Les combats de Henri Fayol

par Jean-Louis Peaucelle
Professeur de Gestion

Jean-Louis Peaucelle est l'auteur de l'ouvrage remarquable : Henri Fayol, inventeur des outils de gestion : textes originaux et recherches actuelles / Jean-Louis Peaucelle ; avec la collab. de José Antonio Ariza Montes, Bernard Beaudoin (professeur de géologie à l'Ecole des Mines de Paris), Trevor Boyns... [et al.]. - Paris : Économica, 2003. - 316 p.
Jean-Louis Peaucelle

Le texte ci-après a été publié sur le web en 2002.

1) Introduction

La publication de Administration Industrielle et Générale, en 1916, était tout à fait liée aux circonstances. En pleine guerre, le texte argumentait, de manière cachée, pour une meilleure administration des opérations militaires[1]. La généralité des principes que Henri Fayol avait découverts dans les entreprises privées englobait toute l'activité de l'Etat, armée y compris. Promouvoir ces principes faisait partie de son nationalisme. Il voulait construire une industrie forte, afin que la France prenne sa revanche après la défaite de 1870. Pendant que nos soldats cherchent à relever l'armée, nous autres industriels, tâchons d'éviter une défaite qui pourrait avoir des conséquences encore plus funestes que celle de Sedan[2].

Cet arrière plan de guerre est camouflé. La notion de conflit est absente de la doctrine de Henri Fayol. Le chef est source du pouvoir interne. La bonne administration consiste à établir l'ordre social[3], donc à éviter les conflits du travail. Vis à vis de l'extérieur, à la concurrence avec les autres entreprises, il préférait les ententes[4].

Henri Fayol évita de parler du conflit dans sa doctrine, mais, dans sa vie, il vécut des combats intenses. Il en gagna certains et en perdit d'autres. Par rapport au silence de la doctrine, il est intéressant de repérer ces luttes personnelles. La source principale qui sera utilisée ici est la troisième partie de Administration Industrielle et Générale, retrouvée dans les archives du Centre d'histoire de l'Europe du 20° siècle (Fondation des Sciences Politiques)[5]. Ce texte est une autobiographie professionnelle de Henri Fayol, passionnante pour comprendre comment s'est construit sa doctrine[6].

Les combats de Fayol sont d'abord des combats contre la nature. Le charbon de la mine de Commentry s'enflamme spontanément sous la forme de poussière. Henri Fayol acquit une expertise dans la lutte contre les feux. Il y fonda son autorité, sur les ouvriers et sur les actionnaires. Henri Fayol devient ensuite le patron de l'entreprise. Il lutta sur trois fronts : contre les syndicats ouvriers, contre les actionnaires qui veulent liquider, contre les confrères avec lesquels il voudrait fusionner. Enfin, patron arrivé, reconnu, il devient l'apôtre de sa doctrine. Celle-ci n'est pas comprise de ses pairs. Il lutta pour convaincre et échoua. Le taylorisme est beaucoup plus connu que ses propres idées. A ces luttes professionnelles, s'ajoutèrent des conflits familiaux. Henri Fayol apparaissait comme le chef de famille respecté, comme il convenait à son époque. De manière souterraine, les relations familiales étaient loin d'être simples.

2) La lutte contre le feu

Henri Fayol arriva aux houillères de Commentry en 1860, à 19 ans, frais émoulu de l'école des mines de Saint Etienne. Les Houillères de Commentry étaient déjà célèbres dans ce temps là par leurs incendies souterrains. Les feux y étaient extrêmement développés, surtout dans ma division. La sécurité des chantiers était à la merci d'une surprise constamment possible ; il fallait veiller et se défendre. La lutte était extrêmement pénible. J'en donnerai une idée en disant que je passai au feu mes deux premières nuits et que pendant un an il n'y eut guère de semaine où je ne fusse appelé au feu la nuit. C'était la grande préoccupation des ingénieurs ; le directeur y usait sa robuste santé. Telle était la situation, au point de vue des feux, en 1860[7].

