TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.2 (1984)

Gabriel GOHAU
A propos de quelques lettres de Lavoisier sur la minéralogie

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 28 novembre 1984)

J'ai eu récemment entre les mains, en vue d'en déterminer l'intérêt géologique, quelques lettres inédites de Antoine Laurent de Lavoisier, datant du début de l'année 1785, et qui paraîtront dans la correspondance, actuellement en cours de publication, de l'illustre chimiste. Sans vouloir déflorer cette correspondance avant parution, je m'efforcerai d'en souligner la valeur, en la replaçant dans l'oeuvre géologique de LAVOISIER. Je remercie Mme Michelle Goupil qui m'a donné accès à ces lettres.

Trois lettres (figurant dans les papiers Lavoisier, carton 21, des archives de l'Académie des Sciences) ont été retrouvées, adressées à un certain Muiron, que Lavoisier traite avec reconnaissance. Sans doute s'agit-il d'un administrateur qui lui a rendu des services, et qu'il désire initier à la minéralogie en vue de former une "collection d'histoire naturelle". La première lettre date du 4 mars, la deuxième du 20 mars et la troisième est antérieure à mai 1785.

La datation n'est pas sans importance, car Lavoisier, qui s'est intéressé à la géologie dans les années 1760, a délaissé cette discipline dans les années 1770 pour se consacrer à la chimie et à la physiologie, avec le succès que l'on connaît, mais il s'apprête à revenir à ses premières préocupations, en préparant le mémoire de 1789.

Ce mémoire est capital. Lu le 17 décembre 1788, il expose des idées neuves sur les mouvements de transgression et de régression de la mer, établissant la façon de reconnaître un cycle sédimentaire (1). L'intérêt de ce texte a déjà été souligné, d'abord par d'Archiac en 1862 (Cours de paléontologie stratigraphique ... p.375 et 376), plus récemment par P. COMTE (2), mais surtout par A. CAROZZI, qui en a donné une traduction en langue anglaise (3). Nous résumerons brièvement les points remarquables suivants, qui nous semblent se dégager du mémoire.

1) Lavoisier distingue les terrains littoraux, détritiques et les terrains "pélagiens" calcaires. Ce qui lui permet de reconstituer les rivages anciens. Cette division n'est pas nouvelle, puisqu'elle était largement utilisée par Rouelle, trente ans plus tôt (4). D'ailleurs, on la retrouve déjà chez WOODWARD (5) quoique cet auteur ne l'utilise pas pour distinguer les dépôts par leur profondeur, mais seulement pour expliquer que certaines espèces récoltées à l'état fossile n'aient pas d'équivalent actuel connu. (Ils existent, dit WOODWARD, mais à des profondeurs inaccessibles. Tandis que HOOKE et LEIBNIZ, qui avaient observé, dès la seconde moitié du XVIIè siècle, ces formes sans équivalent moderne, en faisaient des espèces "perdues" pour le premier, et "tranformées" pour le second).

2) Lavoisier montre que la succession terrains littoraux -terrains pélagiques indique une mer "montante" [transgression] et que la succession opposée provient d'une mer "descendante" [régression]. Et il unit les deux en un cycle sédimentaire (1, pl. V), sans employer l'expression. Il est le premier à décrire ce cycle, avec une clarté que soulignent les illustrations.

3) Il applique sa découverte à l'explication de quelques coupes géologiques (pl. VII) du Bassin de Paris : "montagne du Faite", "forêt de Villiers Cotteretz", "coteaux de Meudon, près Paris", "montagne des environs de Saint-Gobain". Ce souci de détailler des coupes anticipe évidemment sur la préoccupation que manifesteront CUVIER et BRONGNIART (6). Il est exprimé dès les années 1767 par les coupes gravées dans les marges des premières feuilles de l'Atlas.

Bien sûr l'usage en est différent. CUVIER-BRONGNIART recherchent des fossiles stratigraphiques pour faire des corrélations entre coupes voisines ou éloignées, tandis que Lavoisier s'intéresse aux faciès. D'ailleurs, il annonce en fin d'article un mémoire sur les coquilles de pleine mer dans leur rapport avec la profondeur. On sait qu'il n'eut, hélas, pas le loisir de poursuivre ses travaux (comme quoi, contrairement au mot imbécile de COFFINHAL, la République aurait eu besoin de ce savant).

