Pierre Lory (1866-1956)
par Léon Moret

En 1956 décède Pierre Lory, Sous-Directeur honoraire du Laboratoire de géologie de l'Université de Grenoble, doyen des géologues français.

Voici le discours prononcé à ses obsèques, le 8 novembre 1956, par M. Léon Moret, Doyen de la Faculté des Sciences de Grenoble :

Le Laboratoire de Géologie de la Faculté des Sciences de Grenoble et la Société Géologique de France, que j'ai l'honneur de représenter ici, sont en grand deuil.

Pierre Lory, cette personnalité si marquante et si originale de notre cité, ce savant qui fut durant plusieurs années Sous-Directeur de notre Laboratoire Universitaire et Président de la Section grenobloise du C.A.F., n'est plus.

Avec lui disparaît un des grands noms de l'alpinisme et de la Géologie alpine et même française, dont il était, depuis plusieurs années, le doyen d'âge.

Il était né le 8 juin 1866 à Grenoble, d'un père breton de vieille souche et d'une mère dauphinoise qu'il perdit de très bonne heure.

Ce père, le grand Charles Lory, l'un des fondateurs de la Géologie alpine et premier directeur de notre laboratoire, l'avait orienté dès sa plus tendre enfance vers la carrière scientifique, malgré les tendances plutôt littéraires de l'enfant.

Sous cette houlette autoritaire et grâce à de fréquents contacts avec la nature alpine aux côtés de son père, auquel il manifesta toujours une soumission admirative, il allait devenir lui-même un géologue de classe.

Mais, de caractère assez indépendant, il ne devait pas suivre très longtemps les sentiers qui conduisent à une carrière universitaire normale.

Licencié ès Sciences Naturelles et Physiques, il est cependant nommé, en 1888, préparateur près la chaire de Géologie et Minéralogie occupée, depuis la retraite de son père, par Wilfrid Kilian.

Il restera dans ce poste jusqu'en 1895, puis l'abandonna, sans doute pour mieux se consacrer, étant de tendance d'esprit assez scrupuleuse, à la préparation d'une thèse de doctorat entreprise dans le massif du Dévoluy.

Cet important travail, qui l'occupa de longues années et fut entièrement rédigé, devait cependant rester manuscrit; certaines circonstances, où se manifesta son caractère entier et ombrageux, mirent obstacle à la présentation rituelle du manuscrit que tout candidat doit faire) à son président de jury, alors le célèbre Munier-Chalmas, et par suite à la soutenance officielle en Sorbonne.

N'étant pas docteur, il ne pourra donc plus poursuivre une carrière régulière dans l'Enseignement supérieur. Mais sa réputation de géologue est déjà telle que l'Université de Grenoble désire le conserver en son sein et que le poste de Sous-Directeur du Laboratoire de Géologie de la Faculté des Sciences lui est offert dès 1898. C'est sous ce titre qu'il achèvera sa carrière scientifique dans l'Université de notre ville.

On fera même plus et, dès 1917, il y sera chargé de conférences de Géologie, mission qu'il accomplira avec un dévouement et une conscience inégalables.

Enfin, le Service de la Carte géologique de France, qui apprécie la minutie de ses travaux et sa réputation d'alpiniste, ne tarde pas à se l'attacher en qualité de collaborateur pour les feuilles les plus alpines de la région.

Et c'est ainsi que, n'ayant jamais été géologue officiel, il fera néanmoins une magnifique carrière dans cette science où il laisse un nom qui sera toujours associé à la connaissance des Alpes françaises et spécialement à celle de nos montagnes dauphinoises, ainsi qu'à l'étude paléontologique de divers groupes d'Ammonites du Crétacé inférieur.

Cette oeuvre abondante et de qualité est malheureusement éparpillée en de nombreuses notes ou mémoires, sans jamais avoir donné lieu à une publication d'ensemble. Seule exception, le Dévoluy, dont il laisse un gros manuscrit, inédit, mais dont les résultats principaux relatifs à la stratigraphie et à la tectonique ont été heureusement consignés dans de courtes notes à l'Académie des Sciences ou à la Société géologique de France.

Il en est de même pour les massifs de Chaillol et de Soleil-Boeuf dont il est un des premiers à montrer la structure en écailles refoulées sur le Cristallin du Pelvoux.

Le massif de Belledonne, un de ses territoires de prédilection, a été l'objet de recherches minutieuses de sa part : si la constitution binaire (c'est son expression) de ce massif est maintenant classique et peut être considérée comme prolongeant exactement la structure également binaire du massif plus septentrional du Mont-Blanc - Aiguilles Rouges, c'est à lui que nous le devons.