Ce fut un défi pour le jeune ingénieur. Il revint à ses cours. Il expérimenta. Il agit sur le terrain, auprès des mineurs. Il obtint des succès. Il évita les solutions extrêmes de la tradition : murer les galeries en feu, noyer la mine. Dans ces deux cas, les mineurs auprès du feu étaient sacrifiés. Il sauva ainsi la vie de ses mineurs. Il en aura une reconnaissance sans borne. Sa fille raconte qu'à la fin de sa vie, il venait passer quelques jours à Commentry et il revoyait à cette occasion les vieux mineurs qu'il avait connus alors.

Il voulut faire connaître sa technique pour éteindre les feux. Il rédigea un article. Il a raconté l'histoire des feux de la mine de Commentry dans le Bulletin de la Société de l'Industrie Minérale sous le titre « Etudes sur l'altération et la combustion spontanée de la houille exposée à l'air », 1878. Cet ouvrage a été honoré de la médaille d'or de la Société de l'Industrie Minérale[8].

Ce texte[9] énonce exhaustivement les moyens d'arrêter les feux (barrages, submersion, attaque vive à niveau et par-dessus etc.). Il y recommande la solution qui lui a réussi : le creusement de galeries au-dessus du feu et l'arrosage avec un mélange d'eau et d'argile (embouage). L'eau glisse sur le charbon. La boue y colle. Quand l'eau s'est évaporée, il reste une gangue de terre qui enveloppe le charbon et l'empêche de s'enflammer. Pour se rapprocher du feu, il conçoit des scaphandres alimentés en air par des tuyaux ou des poches de réserve en sac à dos. Henri Fayol fait breveter ces scaphandres. Ils équiperont d'autres mines. Ce travail remarquable est distingué par une médaille d'or.

Les résultats à Commentry étaient déjà sensibles en 1865. Cinq ans après la situation était déjà très heureusement modifiée : de nouveaux moyens rendaient la lutte moins pénible et plus sûre ; on résistait mieux aux progrès du feu. Pendant que des changements dans la méthode d'exploitation diminuaient les causes d'échauffement et d'embrasement, on reprenait possession de régions depuis longtemps envahies par le feu. Cependant, il y avait encore de terribles assauts à subir[10].

Cette compétence technique a fondé l'autorité de Henri Fayol dans son entreprise, vis à vis des ouvriers et vis à vis de la direction. Le charbon en feu était autant de pertes de l'exploitation future. Au milieu des ingénieurs des mines, Henri Fayol avait une expertise reconnue. On faisait appel à ses services quand il y avait des problèmes de feux persistants.

3) La lutte contre les syndicats ouvriers

Les relations de Henri Fayol avec les ouvriers sont celles d'un patron de son époque. Il luttait contre les syndicats. Il s'opposait à la grève. Mais il accordait aussi de bons salaires et avait une attitude paternaliste de subvention aux oeuvres sociales.

Il côtoyait les ouvriers dans la mine. Il allait aussi chez eux. Son patron, M. Mony, voulait appliquer le questionnaire Le Play aux ouvriers de Commentry. L'enquête imaginée par Frédéric Le Play, ingénieur en chef des Mines, portait sur la situation économique des ouvriers. On sélectionnait un ménage « méritant » et on faisait l'inventaire de ses biens puis la liste de ses gains et de ses dépenses. La démonstration attendue était que les ouvriers n'étaient pas si pauvres que cela, s'ils savaient gérer leur ménage avec économie. Mony avait demandé à Fayol de faire cette enquête à sa place en 1868, puis il l'avait répété les années suivantes jusqu'à ce que, en 1871, il se fasse mettre à la porte. La Commune de Paris est bien connue. Dans toute la France, des sentiments similaires ont animé les ouvriers, ulcérés par l'occupation allemande et leurs conditions de vie.

