Charles LALLEMAND (1857-1938)



Charles Lallemand, élève de Polytechnique
(C) Photo Collections Ecole polytechnique

Né à Saint-Aubin-sur-Aire (Meuse) le 7 mars 1857 ; décédé à Bussy (Haute-Marne) le 1er février 1938, des suites d'un zona incurable qui avait évolué en névrite en 1933.
Fils de François Louis LALLEMAND et de Marguerite Eulalie CHARLES. Marié à Charlotte CAPITAIN. Aucun enfant. Catholique. Sa belle-soeur (Mme LALLEMAND) décède en 1919.

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (promotion 1874, entré classé 22 et sorti classé 2 sur 252 élèves), et de l'Ecole des Mines de Paris (entré classé 2 sur 3 élèves). Corps des mines.

Membre de l'Académie des sciences (mars 1910) et président (1926). Commandeur de la Légion d'honneur.


Biographie par Jean VIGNAL,
Ingénieur en chef des Mines, Directeur du Nivellement général de la France.

Publié dans Annales des Mines, 1938, tome XIV 13eme série.

La mort de M. Charles Lallemand, survenue à Bussy (Haute-Marne), le 2 février 1938, a mis en deuil la science et l'administration françaises. Et déjà la carrière, droite et noble, qu'elle borne revêt un aspect définitif, d'un exceptionnel relief. Car l'homme qui disparaît a la rare fortune de ne pas mourir tout entier. Une grande oeuvre lui survit, appelée à durer, et avant qu'il s'efface peu à peu derrière elle, nous voudrions en quelques mots retracer les principales étapes d'une vie extraordinairement féconde, si diverse en ses travaux, si une par l'esprit.

Le savant et l'organisateur. Toute l'oeuvre de M. Lallemand porte la marque d'un esprit essentiellement réalisateur, doué d'une extrême facilité d'assimilation, s'intéressant à tout, mais résolument orienté vers les réalisations pratiques et concrètes. Ayant peu de goût pour les études purement spéculatives, il voyait rapidement les points importants des problèmes à résoudre, distinguait les solutions simples, déblayait les questions accessoires. Il savait communiquer ses idées à ses chefs, ses directives à ses subordonnés, par des notes courtes et claires, vrais modèles de style, et il était pour tous un véritable entraîneur. Il levait les hésitations et les doutes, marchait hardiment dans la voie une fois choisie. C'était le type même de l'organisateur et du chef. Et la conscience qu'il avait de tels dons, le goût de l'action, le poussaient à vouloir faire oeuvre utile, partout où il le jugeait possible, sans ménager sa peine.

Les premières années. Très tôt ses dispositions intellectuelles se manifestent. Né à Saint-Aubin-sur-Aire (Meuse) le 7 mars 1857, il fait de brillantes études, et est admis fort jeune, à 17 ans, à l'École Polytechnique. Classé à sa sortie dans le Corps des Mines, il entre à l'École des Mines, y obtient le premier rang, auquel il doit, selon l'usage de l'époque, de commencer sa carrière comme Secrétaire du Conseil général des Mines. Dans ce poste d'observation privilégié, il cherche un emploi convenant à ses goûts et à ses aptitudes, et bien vite il trouve magnifiquement sa voie.

Fondation du Service du Nivellement. C'était l'époque où s'élaborait en France, sous l'impulsion d'un grand ministre, M. de Freycinet, un large programme de travaux publics. Son exécution exigeait impérieusement une connaissance plus précise du relief du sol; il fallait dès lors entreprendre ce que les géodésiens appellent le nivellement d'ensemble du pays. Un très vaste problème se trouvait posé.

