TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVII (2003)
Gabriel GOHAU
Naissance de la théorie des cratères de soulèvement : du Puy de Dôme au Cantal

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (réunion extraordinaire du 20 juin 2003 en Auvergne)

Résumé.
Si la Société géologique de France choisit, en 1833, de tenir sa 3e réunion extraordinaire à Clermont-Ferrand, c’est que deux de ses membres éminents, Léonce Elie de Beaumont et Armand Petit-Dufrénoy (absents de la réunion), viennent de publier un mémoire sur le soulèvement du Cantal et du Mont-Dore, dans lequel ils reprennent la théorie émise dans les années 1810 par Humboldt et de Buch, et qui attribue les massifs volcaniques au soulèvement de l’écorce terrestre. La théorie rencontre en France bien des oppositions, notamment de Louis-Antoine Cordier, Constant Prévost, Virlet d'Aoust, du comte de Montlosier et de l’abbé Croizet. C’est en Auvergne, pourtant, que Léopold de Buch a conçu ses premières idées sur le sujet, en visitant le Puy de Dôme et le Mont-Dore (1802), avant d’étudier les îles Canaries. Mais Prévost, pour sa part, a testé la théorie en observant le surgissement de l’île Julia en 1831. L’adhésion d’Elie de Beaumont à la thèse des soulèvements s’explique d’autant plus mal qu’il vient de formuler la théorie concurrente du rétrécissement de l’écorce par refroidissement.

Mots-clés : Auvergne - volcanisme - tectonique - soulèvement - théorie - XIXe siècle.

Abstract.
French Geological Society decided to hold its 3rd extraordinary meeting in Clermont-Ferrand in 1832 because two of its prominent members, Léonce Elie de Beaumont and Armand Petit-Dufrénoy (both did not attend the meeting) had just published a memoir on the elevation of the Cantal and Mont-Dore massifs in which they took up the theory of « craters of elevation » devised by Humboldt and von Buch in the 1810's. According to this theory, the volcanic massifs are produced by an uplift of the earth's crust. In France, the theory met with many opponents such as Cordier, Prévost, Virlet, Montlosier and abbé Croizet. Nevertheless, it was in Auvergne that Leopold von Buch started to conceive the concept of « craters of elevation », during his visit to Puy de Dôme and Mont Dore (1802), before studying the Canary Islands. And Prevost got the opportunity of testing the theory in 1831, when observing the rise of Graham (in french Julia) Island. The adhesion of Elie de Beaumont to the elevation theory is all the more difficult to understand because he had just proposed a rival theory: that of the shortening of the earth's crust produced by its cooling.

Key-words : Auvergne - volcanism - tectonics - uplift - theory - XIXth century.

 

La réunion extraordinaire d’août-septembre 1833

 

 

Le 25 août 1833 s'ouvre à Clermont-Ferrand le congrès de la jeune Société géologique de France, qui, après Beauvais et Caen, choisit un lieu hautement propice à débats pour sa troisième réunion annuelle. Quelques mois plus tôt en effet Armand Petit-Dufrénoy et Léonce Elie de Beaumont, deux géologues rendus célèbres par la tâche entreprise en 1825 de réaliser une carte géologique de la France à 1: 500 000, avaient fait lecture, devant la Société, entre décembre 1832 et mai 1833, d'un Mémoire – à paraître dans les Annales des Mines – sur les groupes du Cantal et du Mont-Dore, et sur les soulèvements auxquels ces montagnes doivent leur relief actuel [Cf. annexe][1]. En d'autres termes, les auteurs désiraient expliquer ces deux appareils par la théorie dite des cratères de soulèvement, émise peu avant par le géologue allemand Léopold von Buch.

 

En l'absence des deux auteurs[2], c'est un professeur d'histoire naturelle de l’université de Clermont, Henri Lecoq, qui présenta la défense de la théorie dans un exposé fait les 26 et 29 août en soirée. La discussion qui suivit l’exposé fit apparaître l'opposition  de plusieurs des présents. L’abbé Croizet, autorité régionale, Constant Prévost, professeur de géologie à la faculté des sciences de Paris depuis 1831, Nérée Boubée et le comte de Montlosier, géologue local réputé, notamment sur les questions du volcanisme, présentèrent la contradiction, ce dernier soulignant l’« esprit de système » du mémoire de Lecoq.

