LES POLYTECHNICIENS ET L'AVENTURE SAINT-SIMONIENNE

par J.-P. CALLOT


Jean-Pierre Georges Alphonse CALLOT (1912-1995 ; X 1931) est l'auteur de plusieurs études historiques sur les polytechniciens et fut rédacteur en chef de la Jaune et la Rouge (la revue des anciens élèves de l'Ecole polytechnique)

Publié dans La Jaune et la Rouge, septembre et octobre 1964.

J.-P. Callot a publié un ouvrage sur le même sujet sous le pseudonyme de Jean-Pierre ALEM et le titre de « ENFANTIN, Le prophète aux sept visages », aux Editions Jean-Jacques PAUVERT, en 1963.

L'article paru dans La Jaune et la Rouge est reproduit sur ce site en raison de l'influence notoire qu'exerça le mouvement saint-simonien sur plusieurs ingénieurs des mines.


Evoquer le rôle des polytechniciens dans la grande aventure saint-simonienne, animer un moment les silhouettes d'antiques qu'estompe un oubli immérité, tel est le but que je me suis proposé dans les quelques pages qui suivent.

Lorsque mourut le comte de Saint-Simon, le 19 mai 1825, après une vie traversée d'aventures et terminée dans la misère, c'est un groupe de disciples bien clairsemé qui suivit son corps jusqu'au cimetière du Père-Lachaise. Le comte laissait les fondements d'une doctrine qui allait illustrer son nom, mais qui n'avait pas encore franchi les limites d'un petit cercle d'initiés. Cette doctrine est trop vaste, et d'ailleurs trop connue, pour que j'entreprenne d'en résumer ici tous les aspects ; je me bornerai à rappeler qu'elle avait pour objet de transformer la société en adaptant l'Etat aux nécessités de l'industrie. « La production des choses utiles étant le seul but raisonnable et positif », la politique ne devait être rien d'autre que la science de la production. Dans la société réformée, le pouvoir temporel devait appartenir aux « industriels » - il fallait entendre par là tous les producteurs -, le pouvoir spirituel aux savants. Les emplois et les richesses devaient être distribués selon la formule « A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses oeuvres » qui ne condamnait pas encore la propriété, mais déjà l'héritage.

Parmi les premiers hommes que séduisit cette doctrine, il en est un fort illustre - par ailleurs le premier polytechnicien que nous rencontrions en cette affaire - c'est Auguste Comte. Mais, en 1824, il publia son « Système de philosophie positive », et se sépara de Saint-Simon ; il demeura toutefois lié à son mouvement dont il ne s'écarta définitivement que 4 ans plus tard, pour des raisons que je relaterai plus loin.

Auguste Comte

Après le départ de Comte, le principal disciple de Saint-Simon et son héritier, fut Olinde Rodriguès.

Olinde Rodriguès avait 30 ans à la mort de son maître. Il était le fils de banquiers juifs, d'ascendance portugaise établis à Bordeaux. Plusieurs spécialistes de l'histoire saint-simonienne attribuent à Rodriguès une origine polytechnicienne : il aurait fait partie de ces auditeurs libres qui furent longtemps admis à suivre les cours de l'Ecole. C'est là, probablement, une erreur. Le seul renseignement que nous possédions sur la carrière universitaire de Rodriguès concerne son passage comme répétiteur au lycée Napoléon ; le fait est important, car c'est au lycée Napoléon qu'il fit la connaissance d'Enfantin, alors élève de spéciales ; et c'est de cette rencontre, que naquit l'étonnante carrière saint-simonienne de ce dernier. [Noter que Olinde Rodriguès se convertit au catholicisme ; sa fille épousa Eugène d'Eichthal, né en 1854, fils de Gustave d'Eichthal (1804-1886), l'un des principaux disciples non polytechniciens de Enfantin, juif de naissance converti à 14 ans au catholicisme puis à 19 ans au saint-simonisme. Gustave était fils de banquier, comme Enfantin, et fit partie du Collège des 16 de la famille Saint-simonienne. Sa famille avait été anoblie en 1814 par le duc de Bavière sous le nom SELIGMANN d'EICHTHAL. Il subventionna largement et collabora au journal Le Globe. Il fut nommé par Enfantin légateur universel en second, et conduisit Enfantin au cimetière le 9 septembre 1864. Son fils Eugène poursuivit la foi saint-simonienne de ses parents ; il fut vice-président de la Cie du Midi, membre de l'Académie des Sciences Morales et Politiques (1905), directeur de l'Ecole libre des sciences politiques (1912)].

Barthélémy Prosper Enfantin était né dans une famille de la Drôme qui possédait une certaine notoriété. Plusieurs de ses cousins furent généraux d'Empire ; son père avait été banquier, mais il avait fait faillite, et lorsque Enfantin entra à l'X, en 1813, il se trouvait fort désargenté ; à tel point qu'il ne put payer la pension de son fils, et que celui-ci dut quitter l'Ecole après une seule année d'études.

Le "père Enfantin"

Malgré cette interruption, Enfantin demeura profondément marqué par l'esprit de l'Ecole. A l'âge de 65 ans, il écrivait encore à son camarade Richard: « On voit bien que nous sommes les enfants d'une même mère, que nous avons sucé longuement le lait de cette chère nourrice, et qu'ensemble nous nous plaisons à revenir à son patois polytechnique ».