Avec la triangulation qui fixe la position des points du sol en projection horizontale, le nivellement, qui en détermine les altitudes, est une des deux branches essentielles de la géodésie. Et c'est lui qui a les applications les plus variées, et souvent celles exigeant le plus d'exactitude. Une connaissance très approfondie du relief du sol est indispensable, en effet, pour de nombreux travaux, tels que la construction de canaux, de routes, de voies ferrées, les études hydrauliques de tout genre, etc. Or pendant fort longtemps, le nivellement avait été exécuté concurremment avec la triangulation, au moyen de visées longues de plusieurs kilomètres ; mais la réfraction courbait les rayons dans le plan vertical, et les résultats étaient d'une précision insuffisante, eu égard aux nécessités industrielles modernes.

Une méthode nouvelle de nivellement, très supérieure, celle du nivellement géométrique, s'était alors développée au début du siècle dernier; elle consistait à n'utiliser que des visées très courtes, longues de 50 à 100 mètres, sensiblement horizontales, sur lesquelles la réfraction était sans effet appréciable, et à déterminer par de telles visées, effectuées sur des mires verticales mobiles, les différences de niveau successives d'une série de points le long des cheminements suivis. La précision se trouvait considérablement accrue, environ décuplée. Des opérations de ce genre se multiplièrent dans le pays.

Mais ces opérations fragmentaires étaient sans lien entre elles, et bientôt on jugea nécessaire de les rattacher les unes aux autres, et de leur donner une base commune. Elles s'appuyaient en effet sur des surfaces de comparaison différentes; elles ne concordaient pas entre elles, leurs erreurs n'ayant pu être compensées suivant un plan d'ensemble; elles ne laissaient généralement pas de trace durable sur le terrain, sous forme de marques dites repères, facilement reconnaissables et de cote connue; en un mot, chacune d'elle ne pouvait servir qu'à son objet primitif; il y avait là un immense gaspillage d'efforts.

C'est ce gaspillage que devaient viser plus tard Félix Faure, dans son rapport sur le projet de budget des Travaux publics pour 1889, puis Joseph Bertrand, dans un article paru au Journal des Savants en 1895, lorsqu'ils évaluèrent à plusieurs centaines de millions (plusieurs milliards aujourd'hui) l'économie qu'aurait réalisée la France, sur le coût d'installation de ses 32.000 kilomètres de chemins de fer, si elle avait possédé en temps utile le nivellement général de son territoire.

Déjà, sous le Second Empire, un effort d'unification avait été entrepris. Un technicien éminent, Bourdalouë, avait exécuté, de 1857 à 1864, sur l'ensemble du territoire un réseau cohérent de nivellements géométriques, long de 15.000 kilomètres. Il avait apporté aux instruments et aux méthodes des perfectionnements importants, et réalisé un des tout premiers réseaux de grande envergure qui aient été établis dans le monde.

Mais le succès même de l'oeuvre de Bourdalouë, les services rendus par elle, ne tardèrent pas à montrer la nécessité de faire beaucoup plus encore : une idée nouvelle s'imposait peu à peu, celle d'un organisme permanent qui aurait la charge d'entretenir le réseau existant, laissé à l'abandon en maint endroit, de l'améliorer, et surtout de le développer considérablement au fur et à mesure des besoins.

C'est à cette tâche que M. de Freycinet avait convié les très nombreuses administrations intéressées. Réunie par ses soins, une Commission interministérielle consacra sept années, de 1878 à 1885, à dresser le plan général des travaux. Séduit par l'importance de l'oeuvre à entreprendre, M. Lallemand fut, sur sa demande, attaché dès 1880, à cette Commission, et nommé l'année suivante secrétaire du Comité d'exécution restreint constitué par elle. Bientôt, il en devint l'âme.

Dans ce domaine où presque tout était à créer, ses qualités d'animateur trouvèrent à s'employer magnifiquement. Bientôt, sous son impulsion, de nouvelles méthodes d'opérations sont mises au point. Les instruments, les repères se perfectionnent. Les calculs se modernisent. Tout un personnel se forme, plein d'ardeur et de foi. Le Service du Nivellement général de la France qui voit le jour en 1884, sous la forme d'un petit bureau d'études, puis prend en 1891 son organisation définitive, est essentiellement son oeuvre. Aussi la direction lui en est-elle confiée dès l'origine, en 1884, et il la conserve pendant quarante-quatre ans, jusqu'à sa retraite en 1928.