 

Est-ce ce qui explique l'absence de Dufrénoy et d’Elie de Beaumont ? On sait que ce dernier ne goûtait guère la contradiction. Un débat avait déjà suivi les exposés des deux géologues, à Paris. Prévost et Montlosier avaient fait des objections après le second exposé de Dufrénoy, le 4 mars, et Virlet d'Aoust avait entrepris le 3 juin l'« Examen de la théorie des cratères de soulèvement de M. L. de Buch » [Cf. annexe]. Sa critique ne portait pas sur l’Auvergne mais sur le Santorin, dont Léopold von Buch, disait-il, parlait sans l’avoir visité.

 

Les critiques portaient sur plusieurs autres points. Montlosier, par exemple, est bien d'accord qu'il existe des cratères sans matières ignées. Le type en est pour lui le lac Pavin, et il les désigne sous le nom de cratères-lacs. Mais il les attribue à des explosions, d'où l'autre nom de cratères d'explosion qui lui sert à les distinguer. Il l'a dit déjà le 5 mai 1832 dans une lettre à la Société géologique, lue lors de la séance du 7, et qui a servi de point de départ à une discussion [Cf. annexe]. C'est à cette occasion qu'Elie de Beaumont avait déjà donné ses conclusions du mémoire en préparation avec Dufrénoy, et dont l’essentiel était déjà conçu. Le Cantal et le Mont-Dore, disait l’homme qui allait succéder peu après à Cuvier, mort le 13 du même mois, dans la chaire d’histoire naturelle du Collège de France, sont composés d'un tronc de cône dont le sommet forme un cirque culminant, pour l'un au Plomb du Cantal et au puy Mary, et pour l'autre aux puys Gros, l'Aiguiller, Ferrand, la Grange, Cacadogne, Cliergue, etc. Au centre des cirques une montée phonolitique : Puy Griou ou Sancy. Les roches Tuilière et Sanadoire formant un autre centre. Le cône est lui-même entaillé par des vallées : Mandailles, Vic, Murat, Dienne et Falgoux pour le Cantal, Dordogne et Tarentaine pour le Mont-Dore [Dufrénoy et Elie de Beaumont, 1833][3].

 

Il n'est pas très commode pour un lecteur moderne de comprendre cette théorie. Bien entendu, pour nous, les deux appareils sont des massifs volcaniques. Or la structure décrite est celle d'une zone soulevée (d'où le nom) et non d'émissions accumulées en couches (strato-volcan). Pourquoi refuser l'évidence des observations faites sur les volcans en activité ? Simplement, tranche Elie de Beaumont, parce que les basaltes qui constituent le cône sont trop fluides pour couvrir une pente. De telle sorte qu'« un cône revêtu de basalte est nécessairement un cône de soulè­vement » [Dufrénoy et Elie de Beaumont, 1833, p. 537]. Le basalte s'est refroidi en position horizontale et a pris sa position actuelle suite à « une explosion souterraine ou toute autre force agissant de bas en haut ». Le même argument vaut pour les trachytes du Mont-Dore. A l’appui de la thèse, les auteurs du mémoire ont trouvé au puy Gros des pendages de 35°. Et Henri Lecoq notera, de son côté, lors de la réunion de Clermont, que les trachytes ont 10% de pente, alors qu’ils ne peuvent cristalliser au-dessus de 3%.

