Maurice LUGEON (1870-1953)

Biographie de Maurice Lugeon, par A. Lombard, professeur à l'Université de Bruxelles

Publié dans Revue de l'Univ. de Bruxelles, Janvier-Mars 1954.

La science géologique vient, de perdre un de ses grands savants. Avec Maurice Lugeon s'éteint un des célèbres tectoniciens de la chaîne alpine. Il était encore un des rares représentants vivants de l'école de ces grands esprits qui jetèrent les bases de nos connaissances modernes sur les chaînes de montagnes, les Haug, Michel Lévy, Marcel Bertrand, de Margerie, Albert Heim, P. Termier, W. Kilian.

La Faculté des sciences de notre Université lui avait témoigné son admiration et rendu hommage à la valeur de ses travaux, en lui décernant le titre de docteur honoris causa.

M. Lugeon naquit à Poissy (Seine-et-Oise) en 1870. D'origine vaudoise, il revient très jeune au pays de Vaud où il poursuivra désormais ses études, passionné dès son adolescence par la botanique et la géologie.

Dans une première note à la Société vaudoise des Sciences naturelles, ce jeune chercheur de seize ans présente la découverte d'un Sabalites, palmier fossile de grande taille, qu'il a extrait de la molasse, avec de nombreux autres échantillons d'une flore de climat chaud, encore très peu connue.

Désormais s'ouvre une carrière d'une singulière richesse, dont il est difficile de donner un résumé, tant elle est féconde. En 1893, Lugeon ayant obtenu sa licence, parcourt le Jura avec Rittener, et les Dents du Midi avec son maître Renevier. Celui-ci emmène le jeune étudiant dans les Préalpes de Savoie où des discussions s'échangent depuis quelques années à propos de l'âge de la nappe de la Brèche du Chablais, puis du gypse et des cargneules préalpines, roches qui soulignent les plans de contact entre diverses unités structurales.

Pendant l'été de 1891, Auguste-Michel Lévy convoque pour une discussion générale, Renevier de Lausanne doublé du jeune Lugeon et Jaccard de Neuchâtel, tous trois intéressés aux levés de la feuille géologique d'Annecy. Lugeon est remarqué par Michel Lévy qui l'engage pour des études complémentaires entre Tanninge, le Praz de Lys et la Dranse. Lugeon fait une étude complète de la nappe, vrai bijou de précision, accompagné de croquis enlevés d'une main fine et dénotant une acuité d'observation très grande.

Marcel Bertrand, auteur des grandes synthèses, remarque également ce jeune géologue dont l'intuition est solidement étayée par un esprit critique avisé. Il a quelque peine à tempérer l'ardeur de ce néophyte qui vient de prétendre que les Hautes Alpes calcaires s'enfoncent frontalement sous les Pré-alpes ! Deux jours de terrain en commun confirment la perspicacité de Lugeon (1892) et convainquent le grand maître de l'exactitude des observations annoncées.

Sa licence achevée, Lugeon quitte Lausanne pour passer un an à Munich à étudier la paléontologie chez Zittel, puis à Paris et à Zurich où d'ailleurs il ne reste que peu de temps.

Son travail de thèse de doctorat porte sur les Préalpes et la Brèche du Chablais. Dans sa leçon inaugurale de privat-docent, la morphologie et l'histoire récente de la région du Léman sont décrites en une synthèse nouvelle. Avant l'existence du lac, le cours du Rhône ne se dirigeait pas vers Lyon mais bien vers la vallée de l'Aar, suivant un axe passant par les avant-monts de la molasse, au front des Préalpes puis vers la Broye et l'Aar.

La région du Petit Lac était drainée par l'Arve et s'écoulait vers l'ouest, Lyon et la Méditerranée. C'est par une capture que le Rhône abandonnera son ancien cours pour emprunter celui de l'Arve.

En 1906, Lugeon succède à son maître E. Renevier, et occupera la chaire de géologie de Lausanne pendant plus de quarante ans. En 1936 un jubilé fêta avec éclat l'anniversaire de ces longues et fécondes années d'enseignement et de recherches.