A la fin du 19° siècle, commencèrent des grèves, illégales d'ailleurs. Henri Fayol parle en détail de deux grèves auxquelles il a fait face. La première à Commentry, en juin 1881. La mine occupait 1650 personnes. Pour économiser le gisement, Fayol réduisit la production. 200 mineurs devaient partir. Plan social classique. A la moitié, aux plus anciens, on offrait une pension (à la charge de la Société) ; aux autres on offrait du travail à Montluçon et à Montvicq[11]. Montluçon et à Montvicq étaient des usines métallurgiques du groupe, distantes de 15 et 8 Km.

Toute la mine se mit en grève. Des piquets s'installèrent sur toutes les routes conduisant à la mine. Henri Fayol fut sur la brèche. A une heure du matin, trois équipes de quatre ouvriers munis de haches et de pics, postés sur les principaux chemins essayèrent d'arrêter les mineurs venant au travail. Ils n'y réussirent point. Je m'étais rendu sur l'un des barrages et j'avais envoyé des ingénieurs sur les autres. Les mineurs passèrent en notre présence et les postes furent ce jour-là à peu près complets[12]. Le lendemain 500 seulement purent descendre. A la fin de la semaine, Henri Fayol licencia tout le personnel et réembaucha ceux qui voulaient travailler. Tous les ouvriers se présentèrent pour reprendre le travail.

Ainsi se termina cette grève sans qu'aucune réclamation autre que la lettre anonyme du 4 juin ne nous eut été adressée. Il n'y fut plus question ni de salaires, ni d'heures de travail, ni de règlement d'atelier. C'est au nom de la fraternité et de la solidarité que quelques ouvriers imposèrent la grève à la masse.

Ce fut la première grève des mineurs de Commentry ; ce fut aussi la dernière. Le travail n'a pas cessé un seul instant lors de la grève générale de 1902 qui avait cependant été décidée par un Congrès général des mineurs tenu à Commentry même[13].

Henri Fayol se glorifie d'avoir gagné ce conflit. Mais il aurait aimé l'éviter. Il en a cherché les causes, quels étaient les meneurs. Nous ne fûmes pas peu surpris en constatant que les quelques meneurs de notre grève étaient presque tous d'excellents ouvriers, très appréciés sous tous les rapports. Alors, comment éviter que de bons ouvriers soient opposés au patron ? En les formant aux nécessités administratives et en discutant avec eux. Mais nous n'avions pas soupçonné la nécessité de cet entretien.

En 1916, Henri Fayol pense à une « police secrète » pour l'informer des risques de grève. Il en utilisa une à Decazeville. Les revendications y avaient une longue tradition. Le syndicat était puissant. Henri Fayol le faisait espionner par le concierge de l'usine. Dans les archives de l'entreprise[14], on trouve des comptes rendus des réunions du syndicat, avec des analyses sur l'évolution des actions. Pendant les grèves, Fayol recevait à Paris le nombre de grévistes, chaque jour, par télégramme chiffré.

Henri Fayol n'a pas toujours réussi à casser la grève. En 1901, le syndicat national des mouleurs décida de refuser le salaire aux pièces. Deux semaines après le déclenchement de la grève, il reçoit le Secrétaire du Syndicat Général des Mouleurs de France. Ils ont une discussion très franche. Fayol résume la position de son interlocuteur : Le travail aux pièces déprécie l'industrie française en livrant à la clientèle des produits inférieurs ; le travail aux pièces n'est pas soigné, n'est pas fini. Il fait disparaître des ouvriers habiles et les remplace par des manouvriers. Les patrons y tiennent parce qu'ils augmentent le rendement des ouvriers, ce qui a un résultat doublement fâcheux. Cela diminue les salaires, cela diminue le nombre de bras occupés. C'est un tiers des ouvriers mis sur le pavé alors que le travail à la journée occuperait tout le monde[15].

L'opposition devient doctrinale. Il n'y avait pas d'issue. Au bout de 5 mois, les ouvriers cédèrent. On les réembaucha, mais il n'y avait plus de commandes. L'activité de moulage disparut de l'usine de Montluçon.

