François Sulpice BEUDANT (1787-1850)

Marié à Marie Hélène Gratienne de CARDAILLAC. Père de Louis Emeric Amédée BEUDANT (né en 1827, X 1845, corps des mines) et de Léon Charles Anatole Beudant (1829-1895, professeur de droit doyen à Paris), lui-même père de Robert Beudant (1864-1953, professeur de droit et conseiller à la Cour de cassation).

François Sulpice BEUDANT fut professeur de mathématiques au lycée d'Avignon puis à celui de Marseille. Louis XVIII le charge de ramener d'Angleterre la collection minéralogique du comte de Bournon (1814). Il enrichit ensuite cette collection et expérimente la formation de cristaux. Il publie un Traité de minéralogie (1818) et Voyage minéralogique en Hongrie (1822). Il succède à Haüy à la Sorbonne (1822-1839), et devient en 1839 inspecteur général des études. Membre de l'Académie des sciences (1824), il a publié notamment un Traité de physique, une Grammaire française et une Grammaire latine.

Voir les caractéristiques de l'azurite, minéral découvert par Beudant (1824).


NOTICE HISTORIQUE SUR
Francois-Sulpice BEUDANT
ET
Alfred-Louis-Olivier LEGRAND des CLOIZEAUX
MEMBRES DE LA SECTION DE MINÉRALOGIE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES

LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DU 15 DÉCEMBRE 1930
PAR M. Alfred LACROIX, SECRETAIRE PERPETUEL.

MESSIEURS,

Dans la classification des sciences, la Minéralogie occupe un carrefour. Elle a pour objet essentiel l'étude des minéraux, de leurs propriétés, de leurs gisements, de leur rôle dans la nature; la Lithologie est son application à la connaissance des roches et de leur origine, c'est-à-dire à la Géologie, à la Physique du globe, à l'Astronomie même, quand les roches sont des météorites venues des espaces célestes. L'étude des gites minéraux ou métallifères, la Métallogénie, avec son point de vue utilitaire, autant que scientifique, complète la figure de la Minéralogie considérée comme science naturelle.

Mais, par leur composition, les minéraux ne sont que des cas particuliers, souvent fort complexes, de ces innombrables produits définis qu'étudie la Chimie. Celle-ci fournit les méthodes permettant d'analyser, de préciser, d'interpréter leur constitution, ainsi que toutes leurs propriétés chimiques. Elle donne aussi le moyen de les reproduire, ou tout au moins de tenter leur synthèse.

Aussi bien que les sels artificiels de la Chimie minérale et de la Chimie organique, les minéraux sont pour la plupart cristallisés; la connaissance de leurs formes, des lois qui les régissent, en un mot la Cristallographie, est du domaine de la Géométrie, alors que de la Physique se réclament toutes leurs autres propriétés; celles qui sont sous la dépendance de la symétrie ont une importance chaque jour grandissante, et l'application des rayons X à leur étude a ouvert un chapitre singulièrement attachant et riche en promesses de la Physique moléculaire et de la Philosophie naturelle. Pendant longtemps, les minéraux dépourvus de cristallinité ont été dédaignés; on sait aujourd'hui que les colloïdes ne présentent pas moins d'intérêt que les corps anisotropes, bien qu'à d'autres points de vue. Ils jouent un rôle considérable dans la constitution des sols et, grâce à eux, les recherches physico-chimiques nous ramènent à l'histoire naturelle de la Terre.

Ce tableau pourrait être complété, mais tel qu'il vient d'être esquissé, il suffit pour montrer que la Minéralogie est bien un centre de convergence des sciences mathématiques, physiques, chimiques, naturelles. Aucune barrière ne limite vers l'extérieur la curiosité de ceux qui la cultivent ni vers elle-même celle des savants attachés aux disciplines voisines. Aussi l'homme de science le mieux doué ne saurait dominer tout cet ensemble, car il lui faudrait être universel et il n'est plus possible de l'être. Le minéralogiste doit donc choisir et se tailler une originalité à la mesure de ses forces, de ses aptitudes, de ses goûts, des possibilités de travail à sa portée ; il lui faut aussi subir l'influence des circonstances extérieures jouant si souvent un rôle appréciable, voire même capital, dans la destinée des humains.

Il en résulte que, pour employer un langage cristallographique, l'œuvre des minéralogistes, prise dans sa généralité, est nécessairement très polymorphe et que les tendances de deux d'entre eux sont rarement superposables. De cela, les deux confrères auxquels est consacrée cette Notice, nous fournissent un exemple particulièrement frappant. L'ensemble de leur activité intellectuelle a couvert plus des trois quarts du siècle dernier ; l'un, Beudant, s'essayait déjà aux recherches originales au moment où l'autre, A. Des Cloizeaux, entrait dans l'existence; le premier est mort à l'heure où le second commençait à affirmer sa personnalité de cristallographe. Il s'en est fallu de peu que, dix ans plus tard, Des Cloizeaux n'occupât le fauteuil de Beudant dans cette Académie.

