillerie, furent mis en non-activité par retrait d'emploi. Cette satisfaction obtenue, la Chambre, ainsi qu'on le constate souvent dans l'histoire parlementaire, parut oublier la question qui l'avait si fort passionnée quelques semaines auparavant et se tourna vers d'autres objets. L'un d'eux surtout réclamait l'attention. La crise financière de 1882 — dont le krach de l'Union Générale avait été le point de départ — continuait à produire ses effets. Les emprunts d'État se présentaient dans de très mauvaises conditions et l'exécution de mon programme de travaux publics menaçait d'être suspendue ou ralentie. Le ministère, justement ému de cette perspective, résolut d'en confier la partie la plus coûteuse, à savoir la construction des chemins de fer, aux six grandes compagnies, qui la poursuivraient pour le compte de l'État, à l'aide d'émissions d'obligations.

Telle fut l'origine des conventions de 1883, qualifiées de « scélérates » par un brillant polémiste. Elles ne méritent pas une épithète aussi dure. Sans doute elles ont leurs défauts; elles garantissent notamment aux compagnies d'Orléans et du Midi un revenu trop élevé. Mais il faut se reporter au temps où elles ont été conclues. Ces compagnies se croyaient et tout le monde les croyait assurées d'un avenir opulent. Personne, ne prévoyait les charges énormes que leur imposeraient un jour la hausse des salaires et l'application des lois sociales. Leur concours facilitait la réalisation d'un plan auquel ni le pays ni les pouvoirs publics ne voulaient renoncer. Ces circonstances commandent un jugement moins sévère. Aussi, quand les arrangements de 1883 sont venus en discussion devant le Sénat, je n'ai pas hésité : j'ai conseillé publiquement à mes amis de les voter. Mon témoignage, peu suspect de complaisance envers les compagnies, a calmé les scrupules d'un certain nombre de radicaux.

Je ne me propose pas de retracer ici l'histoire du ministère de M. Jules Ferry. Je consigne de préférence les faits auxquels je me suis trouvé personnellement mêlé. A ce titre je mentionnerai les discussions sur le Tonkin et Madagascar, sur le Tonkin principalement. Elles forment une chaîne pour ainsi dire ininterrompue d'incidents orageux, depuis le début du ministère jusqu'à sa fin, qu'elles ont entraînée. Elles ont occupé une si large place, ont tellement absorbé l'attention du public que tout le reste en a pâli, et qu'aujourd'hui elles semblent résumer l'existence de ce ministère et en sont la caractéristique dans le souvenir des contemporains.

Les premiers engagements de tribune ont immédiatement révélé le manque de prévision et de plan préconçu dont je parlais. Le 13 mars 1883, moins de trois semaines après la constitution du cabinet, le ministre des Affaires étrangères, M. Challemel Lacour, articulait devant le Sénat des appréciations que les événements allaient contredire. Répondant à M. de Saint-Vallier, rapporteur de la première demande de crédits, il restreignait l'expédition à une simple répression des pirates du delta : « IL N'EST PAS PERMIS, disait-il, DE SONGER À UNE CONQUÊTE DU TONKIN, qui ne présenterait certes pas de grandes difficultés, mais qui serait absolument stérile... Nous voulons nous appuyer sur le traité de 1874. » Cette assertion a reçu des faits un double démenti : premièrement, la conquête du Tonkin a présenté de grandes difficultés; secondement, elle n'a pas été stérile. Ce contraste entre les assurances officielles et les réalités a persisté jusqu'au dernier jour. C'est ainsi que pendant plusieurs mois le ministère n'a pas voulu croire à la possibilité d'une intervention de la Chine, et cette intervention a été ensuite le facteur le plus important de la campagne militaire et diplomatique. Aussi le Sénat lui-même, si pénétré cependant de l'esprit de gouvernement, si désireux de ne pas créer de difficultés dans la politique extérieure, n'a pas tardé à éprouver des doutes et des perplexités. M. de Saint-Vallier s'en est fait lorgane à l'occasion d'une nouvelle demande de crédits, le 10 août 1884, et, détail bien significatif, cent soixante-quatorze sénateurs seulement — la plupart « la mort dans l'Ame » — ont consenti à la voter. Parmi les abstentionnistes si nombreux figuraient des républicains avisés et notoires, tels que MM. Duclerc, Léon Say, Emile Deschanel, qui auraient souhaité de pouvoir donner leur appui au cabinet.