Ces conflits sont regrettables pour Henri Fayol. Il est probable que des conversations amicales entre ouvriers et patrons, comme il eût été possible de les avoir étant donné la nature des relations existantes, auraient empêché ces deux grèves. Mais il n'y eut pas d'entretien préalable. Faciliter ces entretiens, éclairer les ouvriers, sont des moyens de combattre la grève. Les syndicats bien organisés concourent à l'utilisation de ces moyens.[16]

Qu'est-ce qu'un syndicat « bien organisé » ? C'est un syndicat « responsable » qui évite la surenchère et comprend la position patronale. Je crois que, dans l'intérêt des patrons, comme dans celui des ouvriers, un syndicat groupant la majorité et légalement constitué est de beaucoup préférable. Je suis convaincu que l'expansion d'une bonne doctrine administrative contribuera à empêcher que cet instrument de paix et de bien être reste une cause de guerre et de destruction[17]. Cette phrase est très révélatrice de la pensée de Henri Fayol. La doctrine administrative, une fois comprise et appliquée, supprimera le conflit. Evidemment, puisque la dite doctrine ne laisse aucune place au conflit.

4) La lutte contre les supérieurs

La hiérarchie prônée par Henri Fayol est d'abord une lutte contre les structures en râteau, où le chef ultime peut directement donner des ordres à tout un chacun. Il cite un extrait de son journal : Juin 1861. Hier matin pendant que j'étais au puits St Edmond, le directeur visitait le puits St Etienne. Il a donné au chef mineur l'ordre d'arrêter un chantier que j'avais fait ouvrir quelques jours auparavant.[18] Fayol fut furieux d'être ainsi déjugé devant les hommes qu'il commandait directement. Il protesta. Finalement il eût gain de cause. Un an plus tard il note que les ordres directs du directeur à mes subordonnés se font plus rares. Est-ce parce qu'il a confiance en moi ou parce que j'ai toujours défendu - très respectueusement - mais très fermement - les instructions que j'avais données ? Quoiqu'il en soit, mon initiative est maintenant plutôt encouragée.

Pour Fayol, l'organigramme et les descriptions de fonction limitent les incursions des chefs dans le domaine de responsabilité de leurs subordonnés. Ce sont aussi les moyens des personnes de tout niveau de faire respecter leur degré d'autonomie.

La position récriminante de Henri Fayol est acceptée par son directeur à cause de ses compétences techniques (contre les feux). A sa mort, il le remplace. A 25 ans, quelle promotion ! 50 ans après, Henri Fayol continue de se moquer de lui. En 1866, le directeur mourait (il avait 40 ans) emporté par la petite vérole[19].

Devenu directeur de la mine, Henri Fayol continua de ne pas apprécier son chef, qui était alors le directeur général, Alfred de Sessevalle, nommé en 1884. Celui-ci était le gendre d'une des familles propriétaires. En 4 ans, en tant que directeur général unique, il réussit à ruiner l'entreprise. Henri Fayol le remplaça avec mission de tout liquider. Il ne fut pas admis au conseil d'administration. Réussissant à sauver l'entreprise, progressivement il étendit son pouvoir. Il acquit de l'ascendant sur les propriétaires d'origine en retrouvant les bénéfices, en sauvant leurs capitaux. Il fut alors nommé au conseil d'administration, mais les conflits continuèrent sur l'opportunité d'investir[20].

Fayol fit ouvrir le capital dans les années 1900, pour financer le redéploiement sur les mines de l'Est (Joudreville) et l'usine sidérurgique du Nord (Pont à Vendin). Les nouveaux actionnaires demandèrent une rentabilité immédiate à Fayol. Celui-ci les rabroua vivement par un rapport sur l'histoire de l'entreprise[21].