Ayant donc prématurément quitté l'Ecole après avoir participé à la glorieuse défense de la barrière du Trône, en 1814, Enfantin chercha une situation. L'un de ses cousins était gros négociant en vins à Romans ; il entra dans sa maison en qualité de courtier.

Beau garçon, solidement bâti, et point timide, le jeune Prosper avait toutes les qualités requises pour réussir dans cet emploi. Il fut chargé de prospecter la clientèle étrangère, parcourut l'Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, et poussa jusqu'en Russie.

Dans la capitale des tsars, où il séjourna de 1821 à 1825, il retrouva un groupe de polytechniciens qui avaient été envoyés en Russie pour y construire le premier réseau de chemin de fer : Raucourt, Bazaine, Lamé, Clapeyron. Ces ingénieurs avaient formé un cercle où l'on discutait philosophie, économie, sociologie. C'est là qu'Enfantin fut pour la première fois initié à l'Economie politique et aux doctrines de Jean-Baptiste Say.

A son retour en France, Enfantin s'arrêta quelque temps dans son village de la Drôme, puis regagna Paris. Dans la capitale, il retrouva son ancien précepteur, Olinde Rodriguès. Celui-ci l'emmena aussitôt chez Saint-Simon, déjà malade, et qui devait s'éteindre quelques semaines plus tard. Il s'en fallut donc de bien peu que la rencontre n'ait pas lieu ; alors, sans doute, la doctrine n'aurait guère survécu à son fondateur et la grande aventure saint-simonienne n'aurait pas existé.

Après la mort du philosophe, ses amis décidèrent d'unir leurs efforts pour réaliser son dernier projet, celui dont il les avait entretenus sur son lit de mort : la création d'un journal. Grâce à l'aide de quelques banquiers libéraux, ils fondèrent le « Producteur ». Le journal reçut deux directeurs, d'abord Olinde Rodriguès, l'héritier spirituel du maître ; puis Enfantin. Ainsi, 6 mois après sa découverte du saint-simonisme, ce dernier devenait l'un des chefs du mouvement.


Médaille commémorative en l'honneur du monument élevé à Auguste Comte (1798-1857 ; X 1814), par S.E. Vernier (1902)
(C) Photo Collections Ecole polytechnique
Voir des commentaires sur cette médaille et de nombreuses autres dans :
Bulletin de la SABIX, numéro 40, octobre 2006

Du passage d'Auguste Comte parmi les saint-simoniens, ceux-ci conservèrent un avantage : l'afflux des polytechniciens qui vinrent à eux. Le saint-simonisme avait trouvé de nombreux adeptes dans notre Ecole [polytechnique] où le « Producteur » circulait de salle en salle ; cette faveur tenait en partie au fait que la doctrine était défendue par deux anciens élèves : Comte et Enfantin ; (Comte y avait joui d'une réelle autorité ; c'était lui, en effet, le turbulent « Isidore », alias « Sganarelle », héros des incidents tragi-comiques qui, en 1816, avaient amené le premier licenciement de l'Ecole).

Parmi les jeunes polytechniciens qui adhérèrent alors au mouvement et y exercèrent une influence notable, il faut citer Transon (1823), Charton, Marceau, Cazeaux (1823), Talabot (1919) qui fit une grande carrière dans les chemins de fer, Michel Chevalier (1823) et Jean Reynaud, mineur de la promotion 1824, dont le frère Léonce avait été exclu de l'Ecole en 1822 comme membre de la Charbonnerie.

Enfantin comprit le parti qui pourrait être tiré de ces ralliements. « Il faut, écrivit-il, que l'Ecole polytechnique soit le canal par lequel nos idées se répandront dans la société ».

Abel Transon fut chargé d'enseigner la doctrine aux élèves, et leur fit cinq conférences qui eurent le plus grand succès. Par la suite on vit jusqu'à cent polytechniciens aux réunions saint-simoniennes.

Parmi les hommes que je viens de citer, il en est un qu'il est bon de présenter plus complètement, car il joua un rôle essentiel dans la première phase de l'aventure saint-simonienne. Michel Chevalier était un ingénieur des mines de la promotion 1823 ; à peine sorti de l'Ecole, il avait adhéré à l'Ordre des Templiers, mystérieusement ressurgi du fond du Moyen-Age. Chevalier s'était affilié aux Néo-Templiers en même temps que son ami Hippolyte Carnot, fils du conventionnel Lazare Carnot, l' « Organisateur de la Victoire ».

Chevalier et Carnot furent déçus par la doctrine secrète des Templiers, ou du moins par l'interprétation que le grand-maître lui avait donnée, car, en 1827 ils quittèrent l'ordre et tournèrent leurs jeunes enthousiasmes vers le saint-simonisme. Ils y jouèrent tout de suite un rôle très important. C'est à Carnot que l'on doit la rédaction d'une bonne partie des deux formidables volumes dans lesquels est exposée la doctrine saint-simonienne. Quant à Chevalier, il allait devenir le plus ferme soutien d'Enfantin, et consacrer cinq ans de sa vie au mouvement dans sa période de plus grand développement.