Ces fluctuations, ce manque de suite avaient leur contre-coup sur l'état d'esprit des ministres eux-mêmes. Ils marchaient en hésitant, se demandaient s'ils iraient jusqu'au bout. Quelques-uns, des plus engagés dans l'entreprise, se sont, pour divers motifs, retirés du gouvernement. Le 21 novembre 1883, M. Challemel Lacour a cédé tout à coup son portefeuille à M. Jules Ferry, qui a cédé le sien à M. Fallières. Avant lui déjà, le général Thibaudin, qui ne s'était pas joint à ses collègues pour recevoir le roi d'Espagne à la gare du Nord, avait, à la suite de cet incident, abandonné le ministère de la Guerre, qui fut confié au général Campenon. Celui-ci, à son tour, vers la fin de l'année 1884, passait la main au général Lewal. De même, à la Marine, M. Charles Brun a été remplacé, le 21 août 1883, par l'amiral Peyron. Ces changements, peu ou point expliqués, jetaient l'inquiétude dans les rangs parlementaires. Les partisans les plus dévoués du ministère perdaient graduellement leur confiance. On s'interrogait anxieusement sur les moyens de terminer cette guerre sans but défini. Je fus sollicité, au Senat, d'exposer les idées que nous échangions entre collègues, touchant nos rapports avec la Chine, et d'esquisser un plan de conduite vis-à-vis de cette puissance. J'en fis l'objet d'un discours, auquel j'eus soin d'enlever toute apparence d'opposition, car je sentais combien la tâche de M. Ferry était difficile et quels égards elle méritait. Mon intention fut comprise : la République française, devenue l'organe attitré du cabinet, parlait ainsi dans son numéro du 22 décembre 1883 : « Nous n'hésitons pas à dire que le programme tracé par M. de Freycinet a notre entière approbation. » La Gironde, qui avait les mêmes attaches politiques, disait, de son côté, le 5 janvier 1884 : « Il (le gouvernement) ne saurait mieux faire que de s'inspirer des conseils de M. de Freycinet. » On pense bien que je n'avais pas puisé dans mon imagination les indications qui frappèrent l'esprit de mes auditeurs. Elles m'avaient été fournies par des hommes d'une haute expérience, qui avaient séjourné longtemps en Chine et au Japon et qui connaissaient admirablement la mentalité des dirigeants du Céleste-Empire. Si le gouvernement avait tenu compte de ces suggestions, peut-être la paix avec la Chine eût été sensiblement hâtée.

A la Chambre, les critiques se multipliaient et tombaient des lèvres les plus réservées. Le 7 décembre 1883, M. Francis Charmes se plaignit qu'on n'eût adopté « ni le système militaire ni le système diplomatique • et qu'on eut rejeté légèrement le traité Bourée, auquel il a fallu revenir ou à peu près : Ces renforts qu'on nous fait prévoir, dit-il, s'ils sont nécessaires, qu'on les demande sans retard et tous en une fois ! » Le système qu'on suit « est mauvais, d'abord parce qu'il a produit les difficultés actuelles, ensuite parce qu'il ne convient ni à la dignité de la Chambre ni à celle du gouvernement ». Le rapporteur, M. Léon Renault, défendit à peine le ministère; il regretta qu'on procédât « par crédits successifs, insuffisants ». Enfin M. Ribot, président de la commission, répondit le 10 à M. Jules Ferry : « Je regrette, pour ma part, que le gouvernement ait attendu si longtemps pour entrer en pleine confiance avec la Chambre, pour lui soumettre les documents qu'il avait entre les mains et qui éclairent d'un jour très vif les origines et la suite de cette affaire. » Toutefois il concluait à l'adoption des crédits et, rappelant à ce propos celui que j'avais vainement demandé, en juillet 1882. pour la protection du canal de Suez, il ajouta ces paroles : « Qu'est-ce qui se passa, Messieurs? Il arriva que ceux-là mêmes qui aujourd'hui soutiennent le cabinet actuel le plus vigoureusement prirent sur eux la responsabilité grave de renverser le cabinet d'alors en refusant les crédits... Eh bien ! vous savez ce qui a suivi ce vote auquel je n'ai pas voulu m'associer; vous savez ce que sont devenus vos intérêts en Egypte et vous savez aussi à quelle crise interminable, qui a ébranlé ce pays, qui l'a ému profondément, nous avons été condamnés. » A la suite de ce discours, beaucoup d'bésitations furent levées et M. Jules Ferry eut satisfaction. Néanmoins la Chambre, tout en s'inclinant devant la nécessité de secourir nos troupes, sentait, à chaque demande nouvelle, s'accroître son mécontentement.