Il esquisse cependant une stratigraphie paléontologique sommaire en soulignant que les végétaux précèdent les coquilles, et qu'avant l'apparition de ceux-là, la terre était un "désert inanimé". Cependant cette remarque n'est pas neuve puisque STENON avait déjà dit, cent vingt ans plus tôt que "les couches exemptes de tout corps hétérogène prouvent qu'il exista un fluide aqueux à une époque où n'existaient encore ni plantes ni animaux" (7). Mais STENON a été bien oublié par ses successeurs, et les contemporains de Lavoisier retrouvent les principes simples qu'il a émis. Lavoisier peut ne pas le connaître puisqu'il attribue à MONGE le mérite de cette idée.

4) Il attribue ces variations du rivage à des oscillations lentes de la mer, dont une explication pourrait être un changement de l'axe de rotation de la terre (la vieille idée de HOOKE et de beaucoup d'autres, que LAMARCK reprendra dans son Hydrogéologie, en 1802). La durée qu'il prête à l'oscillation le place parmi les partisans de chronologies longues pour l'époque puisqu'il évoque une "période de plusieurs centaines de milliers d'années" répétée "un certain nombre de fois". Nous sommes au-delà des soixante quinze mille ans attribués à l'âge de la terre par Buffon (Epoques de la Nature, 1778 1779 ), mais près des trois millions que le même auteur avait avancés dans le manuscrit du même ouvrage (8).

Enfin, quand Lavoisier se demande si l'époque des oscillations est achevée et si le globe ne serait pas parvenu à un état de repos, il reprend une idée de FONTENELLE, notamment : le globe fut soumis "dans les premiers temps de sa formation (...) à des révolutions prodigieuses et subites dont nous ne voyons plus d'exemples" (8 bis). Et l'hypothèse n'est sans doute pas très heureuse car elle atténue le ralliement au concept actualiste que laissait espérer l'évocation de longues durées.

Mais la thèse d'un terme des phénomènes géologiques est si commune à l'époque, notamment chez les neptuniens auxquels se rattache Lavoisier, qu'il serait injuste de la lui reprocher : il y a tant de choses nouvelles dans ce mémoire ! En sorte qu'il faut, au contraire, se demander comment ces vues anticipatrices se sont formées.

Pour y voir un peu plus clair dans la chronologie, nous disposons des excellents articles de R. RAPPAPORT, qui est la meilleure historienne de Lavoisier géologue (9), (10), (11), (12). Et les lignes qui suivent ne font que résumer ses conclusions.

Entre 1763 et 1766, Lavoisier fait l'apprentissage de la géologie, recevant les leçons de Buffon, Rouelle et GUETTARD. Associé à ce dernier qui prépare l'Atlas minéralogique de la France , il voyage autour de Paris (il est à Villers Cotterêts en septembre 1763, avec un cousin et GUETTARD), puis en Champagne (septembre 1764). En 1765, il visite la Normandie, puis en 1766, la Brie, l'Orléanais.

Entre 1767 et 1771, il se rend en Alsace, Lorraine, Flandres. Et après les immortels travaux de chimie, il voyagera en Bretagne (1778), puis en Bourgogne et dans l'Orléanais (1787).

Il a lu les premiers volumes de l'Histoire Naturelle de Buffon en 1763 (12, p. 255) et dès 1766, il manifeste son intérêt pour les dépôts littoraux et pélagiens (10, p. 378). Cependant, il ne parle encore que de "siècles" et non de centaines de millénaires, et ne montre aucun intérêt pour le développement graduel de la vie (12, p. 3257-258). Malgré tout, et toujours selon R. RAPPAPORT, l'essentiel de ses idées est acquis très tôt et la version préliminaire des diagrammes de 1789 existe au Muséum, et ils pourraient dater de 1770 ( ibid ).

Lavoisier lui-même nous dit que dès 1767, l'idée de s'intéresser aux couches superposées le preocupe. Il signale à BERTIN (chargé en 1765 d'un ministère technique supervisant notamment l'agriculture et les mines) que l'Atlas minéralogique est inutile si le niveau des terrains n'est pas indiqué (13). Il a donc des vues beaucoup plus modernes que GUETTARD qui se contente de juxtaposer les terrains à l'affleurement.

Les diverses notes contenues dans le tome V des Oeuvres complètes complètent ces vues, notamment une "note de géologie" non datée (mais rédigée de "l'écriture de jeunesse de Lavoisier") (14). On y voit une figure avec des couches horizontales reposant en discordance angulaire sur des couches inclinées (15). R. RAPPAPORT note d'ailleurs que dès 1766, il a reconnu que l'"ancienne terre", c'est-à-dire les terrains anciens (dans la terminologie de Rouelle) est sédimentaire, alors que Buffon dans ses Epoques de la Nature en fait des montagnes "vitrifiées" provenant du refroidissement du globe.

