TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.III (1989)

Charles POMEROL

L'interprétation par Lavoisier (1789) du cycle transgression-regression : l'opposition entre bancs littoraux et pélagiens.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 31 mai 1989)

Le mémoire de Antoine Laurent de Lavoisier intitulé "Sur les couches horizontales, qui ont été déposées par la mer, et sur les conséquences qu'on peut tirer de leurs dispositions, relativement à l'ancienneté du globe terrestre" a été lu le 17 décembre 1788 devant l'Académie royale des Sciences mais ne fut imprimé qu'en 1793 dans les Mémoires de l'Académie des Sciences relatifs à l'année 1789. Toutefois, si l'on en croit R. Rappaport, les idées de Lavoisier relatives à la formation des "bancs pélagiques et littoraux sous l'action du flux et du reflux" auraient été formulées dès octobre 1766.

[1] R. RAPPAPORT (1967) : Lavoisier's geologic activities, 1763-1792. Isis, vol. 58, pp. 375-384.

Le but de l'auteur, en écrivant ce mémoire, était de montrer qu'«il doit exister dans le règne minéral deux sortes de bancs très-distincts, les uns formés en pleine mer à une grande profondeur, et que je nommerai, à l'imitation de H. Rouelle, bancs pélagiens ; les autres formés à la côte, et que je nommerai bancs littoraux». Aux premiers, qui «doivent présenter des amas de matières calcaires, des débris d'animaux, de coquilles, de corps marins accumulés lentement et paisiblement, pendant une succession immense d'années et de siècles», il opposait ainsi les «bancs littoraux» qui «doivent présenter partout l'image du mouvement, de la destruction et du tumulte».

Lavoisier se lançait alors dans une démonstration dont le point de départ était la «destruction des falaises de craye sur les bords de la mer», inspirée par «ce qu'on observe dans la Haute-Normandie et sur les côtes correspondantes de l'Angleterre». La planche I [Cette planche est reproduite in : Jacqueline Lorenz & Charles Pomerol (Ed.) (1989) : Les Roches au service de l'Homme - Géologie & Préhistoire du bassin parisien. Bull. Inf. Géol. Bass. Paris, Mém. h.s. n°7, p.25] lui permettait de montrer que, lorsque la mer attaque le pied d'une falaise, elle déclenche «des éboulements de craie et de cailloux». Un tri s'opère alors car la craie, «très-divisible et très-légère, est demeurée long-temps suspendue». De ce fait, «elle a été déposée au loin». Tout au contraire, «les cailloux que cette même craie contenoit (il s'agit à l'évidence des silex) sont restés à nud sur le rivage ; le mouvement de la mer les a brisés, arrondis, en a formé des galets» qui sont demeurés au pied de la falaise, «à la limite de la haute-mer» . En outre, leur usure a libéré des «molécules siliceuses» qui «se sont portées plus ou moins loin, selon leur état de division, c'est-à-dire suivant qu'(elles) ont formé du sable grossier, du sable fin ou de la terre siliceuse en poussière impalpable». Ces débris constituent les «bancs littoraux» que recouvrent, à une certaine distance de la côte, les «bancs calcaires formés en pleine mer», appelés également «bancs pélagiens».

D'autre part, Lavoisier observe la granulométrie décroissante des matériaux, au fur et à mesure qu'on s'éloigne du rivage : «Les matières dont sont formés les bancs littoraux, ne doivent point être indistinctement mélangées, (...) elles doivent être au contraire arrangées et disposées suivant de certaines loix. En effet, le mouvement des eaux de la mer allant continuellement en décroissant de la surface au fond, au moins jusqu'à une certaine profondeur, de 40 à 50 pieds, il doit s'opérer sur les bords de la mer, et même dans une étendue d'autant plus grande, que la pente de la côte est moins rapide, un véritable lavage, analogue à celui qu'on opère dans le traitement des mines. Les matières les plus grossières, telles que les galets, doivent occuper la partie la plus élevée, et former la limite de la haute-mer. Plus bas, doivent se ranger les sables grossiers, qui ne sont eux-mêmes que des galets plus atténués : au-dessous, dans les parties où la mer est moins tumultueuse et les mouvemens moins violens, doivent se déposer les sables fins : enfin les matières les plus légères, les plus divisées, telles que l'argile, la terre siliceuse elle-même, dans un état de porphirisation, doivent demeurer long-temps suspendues ; elles ne doivent se déposer qu'à une distance assez grande de la côte, et à une profondeur telle que le mouvement de la mer y soit presque nul». Cette vue un peu trop schématique de la répartition des sédiments marins à partir du rivage (bien d'autres facteurs interviennent) est cependant devenue classique sous le nom de "Loi de Lavoisier".