C'est en 1830 en effet, que le saint-simonisme connut sa brève apothéose ; il avait, par la diffusion de sa doctrine, contribué au succès de la Révolution de juillet ; s'il n'est pas exact que Bazard et Enfantin aient alors songé à s'établir aux Tuileries pour y proclamer un gouvernement saint-simonien, il est par contre établi que les deux hommes rencontrèrent La Fayette, chef de la Garde nationale et alors arbitre de la situation pour lui demander de prendre le pouvoir. La Fayette reçut fort bien ses visiteurs, mais n'approuva pas du tout leur suggestion.

Si les saint-sinioniens ne parvinrent pas au pouvoir politique, du moins le nouveau règne inaugura-t-il pour eux une ère de grands et éphémères succès. Un des leurs, Lafitte, était ministre. Les adhésions se multipliaient. L'argent affluait. Certains nouveaux adeptes apportaient au mouvement toute leur fortune : tel fut le cas de Henri Fournel, ingénieur des Mines de la promotion et directeur général des usines du Creusot, qui démissionna de son poste pour rejoindre avec sa femme, Cécile, les troupes de Saint-Simon. L'état-major de celles-ci était alors installé rue Monsigny, dans l'ancien hôtel de Gesvres - une maison que le scandale allait bientôt désigner à la curiosité de tout Paris - et déployait une extraordinaire activité. C'est à cette époque que le saint-simonisme se transforma d'un mouvement philosophique en secte religieuse. Les saint-simoniens ne faisaient là que suivre le courant de pensée qui entraînait les milieux libéraux.

Pour fixer l'organisation de la secte nouvelle, un collège saint-simonien avait été convoqué, le jour de Noël 1829. Son premier objet avait été de choisir un chef ; mais, entre Bazard et Enfantin, il n'avait pu décider ; alors, sur la proposition de Rodriguès, tous deux avaient été désignés comme « Pères suprêmes, tabernacle de la Loi vivante ».

Sous les Pères fonctionnait un collège de 16 membres qui formaient le clergé. Les fidèles étaient, selon l'évolution de leur conscience saint-simonienne, répartis entre le « Deuxième degré », le « Troisième degré » et le degré préparatoire. Parmi les 16 membres du « collège » figuraient six polytechniciens : Margerin (1817), Michel Chevalier, Fournel, Talabot, Transon et Cazeaux.

La maison de la rue Monsigny était une ruche autour de laquelle s'étendait le multiple réseau des activités saint-simoniennes : exposition de la doctrine qui se faisait chaque semaine devant cinq à six cents personnes dans une salle de la rue Taitbout, conférences au quartier latin devant une assistance nombreuse recrutée à l'Ecole normale, à l'Ecole polytechnique, dans les facultés de médecine et de droit, au lycée Henri-IV, au collège Sainte-Barbe ; enseignement consacré aux ouvriers dans les 12 arrondissements que Paris comptait alors : création de maisons communautaires et d'ateliers ; missions en province ; enfin rédaction du « Globe », le quotidien que les saint-simoniens avaient acheté et qui était installé à l'étage supérieur de l'hôtel de Gesvres.

Cette activité portait ses fruits : les sectes de province prospéraient ; elles furent bientôt groupées en cinq « églises » : Lyon, Marseille, Toulouse, Montpellier et Brest. A la fin de 1830, le nombre des adhérents au mouvement saint-simonien était évalué à 40 000. « Nous marchons, disait Enfantin, avec une rapidité qui nous paraît à nous-mêmes extraordinaire ».

Bientôt la doctrine débordait nos frontières. En Algérie, elle était introduite par un camarade de promotion d'Enfantin, le capitaine du génie Bigot. Bigot fut tué au siège de Bône, mais il avait eu le temps de faire quelques disciples, dont un autre polytechnicien, qui devait devenir célèbre, Lamoricière (1824). En Belgique le saint-sinionisme se répandit rapidement. Il pénétra en Allemagne, où il trouva un défenseur éloquent en la personne de Henri Heine, en Angleterre, en Suède, en Italie, aux Etats-Unis. Des officiers de marine portèrent sa réputation dans les stations du Levant et des Antilles, au Brésil. « Le nom de Saint-Simon, écrivait Pereire en 1831, retentira bientôt sur toute la surface de la terre ».

La campagne entreprise par Enfantin pour l'affranchissement de la femme, et la révélation de sa morale sexuelle devaient porter un rude coup à ce bel édifice. A partir du moment où commença cette prédication à vrai dire assez étrange, qui réclamait une complète liberté des sexes et instituait un « couple prêtre » à la vocation équivoque, la maison de la rue Monsigny se transforma en un chaudron bouillonnant où partisans et adversaires d'Enfantin s'affrontèrent avec passion.

Jean Reynaud devait, à partir de ce moment, se consacrer avec Carnot à la Revue encyclopédique et construire une théorie métaphysique des « transmigrations cosmiques » qu'il expose dans « Terre et Ciel » - un livre qui a produit plus d'étonnement et d'éblouissement que d'ébranlements et de conquêtes -. Elu député à la Constituante de 1848, il fut nommé président du comité des Hautes études scientifiques à la tête duquel il accomplit une oeuvre remarquable. Cazeaux et Transon passèrent au « Fouriérisme » dont un autre polytechnicien, Victor Considérant (1826) était le principal animateur.