Il se fit jour avec une acuité particulière, du 24 au 27 novembre 1884. Cette fois, on ne pouvait se plaindre que les crédits fussent trop modestes. On se trouvait en présence de deux demandes : l'une, de seize millions, l'autre, de plus de quarante-trois millions. Les deux rapporteurs, comme précédemment, concluaient à l'acceptation, en formulant les plus expresses réserves. Le ministère n'a pas de plan, il va à l'aventure, disait M. Anatole de la Forge. Il n'a pas su prévoir, donnait à entendre M. Arthur Leroy. M. Goblet lui-même, ennemi d'une opposition stérile, ne pouvait s'empêcher de constater que le cabinet « s'était engagé pendant les vacances bien au delà de ce qu'il avait promis ». L'impression fut surtout vive quand M. Clemenceau démontra qu'après le traité Fournier on avait mal procédé, qu'on était passé à l'exécution sans se renseigner, sans s'occuper d'obtenir la reconnaissance du gouvernement chinois, et que plus tard on avait imprudemment repoussé les réparations offertes par ce dernier : « Vous avez, dit-il aux ministres, refusé une paix bonorable pour décréter une guerre inutile. » Les crédits encore une fois furent votés: la confiance de la Chambre avait disparu.

La démission du général Campenon, dont la droiture était une garantie, porta le dernier coup à l'autorité du président du conseil. Interpellé à ce sujet par M. Raoul Duval, le 14 janvier 1885, il n'osa pas réclamer un ordre du jour approbateur. Il se contenta de l'ordre du jour pur et simple, qui ne lui fut d'ailleurs accordé que par 280 voix contre 255. Cette affaire du Tonkin, dont il devait plus tard tirer gloire, devenait un calvaire. Nouvelle interpellation le 28 mars. Défense courageuse de M. Jules Ferry. Réplique de M. Raoul Duval qui peut, sans soulever les protestations de la majorité, prononcer ces paroles menaçantes : « Le président du conseil se couvre avec les ordres du jour successivement obtenus de cette majorité qu'il veut aujourd'hui englober dans la responsabilité de sa politique pour échapper à la justice nationale qu'il sent venir. » Deux cent quarante-six membres, dans une Assemblée qui en comptait cinq cent soixante, lui demeurèrent encore fidèles. Le prochain engagement serait certainement le dernier.

Comment dépeindre cette séance du 30 mars 1885, qui reste comme une des plus lugubres de notre histoire parlementaire? Durant la journée de la veille, dimanche, et dès le samedi soir, les bruits les plus sinistres avaient couru sur la situation de nos troupes. En raison de la part que j'avais prise aux discussions du Sénat, on me croyait renseigné. Beaucoup de personnes vinrent chez moi, mais je ne pus ni confirmer ni démentir les nouvelles alarmantes. J'avais appris seulement au quai d'Orsay que les dernières dépèches « n'étaient pas bonnes ». Je participais donc à l'anxiété générale. Le lundi, au début de la séance, dans le frémissement de la salle, M. Jules Ferry, d'un pas lent et grave, le visage soucieux, se dirigea vers la tribune. Un silence impressionnant s'établit aussitôt : « Messieurs, dit-il, les espérances qu'autorisaient encore les dépêches du général Brière de l'Isle, arrivées à Paris dans la matinée de samedi dernier, ne se sont pas réalisées. Un télégramme parti de Hanoï, le 28 mars, à 11 heures 30 du soir, parvenu au ministère de la Guerre hier 29, à 6 heures du matin, nous a apporté la triste nouvelle de la blessure du général de Négrier et de l'évacuation de Lang-son... Nous vous demandons de voter pour la guerre de Chine un crédit extraordinaire de deux cents millions : cent millions pour le ministère de la Guerre, et cent millions pour le ministère de la Marine. Devant la commission, que nous vous prions de nommer immédiatement dans vos bureaux, nous entrerons dans les détails d'exécution qu'il est impossible de porter à cette tribune et, pour ne mêler à un débat, qui doit demeurer exclusivement patriotique et national, aucune considération d'ordre secondaire, pour réunir dans un effort commun tous ceux qui, sur quelques bancs qu'ils siègent, et à quelque opinion qu'ils appartiennent, font passer avant toute chose la grandeur du pays et l'honneur du drapeau, nous vous déclarons que nous ne considérons nullement le vote des crédits comme un vote de confiance et que, si la politique énergique à laquelle nous vous convions est agréée par vous en principe, vous pourrez déterminer librement par un vote ultérieur À QUELLES MAINS VOUS VOULEZ EN CONFIER L'EXÉCUTION. » Ces mots indiquent à quel point M. Jules Ferry se sentait abandonné par la Chambre. La réalité allait dépasser ses prévisions.