Dans la doctrine administrative, Fayol est le chantre de la hiérarchie. Dans la vie, il a résisté à ses chefs et à ses actionnaires. En 1954, un ouvrage fut édité à l'occasion du centenaire de sa société[22]. L'auteur évoque bien entendu Henri Fayol et ses 30 ans à la tête de l'entreprise. Il conclut sur l'originalité du personnage. « Ce non-conformisme, cette indépendance d'esprit, cette espèce de foncière irrévérence jointe à un grand respect de l'autorité et des valeurs établies, est un des traits les plus frappants du caractère de Henri Fayol. »[23]

5) Convaincre les égaux

Henri Fayol avait aussi besoin de s'affirmer vis à vis de ses pairs. Ses pairs sont les ingénieurs des mines. Ce sont aussi les directeurs de mines et d'usines sidérurgiques. Plus largement, sont aussi concernés les autres réformateurs de l'entreprise, au premier rang desquels Taylor.

5.1.) Les ingénieurs des mines

Vis à vis des ingénieurs des mines, Henri Fayol publia ses découvertes. Il se voulut un chercheur appliqué. Il caressa d'ailleurs des ambitions dans le domaine scientifique. Quand il vit sa carrière de mineur se terminer avec l'épuisement de sa mine, il se reconvertit en observateur de ce monde fossile qui disparaissait une deuxième fois. Végétaux et animaux pris dans la masse du charbon furent dessinés et répertoriés[24]. Certains portent un nom tiré du patronyme de Fayol. A cette occasion, il découvrit la théorie des deltas. Les gisements de charbon viennent de l'accumulation de forêts, arrachées par des crues et déposées au bord des lacs, sur les flancs des cônes de déjection des fleuves, dans les deltas. A partir de 1881, il publia largement cette théorie dans les revues scientifiques et à l'Académie des Sciences.

Henri Fayol cherchait probablement une reconnaissance scientifique dans son domaine d'expertise, la géologie. Il aurait probablement voulu enseigner à l'Ecole des Mines, son école. On ne lui en offrit pas l'occasion. Les enseignants de l'école de Saint Etienne étaient des mineurs du Corps des Mines, polytechniciens. Les querelles entre anciens des diverses écoles d'ingénieurs étaient fréquentes. Quand, en 1918, Henri Fayol se présenta à l'Académie des Sciences sur des postes créés spécifiquement pour la recherche appliquée à l'industrie, il fut écarté. Ce furent quatre polytechniciens, scientifiques remarquables d'ailleurs, qui furent choisis.

Malgré ses découvertes, Henri Fayol reste, aux yeux de ses pairs, un ingénieur d'une école de province, deuxième de sa promotion, pas le major. Il a de plus l'outrecuidance de critiquer la sélection des meilleurs par l'habileté en mathématiques. Les polytechniciens furent obligés de le contrer.

5.2.) Les directeurs de mines et usines sidérurgiques Vis à vis des autres patrons de mines, il chercha l'entente. Dès que j'ai eu à m'occuper de la vente des charbons de Commentry, j'ai cherché à vivre en bonne intelligence avec nos deux grands concurrents du Centre. Quelques petits accords s'établirent d'abord, puis de plus en plus étendus et, avec le temps, l'entente devint à peu près générale.[25]

En 1888, ayant été chargé de liquider son entreprise, il essaya de vendre à ces confrères régionaux : Schneider au Creusot et Chatillon-Commentry. Il fit intervenir M. Darcy, directeur du syndicat patronal. Tout le monde se méfiait de lui et des pertes considérables laissées par son prédécesseur. Il ne réussit pas à les convaincre. Cet échec le contraignit au succès dans la reprise en main de la gestion. Et il a réussi.

Ce succès, Henri Fayol voulut le transformer en transportant son entreprise d'abord à Decazeville qu'il racheta à bas prix en 1892, puis vers l'Est, où le minerai de fer était moins onéreux à extraire, et le Nord, où il voulut construire une usine sidérurgique compétitive. Fayol séduisit d'abord les pouvoirs publics pour obtenir la concession de Joudreville. Puis il créa des filiales financées partiellement par des capitaux extérieurs. Il resta le directeur, avec des capitaux d'origines multiples. Ce redéploiement fut un échec en 1914. Ces deux implantations nouvelles sont dans la zone occupée par les Allemands. Ils détruisirent tout.