Mais Lavoisier remarque que la ligne de rivage n'est pas immuable. Ainsi, «lorsque (...), par le mouvement progressif de la mer, la côte a été reportée beaucoup plus loin, les corps marins qui ont succédé aux premiers, se sont trouvés dans une situation de plus en plus calme ; et enfin dans un état de tranquillité absolue : les générations de coquilles se sont alors paisiblement succédées les unes aux autres ; et il s'est formé insensiblement des bancs uniquement composés de matières calcaires, qui, par une longue succession de siècles, ont dû acquérir une grande épaisseur».

En outre, «tandis que les masses de coquilles s'élevoient aussi lentement et paisiblement au sein des eaux, par la succession d'une immensité de générations, la mer qui, dans la supposition d'un mouvement progressif, a dû atteindre enfin le flanc des hautes montagnes, a exercé son action contre elles ; elle en a détaché des masses de quarts et de pierre siliceuse qu'elle a brisées, qu'elle a roulées, dont elle a formé des galets, et dont les angles, par leur usure, ont donné naissance à des sables de différens degrés de ténuité. Les plus grossiers se sont rangés le plus près de la côte ; les plus fins à un niveau inférieur : enfin les molécules les plus divisées ont dû se déposer au loin, et former des dépôts ressemblans par leur ténuité à de l'argille».

«Enfin, lorsqu'après une longue suite de révolutions de siècles, la mer, après avoir atteint sa plus grande élévation, après avoir été quelque tems stationnaire, est devenue rétrograde, lorsque son niveau a baissé, et qu'elle a commencé à reperdre le terrein qu'elle avoit gagné, elle a dû faire encore, en se retirant, un véritable lavage des matières qu'elle avoit accumulées au pied des montagnes. Les quarts roulés ou galets, comme plus lourds, et les sables grossiers qui y étoient mêlés, ont dû rester les premiers à découvert ; ils n'ont point été entraînés par les eaux. Les matières légères au contraire, et très-divisées, telles que les sables très-fins, la glaise et l'argille, ont suivi, dans leur retraite, les eaux dans lesquelles elles étoient susceptibles de demeurer quelque tems suspendues ; ensorte que la mer, en se retirant, a dû répandre sur les bancs formés en pleine mer, une nappe de matières sableuses et argilleuses. Mais comme elle laissoit toujours en arrière quelques portions des matières qu'elle avoit entraînées d'abord, l'épaisseur de ces couches a dû aller continuellement en diminuant, à mesure qu'elles s'éloignoient des grandes montagnes, et il a dû nécessairement se trouver un terme auquel ces bancs ont été tellement atténués et amincis, qu'ils ont disparu entièrement.

Je désignerai cette dernière espèce de bancs, sous le nom de bancs littoraux formés à la mer descendante, pour les distinguer de ceux également formés à la côte, mais à la mer montante : on les voit représentés en HHIIGG, planche (...) VI [Cette planche est reproduite in : C. Lorenz & Ch. Pomerol (Ed.) (1989) : Les Roches au service de l'Homme - Géologie & Préhistoire du bassin parisien. Bull. Inf. Géol. Bass. Paris, Mém. h.s. n°7, p.26.]. On remarquera qu'il ont la propriété de converger, et de tendre à se réunir du côté des grandes montagnes, avec les bancs littoraux inférieurs LLMMNN, formés par la mer montante, et qu'ils s'y réunissent en effet en un point I ; qu'ils divergent, au contraire, et s'écartent de ces mêmes bancs, à mesure qu'on s'approche de la pleine mer».