 

Cependant, les problèmes posés par la nouvelle théorie sont multiples. D'abord, ce qui séduit les deux polytechniciens c'est que le modèle est susceptible de calculs. Si une zone circulaire se soulève en dôme, la surface soulevée sera supérieure à sa base. Soit pR2 la surface du cercle de rayon R, le cône résultant aura une surface de pR√(R2+H2), soit un excédent approximatif de 1/2pH2, correspondant au cirque et aux fentes qui s'en détachent. Le calcul est l'objet de discussions avec Virlet, qui adopte une autre façon de calculer, prenant en compte la pente, et qui lui fait prétendre que le Santorin devrait avoir 26 lieues de hauteur et 1037 lieues de diamètre [Cf. annexe, 3 juin 1833]. Nous ne nous appesantirons pas davantage sur ces étranges calculs, auxquels évidemment Dufrénoy et Elie de Beaumont ont leur réponse [Dufrénoy et Elie de Beaumont, 1833, p. 564]. Plus simplement, retenons un argument répété par Constant Prévost au long des débats : des fentes nées au bord du cirque devraient être plus larges à leur partie supérieure et se rétrécir à la base. Or c'est le contraire qu'on observe, preuve que l'on a affaire à de simples vallées d'érosion. C'est aussi ce que dit Cordier, professeur de géologie au Muséum [Cf. annexe, 5 mai 1832], adversaire de toujours de la théorie des cratères de soulèvement, pour qui l’expression n’a pas de sens.

 

Ils auront curieusement l'appui d'un auteur allemand Frédéric Hoffmann, élève de Gottlob Werner, d'abord présenté comme un partisan des thèses de von Buch. Son nom avait été cité dans le résumé des progrès de la géologie en 1830 et 1831 [Boué, 1831-1832, p. 156] : il a vu dans l'Etna un cratère de soulèvement, et il faut s'attendre à une controverse avec Prévost « qui comme M. Cordier, paraîtrait opposé à cette idée ». Dans une lettre datée du 5 mai 1832, le comte de Montlosier prend prétexte de cette annonce de polémique pour exposer ses propres idées sur les volcans. Mais peu après, c'est Hoffmann lui-même qui écrit pour dire qu'il a changé d'avis. Et il donne notamment cet argument qui rejoint celui de ses anciens adversaires : les habitants de l'île de Stromboli préfèrent remonter la pente du volcan pour contourner les barrancos qui la sillonnent, preuve que ces vallées se ferment à leur sommet au lieu de s'ouvrir comme le réclamerait une ouverture sommitale [Cf. annexe, 28 janvier 1833].

 

Autre question : les appareils décrits sont exclusivement constitués de matériaux volcaniques. Alors pourquoi chercher leur origine dans un mouvement d'élévation de l'écorce, qui devrait affecter aussi bien les terrains sédimentaires ? Dufrénoy et Elie de Beaumont soulèvent des basaltes, dont ils ne parviennent pas à s'expliquer le pendage par une coulée, comme on a dit. Mais si l'on comprend que le soulèvement induise un volcanisme postérieur, développé dans le cirque, puisque c'est la lave qui soulève l'écorce et que sa déchirure rend possible les émissions subséquentes, on voit moins bien la liaison avec un volcanisme basaltique antérieur. C'est pourquoi la théorie exige en quelque sorte une dissociation entre le volcanisme et la présence de cratères de soulèvement. C'est dans cet esprit que, lors de la réunion extraordinaire de la Société, tenue à Strasbourg, du 6 au 14 septembre 1834, Ami Boué présente ses idées sur les cratères de soulèvement dans les terrains non volcaniques et appliquées particulièrement au sol de la Carinthie [Cf. annexe, 8 sept. 1834]. Et Rozet, dans son résumé des travaux pour l'année 1834, signale qu'il a vu des cirques semblables dans le Jura [Rozet, p. XLVIII]. Mais nous ne nous attarderons pas sur ces discussions postérieures qui nous entraîneraient trop loin, tant dans le temps que dans l'espace. Signalons seulement la découverte, faite un peu plus tard, de fossiles marins sur la Somma du Vésuve, qui conforte le point de vue de Dufrénoy [Cf. annexe, 3 avril 1837], et concluons sur ces débats en recensant les principaux protagonistes.