L'entente entre concurrents est une idée centrale de Henri Fayol. Son directeur commercial, Jean Carlioz, fit des cours sur la fonction commerciale à HEC. Il y parlait de la concurrence. « Nous savons que la concurrence est un bien, en ce sens qu'elle profite au plus grand nombre ; car elle est le gage à la fois des progrès industriels et de la modération des vendeurs. Mais il ne faut pas que la concurrence, dépassant la mesure dans laquelle elle est utile, devienne nuisible ; il faut qu'elle existe, atténuée, assagie. On n'a pas trouvé un meilleur moyen pour atténuer la concurrence, que l'entente entre les producteurs. »[26] Carlioz cite ensuite l'exemple des cartels allemands avant guerre. Ses idées sont aussi celles de Henri Fayol car les deux hommes sont très proches. En 1924, la fille de Carlioz épouse un petit-fils de Henri Fayol, Henri Oberthür.

5.3.) Les théoriciens de la gestion Henri Fayol, à partir de 1900, fut un inventeur dans le domaine des sciences sociales, inventeur de la doctrine administrative. Il n'a pas eu de succès dans cette campagne, dans ce combat. Malgré ses discours, les ingénieurs des mines considérèrent que c'étaient des banalités. En 1925, Sainte Claire Deville, directeur des mines de la Sarre, rappelle que les discours de Fayol d'avant guerre était écoutés avec des « sourires sceptiques. Cela paraissait si évident. »[27]

Cependant, à partir de 1916, les difficultés du début de la guerre obligèrent les autorités à envisager des changements. Le pays les exigeait. On entra dans une décennie de la réforme, évoquée, étudiée, rarement mise en place[28]. Henri Fayol y eut sa place, à côté de Taylor naturellement. La grande querelle intellectuelle commença. Elle se limita à l'hexagone. Henri Fayol fut connu à l'étranger beaucoup plus tard.

Taylor possédait de forts soutiens en France. En 1898, quand il était aux aciéries de Bethlehem Steel, pour mettre au point l'acier rapide, il eut besoin de mesurer des températures de l'ordre de 1500°c. Il utilisa le pyromètre inventé par Henry Le Chatelier [29]. Il fut un des premiers à l'introduire dans une usine[30]. En découla une correspondance entre les deux hommes[31]. En échange, Le Chatelier fut le propagateur de la pensée de Taylor en France. Il a barré la route systématiquement à Henri Fayol.

En 1919, Fayoliens et Tayloriens s'affrontèrent dans la collecte de disciples. Ils fondèrent chacun une association pour se retrouver et diffuser leurs idées. Finalement, les deux mouvements fusionnèrent, en 1925, sous le nom de CNOF (Centre National de l'Organisation Française). Le CNOF présentait une synthèse où les idées de Taylor avaient leur place dans l'atelier et celles de Fayol dans les sièges sociaux. Mais toutes les actions d'organisation avaient lieu dans les ateliers. Les idées de Fayol dans le CNOF s'étiolèrent au long des années.

Henri Fayol fut chargé d'une étude sur le fonctionnement des Postes (PTT). Son rapport fut enterré[32]. De même, dans la commission de réforme du monopole des tabacs (présidée par André Citroën), il ne réussit pas à faire passer ses idées. Et pourtant il y déploya une grande énergie. Finalement, il demanda à ce que ses opinions soient séparées dans le rapport final[33]. La réforme de l'appareil administratif de l'Etat, selon les idées de Henri Fayol, n'a jamais eu lieu.

6) Conclusion

Henri Fayol a construit sa vie sur un chemin qu'il s'est frayé continuellement. Rien ne le prédisposait aux fonctions qu'il a exercées ni au rôle intellectuel qu'il a joué. Il s'est battu pour se faire reconnaître dans la société de son époque. Même dans sa vie familiale, il n'était pas à l'abri de ces conflits.

