Charles LORY (1823-1889)

Au sujet de C. Lory, Voir aussi :

Éloge de M. Ch. Lory,
par Marcel Bertrand.

La mort de M. Lory laisse un grand vide parmi nous. Ce n'est pas seulement un confrère sympathique et justement respecté, c'est le représentant de toute une série d'études, le doyen et le maître incontesté de notre géologie alpine, qui disparaît brusquement, en nous léguant un héritage bien lourd à porter. M. Lory n'avait que soixante-six ans; plein de vigueur et de santé, il nous avait promis de guider encore une troisième fois la Société géologique dans les Alpes. Il ne croyait pas sa tâche terminée, il était de ceux qui pensent que celle du géologue ne l'est jamais, mais il avait pourtant conscience de l'importance de l'œuvre déjà accomplie, et avant de mourir il a pu jeter sur elle un regard de juste fierté. Le Dauphiné avant lui était la province des mystères inexpliqués ; les lois de la Géologie et de la Paléontologie y semblaient contredites par les observations les plus sûres. M. Lory a débrouillé l'écheveau qui paraissait inextricable; sur les difficultés qui avaient arrêté et égaré nos premiers maîtres, il a répandu tant de lumière qu'on s'étonne presque aujourd'hui des erreurs et des hésitations passées. « Les progrès qu'on lui doit, a dit M. Hébert en présentant ses titres à l'Académie, sont de ceux qui font époque dans une science, et son nom restera parmi ceux qui honorent le plus la géologie française. »

Charles Lory naquit à Nantes, le 30 juillet 1823. Son père avait été officier de marine sous le premier Empire; après une captivité de plusieurs années en Angleterre, il devint capitaine au long cours, et termina sa vie comme économe de l'hôpital de Nantes. C'est au collège royal de Nantes que Lory fit ses études à partir de la cinquième. Toujours le plus jeune élève de sa classe, il en fut toujours le plus brillant, en lettres comme en sciences. En dissertation française comme en vers latins, en version latine comme en cosmographie, il eut en rhétorique tous les premiers prix, et obtint même un accessit au concours général des collèges des départements. Ses succès ne firent que s'accentuer en philosophie et en mathématiques spéciales ; ses maîtres pressentaient en lui un homme d'avenir, et en 1840, ayant à peine dix-sept ans, après une seule année de préparation, il fut reçu à la fois à l'École Normale et à l'École Polytechnique. Il entra à l'École Normale, où il se trouva le second de sa promotion.

Malgré ses succès et malgré l'affection de ses maîtres, Lory se montrait dès sa jeunesse très peu expansif et très peu causeur. Son professeur d'histoire, M. Macé, qui devint plus tard son collègue à la faculté de Grenoble, raconte que tous les jours en allant au lycée il parcourait avec lui le cours Saint-Pierre, et qu'il parvenait à peine à lui arracher quelques mots sur ses goûts et ses projets d'avenir.

Lory sortit de l'École Normale, muni de ses trois licences et agrégé des sciences physiques ; à la fin de 1843, il fut envoyé comme professeur de physique au collège de Grenoble. Le goût des sciences naturelles avait toujours été très vif chez lui. M. Hébert, alors directeur des études à l'École Normale, avait encouragé son penchant pour la Géologie, et l'avait souvent emmené le dimanche dans ses excursions autour de Paris. En partant pour Grenoble, Lory manifesta le désir de s'occuper d'une thèse de Géologie : « Parcourez la montagne, lui dit M. Hébert, et je ne doute pas que vous n'ayez vite trouvé un sujet. » Dans ces montagnes du Dauphiné, Lory devait en effet trouver sans peine non seulement la matière d'une thèse, mais le sujet des études de toute sa vie.

Ce furent les terrains crétacés, les plus répandus autour de Grenoble, qui attirèrent d'abord son attention; il parcourut les massifs de l'Isère et du nord de la Drôme, et sut y faire la distinction entre le terrain néocomien, encore imparfaitement connu, et l'ensemble des couches sableuses et des calcaires à silex qui le surmontent. Il les désignait alors collectivement sous le nom de Grès verts, mais ce fut lui qui quatre ans plus tard y reconnut les représentants du Gault, du Cénomanien, du Sénonien et de l'étage danien. Sa thèse, soutenue en 1848, fut justement remarquée, et d'Archiac, qui l'a analysée dans l'histoire des progrès de la géologie (t. IV, p. 524-529), sut reconnaître les qualités hors ligne de ce jeune esprit et prévoir l'avenir du débutant.

Deux années avaient suffi à Lory pour recueillir les matériaux de sa thèse; il la rédigea à Poitiers, où ne le retint pas longtemps l'attrait du voisinage de la Bretagne, et en 1846 il fut nommé professeur de physique au lycée de Besançon. Il y resta trois années, pendant la dernière desquelles Delesse, alors professeur de géologie à la Faculté, lui confia la suppléance de sa chaire. Pendant ces trois années il parcourut avec une ardeur infatigable le Jura suisse et le Jura français, et il y marqua la trace de son passage par d'importantes découvertes.