C'est la première fois qu'apparaissent en géologie les notions très modernes de transgression (mer montante) et de régression (mer descendante). De cette alternance découle la notion de cycles couvrant de très longues durées, ce qu'exprime Lavoisier dans les lignes qui suivent.

«Les détails dans lesquels je viens d'entrer, n'ont d'autre objet que de prouver qu'en supposant que la mer ait eu un mouvement d'oscillation très-lent, une espèce de flux et de reflux, dont le mouvement se soit exécuté dans une période de plusieurs centaines de milliers d'années, et qui se soit répété déjà un certain nombre de fois, il doit en résulter qu'en faisant une coupe des bancs horisontaux entre la mer et les grandes montagnes, cette coupe doit présenter une alternative de bancs littoraux et de bancs pélagiens : que ces bancs, qui sont très-reconnoissables, et qui sont composés de matières très-différentes, doivent être mélangés dans les environs des points de contact, mais qu'ils doivent être exempts de mélange à peu de distance de ces mêmes points : que si on pouvoit prolonger cette coupe jusqu'à une profondeur assez grande pour atteindre l'ancienne terre, on pourroit juger par le nombre des couches du nombre d'excursions que la mer a faites enfin, que lorsque les bancs supérieurs ont été posés sur des matières faciles à attaquer et à diviser, comme de l'argile et du sable, ils doivent avoir été souvent détruits par l'action de la mer descendante, ensorte que les bancs inférieurs ont dû seuls rester».

Ces considérations théoriques, Lavoisier les applique ensuite à trois coupes du bassin parisien (Planche VII).

Cette planche est reproduite in : Ch. Pomerol (1989). Naissance et développement de la géologie du bassin parisien au cours des XVIIIè et XIXè siècles. Bull. Inf. Géol. Bass. Paris, vol. 26 (n°2), p.14.
Dans la coupe de Villers-Cotterets II distingue, au-dessus de la craie, banc pélagien, un banc littoral inférieur (Sparnacien et Cuisien), puis un banc pélagien moyen (Calcaire grossier) et enfin un banc littoral supérieur (Sables de Fontainebleau surmontés de grès et de meulières à mollusques d'eau douce).

Ces quatres unités, certaines d'entre elles représentant plusieurs formations, il les reconnaît dans la colline de Meudon, jetant ainsi les bases des corrélations stratigraphiques.

Remarquant enfin que les fossiles se font plus rares au fur et à mesure que les couches sont de plus en plus profondes, il estime «que la terre n'a pas toujours été peuplée d'êtres vivans ; qu'elle a été long-tems un désert inanimé, dans lequel rien n'avoit vie ; que l'existence des végétaux a précédé de beaucoup l'existence des animaux, ou au moins que la terre a été couverte d'arbres et de plantes, avant que les mers fussent peuplées de coquillages» et il ajoute : «C'est aux Géomètres (...) à nous éclairer sur la cause de ces oscillations ; à nous apprendre si elles existent encore, ou bien s'il est possible qu'après une longue révolution de siècles, les choses soient arrivées à un état de repos. Un changement même, assez médiocre dans la position de l'axe de rotation, et par conséquent dans la position de l'équateur de la terre, suffiroit pour expliquer tous ces phénomènes ; mais cette grande question considérée relativement à l'astronomie physique n'est pas de mon ressort» .

Ainsi, dans cet étonnant mémoire, trop longtemps resté dans l'oubli et parfois pillé sans être cité par ses continuateurs, Lavoisier aborde-t-il les fondements de la géologie stratigraphique et de la paléogéographie, en distinguant clairement les dépôts transgressifs des dépôts régressifs, en introduisant les notions de cycle sédimentaire et de corrélation, en évoquant le long passé de la Terre et en estimant que ces cycles sédimentaires pouvaient avoir une origine orbitaire, idée féconde et moderne débattue aujourd'hui.