Principales contributions au progrès de l'art des nivellements. On ne peut signaler ici que les contributions principales apportées par M. Lallemand au progrès de l'art des nivellements, dont toutes les parties ont été par lui minutieusement explorées, souvent largement enrichies, parfois totalement renouvelées. Dès le début, en 1881, reprenant le problème dans son principe, il fait construire et expérimente un niveau d'eau hydrostatique à longue portée. Plus tard en 1896, il étudie un autre procédé consistant à repérer automatiquement, au moyen de 3 pointes métalliques disposées en triangle, la position de la lunette de visée par rapport à un bain de mercure.

Conduit par ces divers essais à donner la préférence au niveau à bulle d'air, il y apporte des perfectionnements importants, aujourd'hui universellement adoptés. En collaboration avec M. Klein, chef du Dépôt des instruments à l'École des Ponts et Chaussées, il munit l'appareil d'un dispositif optique permettant à l'opérateur de voir nettement, sans se déplacer, en même temps que l'image de la mire, celle de la bulle d'air de la nivelle; l'horizontalité exacte de la visée peut ainsi être vérifiée au moment même de chaque lecture, pour le plus grand bénéfice de la facilité des mesures, de leur rapidité et de leur précision.

Ne négligeant aucun détail, M. Lallemand étudie aussi de nouveaux modèles de repères, plus légers, susceptibles d'être multipliés sur le terrain. Ces repères portent une pastille hémisphérique servant de support aux mires et définissant avec plus de rigueur le point dont l'altitude est relevée.

Après les instruments et les repères, M. Lallemand modernise les calculs, longs et fastidieux, nécessaires à la mise en oeuvre des innombrables mesures faites sur le terrain. Sous le nom d'abaques hexagonaux, il institue des procédés graphiques de calcul, propres à résoudre, automatiquement les opérations les plus compliquées; on sait combien les méthodes de cette nature, alors fort nouvelles, ont été depuis multipliées et transformées, pour former, grâce à M. Maurice d'Ocagne, la belle science de la Nomographie.

Par ailleurs, en collaboration avec M. Napoli, M. Lallemand établit, pour l'Exposition universelle de 1889, une machine à additionner, et en 1898, appliquant une idée émise autrefois par M. le colonel Mannheim, il fait construire une règle à calculs à échelles brisées, longue de Om,50 seulement, donnant 4 chiffres significatifs.

Dans le domaine théorique, M. Lallemand est le premier à avoir apporté méthodiquement aux mesures des corrections motivées par l'aplatissement du globe terrestre. Il étudie dans le détail, en vue d'y porter remède, les diverses causes d'erreur affectant les nivellements, notamment l'instabilité des piquets employés comme supports de mires, les variations de longueur des mires, et surtout la réfraction atmosphérique. Il aborde enfin par des méthodes toutes nouvelles le problème fondamental de l'évaluation de la précision d'une méthode de nivellement, auquel se sont heurtés avant lui bien des géodésiens : la difficulté de ce problème tient à ce que les erreurs des nivellements ne suivent pas les lois classiques de répartition de Gauss. M. Lallemand met en évidence, à côté des erreurs accidentelles, obéissant à ces lois, d'autres erreurs de nature inconnue, beaucoup plus graves, qui ne sont pas régies par elles et qu'il appelle systématiques. Il a le mérite de proposer des formules fournissant, d'après les mesures faites, des expressions moyennes de ces deux catégories d'erreurs. Ses formules ont été adoptées internationalement en 1912 et conservées pendant près d'un quart de siècle; elles ont eu le grand intérêt de permettre une comparaison plus efficace de la valeur des instruments et des méthodes, et d'orienter les recherches tendant à les améliorer.