 

Elie de Beaumont, en 1834 [Cf. annexe, 17 février 1834] cite, parmi ses soutiens, avec Dufrénoy, von Buch évidemment, Lecoq, Burat, qui réédita le Traité de Géognosie d’Aubuisson de Voisins, et Fournet, le géologue lyonnais qui, peu après, adoptera le terme de magma pour désigner les matériaux ignés à l’origine des roches cristallines. Et Prévost lui répond en invoquant l’appui de Cordier, et Virlet bien sûr, qui nuancera plus tard son point de vue en concédant que des cratères de soulèvement sont possibles, quoique exceptionnels [Virlet, 1835]. Mais aussi Poulett-Scrope et Lyell, les Britanniques, Hoffmann, l’Allemand, dont nous avons dit le retournement, et Bory de Saint-Vincent. On peut y ajouter Des Genevez qui se joint au groupe des opposants. Jean Jung [cité par Robert Michel, 1971, et Brousse, 1978] ajoute Rozet, Baudin, Tournaire aux premiers, et Ruelle, Raulin, Esquirou de Pardieu aux seconds. Mais il faut maintenant remonter le temps pour comprendre la naissance du concept.

 


Où et comment von Buch formula-t-il sa théorie ?

 

 

L'idée de soulèvement est née au puy de Dôme où Léopold von Buch est passé en 1802, après avoir visité l’Italie, en s’arrêtant au Vésuve. Il n'y a toutefois pas formulé d'emblée sa théorie des cratères d'élévation qui verra le jour après un voyage aux Canaries en 1815. Ce qui le surprend en 1802 c'est précisément l'absence de cratère qui ne peut s'expliquer par une émission de laves et de débris. « Ce n'est pas une élévation par éruption hors d'un cratère, comme jadis se forma le Monte-nuovo près de Naples ; c'est un boursoufflement, comme ferait une vessie : car la montagne n'est pas composée de pierres détachées et éparses, mais de couches cohérentes qui suivent l'extérieur de la colline » [L. de Buch, 1802, p. 252-253]. Il remarque, de plus, que la roche, formée « d'une sorte de porphyre tout particulier » contient un feldspath différent de celui du granite. Au lieu de tirer « sur la nacre de perle » il « prend l'apparence vitreuse, et les cristaux paraissent fendillés » [Ibid., p. 252]. Mais c'est le puy Chopine qui lui donne la clef de l'origine du porphyre. Il y trouve des amphiboles « qui assurément appartenaient à un granite ; et qui [lui] donnèrent la preuve finale que la roche du Puy de Dôme est un granite changé et soulevé. Par quoi a-t-il été changé ? » Ce n'est ni une fusion (contre l'opinion de Guettard et Legrand), ni un chauffage du granite (contre Desmarest), ni une éruption (contre Montlosier). « C'est donc un changement opéré par l'action d'une vapeur quelconque, aqueuse ou acide, qui en même-tems a suffi par sa force expansive à soulever ces masses. Les Puys à cratères, au contraire, formés de scories incohérentes, se sont élevés par éruption » [Ibid., p. 253-254].

 

Nous sommes encore loin des cratères de soulèvement. Buch a visité le « Mont-d'Or », mais il peine à comprendre sa structure : « on n'y voit pas trop clair ». Il y a vu un immense cirque, mais ce cirque ne peut être un cratère. Il semble y en avoir deux : l'un correspond à la vallée de la Cour et l'autre à l'entonnoir entre Cacadogne et le rocher des Cousins, avec, entre les deux « un enfoncement, une chûte ». Il note aussi que le porphyre qui n'est pas une lave, a même origine que celui du Puy de Dôme [Ibid., p. 255-256]. Il y reviendra en 1804, toujours aussi dubitatif : « comment est-il possible qu’on nomme volcan une masse aussi grande, aussi compliquée que l’est le mont Dore ? » [L. de Buch, s. d. (1842)].