En 1847, le Jura était certainement la mieux connue des chaînes de montagnes. Thurmann en avait déjà fait le type classique des régions de plissement, et poussant la synthèse à ses dernières limites, il avait pour ainsi dire réduit les chaînons en formules. Quelques observations simples, quelques mots intercalés dans la formule générale permettaient de préciser et presque de dépeindre la structure de chaque chaînon. Ces facilités séduisantes avaient fait prendre un essor rapide aux études locales, et Besançon, grâce à l'impulsion donnée par M. Parandier, était devenu le centre le plus actif des nouvelles recherches. L'influence des failles, le rôle des renversements, et les modifications que ces accidents peuvent apporter dans le type général, y avaient déjà attiré l'attention et renouvelaient l'intérêt des problèmes. C'est en effet ce mélange de simplicité dans l'ensemble, et de complications locales, faciles à délimiter et à analyser dans le détail, qui fait du Jura la plus merveilleuse école pour l'étude des chaînes plus complexes; c'est comme un modèle réduit et simplifié, presque comme un modèle démontable des Alpes, que la nature à mis à la disposition des géologues.

Lory a bien souvent répété depuis combien l'étude du Jura lui avait été profitable. « Dans le Jura, lui ai-je entendu dire, il y avait beaucoup à apprendre et peu à faire. » L'assertion serait contestable si elle était prise au pied de la lettre; mais Lory voulait dire seulement que pour toute région il y a des périodes où les documents doivent s'amasser et d'autres où les résultats se dégagent, des périodes où se posent les problèmes et d'autres où ils se résolvent. L'étude d'ensemble était trop aplanie, le plan de l'édifice était trop bien tracé par Thurmann pour qu'il y eût là besoin d'un nouvel architecte, et quant à l'étude des faunes et des faciès, telle que l'a vingt-cinq ans plus tard inaugurée M. Choffat, on ne pouvait même en pressentir la portée à une époque où la province méditerranéenne était à peine définie.

Mais si Lory se détermina vite à ne voir dans son séjour à Besançon qu'une étape vers des études plus ardues, il n'en reconnut pas moins, avec une admirable sûreté de coup d'œil, que sur un point il y avait « quelque chose à faire », qu'il y avait une question dont la solution était mûre et dont l'étude pouvait réaliser un grand progrès ; cette question était celle du passage de la période jurassique à la période crétacée. Y avait-il eu continuité ou interruption des dépôts marins ? le sol du Jura n'était-il alors qu'un fond plat et uniforme, où les oscillation des mers n'avaient rencontré ni obstacles ni rivages abrupts? La mer crétacée au contraire était-elle revenue sur un sol accidenté, pénétrant en fiords allongés dans une chaîne déjà ébauchée et sur des bancs déjà plissés? Cette dernière opinion était celle qui rencontrait le plus de faveur. Une assise marneuse, parfois gypsifère, avait été signalée entre les calcaires portlandiens et les couches à fossiles crétacés, mais on n'y avait vu qu'un dépôt local et sans importance, Lory reconnut la continuité de cette assise, il s'étudia à la suivre dans tout le haut Jura, et à Charrix, près de Nantua, il y trouva des Planorbes. Dès lors il était démontré qu'un vaste lac d'eau douce avait occupé la région après la retraite de la mer jurassique, et l'uniformité de ce mince dépôt lacustre, la constance de la place occupée par lui dans une série partout semblable à elle-même, attestaient que les périodes jurassique et crétacée n'avaient été séparées par aucune dislocation.

Lory voulut compléter ce résultat par une description détaillée et par un essai de stratigraphie comparée du terrain néocomien, depuis les hautes chaînes de l'Est, où il s'aligne en larges bassins, jusqu'aux vallées de l'Ognon et de la Saône, où il s'échelonne en lambeaux isolés et plus minces, à peine signalés auparavant. Mais l'œuvre était étendue et de longue haleine; Lory demanda à Pidancet d'y collaborer avec lui.

Pidancet fut, dans cette période d'activité qui suivit les travaux de Thurmann, un des plus originaux et des mieux doués parmi les géologues franc-comtois; il avait été le compagnon des premières courses de Lory dans la haute montagne, et ils avaient déjà publié ensemble une note justement remarquée sur la Dôle. On se partagea la besogne; Lory se mit à l'œuvre avec son ardeur ordinaire ; mais quand ses matériaux furent prêts, Pidancet se déroba ; il demanda du temps et finalement ne produisit rien. Mécontent de lui-même et de ses propres torts, ce fut lui qui se fâcha ; il laissa dire à ses amis que Lory voulait ravir aux géologues du pays le fruit de leurs travaux. L'accusation était ridicule, et devait rester sans écho, mais Lory en fut désespéré. Un excès de sensibilité qu'on n'aurait pas soupçonné sous cette écorce un peu rude, lui fit prendre les choses au tragique ; dans ses lettres il ne parlait de rien moins que de renoncer au travail et même à la vie. La sympathie de ses collègues ne lui fit pas défaut; parmi eux se trouvait Henri Sainte-Claire Deville, alors professeur de chimie à Besançon ; ce fut lui qui, par la brusquerie affectueuse de ses conseils, par la chaleur communicative de sa parole, rendit peu à peu la confiance à son jeune ami et rétablit un peu de calme dans son esprit. Mais si cette première épreuve fit sentir à Lory le prix des affections dévouées, on peut croire qu'elle contribua aussi à développer en lui cette sorte de sauvagerie native, cette tendance à l'isolement, qui est restée toujours un des traits distinctifs de son caractère.