En tectonique alpine, Lugeon a joué un rôle de premier plan dans l'interprétation des structures helvétiques et préalpines.

Rappelons qu'à son époque, Albert Heim admettait encore la notion du double pli de Glaris : les Alpes calcaires (helvétiques) en Suisse centrale, étaient formées de deux grands plis couchés, venant à la rencontre l'un de l'autre, le premier poussé du sud, le second du nord. Lugeon opposa une hypothèse plus simple, qu'il avait élaborée dans les Hautes Alpes calcaires vaudoises et savoyardes selon laquelle toutes les Alpes de Suisse et de Savoie étaient constituées d'immenses plis couchés, tous issus d'une zone de racines située devant le front des nappes penniques. La poussée était unique, dirigée de l'intérieur de l'arc alpin vers l'extérieur.

Dans son ouvrage sur les Hautes Alpes calcaires entre la Lizerne et la Kander, il décrit l'enroulement, les replis, l'interpénétration de ces immenses nappes de recouvrement. Elles sont au nombre de trois; de bas en haut, ce sont Morcles, Diablerets et Wildhorn. Sur leur dos, des klippes subsistent formées d'éléments encore supérieurs, nommées nappes ultra-helvéliques et de provenance plus interne.

Ces résultats proviennent de plus de dix campagnes de terrain... et quel terrain! Il faut être monté par un jour clair, plus haut que Crans et que Montans pour atteindre un merveilleux point de vue, bien connu des skieurs : c'est le mont Lachaux. De là, on découvre un monde de vallées, la Lizerne, la Lienne, la Morge, qui coupent à vif dans le massif, dont les glaciers coiffent les crêtes. Les fonds de torrent descendent à 800, à 600 mètres d'altitude, alors que les sommets sont à 3.000 mètres et plus.

On pense alors au jeune Lugeon travaillant seul au milieu de ces solitudes, partageant la pitance des bergers, été après été, arpentant versants et arêtes, s'abritant des tempêtes sous un abri de pierres, construit de ses mains et menant à chef sa grande monographie.

Plus tard, c'est sur la feuille Diablerets qu'il passera ses saisons d'été, entouré d'étudiants ou campant sommairement dans quelque chalet sauvage, avec Mme Lugeon et leurs enfants.

C'est dans les Préalpes que l'œuvre de Maurice Lugeon me semble avoir atteint son sommet. Le Domaine helvétique en impose par son architecture mais il n'y a que peu de place pour l'hypothèse. Une description minutieuse est toujours possible, des racines jusqu'au front, grâce aux grondes vallées transversales : Lauterbrunnen, Gastern, Loèche et la Gemmi, Glaris et tant d'autres.

Il en est autrement dans les Préalpes où presque chaque pas vous pose un problème nouveau. A l'heure qu'il est, leur stratigraphie n'est pas encore claire, encore moins leur origine, la date de leur mise en place, leurs relations réciproques.

Au moment où Lugeon les aborde, on n'en sait positivement rien ou presque. Sont-ce des blocs en place ou des masses enracinées sur place, des champignons? Surgissent-elles de la profondeur ou sont-elles arrivées par le haut ainsi que l'a suggéré Schardt ? Lugeon se rallie à cette hypothèse. Leur origine est méridionale et interne. Leurs restes reposent à l'état de témoins sur le dos de l'édifice helvétique et elles sont en partie involuées dans les plis frontaux. A la lecture de ces résultats, les polémiques sont violentes et viennent de tous côtés, à propos de chacune des nappes : Brèche, Ultra-helvétiques, Klippes de Haute-Savoie, pour chaque région géographique : Sulens, le Chablais, la région romande et Lugeon y fait face avec énergie. Les notes s'échangent rapidement. Les rencontres sur le terrain sont nombreuses. Inlassablement, Lugeon défend une opinion qui finira par prévaloir. Les Préalpes sont entièrement charriées. Les nappes ultra-helvétiques sont les plus basses parmi elles et ont été cisaillées par les unités supérieures. Elles apparaissent au front de l'Helvétique puis à l'extérieur des Préalpes : nappes internes, nappes externes. C'est la fameuse question de l'origine de la Tour d'Anzeindaz.