 

La théorie des cratères de soulèvement résultera de l'examen du Pic de Teyde, dans l’île de Ténériffe. Nous ne nous y attarderons pas pour rester dans notre cadre géographique. Disons simplement que Buch associera le soulèvement à la montée de ce qu'il nomme le porphyre pyroxénique, laquelle produira aussi bien des chaînes de montagnes que des zones de soulèvement circulaires [de Buch, 1836]. La différence entre les cratères de soulèvement et les volcans vrais n’est pas simple à fixer. Nous avons vu les auteurs français du début des années 1830 inclure le Santorin dans les premiers. Mais Elie de Beaumont et Dufrénoy en excluent Vésuve et Etna, caractérisés par des coulées étroites qui peuvent demeurer sur des pentes plus ou moins fortes, à la différence des nappes basaltiques de Ténériffe et du Cantal, ainsi que de La Palma (Canaries). Curieusement, Léopold von Buch exclut Palma, mais place Etna et Vésuve dans les cratères d’élévation. Preuve que la distinction n’est pas si commode. Il faudra qu’en 1834 Elie de Beaumont et Dufrénoy visitent ces derniers avec le maître allemand pour qu’ils changent d’avis.

 

L’essentiel à comprendre, c’est que les soulèvements font des volcans de ce type des phénomènes tectoniques. Von Buch rejoint Humboldt qui a, le premier, émis la théorie des cratères de soulèvement, en 1811 [Gosselet, 1896, p. 287]. Von Buch lui adresse en 1823 une fameuse lettre dans laquelle il note qu'« il y a bien des années qu' [il] ne doute pas que la chaîne des Alpes ne doive son élévation à la formation pyroxénique », qui forme « comme un immense filon dont la direction est celle de la chaîne de montagnes » [de Buch, 1823]. Et quand il publie sa Description des îles Canaries en 1825 (trad. fr. 1836), il oppose les volcans centraux isolés et les chaînes volcaniques, alignées le long de failles qui dessinent des montagnes [de Buch, 1836, p.322-325]. Humboldt a la même idée : « les alignements de volcans, les soulèvemens à travers des fentes continues [...] rappellent [...] les forces qui, dans les temps les plus reculés, ont soulevé les chaînes de montagnes, crevassé le sol, et fait jaillir des sources de terres liquéfiées » [Humboldt, 1823, p. 322].

 

La liaison avec la formation des chaînes de montagnes complique singulièrement le problème car, à côté des montées magmatiques, les montagnes montrent des plis qui témoignent de notables raccourcissements de l'écorce. Nous débouchons inexorablement sur une nouvelle question.

 

 

Soulèvement et plissement

 

 

Car, en effet, beaucoup d'auteurs cherchent à dissocier les deux questions. D'autant que la théorie qui prétend que les montagnes résultent de l'affaissement des plaines a encore des adeptes. Constant Prévost est de ceux-là : il se réfère à Deluc qui avait soutenu cette thèse, fort vénérable puisqu'elle remontait à Descartes et Sténon. Et qu’elle avait longtemps été la seule explication possible : en réalité, jusqu’aux thèses plutonistes qui s’introduisent avec l’école huttonienne.

 

C'est dire que lorsque Prévost quitte la France le 16 septembre 1831, pour observer l'île Julia, il est assez circonspect. Car la discussion sur les cratères de soulèvement est contemporaine d’un autre débat, celui qui concerne le surgissement de cette petite île au large de la Sicile. Constant Prévost a été désigné pour rendre compte de l’événement. Sa première lettre traduit son sentiment, au point qu'Arago n'en autorise la publication dans les Annales des Sciences naturelles qu'avec une note d'Alexandre Brongniart qui se réjouit des observations à faire pour confirmer la théorie des soulèvements [Prévost, 1831].

 

Pourtant, dès son second rapport, Prévost avoue ne plus rien comprendre aux cratères de soulèvement [Gosselet, 1896, p. 289]. Et il se range à l'avis de Louis Cordier, tout en refusant d'étendre ses doutes au soulèvement des montagnes car la question des montagnes est tout autre [Prévost, 1835, p. 47]. C'est d'ailleurs une position générale des adversaires de la théorie de von Buch. Virlet dit pareillement que le soulèvement des montagnes est indépendant de la formation des volcans, et qu'il a une force beaucoup plus grande [Cf. annexe, 3 juin 1833]. Il souligne au passage que l'explication la plus probable de la formation des montagnes est le refroidissement du Globe. Car, évidemment, la théorie du savant germanique identifie trois questions qui ne sont pas forcément superposables : le volcanisme, le plutonisme et ce qu’on nommera plus tard la tectonique (ou l’orogenèse).