C'est à l'époque de ces défections que des rumeurs malveillantes commencèrent à se répandre sur les soirées qui avaient lieu plusieurs fois par semaine rue Monsigny. Si l'on en croit le chroniqueur Libert, « le paganisme avec ses fêtes immondes et ses infâmes saturnales n'offrait rien de plus répugnant ». Il ne semble pas que ces calomnies aient été fondées. Toutefois, il faut bien convenir que l'hôtel de Gesvres bouillonnant de frénésie mystique, était devenu une étrange maison.

Fondées ou non, ces rumeurs donnèrent au gouvernement de Louis-Philippe un prétexte pour intervenir contre le Saint-simonisme dont il redoutait la contagion politique. Un jour de janvier 1832, l'hôtel de Gesvres fut investi par deux compagnies de grenadiers et un escadron de hussards ! Les scellés furent apposés sur les salles de prédication, la maison perquisitionnée, la comptabilité saisie, tandis qu'Enfantin et ses principaux lieutenants étaient inculpés de délit d'association, d'escroquerie et d'outrages aux bonnes moeurs.

A la suite de ces persécutions, le Saint-simonisme s'engagea dans la période la plus bizarre de son histoire - celle dont le côté burlesque a excité la verve des chroniqueurs et des caricaturistes. C'est à ce moment, en effet, qu'Enfantin, ayant annoncé que le temps de l'apostolat était venu, se retira dans une grande propriété que lui avait léguée sa mère à Ménilmontant, sur un emplacement que bordent aujourd'hui la rue de Ménilmontant, la rue de Pixérécourt et la ruelle des Saint-Simoniens.

Cet asile était alors éloigné des barrières de Paris. Des bois et des vergers l'entouraient protégeant les cénobites du tumulte de la ville.

L'une des premières excentricités d'Enfantin fut de doter ses disciples d'un uniforme assez voyant ; tunique bleue, pantalon blanc, gilet blanc bordé de rouge, ceinture de cuir noir, écharpe et toque rouge. Puis il organisa de façon rigoureuse la vie communautaire.

Prosper Enfantin

En dehors des travaux domestiques, les disciples s'adonnaient à des études scientifiques et artistiques : des cours d'astronomie, de géographie, de géologie, de musique avaient été institués. Deux fois par semaine, Enfantin faisait ouvrir au public les portes de sa retraite ; celui-ci accourait en foule. La réputation que les Saint-simoniens s'étaient acquise dans un passé récent, la singularité de leur costume et de leurs manières, un mystère que l'on espérait trouver dans leurs cérémonies attirèrent certains dimanches sur les pelouses de l'abbaye plus de dix mille curieux.

En réalité, il y avait bien un mystère à Ménilmontant, mais les visiteurs profanes n'étaient pas en mesure de le percer. Ce mystère entourait l'édification de ce qu'Enfantin estimait alors devoir être le grand oeuvre de sa vie : la rédaction du Livre Nouveau.

La nuit, Enfantin et sept de ses disciples, formés en croix, élaboraient cet ouvrage qui devait fixer le dogme et l'expression de la religion nouvelle. Parmi les sept disciples élus figuraient quatre des six élus polytechniciens de Ménilmonlant : Michel Chevalier, Fournel (revenu de sa dissidence), Charles Lambert et Talabot. [Le groupe des six comportait en outre Félix Tourneux (X 1828) et Pierre Hoart (X 1812)].

Le « Livre nouveau » est la seule des oeuvres d'Enfantin qui n'ait pas été publiée, mais les textes en ont été conservés à la Bibliothèque de l'Arsenal. Il n'est pas question d'analyser ici ce singulier ouvrage. Disons seulement qu'il avait pour objet essentiel une recherche et une expression mathématique de la vérité ; ses rédacteurs tentaient de résoudre les problèmes moraux par l'application de l'analyse, de la géométrie et du calcul des probabilités. Le calcul des probabilités, qui joue un rôle si prodigieux dans la science moderne, était systématiquement appliqué à l'exploration de l'avenir ; l'un des objectifs constants des Saint-simoniens fut en effet la « prévision », et il est assez troublant de constater que quelques-uns d'entre eux, Enfantin en tous cas, possédèrent un don qui s'apparente singulièrement à la voyance. Les preuves de ce don sont des preuves écrites : on les trouvera dans les prédictions concernant le sort de l'Algérie, le percement des canaux de Suez et Panama, la création de l'Etat d'Israël, etc. Victor Hugo écrivit à Enfantin « Vous êtes un des voyants de la vie universelle ». Si je n'étais affligé d'un esprit aussi étroitement cartésien, j'aimerais à penser que l'alchimie saint-simonienne élaborée sur les pentes de Ménilmontant avait permis aux membres de la secte de rejoindre les grands initiés qui voient « l'univers dans un grain de sable et l'éternité dans une heure ».