Des dispositions ingénieuses, prises dès l'origine, ménagent de loin l'avenir. Un procédé commode de numérotage des repères permet de les retrouver aisément, quel qu'en soit le nombre futur. Un plan général, à la fois précis et souple, est fixé pour le vaste réseau à entreprendre; sur un large canevas de très haute précision, tout un échafaudage de lignes de plus en plus denses, seront nivelées avec une précision individuelle décroissante, sans que la précision d'ensemble du réseau en souffre; et l'on peut ainsi, tout en poursuivant l'exécution du programme général, faire porter à chaque moment l'effort sur les points où il est le plus utile. Les mesures adoptées pour la publication des nivellements, et celles, d'importance capitale, destinées à assurer la conservation du réseau par le remplacement régulier des repères disparus ou détruits, n'ont subi aucun changement et demeurent, aujourd'hui encore, des modèles de simplicité et de logique.

Gestion du Service du Nivellement. Dans la gestion même du Service créé par lui, M. Lallemand n'hésite pas à introduire les formules les plus modernes. Avant Taylor il propose et emploie, sous le nom de salaire parabolique, un procédé de rémunération qui incite chacun à travailler vite et bien, et qui fait du patron et de l'ouvrier de véritables associés. La division du travail est poussée très loin. Au bureau central, les calculs sont effectués en partie double, par deux procédés et deux agents différents. Toutes les corrections d'ordre instrumental et d'ordre théorique sont déterminées par des méthodes graphiques souvent fort ingénieuses. Des dispositions judicieuses et simples permettent de suivre, au jour le jour, la qualité des opérations; c'est ainsi que l'introduction d'une erreur arbitraire, dans la division d'une des deux mires simultanément utilisées, fournit automatiquement divers contrôles, et que certaines représentations graphiques des résultats des mesures permettent d'en analyser aisément la précision. Ce contrôle technique est vérifié par un contrôle constant des rendements et des prix de revient.

Formés par un tel chef, une pléiade de collaborateurs s'associent de tout coeur à l'oeuvre commune. Parmi les plus précieux, il faut citer M. Maurice d'Ocagne, qui pendant dix ans, de 1891 à 1901, fut l'adjoint de M. Lallemand, et M. Eugène Prévôt, qui resta attaché au Nivellement général pendant quarante-six ans, de 1882 à 1928, en qualité d'adjoint au directeur depuis 1901, et qui a joué un rôle de premier plan dans l'organisation du Service et dans son développement.

Couronnant tant d'efforts, bientôt les premiers résultats apparaissent. Ils triplent la précision jusqu'alors réalisée, tout en réduisant sensiblement les prix de revient. La plupart des services publics de l'État, les départements, les communes, de nombreuses entreprises privées, prennent l'habitude de recourir au Service du Nivellement. A l'heure actuelle, il a effectué, dans la France entière, plus de 160.000 kilomètres de nivellements, et posé plus de 200.000 repères, avec une dépense totale de l'ordre de 20 millions; cependant le programme primitif n'est encore réalisé que jusqu'à concurrence d'un peu plus du tiers, et des demandes de travaux nouveaux ne cessent d'affluer vers le Service, justifiant le développement initial prévu.

Grâce à de tels résultats, le Service du Nivellement ne tarde pas à jouir, à l'étranger, d'un prestige incontesté. Dans presque tous les pays civilisés il sert de modèle à la création d'organismes analogues. Aujourd'hui, sur la terre entière, les seuls nivellements géométriques, extrêmement précis, classés dans la catégorie internationale des nivellements de haute précision, atteignent un développement de plusieurs centaines de milliers de kilomètres.