 

Et cette remarque nous ramène à Elie de Beaumont. On peut le tenir pour le fondateur de la tectonique [Gohau, 1983]. Et l'on peut en faire le principal adversaire de la théorie de von Buch, dans la mesure où il donne, avec son refroidissement séculaire, un moteur à la formation des montagnes, concurrent de celui du géologue allemand. Et qui fait appel à un abaissement puisque le globe s’effondre sur lui-même comme ne cessera de le lui dire Prévost.

 

Or Elie de Beaumont semble bien avoir conçu son modèle très tôt. Certes, dans la communication faite le 22 juin 1829 devant l'Académie des sciences, il précise que la cause du redressement « n'est entrée en rien dans l'objet de [son] travail actuel » et qu'on pourrait aussi bien l'expliquer par les affaissements de Deluc que par « le soulèvement des masses de roches primitives » admis par « les plus célèbres géologues de l'époque » [Elie de Beaumont, 1829-1830, t. XIX, p. 225]. Pourtant, en 1833, quand un résumé de sa communication paraîtra dans le Manuel géologique de Henry de la Bèche, il optera pour le refroidissement séculaire (ne faisant d'ailleurs que reprendre une idée présentée au mois de mars 1829 dans une communication à la Société philomathique sur des « faits pour servir à l'histoire de l'Oisans »). Et il dissociera nettement les forces orogéniques des forces volcaniques en précisant : « si on conçoit comment un centre d'éruptions volcaniques, agissant avec une énergie extraordinaire, aurait pu produire des accidents disposés circulairement, ou en forme de rayons, autour d'un point central, on ne peut imaginer comment même plusieurs volcans réunis auraient produit de ces rides, en partie composées de couches repliées qui se poursuivent avec une direction constante dans l'espace d'un grand nombre de degrés » [Elie de Beaumont, 1833, p. 664].

 

Pourquoi, dès lors qu'elle est sans implications tectoniques, la théorie des cratères de soulèvement l'intéresse-t-elle ? L'historien américain Mott Greene, fin connaisseur des théories géologiques du XIXe siècle, estime que c'est en 1834 qu'il adopte le thème du soulèvement volcanique. Il accompagne l'année suivante von Buch à l'Etna. Et il ne reviendra qu'en 1850 au mécanisme de la contraction que La Bèche aura entre temps illustré de maints exemples, notamment dans son papier du tome 1, publié en 1846, des Mémoires du Geological Survey de Grande Bretagne, qui eut beaucoup d'influence [M. Greene, 1982, p. 101-102, 114]. Mais ceci est une tout autre histoire.

 


 

Bibliographie

 

Sources primaires

Outre les mémoires et communications donnés en annexe, nous avons consulté :

 

Boué, A. (1831-1832). Résumé des progrès de la géologie en 1830 et 1831. Bull. Soc. géol. Fr., (1), 2, p. 133-218.

Buch, L. DE (an II). Observations sur les volcans d’Auvergne (extrait d’une lettre de ce savant à M. A. Pictet, l’un des rédacteurs de la Bibl. britann.) Journ. Mines, 13, p. 249-256.

BUCH, L. DE (1823). Lettre à M. Alexandre de Humboldt, renfermant le tableau géologique de la partie méridionale du Tirol. Ann. Chimie Phys., 23, p. 276-304.

BUCH, L. DE (1836). Description physique des îles Canaries, suivie d’une indication des principaux volcans du globe. Trad. C. Boulanger, revue et augmentée par l’auteur, Levrault, Paris (éd. allemande, 1825).

BUCH, L. DE (s. d.) (1842). Observations sur les volcans d’Auvergne. Trad. Kleinschrod, avec les notes de H. Lecoq, Thibaud et Landriot, Clermont (contient le texte précédent et des voyages de 1804).