A ce moment, la mort de Gueymard (1849) rendit vacante la chaire d'histoire naturelle de la faculté de Grenoble. Lory était désigné par ses travaux pour l'obtenir ; il quitta sans regrets Besançon, et après une absence de quatre années, il revint ainsi à sa première résidence, pour s'en faire une autre patrie et ne plus la quitter jusqu'à sa mort. Cette fois, il n'avait plus à demander de conseils ; il avait pu juger par lui-même des problèmes qu'il allait étudier, et il se promit d'essayer de faire pour le Dauphiné ce que Thurmann avait fait pour le Jura. C'était là une tâche à la hauteur de ses légitimes ambitions, et il résolut d'y consacrer le reste de sa vie.

Trois régions distinctes composent le Dauphiné : la plaine, les chaînes subalpines et la haute montagne. Lory les a étudiées toutes trois successivement, avec une égale conscience et un égal succès ; sans hâte et méthodiquement, il commença par les plus faciles, par celles où sa propre expérience et où celle des autres pouvait lui être du plus grand secours. Il savait pourtant que de l'autre côté des sommets de Belledonne, derrière les pics qui fermaient son horizon, il se livrait une grande bataille, à laquelle avaient pris part les maîtres les plus illustres de la géologie, et que toute découverte faite dans ces régions discutées aurait un incomparable éclat ; mais il savait aussi à quelles difficultés s'étaient heurtés ses prédécesseurs, et il ne voulut marcher au combat qu'armé de toutes pièces. L'étude approfondie des chaînes de l'Isère et de la Drôme lui sembla une préparation nécessaire ; patient dans sa précoce maturité, toujours jaloux d'une rigoureuse précision dans les observations locales comme dans les coupes d'ensemble, cherchant partout le double contrôle des fossiles et de la stratigraphie, il ne consacra pas moins de huit années à cette première étude. Ces années furent assombries par une grande douleur, d'un caractère tout intime, dont il ne voulut nul confident et dont il ne m'appartient pas de soulever le voile ; mais ni les chagrins de sa vie privée, ni les exigences de son enseignement n'interrompirent un instant la marche de ses travaux. On peut en suivre régulièrement les progrès dans ses publications de chaque année, et on peut en admirer les résultats dans les deux premiers volumes de la Géologie du Dauphiné, parus seulement en 1862.

Les plus importants de ces résultats sont ceux qui se rapportent à la série néocomienne, dont Lory le premier fit connaître ce type nouveau et vraiment complet ; il montra que l'immense lacune du bassin parisien est comblée auprès de Grenoble par une série puissante de sédiments à faunes spéciales, les calcaires du Pontanil, les marnes à Ammonites pyriteuses et les couches de Berrias ; on ne pouvait encore qu'entrevoir les relations de ces faunes avec celles des dernières assises jurassiques, mais Lory fixa définitivement la place des couches à Spatangues, à Griocères et à Scaphites. Il débrouilla les lois de leur succession, de leurs enchevêtrements et de leurs passages latéraux ; il en suivit les modifications vers le Sud ; il constata en même temps dans le Midi de la Drôme la disparition progressive de l'Urgonien et le développement de plus en plus considérable des marnes aptiennes. Pour les étages crétacés supérieurs, il fit ressortir l'irrégularité du Gault et l'absence du Turonien ; il précisa l'extension de la Craie blanche dans le massif de la Grande-Chartreuse, puis ses transformations et la transgression des calcaires sénoniens dans la Drôme. Plus tard seulement, il découvrit les fossiles de l'étage danien aux portes même de Grenoble. Les coupes de ces régions, telles que les a données Lory, sont restées classiques ; les études de détail peuvent les compléter et augmenter notre connaissance des faunes, mais rien ne sera changé aux lignes qu'il a magistralement tracées.

En même temps, l'idée de ses travaux futurs commençait à se dégager ; il avait été frappé de la grande étendue des lignes de failles sur ce versant des Alpes; il avait appris à en suivre la continuité. Il y voyait déjà l'effet de mouvements plusieurs fois répétés, et il remarquait (1854) leur liaison avec les limites des différents faciès.

Ce fut seulement en 1857 que Lory aborda l'étude du Briançonnais et la grande question des grès à anthracite des Alpes. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler ici les origines d'une querelle aujourd'hui presque oubliée : entre les massifs cristallins du Mont Blanc et du Mont Rosé, dans ce que Fournet a appelé le fossé intra-alpin, se succèdent des masses énormes de schistes et de grès, où l'on n'a pendant longtemps connu d'autres fossiles que des Bélemnites liasiques et des végétaux houillers. La règle semblait qu'on trouvât les Bélemnites dans les schistes et les végétaux dans les grès, mais des observations répétées montraient des alternances nombreuses entre les deux terrains. En 1828, Elie de Beaumont avait découvert dans le ravin de Petit-Cœur cette même alternance dans des conditions qui semblaient défier toute discussion : une couche de grès à végétaux de dix mètres d'épaisseur, était régulièrement intercalée dans les schistes à Bélemnites. Comment ne pas admettre la contemporanéité de l'assise intercalée ? Les uns, comme E. de Beaumont, en concluaient que l'importance accordée aux végétaux fossiles était trompeuse, et pour sauver une branche de la paléontologie, ils condamnaient l'autre sans recours ; d'autres comme Scipion Gras admirent l'existence de causes géologiques spéciales, «sous l'empire desquelles les Alpes se seraient déjà formées, et qui en feraient une région géologique à part. » Sous une forme ou sous une autre, le seul critérium de certitude qu'après un siècle connaisse encore la géologie se trouvait remis en question ; c'étaient les fondements même de notre jeune science qui étaient menacés.