Quoiqu'il en soit des activités saint-simoniennes à Ménilmontant et de leurs mystérieux prolongements, elles furent brutalement interrompues par le commissaire Maigret - tel était en effet le nom du commissaire de police de Belleville - qui, un soir de juillet 1832, entra dans l'abbaye accompagné de cent soldats du 1er régiment de ligne qui s'assirent sans façon sur le gazon où le Père dînait en compagnie de quelques jolies femmes. Le commissaire venait signifier à Enfantin qu'il aurait à comparaître en cour d'assises en compagnie d'Olinde Rodriguès et de quelques-uns de ses principaux disciples, - Michel Chevalier, Barrault et Duveyrier - en vertu de l'inculpation qui lui avait été signifiée rue Monsigny.

Le procès eut lieu à la fin du mois d'août et fut certainement l'un des plus pittoresques qui se soit déroulé au Palais de Justice de Paris. L'un de ceux aussi, où jurés et magistrats furent le plus malmenés.

Au terme de ce curieux procès, Enfantin, Michel Chevalier et Duveyrier furent condamnés à un an de prison.

Enfantin s'accommoda fort bien de la captivité. Il avait été enfermé à Sainte-Pélagie en compagnie de son camarade et disciple Michel Chevalier, mais l'on avait affecté à ces deux détenus de marque un confortable appartement de 4 pièces. Somptueusement ravitaillés par leurs fidèles, ils ne buvaient que du Champagne, et Enfantin tançait vertement ses disciples lorsqu'ils laissaient s'épuiser sa provision de cigares.

C'est à Sainte-Pélagie qu'Enfantin accomplit l'une de ces actions brutales dont on trouve quelques exemples dans sa carrière, et que l'on pourrait mettre sur le compte de l'ingratitude ou de la méchanceté, si cet homme imprévisible n'avait donné si souvent la preuve de sa générosité de coeur. Michel Chevalier avait été l'un de ses premiers disciples, l'un des plus fidèles et des plus efficaces. Or, au cours de son emprisonnement, Enfantin décida de rompre avec lui.

Finalement, Chevalier accepta la rupture, et, depuis ce jour, et pendant 17 ans, il poursuivit Enfantin de sa haine. Et pourtant Enfantin avait agi dans son seul intérêt, comme le prouve une de ses lettres. « Il faut, écrivait-il, que Michel rompe avec moi, parce que cette rupture lui permettra de se rapprocher du gouvernement, et que là est sa voie ».

En effet, dès que Chevalier eût abandonné le saint-simonisme, il connut une ascension brillante. Il partit en Amérique, où il conseilla le percement de l'isthme de Panama, et dont il revint avec un livre qui fit grand bruit : « Lettres sur l'Amérique ». Nommé Conseiller d'Etat, il se vit confier quelques années plus tard la chaire d'économie politique au Collège de France ; après qu'il eut négocié le grand traité de commerce de 1859 avec l'Angleterre, Napoléon III le fit sénateur et grand officier de la Légion d'honneur.


Au fond de sa prison, Enfantin rêvait et réfléchissait. Ses réflexions l'amenèrent à former un projet qui devait entraîner le saint-simonisme dans sa plus grande aventure. Un jour il écrivit à Petit qui lui servait d'émissaire auprès de ses disciples :

« Je voudrais que tu glissasses dans ta première conversation avec Fournel, mais seulement comme une chose en l'air, et sans que j'y sois pour rien, la question suivante : si Barrault provoquait des ingénieurs des ponts ou des mines à aller visiter l'Egypte pour y méditer quelque oeuvre à faire plus tard, l'année prochaine par exemple, en connaît-il, lui, Fournel, qui partiraient ? Et lui-même ne serait-il pas tenté ? »

Dans le cerveau d'Enfantin, le germe d'une entreprise nouvelle était né ; après Ménilmontant, l'Egypte.

C'est au mois d'octobre 1833 qu'Enfantin arriva à Alexandrie. Au grand mât de son navire flottait la bannière saint-simonienne. De nombreux disciples l'accompagnaient, parmi lesquels les ingénieurs des mines Lambert et Fournel.

L'Egypte connaissant alors une période faste, le vice-roi Mehemet Ali s'était largement ouvert aux influences occidentales, et françaises en particulier. Le colonel de Sève - Soliman-Pacha - avait organisé l'armée, de Cerisy la marine, Clôt les hôpitaux, etc. Un polytechnicien de la promotion 1828, l'ingénieur des ponts Mougel - Mougel-bey - occupa également des fonctions importantes dans le pays.

Ce sont les ingénieurs Fournel et Lambert qu'Enfantin poussa d'abord sur son échiquier ; il les envoya en reconnaissance chez les Français les plus notables pour essayer d'obtenir une audience du vice-roi. Il attendait le résultat de leur ambassade sur son bateau en écoutant Félicien David - l'un de ses plus fidèles disciples - jouer du piano.

Ce n'est qu'en janvier 1834 que l'audience fut obtenue. Là, Enfantin révéla à Mehemet Ali quel était le grand dessein qui l'avait amené en Egypte : le percement de l'isthme de Suez. Le vice-roi fut vivement intéressé ; mais il avait deux autres projets en tête : la construction d'un chemin de fer que lui proposaient les Anglais, et l'édification d'un grand barrage sur le Nil dont l'idée était soutenue par un ancien marin français, Linant ; finalement, il décida qu'on ferait le barrage.