Dufrénoy, A. et Elie de Beaumont L. (1833). Mémoire sur les groupes du Cantal et du Mont-Dore et sur les soulèvemens auxquels ces montagnes doivent leur relief actuel. Ann. Mines, (3), 3 (année 1833), p. 531-618 et p. 771-774.

Dufrénoy, A. et Elie de Beaumont, L. (1834). Même titre. In : Mémoires pour servir à une description géologique de la France, 2, p. 223-337.

Elie de Beaumont, L. (1829-1830). Recherches sur quelques unes des révolutions de la surface du globe, présentant différents exemples de coïncidence entre le redressement des couches de certains systèmes de montagnes et les changements soudains qui ont établi les lignes de démarcation qu’on observe entre certains étages consécutifs des terrains de sédiment. Ann. Sci. nat., 18, p. 5-25, p. 284-416, et 19, p. 5-99, p. 177-240.

Elie de Beaumont, L. (1830). Sur les Formes et les Relations des Volcans d’après M. de Buch, et particulièrement d’après sa Description physique des îles Canaries. Ann. Sci. nat., 19, p. 390-423.

Elie de Beaumont, L. (1833). Recherches sur quelques unes des révolutions, etc. In H. DE LA BECHE, Manuel géologique, trad. fr. Brochant de Villiers, p. 616-665.

Humboldt, A. de (1823). Essai géognosique sur le gisement des roches dans les deux hémisphères. Paris, Levrault.

Prévost, C. (1831). Extrait d’une lettre de M. Constant Prévost, datée de Malte le 3 octobre 1831, et adressée à l’Académie des Sciences, sur le nouvel islot volcanique de la mer de Sicile. Ann. Sci. nat., 24, p. 103-112.

Prévost, C. (1835). Rapport fait à l’Académie royale des Sciences sur le voyage à l’île Julia en 1831 et 1832. Imp. de Lachevardière, s.d., inséré in Candidature  de M. Constant Prévost, Acad. sciences, Paris, H. Tilliard.

Rozet, C. A. (1835).Résumé des travaux de la Société géologique et des progrès de la géologie en France, depuis le 1er novembre 1833 jusqu’au 1er novembre 1834. Bull. Soc. géol. Fr., (1), 6, p. I-XCI.

Virlet, Th. (1835). Idées nouvelles sur la nature des comètes et la formation de leurs queues ; les aérolithes ; l’origine de la terre et des planètes ; la formation des montagnes ; les cratères de soulèvement ; le soulèvement de la Suède, etc. Bull. Soc. géol. Fr., (1), 6, p. 212-223.

 

Sources secondaires

 

Brousse, R. (1978). Trois grands sujets de débats en terre volcanique d’Auvergne. Travaux du Comité français d’histoire de la Géologie, n° 15, séance du 16 juin 1978, 15 p.

Gohau, G. (1983). Idées anciennes sur la formation des montagnes. Préhistoire de la tectonique. Thèse d’Etat présentée à l’Université Lyon-III, le 21 mai 1983.

Gosselet, J. (1896). Constant Prévost. Coup d’œil rétrospectif sur la géologie en France pendant la première moitié du XIXè siècle. Extrait des Ann. Soc. géol. Nord, t. XXV, Lille.

Greene, M. T. (1982). Geology in the Nineteenth Century. Changing Views of a changing World., Cornell Univ. Press, Ithaca & London.

Michel, R. (1971). Les premières recherches sur les volcans du Massif central (18e-19e siècles) et leur influence sur l’essor de la géologie. Symposium J. Jung, Géologie, géomorphologie et structure profonde du Massif Central français, p. 331-344, Plein Air Service Ed., Clermont-Ferrand.

Annexe

 

 

Discussion des années 1832 et suivantes sur la théorie des cratères de soulèvement, dans le cadre de la Société géologique de France, publiée dans le Bulletin de cette Société.

 

5 mai 1832, lettre du comte de Montlosier, lue à la séance du 7 mai à la Soc. géol. France, Bull. Soc. géol. Fr., (1), 2, p. 395-398.