Brongniart protesta le premier ; bien d'autres à sa suite maintinrent la valeur absolue de l'argument paléontologique. En Angleterre, Lyell disait à ceux qui lui rapportaient avoir observé eux-mêmes la trompeuse alternance : « Je le crois, parce que c'est vous qui l'avez vu, mais si c'était moi qui l'avais vu, je ne le croirais pas. » Ce scepticisme courtois lui fait honneur, mais ce n'était pas l'affirmation pure et simple du principe contesté qui pouvait trancher le débat. C'était sur le terrain qu'il fallait montrer l'accord des faits et de la théorie, et tous ceux qui y avaient suivi E. de Beaumont, Scipion Gras, Fournet, Sismonda, Rozet, proclamaient que cet accord était impossible. Un véritable schisme se préparait dans la géologie ; s'il se prolongeait, le résultat en devait être d'admettre dans toutes les grandes chaînes des formations et des lois exceptionnelles, et pour l'étude d'une partie du globe, de substituer à des règles fixes le caprice et le bon plaisir de chaque observateur.

Le désarroi jeté dans les meilleurs esprits était tel que Lory lui-même, qui devait clore ce grand débat, ne se croyait pas autorisé avant de nouvelles observations à en préjuger la solution. C'est lui qui l'a déclaré, sans hésitation et sans fausse honte, alors que maître de cette solution, il pouvait s'attribuer ou au moins se laisser attribuer l'honneur de l'avoir prévue tout d'abord : « Depuis 1837, dit-il dans sa Géologie du Dauphiné, j'ai essayé d'apporter ma coopération à la solution de cette question controversée : cherchant le vrai sans théorie préconçue, j'ai reçu successivement de l'étude des faits des impressions diverses, qui, tout en me laissant toujours beaucoup de doutes, me rapprochaient alternativement de l'une et de l'autre des opinions émises jusqu'ici. »

Je ne puis insister ici sur la marche des idées de Lory et sur les observations qui l'amenèrent à voir dans les Aiguilles d'Arve le nœud des difficultés pendantes. Les grès de cette chaîne avaient toujours été confondus avec le terrain anthracifère ; à la suite d'une exploration entreprise avec M. Pillet, Lory reconnut qu'ils étaient postérieurs au Lias, et eut l'idée d'y voir une prolongation des grès nummulitiques du Briançonnais. Il se sépara de M. Pillet qui revenait directement à Chambéry, et voulut sans retard aller chercher du côté de Vallouise la confirmation de ses inductions. Quand il rentra à Grenoble, sa conviction était définitivement arrêlée ; il l'écrivit à M. de Mortillet. La preuve matérielle ne pouvait plus se faire attendre ; il savait maintenant où la chercher. Quelques mois après, M. Pillet lui adressait des traces de fossiles qu'au retour de cette même excursion il avait recueillis dans la vallée de l'Arve. Lory y reconnut des Nummulites ; il annonça immédiatement le fait à la Société, et d'un mot il en fit sentir toute la portée : « Rien, dit-il ne s'oppose plus dans les hautes Alpes à la classification des divers terrains d'après les lois de la Paléontologie. »

Ce sont les Nummulites de la Maurienne qui ont mis fin à cette longue ère de discussions et qui ont terminé ce grand procès de la géologie alpine, ces Nummulites, ce n'est pas Lory qui les a trouvées, mais il a fait mieux ; il a prévu le point où on devait les trouver et il a tiré de leur présence toutes les conséquences qui en résultaient. Personne d'ailleurs ne lui a contesté l'honneur de la découverte ; lui seul se plaisait quand il la racontait, à faire la part de son ami égale à la sienne. Cette découverte était un véritable événement géologique ; le désir de la contrôler devait amener sans retard la Société géologique dans les Alpes, et le 1er septembre 1861, cinquante de nos confrères se réunissaient à Saint-Jean-de-Maurienne. Mais Lory avait déjà bien autre chose à leur montrer que les Nummulites de Saint-Michel ; toutes les difficultés s'étaient aplanies d'elles-mêmes ; il lisait désormais à livre ouvert dans ces massifs si longtemps mystérieux. Les renversements ne pouvaient plus masquer l'ordre vrai des superpositions ; il savait où trouver et limiter le Trias, où rechercher l'Avicula conforta qu'Alph. Favre venait de découvrir dans le Nord de la Savoie ; il pouvait comparer sans incertitude ses propres coupes à celles que Favre venait de relever plus au Nord, suivre le passage du Lias schisteux au Lias calcaire, et sur le versant italien, reconnaître le Trias sous la forme nouvelle et inattendue de schistes calcaréo-talqueux. Ce n'était plus un fait nouveau, c'était une coupe complète des Alpes qu'il pouvait proposer à la Société de vérifier.