Enfantin n'était pas homme à se décourager. Puisqu'on allait commencer par le barrage, eh bien ! il serait du barrage. Il savait que Linant n'était pas ingénieur ; il alla lui proposer ses services et ceux de son équipe, qui furent immédiatement agréés.

Mais cette décision provoqua une première dispersion des saint-simoniens d'Egypte. Fournel que le barrage n'intéressait pas, rentra en France. Pour combler les vides, Enfantin écrivit à deux de ses « anciens », ex-officiers d'artillerie, Hoart - que nous avons déjà rencontré à Ménilmontant - et Bruneau. En les attendant, Enfantin alla s'installer avec Lambert sur le chantier, et commença les travaux. Ceux-ci s'avéraient difficiles ; pour effectuer les énormes terrassements prévus, une main-d'oeuvre nombreuse était nécessaire, et les ouvriers, amenés de force sur les chantiers, désertaient en masse malgré la surveillance de bataillons entiers affectés à leur garde.

Au milieu de toutes ces difficultés, non seulement Enfantin ne se décourageait pas, mais encore il manifestait le plus grand optimisme. En dehors des travaux du barrage proprement dit, il étudiait la construction d'écoles, de magasins, d'habitations pour les ingénieurs et de baraquements pour les ouvriers.

Le soir il lisait Hérodote ou Strabon. Ou bien, dans la langueur des nuits d'Egypte, toutes constellées d'étoiles, il formait avec Lambert des projet d'avenir. Et toujours, la grande idée qui les avait amenés venait à leur esprit et à leurs lèvres... « ... Et toujours devant nos yeux les deux mers et l'isthme que nous percerons dès que nous aurons détrempé ses terres et mouillé ses sables... car le travail auquel nous nous destinons est la préparation de la grande oeuvre de Suez... Et plus loin encore, Panama... ».

Quelques mois plus tard une terrible épidémie de peste s'abattit sur l'Egypte. De nombreux Saint-simoniens en furent victimes ; un coup particulièrement dur frappa la famille en la personne de Hoart. Cette disparition eût une grave conséquence ; c'est sur Hoart que reposait toute la responsabilité du barrage ; déjà le Pacha se désintéressait de celui-ci ; la mort de l'ingénieur en chef acheva de ruiner l'entreprise.

L'année suivante fut définitivement néfaste. Un vent nouveau s'était levé sur la versatile et ingrate Egypte. Les Français, qui se trouvaient en si grande et légitime faveur, se trouvèrent soudainement en butte à l'aversion de Mehemet Ali. Soliman pacha fut envoyé en disgrâce en Syrie, les écoles militaires, d'inspiration française, furent supprimées. Le pays se fermait, pour quelques années du moins, aux projets d'Enfantin. Il comprit que le moment de rentrer en France était venu. Le 30 octobre 1836, il s'embarqua sur un navire qui faisait voile vers Malte.

Après trois années passées en Orient, Enfantin repartait ne laissant qu'un message équivoque, et sans un sou en poche.

L'idée du Canal de Suez n'avait pas été retenue, le barrage du Nil n'était pas sorti de terre. Ah, certes ! il n'avait pas, comme il l'annonçait joyeusement au jour de son départ, « dévoré comme un fromage cette lune qui se lève en Orient ».

Et pourtant... pourtant l'Egypte n'était plus au départ d'Enfantin telle qu'il l'avait trouvée en arrivant. Le Père, aidé de ses disciples, avait réalisé plusieurs créations et jeté les bases de quelques autres : des Ecoles militaires, une école du génie civil, une école polytechnique, un Institut agricole, des hôpitaux ; mais surtout il l'avait fertilisée de la semence de ses idées ; une semence que Lambert et d'autres après lui allaient faire germer ; et au premier rang, l'idée du Canal. Si Enfantin n'avait pas été en Egypte en 1835, l'isthme de Suez n'aurait pas été percé trente ans plus tard.


Enfantin était parti, mais Lambert était resté en Egypte avec une petite équipe. En compagnie de Hoart, l'ingénieur des mines avait déjà commencé à étudier les tracés possibles d'un canal perçant l'isthme de Suez. Après la mort de son camarade, il mit au point plusieurs projets qu'il envoya à Enfantin. Celui-ci n'oubliait pas son grand dessein ; pendant quelques années il avait été absorbé par une mission en Algérie et quelques tentatives romantiques : apostolat royal, création d'un Etat d'Israël, - mais en 1845, après être retourné aux activités industrielles, il relança cette affaire pour la réalisation de laquelle il allait lutter pendant 10 ans.