Non seulement leur œuvre, mais leur caractère, leur vie offrent plus de dissemblances que d'analogies. C'est là ce que j'ai le dessein de vous montrer.

Francois-Sulpice Beudant est né à Paris, le 5 septembre 1787. Son père, originaire des Ardennes, était venu s'y établir quelques années auparavant. Le 21 janvier 1793, il disparut sans qu'il fût possible de retrouver sa trace ; sa femme quitta alors la capitale avec son jeune fils, seul survivant de quatorze enfants morts jeunes. Elle se réfugia auprès de familles amies et en particulier de celle de Gillet de Laumont. La jeunesse de notre futur confrère allait se passer dans un milieu très cultivé et sympathique; son influence fut décisive dans le choix de sa carrière.

Quelques mots ne seront pas inutiles au sujet de Gillet de Laumont devenu membre libre de notre Académie, le 24 juin 1816, après avoir été, en 1799, associé non résident de la Première classe de l'Institut.

Francois-Pierre-Nicolas Gillet de Laumont, lui aussi, était né à Paris, le 28 mai 1747- Fils d'un avocat célèbre, Pierre Gillet, pour un temps échevin de la capitale, il voulut tout d'abord embrasser la carrière paternelle. Avocat au Parlement en 1768, à la suite de l'exil de la cour, il se livra à l'étude des Mathématiques, pour abandonner le barreau sans esprit de retour et se faire admettre à l'Ecole militaire. Une nouvelle carrière s'ouvrait, brillante, devant lui ; enseigne aux grenadiers royaux, en 1772, nous le voyons, en effet, cinq ans plus tard, capitaine commandant. Mais il avait fait la connaissance d'hommes de science enthousiastes : Daubenton, Romé de l'Isle, de Bournon, Haüy, Sage, J.-C. de la Métherie, et ces hommes l'entraînèrent vers la Minéralogie sortant de l'empirisme. En 1784, brusquement il change encore une fois de direction et obtient une place d'inspecteur des mines; et aussitôt de parcourir la Bretagne, où il découvre, dans les mines de Huelgoat, le plomb vert et la zéolite que, peu d'années plus tard, Haüy appellera la laumonite. Il explore ensuite les Pyrénées, trouve et décrit, aux environs de Mauléon, le minéral qu'Haüy, encore, va nommer dipyre. Le premier, il recueille des fossiles à la Tour de Marboré et à la Brèche de Roland, puis, en compagnie de son collègue, Lelièvre, membre de la section de Minéralogie, de la 1re Classe de l'Institut, il fouille le Couseran. Ils y rencontrent la roche décrite d'abord par Lelièvre, puis par Picot-Lapeyrouse et bientôt connue sous le nom de lherzolite, que lui donnera de la Métherie.

Tout en faisant ses inspections d'ingénieur des mines, Gillet de Laumont réunit une belle collection de minéraux complétée, en 1792, par l'achat de celle de Romé de l'Isle, mort deux ans plus tôt.

En 1793, il est chargé de l'inventaire des objets d'art et de science, confisqués par la Convention, et l'année suivante, il devient membre de la Commission de saisie desdits objets. Au cours de cette période si trouble de notre histoire, son tranquille courage sauva, dit-on, la tête de nombre de ses amis.

Lors de la constitution de l'Agence des Mines (1794), il en fut membre, et, à ce titre, contribua puissamment à la réorganisation de l'Ecole des Mines. Parvenu au sommet de la hiérarchie de son Corps, il mourut, le 1erjuin 1834, laissant des travaux scientifiques et administratifs appréciés.

Gillet de Laumont n'était pas seulement un minéralogiste et un administrateur éprouvé: il cultivait avec passion les belles fleurs dans son domaine de Laumont; l'un des fondateurs de la Société d'Horticulture et de celle d'Encouragement à l'industrie nationale, il aimait à recevoir des artistes, à les encourager et à les aider. On comprend combien durent être agréables et fructueux pour le jeune Beudant l'intime fréquentation d'un semblable entourage et les conseils d'un pareil tuteur. Aussi ne doit-on pas s'étonner de sa précoce vocation pour les sciences, de son éclectisme et de l'attirance que la Minéralogie exerça sur lui.

Sur le registre d'inscription au cours d'Haüy, pour l'année 1807, se voit la signature de Beudant suivie du titre d'« élève des mines ». Or, à cette époque, et depuis 1802, l'Ecole des mines avait été transférée de Paris à Pesey, puis à Moutiers en Tarentaise. L'Agence devenue le Conseil des Mines, le laboratoire chimique de l'ancienne école, la plus grande partie de sa bibliothèque, et enfin ses collections, organisées et classées par Haüy, étaient restés à l'Hôtel de Mouchy, siège de l'institution déportée. Les collections étaient encore sous la garde de Tonnelier, ancien collaborateur d'Haüy; leur conservateur adjoint était un géologue notoire, d'Aubuisson de Voisins. Je suppose que des travailleurs libres devaient y être admis et que Beudant, introduit par Gillet de Laumont, était de ce nombre.