La Réunion de 1861 fut pour Lory un véritable triomphe. « Elle amena, a dit Alph. Favre, des résultats d'autant plus remarquables que pas un des géologues qui niaient l'existence du terrain houiller ne s'y rendit ou ne publia de mémoire dans ce sens. » Studer, qui présidait la session, put constater l'accord unanime des membres présents; et après avoir rappelé les discussions passées, après avoir montré la grandeur du progrès accompli, il en rapporta toute la gloire à Lory : « C'est lui, dit-il, qui a été notre véritable président. » Dans les années qui suivirent, Lory s'appliqua à préciser les résultats obtenus en terminant la carte géologique des hautes régions alpines; celle du Briançonnais compléta d'abord en la modifiant d'après les découvertes nouvelles, la carte du Dauphiné, déjà publiée en 1859. Après l'achèvement du troisième volume de son grand ouvrage, Lory entreprit avec l'abbé Vallet l'exploration difficile de la Tarentaise, puis, avec MM. Pillet et Vallet, celle de la Haute-Savoie; ces deux cartes furent présentées à la Société en 1866 et 1867. Dans les deux notes trop courtes dont il les a accompagnées, Lory n'a pas eu la prétention de décrire en détail ces nouvelles régions ; ce sont les résultats d'ensemble qu'il s'attache seuls à faire ressortir. Il précise la division des Alpes en cinq grandes zones qui, avec des largeurs inégales, se suivent parallèlement et dans chacune desquelles les divers terrains montrent des allures et des développements tout différents. Chacune de ces zones, d'après lui, a son histoire géologique spéciale et elles sont séparées les unes des autres par de grandes failles. Ces failles sont pour Lory les traits fondamentaux de la structure du système alpin ; elles remontent à une époque très reculée, et elles ont joué de nouveau aux époques plus récentes, déterminant une série de gradins de plus en plus affaissés à partir de la clef de voûte du système, que forme la zone des grès houillers. A chaque époque, les conditions de dépôt ont varié d'un gradin à l'autre ; les énormes différences d'épaisseur, les brusques séparations de faciès, les conglomérats qui s'intercalent dans le Trias comme dans le Lias et le Nummulitique, sont autant de preuves de la réalité de ces compartiments et des falaises abruptes qui ont dû localement les border. Les refoulements mêmes et les plis sont subordonnés à ces failles ; ce ne sont que des effets secondaires, provenant de l'écrasement des parties les plus affaissées.

A partir du jour où ces grandes idées se furent fait jour dans l'esprit de Lory, elles l'occupèrent presque sans partage. Il continua les explorations destinées à compléter la carte au quatre-vingt millième de sa région, mais il publia rarement le détail de ses observations ; la traduction graphique qu'en donnaient les contours lui semblait suffisante, quand il ne voyait pas de nouveaux problèmes à résoudre. Or, le problème pour lui n'était plus l'agencement superficiel des masses, mais le mécanisme qui l'a déterminé; c'est aux profondeurs mêmes de la montagne et aux mystères de son passé qu'il veut arracher leur secret, et cette ambition légitime, qui, quel qu'en ait été le succès, le grandit encore, est celle qui désormais inspire toutes ses notes. On y suit le développement de ses idées qui se précise avec une netteté toujours croissante, mais les coupes locales n'y trouvent place qu'autant qu'elles peuvent servir et expliquer la théorie.

Cette tendance, si manifeste dans la seconde partie de l'œuvre de Lory, ne doit pourtant pas donner le change sur la nature de son esprit ; la théorie, telle qu'il la comprenait, n'a jamais été pour lui l'essor donné à l'imagination et la prétention de deviner la nature, mais au contraire l'explication rationnelle des faits observés. Certains faits ne lui semblaient pas compatibles avec les idées reçues ; ce sont ces faits qu'il voulait mettre en lumière et dont il cherchait méthodiquement à tirer les conséquences ; je veux surtout parler ici du contraste entre l'allure des schistes cristallins et celle des terrains secondaires.

Entre les premiers et les seconds, la discordance est complète dans les Alpes françaises ; en beaucoup de points on voit le Trias et le Lias horizontaux reposer sur les tranches des schistes cristallins, et même former, comme aux Aiguilles rouges et à Champrousse, le couronnement des pics les plus élevés. Mais en même temps, dans ces massifs cristallins, s'ouvrent de grandes vallées longitudinales, comme celle de Chamonix, où les mêmes couches liasiques, verticales et plusieurs fois repliées sur elles-mêmes, affectent une concordance grossière avec les gneiss ou les micaschistes. La coexistence de ces deux situations différentes ne semble pouvoir s'expliquer que d'une seule manière : les gneiss étaient verticaux avant le dépôt du Lias, qui est venu recouvrir leur surface d'un manteau horizontal et continu. Plus tard, la base s'est disloquée ; de larges dépressions se sont produites, où les terrains supérieurs, plus flexibles, se sont affaissés en masse: « par des glissements et des plis multipliés, ils se sont adaptés aux nouvelles formes de leur base disloquée, de manière à en mouler, pour ainsi dire, les saillies et les angles rentrants, dans toutes les positions possibles. » Les terrains, discordants sur les sommets, sont ainsi devenus à peu près concordants sur le flanc des vallées, mais là leurs couches sont contournées en plis multipliés, qui contrastent encore, quoique d'une autre manière, avec les allures uniformes des terrains anciens.