Linant était toujours en Egypte. Enfantin savait que nul n'était mieux placé que lui pour pousser l'affaire de Suez ; il lui envoya les trois projets établis par Lambert. Puis il s'efforça de mettre sur pied une société d'études. Une vaste campagne fut lancée dans la presse de l'Europe entière en faveur, du percement de l'isthme. Des chefs d'Etat, des ministres furent alertés. Des capitaux commencèrent à affluer. Bientôt les choses furent assez avancées, pour que l'on commençât à discuter du nom du futur ingénieur en chef des travaux, et à se disputer. Trois noms d'ingénieurs célèbres étaient avancés : Enfantin proposait la candidature de Paulin Talabot, polytechnicien (1819), et Saint-simonien ; les Anglais voulaient imposer Stephenson, l'un des pères de la locomotive ; les Allemands mettaient leur confiance en l'Autrichien Negrelli. On se disputa si bien que l'on rompit ; les Anglais se retirèrent de la compétition, mais les Français d'une part, les Allemands et les Autrichiens de l'autre décidèrent de constituer chacun leur société d'études.

Linant, ayant, pour des raisons obscures, rompu avec Enfantin, la mise sur pied de l'expédition française fut quelque peu retardée et la brigade germano-autrichienne dirigée par Negrelli partit la première. La brigade française suivit toutefois très peu de temps après, précédée par le saint-simonien Bruneau (1812) et le fils d'Enfantin, Arthur - qui avait alors 20 ans.

L'expédition s'embarqua le 4 septembre 1847. Ses travaux durèrent deux ans. Ils avaient conduit à un projet techniquement complet du percement de l'isthme, mais n'avaient pu aboutir à des réalisations concrètes, pour des raisons financières et politiques, lorsqu'on 1849 un personnage nouveau apparut dans cette affaire : Ferdinand de Lesseps.

Diplomate mis en disponibilité à la suite de la révolution de 1848, Lesseps se souvint à ce moment de conversations qu'il avait eues, 15 ans plus tôt, alors qu'il était vice-consul à Alexandrie, avec un voyageur un peu exalté nommé Enfantin. Il lui revint également à l'esprit que cet Enfantin devenu homme d'affaires important, avait mené une campagne dans toute l'Europe pour intéresser les financiers à son projet de percement de l'isthme de Suez. Il décida de mettre à profit ses relations tant en Europe qu'en Egypte, pour participer à cette affaire. Il alla voir Enfantin. Il le revit souvent ; si souvent que Paulin Talabot, l'ingénieur choisi par le groupe français pour diriger les travaux, commença à s'inquiéter ; l'ancien diplomate ne lui inspirait aucune confiance. Mais Enfantin était seulement heureux de trouver un nouvel auxiliaire ; il le fut plus encore lorsqu'on 1853, Mohamed Saïd, fils de Mehemet Ali et ami de Lesseps, prit le pouvoir en Egypte. Mais cette joie fut de courte durée, car, à partir de ce moment, il cessa de voir l'ex-diplomate. Il ne tarda pas cependant à en entendre parler ; Lesseps cherchait des capitaux en Angleterre et en France, et il était inévitable que les banquiers saint-simoniens, toujours prêts à soutenir les projets les plus audacieux, fussent rapidement saisis de l'affaire.

Et en effet, en 1854, deux des plus importants parmi ceux-ci - Ariès Dufour et Isaac Pereire - annonçaient à Enfantin qu'ils étaient prêts à créer une société financière avec Lesseps, et lui proposaient d'y participer. Mais Enfantin avait déjà formé une Société d'études, qui avait poussé très avant certains travaux préparatoires, et engagé des dépenses importantes ; aussi répondit-il : « Je suis le représentant officiel de la Société d'études. Je ne puis commettre ni trahison, ni indiscrétion ».

Cependant poussé par le désir de voir réussir l'entreprise et par un sens de la solidarité très particulièrement saint-simonien, il remit à Lesseps, lors de son départ pour l'Egypte, tous les documents de la Société d'études et une lettre d'introduction pour Paulin Talabot.

En Egypte, Lesseps choisit non le projet de Talabot qui prévoyait des travaux grandioses comportant un barrage sur le Nil et un canal de Suez à Alexandrie, mais celui de Linant. Enfantin écrivit à Lesseps pour lui signaler la mauvaise foi de Linant : « ...Linant dont la carte est un vol manifeste fait à ceux qui ont mis l'idée de Suez dans sa tête en 1833, à grand peine ».

Mais Lesseps possédait désormais le firman du vice-roi et les études techniques. Il ne se souciait plus d'Enfantin. Il ne lui répondit même pas.

Enfantin voulut demander justice à l'empereur - la France avait une nouvelle fois changé de régime -. Mais le siège de celui-ci était fait par les amis de Lesseps. Il refusa de recevoir celui qui avait, par son intuition et son action, permis au grand projet d'entrer dans la voie des réalisations.

Enfantin abandonna la partie. Personne aujourd'hui ne songe à associer son nom au percement de l'isthme de Suez. Lesseps a retiré de la grande oeuvre une gloire qui consacra hautement son habileté et sa ténacité, sinon sa bonne foi.

Si les saint-simoniens ne participèrent pas à la réalisation finale du grand-oeuvre qu'ils avaient conçu - le percement de l'isthme de Suez -, il est un autre domaine dans lequel leurs travaux aboutirent à des résultats concrets : la construction du réseau de chemin de fer français. Et là encore ce sont les polytechniciens de la secte qui jouèrent le rôle le plus important, montrant la voie aux générations de camarades qui ont poursuivi cette tâche avec maîtrise.