L'esprit subtil de Lugeon ne cessera jamais de raffiner la connaissance des Préalpes romandes. Il crée des notions nouvelles telles que la diverticulation, les médianes plastiques et rigides, les fenêtres mitoyennes. Le manque de place empêche de donner ici les arguments par lesquels furent distingués les flysch des diverses nappes préalpines entre le Chamossaire, le Chaussy et la vallée de la Grande Eau. Ils sont parfois subtils et bien fragiles. D'ailleurs le premier à le réaliser était leur auteur lui-même, pour autant qu'on lui opposât des arguments de même valeur et qu'il se déclarât convaincu. Sinon il les défendait avec passion. Il donnera plusieurs de ces régions à décrire à ses élèves à titre de thèses de doctorat : zone des cols, Chaussy, Pléiades.

Lugeon s'est en outre passionné pour quelques problèmes d'ordre plus général mais son esprit réaliste ne se plaisait pas à les étendre au-delà de leurs limites raisonnables.

Critique pour les autres, il l'était sévèrement pour lui-même. Il faut citer deux exemples qui peignent bien son grand tempérament scientifique : l'origine du Jura et le métamorphisme du Trias.

Le Jura est une chaîne de plis qui dépend du système des Alpes. Il est toutefois difficile de concevoir le mécanisme qui l'a engendré. La présence de la fosse molassique entre Alpes et Jura est depuis longtemps une énigme et l'objet d'hypothèses.

Dans une publication (1941) désormais classique, Lugeon résume les opinions en cours jusqu'ici, les réfute et propose à leur place le mécanisme suivant : le Jura ne peut être issu d'un serrage double. Des pressions latérales sont exclues et la force qui l'a plissé ne peut être que la pesanteur, mécanisme reconnu ailleurs dans les Alpes.

La masse des terrains s'est mue sur un plan incliné compris entre les Vosges et le Massif central, mais ce plan est incliné en sens inverse du glissement imaginé. Ce paradoxe n'arrête pas M. Lugeon qui suppose qu'entre le moment du glissement du Jura et l'époque actuelle un changement de pente a pu se produire, sous l'effet de plis de fond affectant le soubassement cristallin. Et le glissement s'est produit sur un milieu lubrifiant représenté par les schistes de l'Aalénien.

Ces vues furent très discutées puis combattues, car elles prêtent à la critique mais cette même critique a provoqué la germination d'idées nouvelles et de plusieurs travaux nouveaux sur le Jura et sa tectonique profonde. La voilà donc justifiée.

Alors que la publication sur la formation du Jura soulevait des problèmes sur le plissement alpin, celle sur le métamorphisme du Trias va remettre en question les notions fondamentales du métamorphisme alpin. M. Lugeon, alors dans sa 76e année, n'a rien perdu de sa vivacité et de son talent de polémiste.

L'objet de la discussion vient d'une opinion récente et divergente étayée par l'apport de faits nouveaux suivant lesquels le métamorphisme dans le massif du mont Blanc, en Savoie s'est poursuivi après les grandes phases du plissement hercynien. Et les sédiments de base de la transgression posthercynienne en seraient affectés.

Lugeon, en un éblouissant raccourci, rappelle les travaux antérieurs, avec les erreurs d'interprétation commises; il cite des faits oubliés, remémore les observations qu'il a faites au Lôtschberg, à Chamonix et confronte les idées classiques et bien démontrées avec la nouvelle hypothèse. Il en conteste des observations et procède à une mise au point qui prend l'allure d'une protestation. L'énergie et la conviction qu'il apporta à sa démonstration lui valurent une approbation unanime des géologues alpins car il éliminait complètement un doute et une équivoque qui auraient pu s'étendre sur un des phénomènes déterminants de la genèse alpine.