L'explication, au moins en son principe, semble rationnelle et semble même la seule possible ; mais si ce mécanisme simple est prouvé en certains points, pourquoi ne pas l'admettre pour tous les autres? Il s'explique par la différence de plasticité entre les masses cristallines, devenues rigides par le fait d'un plissement ancien, et les terrains plus récents, demeurés relativement flexibles; or cette différence n'a-t-elle pas dû exister pour toute la chaîne et produire partout les mêmes effets? S'il en est ainsi, la masse plastique des terrains secondaires, en se moulant sur son substratum, a dû pourtant se briser en certains points, et cela sans doute à l'aplomb même des plus brusques discontinuités de ce substratum. Les failles que l'étude géologique révèle à la surface, marquent donc la place des grandes lignes de dislocation des masses sous-jacentes, et comme ces lignes ont dû jouer plusieurs fois, leur mouvement aux différentes époques a dû déterminer dans les mers anciennes ou des changements brusques de profondeur ou la formation de falaises escarpées. C'est donc à leur aplomb qu'on doit s'attendre aussi à voir disparaître certains terrains ou se modifier leurs faciès. C'est ce que montre en effet l'observation, et ainsi, autour d'une hypothèse simple, vient se coordonner harmonieusement l'explication de tous les détails.

Partout où les schistes cristallins n'affleurent pas, l'observation ne donne aucun moyen de décider entre cette hypothèse et celle du refoulement latéral ; mais là où ils affleurent une vérification semble possible. Si des affaissements sont la cause déterminante des plissements, il n'y a pas de raison pour qu'ils se soient produits à la place même des anciens plis synclinaux; les dépressions où se sont engouffrés les terrains secondaires ne doivent pas être bordées symétriquement par les micaschistes et par les gneiss, mais elles doivent interrompre irrégulièrement la série des schistes cristallins. La vallée de Chamonix par exemple correspond-elle à un pli synclinal des schistes anciens? Pour répondre à cette question, il fallait établir l'ordre de succession de ces schistes ; c'est vers ce nouveau but que se tourna l'activité de Lory. Il montra que cet ordre était partout le même, que surtout reconnaissable dans la zone du Mont Rosé, il se retrouvait identique, malgré les dislocations plus grandes, dans la zone du Mont Blanc ; il put alors, en partie par ses propres courses, en partie à l'aide d'échantillons rapportés par les alpinistes, dresser les coupes du Pelvoux, du massif des Rousses et du Mont Blanc et constater que nulle part le Lias effondré ne vient se mettre en contact avec les schistes les plus récents. Les anciens synclinaux sont au contraire le plus souvent restés en saillie, comme cela est le cas pour le Mont Blanc, dont la structure en éventail n'est qu'une illusion, due aux failles inverses qui limitent le massif; en réalité les schistes du Mont Blanc sont disposés en forme de cuvette aiguë, et non pas en éventail divergent ; à ce pli synclinal faisait suite à l'Ouest l'anticlinal du Brévent, sur les flancs duquel un affaissement postérieur a créé la vallée de Chamonix.

C'est là un fait d'un grand intérêt, qu'on était loin de prévoir ni même de soupçonner; il affermit les convictions de Lory ; mais il lui restait à soumettre sa théorie à une autre épreuve. Les Alpes bernoises occupent en Suisse une position tout à fait comparable à celle du Mont Blanc; ce sont, pourrait-on presque dire, des massifs homologues ; toute théorie applicable à l'un, doit s'appliquer également à l'autre. Or il semblait impossible d'expliquer par des affaissements ces fameux coins calcaires des Alpes bernoises, ces enclaves horizontales de calcaires jurassiques, qui s'échelonnant à trois niveaux différents sur les flancs de la Jungfrau, pénètrent de plusieurs kilomètres dans l'intérieur de la montagne. Lory crut cependant pouvoir le tenter : avec l'affaissement, il combine les refoulements dont il n'a jamais nié, mais dont il veut restreindre le rôle ; avec les failles verticales il combine les failles horizontales, et il peut ainsi, sans rien ôter aux masses cristallines de leur rigidité, imaginer un mécanisme ingénieux, une sorte de mouvement de tiroir, qui arrive à englober les lambeaux jurassiques. C'est par des mouvements analogues qu'il a essayé d'expliquer le double pli des Alpes de Glaris. Au fond, cette explication, au point de vue cinématique, ne diffère de celle des géologues suisses que par la réalité objective qu'elle prête à une décomposition de mouvements ; mais au point de vue dynamique, la différence est énorme ; la force invoquée n'est plus que le poids même des masses affaissées, et si l'on évite ainsi la notion un peu vague des pressions latérales, on reste effrayé de la disproportion des causes avec l'effet produit.