Ses travaux ont aussi porté sur les deux chaînes subalpines de la Chartreuse et du Vercors dont il a précisé certains traits de la structure, notamment en ce qui concerne le bord subalpin, cette haute muraille calcaire qui borde les vallées de l'Isère et du Drac.

La région de La Mure lui a également permis de nous révéler des faits de la plus haute importance et qui furent utilisés par les exploitants de ce bassin houiller. La notion de « Dôme de La Mure», ce haut fond qui s'est manifesté au cours de l'époque secondaire dans les mers qui recouvraient alors cette zone, est devenue classique depuis ses minutieuses recherches dans un pays très couvert et d'accès difficile. Ce sont les idées tectoniques de Pierre Lory sur la région qui ont été utilisées dans la troisième édition de la feuille « Vizille » au 1/80 000°.

L'étude des formations et des formes glaciaires et fluvioglaciaires du Drac et des environs de Grenoble a été en grande partie mise au point par lui. Et, parmi ces recherches, je me bornerai à rappeler que c'est principalement sur lui que doit être reporté l'honneur de la découverte de la fameuse épigénie du Drac postglaciaire, phénomène de la plus haute importance pour l'aménagement hydroélectrique de cette grande vallée.

De toutes ces régions variées où il a passé et qu'il a arpentées pendant des années en tout sens, il laisse des documents cartographiques au 1/80 000e qui nous stupéfient encore par la minutie et la précision de leurs contours géologiques. Parmi ces documents, il convient de citer les deux feuilles de Vizille et de Die qui sont presque entièrement de sa main.

Il est resté fidèle aux Alpes jusqu'à la fin; sa seule infidélité à leur égard eut lieu pendant la guerre de 1914-1918, qu'il fit comme engagé volontaire dans le Service nouvellement créé de la Météo aux Armées et dont il revint avec la Croix de Guerre et la Légion d'honneur. Se trouvant dans les Vosges, il occupa quelques loisirs à l'étude des formations glaciaires, encore si peu connues, de ce massif, étude qui fut publiée dans la revue de notre Laboratoire.

Mais, comme tout bon géologue, il fut aussi un grand voyageur qui considérait comme un devoir d'élargir ses horizons scientifiques; et c'est ainsi qu'il participa à la plupart des Congrès géologiques internationaux (Russie, Autriche, Suède, Canada, Belgique, etc.), où il estimait que la Géologie grenobloise et même la Géologie française devait être représentée, et dont il n'oubliait jamais de rapporter de précieux échantillons de roches ou de fossiles qui venaient enrichir nos collections.

On a pu dire de lui qu'au cours de cette belle et longue activité, qui ne s'est jamais démentie, il a rempli généreusement, et avec le plus entier désintéressement, sa tache d'universitaire et de savant français, tant dans le Laboratoire fondé par son vénéré père que dans le monde extérieur.

Beaucoup de ceux qui sont aujourd'hui pieusement groupés autour de son cercueil se souviennent du rôle qu'il a également joué comme mainteneur des sciences de la nature dans notre section grenobloise du Club Alpin Français.

Les excursions géologiques, qu'il y avait organisées et qui étaient suivies par ses fidèles, étaient toujours soigneusement préparées et accompagnées d'une documentation iconographique qui peut être déjà considérée comme un guide géologique des environs de Grenoble.

La « Géologie dauphinoise » que le regretté Maurice Gignoux et moi-même avons publiée il y a quelques années a beaucoup profité de cette documentation.

Avec lui, vous le savez, les choses étaient menées militairement, non sans rudesse, mais c'était un homme d'une grande bonté et d'une honnêteté totale, et le chrétien intransigeant qu'il était participait de cette tournure d'esprit.

Il a travaillé jusqu'aux limites de ses forces, aimant à se retremper dans l'atmosphère de notre Laboratoire où il venait presque chaque jour parler de Géologie et faire des projets d'avenir sur les recherches qui le préoccupaient encore.

Nous avons vu, hélas, ses forces l'abandonner progressivement. Il est mort le 6 novembre, sans souffrances, en juste qu'il était et comme une lampe dont s'épuise le carburant.

Il va reposer, auprès de son père, dans le petit cimetière de Seyssins, au pied de ses chères montagnes qu'il a tant aimées, qu'il a tant parcourues et dont il a, plus que quiconque, contribué à écrire l'histoire.

Voir le texte complet du document, avec la liste des publications de Pierre Lory.
Bulletin de la Société Géologique de France, (6), VII (1957), 553-569