La place manque ici pour exposer d'autres travaux de M. Lugeon et, pourtant, plusieurs en vaudraient la peine. Bornons-nous aux titres : Trois tempêtes orogéniques, La Dent de Morcles (1930), Sur l'origine du granite (1930), La feuille géologique Saxon-Morcles (1937), Quelques faits nouveaux des Préalpes internes vaudoises (1938), La feuille géologique des Diablerets (1940). Observations et vues nouvelles sur la géologie des Préalpes Romandes (1941).

A côté du géologue théoricien, Maurice Lugeon a exercé une grande activité en géologie appliquée. Très jeune, il aura à s'occuper de l'alimentation en eau de la ville de Lausanne, problème qui implique des études détaillées et des captages dans le pays d'En-Haut, suivies de la construction d'un long tunnel.

Puis il s'occupe des mines de sel de Bex; mais c'est surtout comme géologue de barrages qu'il s'est fait un nom dans le monde entier. Il consignera ses expériences dans un ouvrage intitulé Barrages et Géologie qui représente la codification des grands principes géologiques appliqués à résoudre les deux problèmes principaux d'un barrage : sa stabilité et son étanchéité.

Les cas les plus célèbres y sont exposés : Le Hasli, Barberine, puis Camarasa et Monte Jaque en Espagne, Le Sautet, Pinay, Pizançon, Cize-Bolonzon, Sarrans, la Bromme, Castillon et, pour finir, le chef-d'œuvre de Génissiat. Ses conseils étaient en outre sollicités dans maintes sociétés minières.

Comme toutes les natures fortes et rayonnantes, Lugeon a suscité de nombreuses vocations et formé une pléiade de géologues.

Il faut citer en premier lieu E. Gagnebin qu'il eut le chagrin de perdre après l'avoir vu devenir son successeur. Gagnebin était un esprit subtil, très cultivé, doué d'un sens critique toujours en éveil qui fut durant de longues années aux côtés de son maître. Lugeon et Gagnebin resteront un des beaux exemples de collaboration scientifique entre deux hommes très différents mais qui se complétèrent admirablement.

Emile Argand fut le disciple fougueux, l'élève génial dont l'oeuvre contraste beaucoup avec celle de Lugeon. Argand fut professeur à Neuchatel et collabora avec M. Lugeon dans des recherches sur les nappes de recouvrement en Sicile, à l'élaboration de la feuille Saxon. Il mourut en 1940.

D'autres vivent encore; ses élèves poursuivent sa tradition.

Il semble qu'il y ait peu d'hommes sur cette terre qui aient pareillement connu les honneurs que l'on peut espérer de ses pairs.

Lugeon prenait un réel plaisir à voir accroître d'année en année la somme de titres et d'hommages qu'on lui rendait. Dans la sixième édition de ses Notes et publications scientifiques, on trouve une longue énumération des sociétés savantes qui le comptaient comme membre d'honneur, des universités qui l'avaient honoré d'un degré, des institutions qui lui avaient décerné prix et médailles.

La liste s'achève par son titre de grand officier de la Légion d'honneur, commandeur de Polonia restituta et par son élection à la Royal Society. L'Académie Royale de Belgique le comptait parmi ses membres correspondants. Lors de son jubilé à Lausanne en 1937, le comte Louis d'Ursel, alors ministre de Belgique en Suisse, a rappelé tous les liens qui l'attachaient à notre pays.

Tous ces honneurs n'avaient jamais altéré sa simplicité et sa verve. Pendant longtemps, on se transmettra, dans les laboratoires, les histoires contées par Lugeon. Il a publié en son temps, une charmante plaquette depuis longtemps épuisée, intitulée Recette de la fondue vaudoise qui reflète la gaieté et la joie de vivre de son auteur. Cet aspect si vivant de sa nature complète bien le portrait que l'on conservera de lui. Car le grand savant était avant tout très humain, en contact avec les réalités et profondément attaché à ses amis, à ses collègues, à son pays.

L'Université libre de Bruxelles perd en lui un ami à la mémoire duquel elle tient à rendre un hommage très sincère.