Ce n'est d'ailleurs pas en France seulement que les saint-simoniens se consacrèrent à la construction des chemins de fer. Cette activité s'explique aisément par le fait que le développement des moyens de communication constitue l'une des bases de l'économie saint-simonienne, elle-même fondement de la doctrine.

Lorsque le Tsar Alexandre Ier résolut de faire étudier la construction d'un réseau ferroviaire en Russie, il fit appel aux polytechniciens Clapeyron et Lamé, que l'on peut compter parmi les saint-simoniens. Ce sont ces mêmes Clapeyron et Lamé, associés à Eugène et Stéphane Flachat, qui tracèrent les plans du premier chemin de fer français, de Paris à Saint-Germain, et c'est un autre saint-simonien, Emile Pereire, qui finança l'entreprise.

D'autres ingénieurs saint-simoniens et polytechniciens, Tourneux (1828), Fournel, Paulin Talabot, devaient jouer un rôle essentiel dans le développement de notre réseau ferré. Quant à Enfantin on peut dire que l'histoire de la création du P.L.M. est une partie de sa propre histoire.

Dès son retour d'Egypte, et du fond de son amère retraite de Curson, il songeait au grand chemin de fer de Paris à la Méditerranée, et il pressait son ami, le banquier Arliès Dufour, de prendre part à cette entreprise. Celui-ci entendit ses avis et, lorsqu'en 1845 fut créée la Compagnie « L'Union pour le chemin de fer de Paris à Lyon », il en fut un actionnaire important.

Lors de la formation de la compagnie, Enfantin qui éprouvait périodiquement le besoin d'une retraite campagnarde, faisait un séjour à Tain, village proche de Curson, où il possédait une petite maison. C'est là qu'il reçut, à un moment où il ne s'y attendait pas, une lettre qui allait l'engager dans une voie nouvelle, sinon imprévue, et lui ouvrir une vaste carrière.

Cette lettre était signée de son cher ami Arliès Dufour, et de ses collègues du groupe des banquiers lyonnais. Elle portait une offre rédigée en ces termes :

« Il nous semble que les questions de chemins de fer qui prennent des proportions colossales, car elles intéressent l'avenir de la France et du Monde, ont besoin d'une haute direction qu'en ce qui nous concerne, nous venons vous prier d'accepter ».

Délivré de toutes entraves, Enfantin alla hardiment de l'avant, affirmant dans ses nouvelles fonctions une autorité et un talent qui étonnèrent jusqu'à ses plus fervents admirateurs. Le capital de 60 millions initialement prévu ne tarda pas à se révéler notoirement insuffisant ; c'est Enfantin, représentant du groupe minoritaire qui, après d'habiles négociations, réalisa la fusion de « L'Union » avec la compagnie créée par le banquier Laffite, puis amena Rothschild au nouveau groupement, permettant ainsi d'élever le capital à la somme fabuleuse pour l'époque, de deux cents millions de francs. Dès le mois d'octobre 1845, il était devenu administrateur de « L'Union ». Quelques mois plus tard, l'ensemble des groupes ayant formé la « Compagnie du Chemin de fer de Paris à Lyon », il en fut nommé administrateur délégué.

Prosper Enfantin,
Administrateur délégué
du chemin de fer
Paris-Lyon

Mais Enfantin voyait plus loin que Lyon : c'est la Méditerranée qu'il voulait atteindre. Son camarade Talabot ayant fondé une société pour la construction d'un chemin de fer de Lyon à Avignon, il en devint administrateur ; il réussit, par différentes associations, à en faire la « Compagnie du chemin de fer de Lyon à la Méditerranée » ; le couronnement de sa carrière ferroviaire devait être atteint quelques années plus tard, en 1857, lorsque fut réalisée, en grande partie à ses initiatives, une nouvelle fusion, permettant la création du fameux P.L.M.

La pensée religieuse du saint-simonisme a été exprimée dans deux livres d'Enfantin : « La Science de l'Homme » et « La Vie Eternelle ». Ce sont deux ouvrages presque totalement oubliés, et dans lesquels, pourtant, le lecteur qui ne se laisserait pas rebuter par la bizarrerie du style et le désordre de la présentation, trouverait des pages admirables et des idées saisissantes.

Cette construction philosophique est l'oeuvre exclusive de Saint-Simon et d'Enfantin. D'autres polytechniciens lui ont néanmoins apporté quelques matériaux ; tout d'abord Fournel, Michel Chevalier, Lambert, Talabot, qui dans la retraite de Ménilmontant contribuèrent à la rédaction du « Livre nouveau », l'un des premiers textes mystiques du saint-simonisme.

Si j'ai évoqué la pensée religieuse saint-simonienne, c'est pour présenter tous les aspects de la doctrine ; elle en constitue l'un des aspects les plus originaux, mais non les plus convaincants ; on ne joue pas facilement les réformateurs, le saint-simonisme a apporté des idées neuves qui ont connu par la suite de formidables développements.

Inconnus ou célèbres, tous ces hommes ont écrit une page qui mérite, je crois, de figurer au livre d'or de notre Ecole [polytechnique].

Jean-Pierre CALLOT


Jean-Pierre Callot, élève de la promotion 1931 de Polytechnique, auteur de cet article (1964)
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