Mais précisément les lettres à Muiron portent sur cette question. Dans la première lettre, Lavoisier s'en prend à Buffon, dont il expose le système à partir, essentiellement, de la Théorie de la terre (Preuves, article I) où est exposée l'origine des planètes du système solaire par le choc d'une comète. Buffon y prétend que "les sables, les grès, le roc vif, les granites et peut-être les argilles sont des fragments et des scories de la matière vitrifiée qui forme l'intérieur du globe" (16, p. 72). Lavoisier répond que les granites sont "un assemblage confus de matières cristallisées" qui ne peuvent être le produit "de la décomposition de matières vitrifiées". Et il ajoute que la thèse buffonienne n'explique pas la disposition des montagnes, qui forment "de longues chaînes" semblant "diviser le globe".

On peut s'étonner que Lavoisier cite le tome I de l'Histoire naturelle paru en 1749, alors que les conséquences de la théorie de la comète sont longuement développées dans les Epoques de la nature qu'il possède dans sa bibliothèque (12, p. 258). D'ailleurs, c'est dans les Epoques que Buffon laisse entendre que les montagnes sont disposées de façon quelconque, en les comparant aux aspérités d'une boule de fer en fusion qu'on refroidit. Si l'on voulait polémiquer, on pourrait même observer que dans la théorie de la terre (exposé nommé " Second discours " et qui précède les " Preuves ") Buffon reconnaît la régularité des montagnes qu'il attribue aux "ondes qui les auront produites" (16, p. 52).

La raison en est simple, d'ailleurs. C'est que Buffon est alors neptunien et que le neptunisme rend volontiers compte de la régularité des montagnes. C'est quand il devient proto-plutoniste (article I des Preuves , mais surtout Epoques ) qu'il est embarrassé. Aussi Lavoisier aurait-il été plus à l'aise dans sa critique (justifiée) en citant les Epoques que l'article de la Théorie sur la formation des planètes qui est un îlot "plutoniste" dans une oeuvre neptunienne.

En tout cas l'intérêt de Lavoisier pour l'ordre de la disposition des montagnes est remarquable car la tectonique naissante partira de considération sur la direction des montagnes et de leurs couches (17). Si la critique de l'illustre chimiste est plus qu'un simple argument neptunien, elle peut préfigurer des considérations qui occuperont les chercheurs du XIXè siècle.

La deuxième lettre à Muiron fait l'éloge de Romé de l'Isle et de son neptunisme. Lavoisier se range à la thèse qui explique la cristallisation "confuse" du granite par l'evaporation d'une solution aqueuse, et qui déjà soutenue par Rouelle est admise, avec ROME (18) par Dolomieu, Delametherie, Desmarest et Saussure.

A travers cette thèse, et toujours derrière ROME, Lavoisier combat l'idée que la terre possède un feu central et qui est soutenue par DORTOUS DE MAIRAN, BAILLY (le futur maire de Paris) et Buffon, naturellement (19). Sans doute pourrait-il citer aussi l'anglais NEEDHAM, puisque sa bibliothèque contient aussi la Théorie de la terre de cet auteur (20).

Lavoisier commence alors une description du granite qui ne présente pas d'intérêt pour l'historien. En sorte que nous arrêterons là ce bref aperçu sur les lettres à Muiron, en espérant avoir donné à chacun le goût de les lire dès leur parution (21)(22).

Observations de F. ELLENBERGER

Je tiens à souligner l'intérêt de cette communication, notamment parce qu'elle nous révèle que le grand Lavoisier adhérait lui aussi à la doctrine neptunienne, y compris en ce qui concerne l'origine du granite. Cette belle construction théorique unitaire du neptunisme était presque universellement acceptée dans le dernier quart du XVIIIè siècle, sur des bases scientifiques qui semblaient sans réplique car établies sur des faits physico-chimiques avérés (plus convaincants, pensait-on, que les quelques observations contraires alors faites sur le terrain).

On pouvait par exemple constater expérimentalement qu'un granite par exemple, soumis au feu du creuset, ne fond que partiellement et se refroidit en une masse d'aspect vitreux. Seule une cristallisation en milieu aqueux paraissait expliquer la texture et la composition du granite, même si cela exigeait des conditions toutes différentes de l'actuel (notamment un solvant inconnu).

Notons qu'encore aujourd'hui, personne n'a vu cristalliser un granite dans la nature !