Son père, André (1805-1888) était un contremaître en métallurgie. Il a monté un pont métallique à Istamboul[34] et a aidé à améliorer la fabrication des canons dans les ateliers du sultan. Il revint à La Voulte, où Henri Fayol est allé à l'école primaire. Il y travailla dans des usines métallurgiques, probablement des usines de canons. On ne sait rien des relations avec son père. On peut penser qu'elles n'étaient pas excellentes. Henri aurait pu choisir l'option métallurgie à l'école des mines. Il aurait pu conserver les ateliers métallurgiques de Fourchambault, il les revendit.

Probablement, le métier du père, dans la métallurgie, bloque l'esprit du fils. Ainsi, Henri Fayol ne suivra jamais l'exemple de Schneider. Sa société disposait des mêmes ressources que celles du Creusot. L'épuisement du charbon y survint plus vite. Le Creusot a déplacé son activité vers l'aval ; les canons (sous Napoléon III), puis les machines à vapeur, les bateaux ; aujourd'hui l'électronique. Et ce fut un immense succès industriel. Fayol reste sur son métier de base, la mine et la sidérurgie lourde.

Les relations avec sa femme sont celles des couples de l'époque. Adélaïde Saulé, fille de commerçants de province, est bigote. Elle élève ses filles dans la foi catholique.

Pendant ce temps, le père n'est pas du tout croyant. Pour lui, Dieu, c'est l'ensemble des forces et des lois auxquelles nous sommes soumis[35]. Cet athéisme du père était occulté par la foi de la mère. La famille avait gardé la culture très religieuse d'Adélaïde. Les héritiers ont été fort surpris quand ils ont vu, dans les papiers de famille, les phrases anti-religieuses de l'ancêtre si célèbre.

Les relations de Henri Fayol père avec son fils, prénommé aussi Henri, n'ont pas été simples non plus. Le fils était né tardivement, 21 ans après sa soeur. Il était chouchouté par sa mère. Les relations s'envenimèrent quand la mère disparût, en 1917. Le fils avait 18 ans. Sa mobilisation devait être objet de débats. Le fils commit alors un crime. Il fit éditer une petite plaquette de propagande sur Taylor[36], l'ennemi du père. Il persistera et sera le taylorien de la famille. Il fut vice-président du CNOF, en représentant finalement plus les tayloriens que les idées de son père.

Avec tous ces combats personnels, l'absence de la notion de conflit dans la doctrine administrative n'en apparaît que plus étonnante. Henri Fayol a occulté tous ces aspects essentiels de sa vie. Son ascension sociale venait de son intelligence, de sa personnalité, de son énergie. Il avait lutté pour faire reconnaître sa place, originale. Pourtant, il était foncièrement conservateur. Ses combats ont toujours été menés avec les armes classiques. Vainqueur, il s'empressait de respecter le vaincu. L'ordre social devait être modifié, mais le moins possible. Les organisations avaient fait faillite dans l'ancien monde. Il proposait, en fait, une manière de les faire fonctionner, sans vraiment les changer. Il aurait suffi de mettre à leur tête des chefs meilleurs, de leur donner un outillage administratif. D'ailleurs, si tous les hommes étaient bons, il n'y aurait pas de conflit. Ainsi, l'utopie de la théorie de Fayol transparaît et son échec s'explique plus facilement.

Les idées de Fayol ont probablement une filiation avec le saint-simonisme, dans son aspect planificateur et technocratique. Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825) avait eu de nombreux disciples, avant la condamnation de son mouvement, en tant que secte religieuse, en 1833. Stéphane Mony, jeune étudiant à l'école des mines de Paris, était un disciple de Saint-Simon. Stéphane Mony a passé l'essentiel de sa carrière à Commentry Fourchambault. Il en fut le gérant de 1856 jusqu'à sa mort, en 1883. Il a protégé la carrière de Henri Fayol. Il a eu certainement une grande influence sur lui.


[1] Peaucelle, J-L., 2001, « Henri Fayol et la guerre de 1914 », Revue Française de Gestion, septembre, N° 136.