Communication de Cordier. Ibid, p. 398-400.

Communication d'Elie de Beaumont. Ibid., 400-401. Remarque de Cordier, p. 401-403.

3 décembre 1832, M. Dufrénoy lit en son nom et au nom de M. Elie de Beaumont la 1re partie d'un mémoire sur les groupes volcaniques du Mt-Dore et du Cantal en Auvergne et sur les soulèvemens auxquels ces montagnes doivent leur relief. Ibid., (1), 3, p. 79.

17 décembre 1832, Virlet lit les considérations suivantes sur le Système volcanique de l'île de Santorin et par suite sur les cratères de soulèvement. Ibid., p. 103-110.

28 janvier 1833, on lit le Mémoire suivant de M. Frédéric Hoffmann sur les terrains volcaniques de Naples, de la Sicile, et des îles Lipari, dans lequel il annonce à la Société avoir changé entièrement d'opinion relativement à la théorie des cratères de soulèvement qu'il avait cru devoir adopter d'abord ; il fait ensuite quelques observations critiques sur celles publiées dans le bulletin par M. Constant Prévost, sur la géologie de la Sicile. Ibid., p. 170-180 (réponse de Constant Prévost en notes infrapaginales).

4 mars 1833, Dufrénoy continue la lecture... Ibid., p. 205-206. Discussion avec Prévost et Burat, suivie d'une communication de Montlosier.

20 mai 1833, M. Elie de Beaumont lit un 3e et dernier fragment du Mémoire qu'il a rédigé avec M. Dufrénoy... Ibid., p. 274.

3 juin 1833, M. Virlet lit un Mémoire intitulé Examen de la théorie des cratères de soulèvement de M. Léopold de Buch. Ibid., p. 287-295. Discussion avec Elie de Beaumont, Dufrénoy, Prévost, d’Omalius, p. 295-297.

10 juin 1833, M. Virlet achève la lecture... Ibid., 302-308. Discussion avec Dufrénoy, Montlosier, Nérée Boubée, Boblaye, p. 309-320.

25 août-6 septembre, Réunion extraordinaire à Clermont-Ferrand. Bull. Soc. géol. Fr., (1), 4, p. 1-60.

Egalement [H. Lecoq], Promenades aux environs de Clermont et du Mont-Dore, et souvenirs du congrès géologique de 1833 (extrait des Ann. sci. et litt. de l’Auvergne, Paris, J. B. Baillière, 1834).

9 décembre 1833, Des Genevez présente un Mémoire intitulé Observations sur le Cantal, les Mts Dores, et la composition des roches volcaniques, Bull. Soc. géol. Fr., (1), 4, p. 114-116. Discussion avec Elie de Beaumont, Prévost, Burat et Dufrénoy, p. 116-120.

17 février 1834, Elie de Beaumont. Sur quelques points de la question des cratères de soulèvement ; réponse à différentes objections soulevées contre l'hypothèse du soulèvement du Cantal. Ibid., p. 225-289. Intervention de Prévost, p. 289-291.

Egalement, même titre. In Mémoires pour servir à une description géologique de la France, 3 (1836), p. 193-318.

8 septembre 1834, A. Boué, Idées sur les cratères de soulèvements dans les terrains non volcaniques, appliquées plus particulièrement au sol de Carinthie. Bull. Soc. géol. Fr., (1), 6, p. 29-30.

3 avril 1837, Lettre de M. Pilla de Naples. Ibid., (1), 8, p. 198-199. Discussion avec Dufrénoy et Prévost, p. 199-201.



1)     La mention [Cf. annexe] éventuellement accompagnée de la date renvoie à la liste des discussions ayant eu lieu à la Société géologique en 1832 et années suivantes.

2)     Pourquoi R. Michel (1971) qui semble avoir lu de près le compte rendu de la réunion, évoque-t-il « leurs interventions » ?

3)     Les noms et dates donnés entre [ ] renvoient à la bibliographie donnée en fin d’article, classée par auteur et, pour chacun, par date.