Se passer des pressions latérales, ou du moins restreindre leur rôle à celui d'une simple poussée au vide, tel était bien au fond le désir secret et le but mal avoué de Lory. Les zones montagneuses sont à ses yeux moins des zones soulevées que des zones restées en saillie, et toutes les complications de structure, tous les plissements et même les renversements s'expliqueraient par des affaissements et des enfouissements locaux. L'objection restera toujours dans la grandeur constatée des mouvements horizontaux; en admettant même les idées de Lory pour les coins des Alpes bernoises, je ne vois pas comment on pourrait les appliquer aux coupes de la Dent du Midi, telles que vient de nous les faire connaître M. Schardt.

Si je me permets de signaler ici la difficulté de questions, sur lesquelles varieront longtemps encore les opinions des géologues, ce n'est pas pour essayer de préjuger la part qui pourra revenir à Lory dans leur solution définitive, mais pour séparer des vues encore hypothétiques l'idée nouvelle qui lui appartient en propre, et dont nul désormais ne pourra éviter de tenir compte dans les spéculations orogéniques. Lory a prouvé que dans les Alpes, et probablement dans toutes les grandes chaînes, il y a, au point de vue des problèmes dynamiques, deux masses indépendantes à considérer : l'élément rigide, consolidé par d'anciens plissements, et l'élément plastique formé des terrains plus récents. Dans cette distinction Lory voyait une explication, on peut y voir au contraire une difficulté de plus; mais c'est en tout cas un grand service de l'avoir mise en lumière. C'est une idée analogue qui a permis à M. Suess d'établir la synthèse successive des chaînes de l'Europe; mais Lory aura été le premier à l'appliquer aux terrains d'une même chaîne.

Les idées de Lory, émises sans hâte et sans tapage, au fur et à mesure d'une éclosion lentement mûrie, lui avaient fait une situation toujours grandissante dans le monde des géologues étrangers et français. En 1877, il fut nommé correspondant de l'Institut, et en 1881, la Société géologique se réunit à Grenoble, non plus comme vingt ans auparavant, pour vérifier un point de la géologie alpine, mais pour entendre de Lory, en face même des Alpes, l'exposé de ses théories. La réunion fut nombreuse et eut un éclat extraordinaire ; quatre-vingts membres y assistaient. Lory profita de cette occasion solennelle pour exposer avec une admirable lucidité et une véritable ampleur la synthèse définitive de ses découvertes et de ses théories; nul compte rendu de son œuvre n'égalera le résumé qu'il en a lui-même donné; nulle critique ne fera mieux qu'il ne l'a faite la part des faits et de la théorie, ne précisera mieux les points en litige et les désaccords possibles. M. Renevier, notre éminent confrère de Lausanne, exprima les réserves des géologues suisses; M. Gosselet, au contraire, apporta son adhésion pleine et entière, et nul succès, plus précieux pour Lory et plus important pour la science, ne pouvait mieux consacrer cette belle session. M. Gosselet a fait pour l'Ardenne, avec un égal éclat, ce que Lory a fait pour les Alpes ; les travaux des deux professeurs de Lille et de Grenoble commençaient seulement à faire soupçonner la possibilité de rapprochements instructifs entre ces deux chaînes d'âge si différent; ce fut à la réunion de Grenoble que M. Gosselet appela pour la première fois l'attention sur ce point : on trouve dans l'Ardenne des massifs de schistes plus anciens, qui, comme le Mont Blanc au milieu de sa ceinture de terrains secondaires, surgissent au milieu des couches dévoniennes plissées ; comme le Lias des Alpes, ces dernières se rencontrent tantôt sur les tranches des schistes cambriens, tantôt emprisonnées en concordance entre leurs feuillets redressés. C'est le même phénomène qui demande la même explication, et cet accord de deux géologues éminents, travaillant sur des terrains si différents, était bien fait pour renouveler leur confiance et celle de leurs disciples.

Cette réunion de Grenoble marqua pour Lory l'apogée du succès et fut la dernière joie de sa carrière scientifique. Déjà, pendant qu'il faisait à ses confrères les honneurs du Dauphiné, il était tourmenté de graves préoccupations. On venait de lui offrir la place de maître de conférences à l'Ecole normale; désireux de rester à Grenoble, il se sentait sans force devant l'insistance affectueuse de ses amis de Paris et devant les espérances qu'on faisait briller à ses yeux. Tout l'attachait à Grenoble ; doyen de la Faculté des sciences depuis 1871, il hésitait à se séparer de l'estime et de l'affection de ses collègues; resté veuf avec trois enfants, il redoutait de les arracher au milieu dans lequel ils avaient grandi ; enfin quitter Grenoble, c'était quitter les Alpes et son œuvre inachevée. Il céda cependant, mais non sans esprit de retour, et il n'accepta que pour un an, à titre d'essai, la place qui lui était offerte. Cet essai fut pour lui un mécompte; les petites difficultés du début le rebutèrent ; il ne voulut pas comprendre qu'il aurait bientôt conquis, à Paris comme à Grenoble, l'amitié de ses collègues et le respect de ses élèves. Dès que ses leçons furent terminées, il se hâta de retourner à Grenoble, mécontent de la capitale, mécontent des espérances qu'il avait accueillies, mécontent d'avoir pour un vain mirage quitté ses chères montagnes, près desquelles il était bien décidé cette fois à terminer sa carrière et sa vie.