M. Lallemand a eu, en 1934, le privilège peu commun d'assister à la célébration du cinquantenaire du Service fondé par lui. Il a pu mesurer, non sans fierté, le chemin parcouru par une institution qui, comme le Service Géographique de l'Armée ou l'Administration du Cadastre, est devenue indispensable à l'économie du pays.

Travaux divers. Malgré son ampleur, l'oeuvre ainsi réalisée n'a nullement suffi à absorber une activité qui s'accroissait à la mesure de tous les problèmes rencontrés. L'esprit toujours en éveil de M. Lallemand s'est intéressé aux questions les plus variées, et il est impossible de les citer toutes (recherches géodésiques; études sur les accidents de grisou; unification internationale des heures; heure d'été; système métrique, etc...). Ses principaux travaux, en dehors de ceux relatifs au Cadastre et qui méritent une analyse spéciale, traitent de questions connexes de l'art des nivellements.

M. Lallemand a notamment fait des recherches sur la distribution dans le monde des volcans et des tremblements de terre, et sur les mouvements lents du sol décelés par les nivellements de précision. On lui doit une étude théorique fort importante des marées de l'écorce terrestre, parue en particulier dans l'Annuaire du Bureau des Longitudes pour les années 1909 et 1910; d'après divers indices concordants, il est conduit à évaluer à Om,50 leur importance à l'équateur, lors des nouvelles ou des pleines lunes équinoxiales, et à Om,20 seulement au moment des quartiers ; réduites de moitié à 45° de latitude, ces marées sont nulles aux pôles.

Recherches relatives aux observations marémétriques. Des innovations capitales ont été introduites par M. Lallemand dans le mode de détermination du niveau moyen de la mer. Cette détermination est étroitement liée aux opérations de nivellement. En effet, dans la plupart des pays, les altitudes sont rapportées au niveau moyen de la mer, qu'il s'agit donc de mesurer. En France, la surface de référence a été choisie de façon à coïncider, à quelques centimètres près, avec le niveau moyen de la mer observé à Marseille, en un endroit rocheux et particulièrement stable. M. Lallemand y a d'abord fait installer, dès 1884, un marégraphe totalisateur, auprès duquel est placé le repère fondamental du Nivellement général de la France. Cet appareil, très perfectionné, dû à M. Reitz et encore amélioré par lui, est mû par un flotteur, et comme tous les marégraphes, il trace la courbe de la hauteur de la mer à chaque instant. Mais il fournit en outre, grâce à un délicat agencement de roulettes totalisatrices, et au moyen de quelques lectures très simples, le niveau moyen pour un intervalle de temps quelconque.

Servi par un incident de marche de cet appareil, et par une heureuse intuition, M. Lallemand imagine ensuite, pour la mesure du niveau moyen de la mer, un autre instrument, le médimarémètre, beaucoup plus simple qu'un marégraphe et infiniment moins coûteux au point de vue de son installation, de sa surveillance et de son entretien. Le principe, tout différent, en est lié à l'amortissement des oscillations liquides transmises à travers une cloison poreuse. A l'heure actuelle, une quarantaine de tels instruments sont installés sur les rivages de la France ou de ses possessions extérieures, et plusieurs autres existent à l'étranger.

Les observations continues et nombreuses susceptibles d'être ainsi facilement amassées, pour un prix modique, ouvrent un large champ de recherches, qu'on commence seulement à explorer. Elles ont permis à M. Lallemand de ruiner une opinion qui s'était accréditée, et qui trouvait en partie sa base dans certaines erreurs entachant le réseau de nivellements de Bourdalouë. Il a montré que, contrairement à cette opinion, le niveau moyen de la mer est à peu près le même tout le long du littoral français, à de faibles irrégularités près, atteignant au plus quelques décimètres, et dues probablement à l'influence des vents dominants et des courants.

