TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

Endre DUDICH

La place de l'histoire de la géologie dans les Sciences de la Terre.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 26 novembre 1986)

Tout d'abord je tiens à vous remercier de m'avoir invité à cette illustre réunion, au nom de la Commission Internationale pour l'Histoire des Sciences géologiques (INHIGEO), et également au nom des géologues hongrois, très désireux de maintenir des relations avec leurs confrères français, depuis le voyage en Hongrie de F.-S. Beudant au début du siècle passé.

La double subordination de l'INHIGEO, à l'Union Internationale des Sciences Géologiques et à l'Union Internationale d'Histoire et de Philosophie des Sciences, nous indique bien à première vue que la situation de l'histoire des sciences géologiques est loin d'être un problème simple et facile à résoudre.

En effet, il peut être considéré de plusieurs points de vue.

1. Du point de vue épistémologique, l'histoire des sciences géologiques n'a aucune place dans le système des sciences naturelles, tout simplement parce qu'elle n'est pas du tout une science de la nature. Elle n'a pas pour objet d'étude quelque aspect de la Terre, mais les sciences de la Terre elles-mêmes, sous l'aspect historique de leur développement au cours de l'évolution de la société humaine. Donc elle est, par définition, une discipline historique, plus précisément une discipline de l'histoire des sciences naturelles. Il ne s'agit donc pas de la géologie, mais, si vous voulez, de la "géologiologie".

C'est pourquoi, d'ailleurs, je me sens toujours un peu mal à l'aise dans le rôle d'historien de la géologie. Car, par formation, je suis un naturaliste — notamment géologue, biologiste et chimiste -, qui s'est avancé, assez imprudemment, dans le domaine étranger (et parfois étrange) des études historiques, constamment conscient de courir le risque d'être considéré par les historiens professionnels, même les plus bienveillants, comme un dilettante dangereux, un amateur qu'il faut tolérer, sinon un intrus incompétent et gênant.

Pourtant l'histoire des sciences géologiques doit avoir une place dans les Sciences de la Terre, et même une place privilégiée, une place d'honneur. Car parmi les sciences naturelles, la géologie et la paléontologie furent les premières à devenir historiques, en donnant naissance à la biostratigraphie basée sur l'évolution irréversible des êtres vivants. De cette façon, elles ont justifié, réhabilité l'ancienne dénomination de l'histoire naturelle, désavouée et méprisée en ce temps-là comme étant purement descriptive, en y ajoutant une quatrième dimension, celle du Temps.

Cette conception, cette méthode "historique" de la recherche scientifique, s'imposa, au fur et à mesure, aux autres sciences naturelles aussi.

L'astronomie a vu la renaissance de la cosmogonie.

La chimie a converti le tableau périodique de Mendéleïeff, un classement statique, en un système dynamique d'évolution des éléments chimiques.

La physique, en particulier la microphysique ou physique nucléaire, s'efforce d'étudier la genèse des objets subatomiques, dont quelques-uns sont extrêmement stables tandis que d'autres sont extrêmement éphémères.

Ce développement, semble-t-il, est convergent et est en train de produire une "histoire naturelle universelle", à l'échelle cosmique, traitant de l'évolution de l'Univers tout entier. Plusieurs hypothèses de ce genre ont été déjà développées et proposées, dont peut-être la mieux connue est celle du fameux "Big Bang", de la grande explosion primordiale.

Cette tendance de développement, facilitée et fortifiée par le progrès spectaculaire de la recherche spatiale, entraîne d'abord la globalisation, puis la planétisation, enfin l'universalisation des sciences géologiques.

Il suffit d'évoquer, à ce propos, quelques mots-clés comme "tectonique globale", "planétologie comparative", "cosmogéologie".

L'essor de l'interdisciplinarité est un phénomène très caractéristique, même si elle est souvent déclarée plutôt que pratiquée. Il s'agit d'une mode, certes, mais aussi beaucoup plus que cela. C'est aussi une nécessité inévitable, intrinsèque et organique, imposée par la diversification accélérée des sciences d'un côté et par le besoin de plus en plus urgent de leur intégration de l'autre.

Plusieurs essais de synthèse en résultèrent déjà. Je ne vais en citer que deux. Le premier, c'est celui de P. Teilhard de Chardin, très discuté et contesté, mais admiré même par ses adversaires. L'autre, c'est la "géonomie" basée sur la loi universelle des cyclicités, quantifiées à l'aide des deux paramètres que sont l'Espace et le Temps, mise au point par le professeur hongrois E. Szàdeczky-Kardoss, mon illustre maître en géochimie. (Le texte intégral de son livre posthume, en anglais, est maintenant sous presse à Budapest).

2. Du point de vue pédagogique ou didactique, il me paraît évident que l'histoire des sciences géologiques doit avoir place dans l'enseignement de ces sciences, à tous les niveaux. C'est la théorie généralement admise. En pratique, hélas, elle est assez mal placée, dans la majorité des cas négligée, parfois même totalement ignorée. Mon propre pays, la Hongrie, ne constitue pas une exception à cette "règle" bien regrettable... Les chercheurs qui sont actifs dans ce domaine travaillent dans les universités des divers pays, soit dans le cadre des sciences géologiques, soit dans celui des sciences historiques.

La fonction, l'objectif didactique, de l'histoire des sciences géologiques est multiple.

3. Du point de vue pratique, dans la vie intellectuelle de la communauté des géologues, aux échelles nationale et internationale, l'objectif est d'apprendre la leçon de l'histoire. Cela veut dire, d'en tirer des conclusions valables, théoriques et pratiques, afin

Par exemple, au sujet des bauxites du karst — un problème d'intérêt commun pour la France et pour la Hongrie, — l'histoire des recherches nous apprend qu'au lieu d'insister avec acharnement sur la création d'une théorie génétique infaillible et universelle, qui soit applicable partout et sans aucune exception, il est préférable d'évaluer avec le plus grand soin les facteurs géologiques qui sont en jeu dans chaque cas concret, pour chaque formation et région à étudier, afin de découvrir et appliquer avec succès l'interprétation génétique la plus appropriée.

L'unique but de mon exposé était de vous présenter quelques idées, pour vous inciter à formuler votre propre opinion, éventuellement opposée à la mienne.