Au milieu d'interruptions, d'interrogations, d'apostrophes, lancées de tous les points de la salle au banc du Gouvernement, M. Clemenceau prit la parole. En quelques phrases coupantes, il laissa tomber le terrible arrêt : « Je ne viens pas répondre à M. le président du conseil; j'estime qu'à l'heure présente aucun débat ne peut s'engager entre le ministère à la tête duquel il est placé et un membre républicain de cette Chambre. Oui, tout débat est fini entre nous; nous ne pouvons plus vous entendre, nous ne pouvons plus discuter avec vous les grands intérêts de la patrie. NOUS NE VOUS CONNAISSONS PLUS, NOUS NE VOULONS PAS VOUS CONNAITRE... Ce n'est plus un ministre, ce ne sont plus des ministres que j'ai devant moi, ce sont des accusés ! Ce sont des accusés de haute trahison, sur lesquels, s'il subsiste en France un principe de responsabilité et de justice, la main de la loi ne tardera pas à s'abattre. »

M. Ribot, en termes moins vifs, ne fut guère moins sévère : « Et, Monsieur le président du conseil, quand même, oubliant toutes vos fautes, nous vous accorderions ces crédits, que pourriez-vous en faire à cette heure? Quelle autorité vous resterait-il, non pas pour négocier aujourd'hui avec la Chine — il n'en saurait être question — mais pour parler au pays lui-même, à qui nous avons à demander une nouvelle preuve de son énergie et de son patriotisme? Vous sentez que les fautes que vous avez accumulées depuis quelques mois vous font un devoir de laisser à d'autres le soin de les réparer. VOUS NE POUVEZ A CETTE HEURE QUE VOUS RETIRER, vous le devez à la Chambre que vous avez entraînée à votre suite sans lui dire, avec assez de franchise, où vous la conduisiez. Vous le devez à la République, à qui vous venez d'infliger la première humiliation. Vous le devez enfin et surtout à la France, qui est prête à faire tous les sacrifices, mais à qui vous ne pouvez plus à cette heure parler avec autorité. » Et aussitôt, comme sanction de ses paroles, il proposa, de concert avec M. Mézières, l'ordre du jour suivant :

« La Chambre, résolue à faire tous les sacrifices pour maintenir l'intégrité de l'honneur national,blâme les fautes commises, regrette de n'avoir pas connu jusqu'ici toute la vérité, et passe à l'ordre du jour. »

M. Ferry ne répondit pas. Il se borna à réclamer la priorité pour la discussion de la demande de crédits. La Chambre la lui refusa par 306 voix contre 149. C'était la condamnation imminente. M. Jules Ferry la devança et dit : « Messieurs, le cabinet ne peut se méprendre sur le sens du vote que vous venez de rendre et il va porter sa démission entre les mains du président de la République. » La surexcitation du public, massé aux abords de la Chambre, était telle que M. Jules Ferry dut sortir par une porte dérobée.

Dérision des choses ! Le successeur de M. Ferry n'était pas nommé que déjà l'on apprenait que les nouvelles communiquées à la Chambre étaient exagérées, que la situation n'était pas sérieusement compromise et que la Chine elle-même désirait conclure la paix. M. Ferry tombait en réalité pour son imprévoyance, pour une série de fautes de détail. Il tombait surtout à cause de l'attitude qui était devenue la sienne. Trop confiant en ses lumières, en sa sagesse, il avait adopté vis-à-vis des radicaux même les plus pondérés des airs de dédain qui rappelaient la manière de Guizot. Les succès parlementaires qu'il obtenait auprès d'une majorité disciplinée avaient déterminé en lui ce phénomène fréquent chez les hommes restés longtemps au pouvoir, qui les empêche d'entendre et de discerner clairement ce qui se passe autour d'eux, et qu'on pourrait appeler le mal de l'infaillibilité, prélude de la catastrophe.

Les disciples de Gambetta, groupés autour de M. Ferry et qui formaient le noyau le plus solide de sa majorité, souffraient de ces allures, si peu en harmonie avec leurs propres tendances. Les anathèmes lancés aux réformes les mettaient mal à l'aise. Plusieurs d'entre eux prenaient insensiblement l'habitude de voter avec les radicaux, dont ils étaient séparés par la méthode beaucoup plus que par les doctrines. Les mésaventures du Tonkin trouvaient un grand nombre d'esprits disposés à rompre avec un système qu'ils désapprouvaient depuis de longs mois.

La violence du dénouement accuse encore davantage la part d'injustice qui s'y est mêlée. Non seulement les conséquences étaient disproportionnées aux faits, mais le ministre tombé avait acquis d'indiscutables titres à la reconnaissance publique. M. Jules Ferry au pouvoir s'est constamment montré courageux, désintéressé, patriote. Sa chute même le fit apparaître sous un jour qui force l'estime des adversaires. Il garda le silence sur les négociations ouvertes avec la Chine, alors qu'un mot de lui pouvait, sinon le sauver, du moins atténuer grandement la gravité de sa situation. Il subit volontairement les outrages pour ne pas risquer de nuire à la chose publique. C'était un dernier service ajouté à ceux qu'il avait déjà rendus.

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