Réfection du Cadastre. A ces divers travaux allait s'ajouter, en 1898, une autre tâche, d'une importance capitale, offerte, en raison de la vaste notoriété qu'il s'était acquise, à l'inlassable activité du fondateur du Service du Nivellement. Il s'agissait de la réfection des plans cadastraux, établis autrefois sans aucun lien pour les 36.000 communes de France, d'ailleurs vieillis, souvent non tenus à jour, parfois d'une valeur topographique insuffisante et réduits à un intérêt purement fiscal. Les défauts en apparaissaient de plus en plus manifestes. Reprenant un projet adopté au début du 19e siècle peu après la création du Cadastre, puis abandonné faute de moyens financiers adéquats, on se proposait d'appuyer tous les plans parcellaires sur une triangulation générale du territoire, et de les dresser en liaison avec la carte régulière d'État-Major établie par le Service Géographique de l'Armée, en y figurant des courbes de niveau greffées sur les cheminements du Nivellement général de la France. Ainsi le pays se trouverait doté d'un magnifique instrument d'étude pour les travaux de toute nature à effectuer sur le terrain.

Une grande Commission, instituée en 1891 au ministère des Finances, et à laquelle M. Lallemand fut appelé à collaborer, aboutit en 1898 au vote d'une loi rendant facultative, pour les communes, la réfection du Cadastre, avec des subventions de l'État et des départements. Un service technique du Cadastre était créé en même temps, rattaché à la Direction générale des Contributions directes, et la direction en fut confiée à M. Lallemand.

A cette gigantesque entreprise, M. Lallemand va consacrer, pendant une dizaine d'années, toute l'expérience acquise au Service du Nivellement, les ressources de son esprit, la vigueur de son enthousiasme. A nouveau, après divers voyages d'étude à l'étranger, il recrute et forme un personnel compétent. Au cours d'un essai intégral de réfection du Cadastre de la commune de Neuilly-Plaisance (Seine-et-Oise), il met au point un ensemble de procédés simples, à fort rendement, souvent inédits. Il applique encore en grand la division du travail, il utilise systématiquement pour les calculs des machines et des méthodes graphiques; il réalise le report des plans par gravure directe, effectuée à l'envers, sur des feuilles de zinc toutes prêtes pour le tirage, évitant ainsi l'établissement intermédiaire d'un positif sur papier; il fait un large emploi de la photographie pour obtenir rapidement des plans économiques et précis du territoire, par groupement et réduction des plans parcellaires, l'apparence du relief étant obtenue au moyen d'une ingénieuse disposition (éclairement sous lumière rasante d'un plan-relief exact à photographier, constitué par une superposition de feuilles du plan parcellaire découpées suivant les lignes de niveau et tirées sur papier très fort).

Fidèle à ses habitudes, il perfectionne les instruments et crée un cercle azimutal à microscopes permettant à l'observateur de faire toutes les mesures angulaires sans se déplacer autour de l'instrument, suivant un principe très employé aujourd'hui.

Au point de vue théorique, il imagine un mode de calcul par fuseaux qui réduit à six le nombre des systèmes de coordonnées employés dans la triangulation cadastrale du pays, alors que l'ancien cadastre comporte autant de systèmes que de communes.

Malheureusement, l'ensemble des mesures prises s'avère d'une nouveauté et d'une hardiesse peut être trop grandes pour l'époque, et des réactions se produisent. En 1907, par suite d'une réduction massive des crédits, le service technique du Cadastre est contraint à une diminution et à une modification considérables de son activité, et l'oeuvre commencée, si pleine de promesses, se trouve brutalement interrompue. Depuis, le problème reste posé de la réfection du Cadastre, en liaison avec l'établissement de la nouvelle carte d'État-Major au 50.000e; mais les idées semées à profusion au début du siècle font peu à peu leur chemin dans les esprits. A la tentative avortée ont succédé d'autres essais, inspirés de principes analogues, et faisant usage, par surcroît, des ressources d'un art nouveau, la photogrammétrie, qui consiste à utiliser des photographies du terrain, prises de points du sol ou plus fréquemment en avion. Il faut citer à cet égard le rôle capital joué après la guerre par M. H. Roussilhe. On peut donc penser qu'on s'engagera résolument un jour dans la voie ouverte il y a quarante ans, où M. Lallemand fera, une fois de plus, figure de précurseur.