Ses collègues s'empressèrent de le renommer doyen; il reprit sa vie d'auparavant et ses travaux interrompus, mais avec un nuage de tristesse et de lassitude sur le front. Nous le vîmes encore presque chaque année, dans l'Ardenne et dans le Jura, en Bretagne et à Commentry, assister aux réunions de notre Société, mais il ne montrait plus le même intérêt pour les questions débattues; il se tenait plus souvent à l'écart; il se réfugiait dans ses pensées intérieures, dont ceux qui l'observaient pouvaient voir passer sur son visage mobile l'ombre souriante ou attristée. Aucune confidence ne me permet de dire ce qui manqua à la fin de sa carrière, on peut seulement affirmer qu'elle ne fut pas heureuse. Peut-être, pour triompher de la mélancolie de souvenirs douloureux, avait-il besoin de l'excitation de la lutte et de l'enthousiasme des problèmes à résoudre; avec l'âge et par suite même du succès, cet enthousiasme se trouvait diminué et les côtés tristes de sa nature reprenaient le dessus.

Un dernier coup vint l'abattre ; il perdit subitement, il y a dix-huit mois, sa fille aînée. Lui qui ne s'était jamais plaint, et qui avait fièrement gardé pour lui seul le secret de toutes ses douleurs, il sentit son stoïcisme vaincu : « Je suis veuf une seconde fois », disait-il; et encore: «J'ai vieilli de dix ans». Il voulut lutter cependant. Chargé de la direction générale des études entreprises dans les Alpes pour le relevé de la carte géologique détaillée, il essaya de se reprendre d'intérêt pour la géologie des régions encore mal connues. Il accompagna MM. Hollande et Maillard dans la Savoie; il commença des explorations dans le Chablais avec M. Jaccard. Son esprit était resté aussi actif, son corps aussi vigoureux. On put espérer que l'attrait de nouveaux problèmes allait stimuler son ardeur et réveiller la flamme prête à s'éteindre. De plus ses amis le pressaient de résumer dans une œuvre d'ensemble ses travaux sur les Alpes, et cette pensée lui souriait. Mais, sans qu'il s'en doutât lui-même, les sources de la vie étaient atteintes en lui ; une congestion pulmonaire, que rien ne faisait prévoir, l'enleva brusquement à l'affection des siens.

Peu de carrières ont été mieux remplies que celle de Lory ; peu d'œuvres géologiques ont eu plus d'unité et plus de portée. C'est cette œuvre surtout dont j'avais à parler ici, mais il m'est impossible de ne pas dire en terminant quelles furent les qualités d'élite de cette nature loyale, à laquelle il n'a manqué, pour être appréciée de tous, que le besoin de l'expansion. Il a caché sa vie suivant le conseil du sage, mais il a caché aussi ses sentiments et ses impressions, comme s'il eût craint le contact des indifférents. Sensible et bon par nature, il a toujours été d'un abord un peu rude, et il semblait presque qu'il dût faire effort pour se montrer affable et gracieux. Sa parole en public se ressentait de cette hésitation à se livrer; elle était toujours dans les débuts embarrassée et timide. Ceux qui l'ont entendu parler de géologie dans la montagne, savent pourtant quel était alors le charme de ces entretiens, où sa parole, toujours simple et colorée, s'élevait sans effort à la hauteur de sa pensée; de même ceux qui ont triomphé de la froideur du premier accueil et qui ont pénétré dans son intimité, savent combien son cœur renfermait de bienveillance pour tous, de dévouement pour ses amis et de tendresse pour les siens.

Avec ses confrères, Lory était la courtoisie même. Il s'est trouvé jeté par ses études au milieu des questions les plus débattues et des querelles les plus passionnées ; il a vécu auprès de la Porte de France ; il a écrit sur le Tithonique, et il n'a manqué que quelques Hippurites auprès de Grenoble pour qu'il se trouvât mêlé à toutes les grandes controverses de la géologie contemporaine. Dans ces luttes, bien des coups l'on atteint, dont plusieurs, on peut l'affirmer, l'ont profondément blessé : ses coupes ont été traitées d'imaginaires, ses découvertes ont été contestées. Malgré tout cela, on ne citerait pas dans son œuvre une page de polémique personnelle. Il a pu avoir à se plaindre des autres; jamais personne n'a eu à se plaindre de lui.

Enfant de la Bretagne, petit, solide et noueux comme les chênes de sa patrie, Lory a conservé jusqu'à la fin de sa vie les deux qualités maîtresses de sa race, l'inviolable attachement à la foi chrétienne et la ténacité indomptable du caractère; il a su y joindre la tolérance pour les idées d'autrui et le mépris des ambitions frivoles. Simple dans ses goûts, ne demandant à la vie que ce qu'elle peut donner de bonheur, il a tout fait pour le mériter et il a subi sans se plaindre les plus douloureuses épreuves. Il a tout fait pour mériter la célébrité, et il l'a vue arriver sans orgueil. Selon qu'on l'a plus ou moins connu, il a inspiré l'estime, la sympathie ou le respect. ... Il conservera une place d'honneur dans l'histoire des études orogéniques.