REFERENCES ET NOTES

(1) A.L. LAVOISIER, Sur les couches modernes horizontales, qui ont été déposées par la mer, et sur les conséquences qu'on peut tirer de leurs dispositions, relativement à l'ancienneté du globe terrestre. Mém. Acad. Sc. , année 1789 (1793), p. 351-371.

(2) P. COMTE, Aperçu sur l'oeuvre géologique de Lavoisier. Annales Soc. Géol. Nord , t. 69 (1948), p. 369-375.

(3) A.V. CAROZZI, Lavoisier's Fundamental contribution to stratigraphy. Ohio Journal of Science , t. 65 (1965), p. 71-85.

(4) F. ELLENBERGER, L'enseignement géologique de G.F. Rouelle (1703-1770). Communication au Comité international d'histoire de la géologie (INHIGEO), 5è réunion scient. Comunicaciones Cientificas , Madrid, 1974, p. 209-221.

(5) J. WOODWARD, Géographie physique ou essay sur l'histoire naturelle de la terre... , Paris 1735 (éd. anglaise, 1695).

(6) C. CUVIER et A. BRONGNIART, Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris. Journal des Mines , XXIII (1808), p. 421-458 ; même titre, Mém. classe des Sc. math, et phys. Inst, imp. France , I (1810), p. 1-278.

(7) N. STENON, De solido intra solidum... , Florence, 1669, p. 69.

(8) J. ROGER, Les Epoques de la Nature. Edition critique avec le manuscrit... Mém. Muséum Hist. Nat. , série C, X (1962).

(8 bis) FONTENELLE, Sur des empreintes de plantes dans les pierres. Hist. Acad. Roy. Sc. , année 1718, p. 5.

(9) R. RAPPAPORT, The early disputes between Lavoisier and Monnet, 1771-1781. Brit. Journal Hist. Sc. , IV (1968), p. 233-244.

(10) R. RAPPAPORT, Lavoisier's geologic Activities, 1763-1792, Isis , LVIII, p. 375-384.

(11) R. RAPPAPORT, The Geological Atlas of Guettard, Lavoisier and Monnet in C. Schneer (éd.), Toward a history of Geology , M.I.T. press, 1969, p. 272-287.

(12) R. RAPPAPORT, Lavoisier's Theory of the Earth, British Journ. Hist. Sc, VI (1973), p. 247-260.

(13) A.L. LAVOISIER, Mémoire sur la hauteur des montagnes des environs de I Paris, lu à l'Acad. des Sciences en Novembre 1792, in Lavoisier, Oeuvres complètes , t. V (1892), Imprimerie nationale (p. 205-213), p. 205.

(14) A.L. LAVOISIER, Note de Géologie, ibid , p. 12-13.

(15) Cf. également Lettre à M..., Ibid (p. 226-238) où il parle aussi des bancs inclinés de l'ancienne terre.

(16) BUFFON, Théorie de la Terre (1749), in Buffon, Oeuvres philosophiques , P.U.F., 1954, p. 45-116.

(17) L. ELIE DE BEAUMONT, Recherches sur quelques unes des révolutions de la surface du globe..., Annales Sc. nat. , XVIII (1829), p. 5-25, 284-416, XIX (1830), p. 5-99, 177-240. Mais déjà chez A. de HUMBOLDT, Esquisse d'un tableau géologique de l'Amérique méridionale, Journal de Physique , LUI, p. 30-60 - cf. G. GOHAU Idées anciennes sur la formation des montagnes , Thèse de Doctorat d'Etat, Lyon, 1983.

(18) ROMÉ DE L'ISLE, Cristallographie ou Description des formes propres à tous les corps du Règne Minéral... , 1783, 4 vol., t. I, p. XV-XVI.

(19) ROME DE L'ISLE, L'action du feu central démontrée nulle à la surface du globe, contre les Assertions de MM. Le Comte de Buffon, Bailly, de Mairan, etc. Stockholm, 2è éd., 1781 (id., le éd. anonyme, 1779, Paris, Didot).

(20) cf.G. GOHAU, La théorie de la terre de l'abbé Needham, in Travaux du COFRHIGEO , n° 35.

(21) Autres auteurs cités par Lavoisier dans la 2ème lettre : Saussure et Pallas.

(22) Selon des recherches récentes, Muiron était, comme Lavoisier, fermier général. Par ailleurs, les lettres sont de la main de Mme Lavoisier. En revanche, les spécialistes ne reconnaissent pas le style de la correspondance de Lavoisier. Il est vrai qu'il s'agit d'un exposé didactique (renseignements aimablement communiqués par Mme Goupil).



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