Distinctions honorifiques diverses. Par leur importance, leur variété, les travaux de M. Lallemand ne pouvaient manquer d'attirer sur lui l'attention. L'Académie des Sciences l'admet dans son sein en 1910, le Bureau des Longitudes l'accueille en 1917 comme membre titulaire. Dans ces deux corps savants, qu'il est appelé à présider par la suite, il joue un rôle éminent, les représentant dans un grand nombre de manifestations scientifiques.

A l'Étranger, son oeuvre est unanimement admirée, son nom partout connu. Il est membre de plusieurs Académies, docteur honoris causa de diverses Universités et Écoles. Et cette haute réputation va lui permettre de jouer, après la guerre, dans les assises scientifiques internationales, un rôle de premier plan, qui est un de ses plus beaux titres à la reconnaissance du pays.

Présidence de l'Union géodésique et géophysique internationale. Parmi les organisations scientifiques internationales d'avant 1914, la plus ancienne sans doute et la plus puissante, l'Association géodésique internationale, ayant été dissoute pendant les hostilités par suite du non-renouvellement de la convention qui la régissait, est rétablie en 1919, sous l'égide du Conseil international de recherches créé à ce moment. Et au lieu de demeurer indépendante, elle devient une section, - et depuis 1930 une association -, faisant partie d'un groupement plus étendu, l'Union géodésique et géophysique internationale. M. Lallemand est, par acclamations, nommé président de cette nouvelle Union.

Pendant de longues années, il en dirige les débats avec sa conscience et son habileté coutumières, dans des circonstances souvent difficiles, les affaires scientifiques se compliquant de questions d'ordre diplomatique. Et cette période a été, pour la Science géodésique et géophysique, féconde en progrès de toutes sortes. Sa grande faculté d'assimilation lui rend aisées ses fonctions délicates d'arbitre, d'organisateur, de conducteur. Sa haute culture transparaît à travers ses nombreuses et charmantes allocutions et improvisations. Sa merveilleuse facilité pour les langues lui permet, dans ses discours d'ouverture des assemblées générales successives, de s'exprimer en italien à Rome en 1922, en espagnol à Madrid en 1924, en tchèque à Prague en 1927, en suédois à Stockholm en 1930 et en portugais à Lisbonne en 1933.

Lorsqu'on 1933 il résigne ses fonctions, au terme de l'Assemblée de Lisbonne, de nouveaux statuts ont décidé que le président ne sera plus immédiatement rééligible, afin de pouvoir être choisi parmi les représentants de pays plus nombreux. Une manifestation spontanée vient alors lui apporter le plus magnifique hommage, à la fin de la séance de clôture tenue à l'Université de Coïmbre. Une adresse lui est remise, portant les noms d'une cinquantaine de délégués officiels à l'Union et du personnel de l'Université. Les signataires, dit l'adresse, « sont heureux de témoigner, en ce moment solennel, leur profonde sympathie au président Charles Lallemand, l'éminent savant qui, pendant plus de quatorze ans, a conduit les travaux d'une prestigieuse organisation scientifique avec un dévouement et une compétence incomparables. Ils lui expriment leurs sentiments de profonde admiration pour ses éminentes qualités d'homme et de savant ».

L'homme. Ses qualités d'homme, ainsi soulignées, il est temps d'en parler maintenant. Pour tous ceux qui ont connu M. Lallemand, elles demeurent inséparables de sa brillante carrière, elles en éclairent les principaux aspects.