[2] Archives du Centre d'histoire de l'Europe du 20° siècle (Fondation des Sciences Politiques), HF4, DR4, notes du 29 juillet 1898

[3] Administration Industrielle et Générale page 42 de l'édition de 1999.

[4] AIG p. 6

[5] Henri Fayol, 1916, «Observations et expériences personnelles», Archives du Centre d'histoire de l'Europe du 20° siècle (Fondation des Sciences Politiques), cote HF5bis DR3, cahier GREGOR http://gregoriae.univ-paris1.fr/pdf/2000-09.pdf

[6] Peaucelle, J-L., « Henri Fayol et la recherche action », Gérer et Comprendre, décembre, N° 62, 73-87.

[7] AIG 3°partie

[8] ibidem

[9] Fayol, Henri, 1879, «Etudes sur l'altération et la combustion spontanée de la houille exposée à l'air», Bulletin de la Société de l'Industrie Minérale, 2° série tome VIII, 487-746.

[10] AIG 3°partie

[11] ibidem

[12] ibidem

[13] ibidem

[14] Centre des Archives du Monde du Travail, Roubaix, 110 AQ 50

[15] AIG 3°partie

[16] ibidem

[17] ibidem

[18] ibidem

[19] ibidem

[20] Donald Reid, 1986, «Genèse du fayolisme», Sociologie du Travail, N°1, 75-93.

[21] « Note sur la marche depuis 1888 sur la situation actuelle et sur l'avenir de la société CFD », 26 pages, Archives du Centre d'histoire de l'Europe du 20° siècle (Fondation des Sciences Politiques), cote HF4 DR5, 6 février 1911. Annotation au crayon : Cette note a été faite pour répondre aux critiques virulentes de Mr Sabatier, [un des nouveaux actionnaires].

[22] Déjà l'histoire des entreprises !

[23] Maurice de Longevialle, 1954, La société de Commentry-Fourchambault et Decazeville 1854-1954, Office de propagande générale à paris, 336p.

[24] Henri Fayol, 1887, «Etude sur le terrain houiller de Commentry, théorie des deltas», Bulletin de la Société de l'Industrie Minérale, un volume de 543 pages.

[25] AIG 3°partie

[26] Page 222, Jean Carlioz, 1918, «Administration et organisation commerciale», Bulletin de la Société de l'Industrie Minérale, 5° série tome XIII, 153-328.

[27] Henri Verney, 1925, Henri Fayol, Discours prononcés au banquet du 7 juin 1925, Dunod, 117 pages.

[28] Stéphane Rials, 1977, Administration et organisation, de l'organisation de la bataille à la bataille de l'organisation dans l'administration française, Editions Beauchesne.

[29] Henri Le Chatelier (1850-1936), ingénieur du corps des Mines, docteur en physique, candidat à l'Académie des Sciences en 1894, 1897, 1899 et 1900, élu en 1907. Il est chimiste, spécialiste de la chimie des métaux, à haute température.

[30] D'après Frank Barkley Copley, 1923, Frederick W. Taylor, father of the scientific management.

[31] Taylor parle Français et Allemand, Le Chatelier parle Anglais.

[32] Henri Fayol, 1921, L'incapacité industrielle de l'Etat : les PTT, Dunod, 118p.

[33] Henri Fayol, 1925, « Note de M. Fayol sur le Rapport présenté par M. André Citroën au nom de la commission chargée d'étudier les questions concernant l'organisation et le fonctionnement du monopole des tabacs et des allumettes, Annexe C du rapport de André Citroën », pages 163-174.

[34] Tsuneo Sasaki, 1995, «Henri Fayol's family relationships», Journal of Management History, Vol. 1, N°3, 13-20.

[35] Archives du Centre d'histoire de l'Europe du 20° siècle (Fondation des Sciences Politiques), cote HF5bis DR1

[36] Henri Fayol, (fils), 1918, « Le Taylorisme », conférence faite à l'association générale des étudiants de Paris, 10 janvier, Dunod, archives du Centre d'histoire de l'Europe du 20° siècle (Fondation des Sciences Politiques), cote HF4 DR5.