Avant tout, il a été un caractère. Passionnément épris de vérité, il n'hésitait jamais à prendre parti en faveur d'une cause jugée juste ; et il manifestait hautement son sentiment, sans le moindre égard pour son intérêt propre. Bien des fois, on l'a vu engager un débat, où il avait personnellement tout à perdre, et cela sans espérance de succès, animé seulement par l'idéal qu'il portait en lui. Comme autrefois, « c'est une vertu rare au siècle d'aujourd'hui », et poussée à ce degré, elle forçait le respect de ses contradicteurs et de ses adversaires.

On s'explique, d'après cela, son patriotisme intransigeant, toujours en éveil, qui l'incitait à intervenir partout où un intérêt national lui paraissait en cause. Et dans l'attitude qu'il adopta, presque seul contre une opinion à peu près unanime, à propos des questions monétaires, il faut admirer le courage qui lui faisait placer au-dessus de toute considération l'inviolabilité des contrats et le respect de la parole donnée; comme toujours, sa nature le portait à chercher premièrement la justice, tout le reste devant être réglé par surcroît.

Son attitude était celle d'un soldat. A l'adversité, il opposait une impassibilité résolue. Dans les circonstances, les débats pour lui les plus pénibles, sa sérénité restait imperturbable. Et cette admirable maîtrise de soi résultait sans doute d'une heureuse disposition de nature; mais d'après certaines de ses confidences, elle était aussi le triomphe d'une éducation patiente et déterminée de la volonté. Ses longues et quotidiennes promenades à pied, poursuivies jusqu'à l'âge le plus avancé, étaient à ses yeux un moyen de maintenir, avec sa santé vigoureuse, cet équilibre intérieur auquel il attachait tant de prix.

Sa fermeté d'âme s'est manifestée une dernière fois, inchangée, dans la vaillance avec laquelle il a supporté, pendant plus de quatre ans, sans espoir, et pourtant luttant sans cesse, la maladie particulièrement cruelle qui devait l'emporter.

A cette qualité primordiale, M. Lallemand joignait une bonté profonde, qui n'en était sans doute qu'un autre aspect. Son accueil simple et cordial, même à l'égard des plus humbles, lui gagnait tous les coeurs. Ses amis savaient pouvoir compter sur lui en toute circonstance, sa bienveillance envers les jeunes était sans limite et l'on n'oubliait pas sa haute stature droite, son allure restée si longtemps dégagée et sportive, sa belle physionomie attachante souvent parée d'un sourire ou animée par un regard malicieux.

A tout cela s'ajoutaient les mille ressources d'un esprit extrêmement cultivé et fin, enrichi encore par les nombreux voyages auxquels il aimait à s'adonner. Une humeur toujours égale, un enjouement aimable, fertile en anecdotes et en rapprochements inattendus, achevaient de lui donner un charme exquis.

On comprend le respect et l'affection dont, au soir d'une existence si pleine, M. Lallemand était entouré. Il menait une vie simple, auprès de la compagne qu'il avait choisie, et qui, tout au long de la route, sut être son appui. Il n'avait pas eu le bonheur de voir son foyer se peupler d'enfants; mais plusieurs neveux, une nombreuse famille lui vouaient un attachement profond. Au coeur de la petite cité industrielle de Bussy, dans la demeure familiale où il faisait de fréquents et longs séjours, il prenait figure de patriarche.

A tous ceux qui le pleurent, une pensée doit s'offrir, en guise de réconfort. Le Maître disparu ne vivra pas seulement par son oeuvre admirable. Pour beaucoup d'hommes, d'autant plus nombreux que sa situation élevée attirait plus de regards, il demeure un exemple.


Charles Lallemand n'est pas en parenté avec André Lallemand (1904-1978) qui présida le bureau des longitudes à partir de 1965, et fut professeur de méthodes physiques pour l'astronomie au collège de France et membre de l'Académie des sciences à partir de 1961.


Nicolas Arthur LALLEMAND (1859-1946 ; X 1877), frère de Charles, élève de Polytechnique
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