Ceci est une déduction tirée de documents clairsemés que j'ai pu recueillir, mais ce qui est certain, c'est que lors de la création de l'Ecole Normale supérieure, Beudant fut l'un des cent jeunes gens choisis pour y entrer (Moniteur du 24 septembre 1809).

Il a toujours été considéré comme ayant fait partie de cette promotion initiale de l'Ecole qui conserve pieusement son buste et comme ayant été le premier normalien devenu membre de l'Institut, mais, en réalité, il n'est pas entré à l'Ecole Normale, car celle-ci ne fut ouverte qu'en novembre 1810 et, par arrêté du 25 septembre de cette même année, il avait été nommé professeur de Mathématiques spéciales au lycée d'Avignon.

Il y resta deux ans ; son séjour dans cette ville eut une conséquence importante pour sa vie; il se lia d'amitié avec un ancien officier, devenu économe du lycée, Charles Gratien de Cardaillac, dont, plus tard (1821), il épousa la fille.

En 1812, il est envoyé au lycée de Marseille, en qualité de professeur de Physique et de Mathématiques spéciales. C'est de là qu'il part pour la première étape de sa carrière de minéralogiste. Par décision ministérielle du 14 juillet 1814, il est mis en congé, et le Grand maître de l'Université, Fontanes, le lui signifie dans les termes suivants par une dépêche adressée chez Gillet de Laumont : « Je vous félicite, Monsieur, de la marque de confiance dont Sa Majesté vous honore en vous chargeant d'aller remplir en Angleterre une mission relative aux sciences et aux arts. Le titre de professeur de Physique du lycée de Marseille vous est conservé et vous pourrez en reprendre les fonctions à votre retour. »

Ces fonctions, il ne devait plus les exercer, la mission dont il était chargé, sans aucun doute à l'instigation de Gillet de Laurnont, consistait à aller à Londres prendre possession du « Cabinet minéralogique » du comte de Bournon, et ceci me conduit à ouvrir une nouvelle parenthèse pour rappeler le souvenir de ce minéralogiste dont la vie est moins connue que l'œuvre ; il joua un rôle de promoteur pour une partie de celle de Beudant.

 

Quoi qu'il en soit, cette longue aventure, à laquelle Beudant fut incidemment mêlé, facilita singulièrement sa fortune scientifique en lui mettant le pied à l'étrier.


En 1822, s'était éteint Haüy, plein d'années et de gloire. Depuis la création de la Faculté des sciences de Paris, l'illustre savant figurait sur son affiche (1811), en qualité de professeur de Minéralogie et de Géologie, mais, en réalité, il ne professait que la Minéralogie, et seulement au Muséum d'Histoire naturelle, où il avait remplacé Dolomieu (1801). Il se contentait de faire venir parfois les élèves de l'Ecole Normale à son domicile personnel du Jardin des plantes pour leur donner des conseils sur leurs études, et à la Sorbonne, il était officiellement suppléé par Alexandre Brongniart. Ce fut ce dernier qui recueillit sa succession au Muséum, alors que Beudant, mis en relief par ses travaux de Cristallogenèse, par sa description géologique de la Hongrie, et par sa situation auprès de Bournon, devenait professeur à la Faculté des sciences.

L'année suivante, Lefèvre-Gineau, membre de cette Académie, inspecteur général des études, professeur de Physique générale au Collège de France et député de l'opposition, ayant été destitué brutalement pour raison politique (30 décembre 1823), trois candidats se mirent sur les rangs pour son remplacement : André Ampère, Beudant et Fresnel. Le 25 juin 1824, par neuf suffrages contre trois donnés à Ampère et deux à Fresnel, Beudant fut choisi par le Collège de France.

Une telle décision n'a pas été sans surprendre depuis lors ; pour bien apprécier à distance une telle question, on doit tenir compte des circonstances du moment et aussi juger les hommes non sur le poids de leur œuvre définitive, mais sur ce qu'elle était à l'heure des événements : il faut reconnaître que, même avec cette restriction, Beudant n'était pas le plus qualifié pour cette chaire de Physique, car si sa réputation de minéralogiste, de géologue et d'habile expérimentateur était bien établie, ses titres purement physiques se réduisaient à des succès de professeur d'Enseignement secondaire et à un Traité de Physique qui, pour excellent qu'il fut, ne contenait pas de recherches originales, alors qu'Ampère, depuis plusieurs années membre de l'Académie dans la section de Géométrie, et Fresnel, qui l'était depuis peu, en qualité de physicien, avaient déjà accompli une partie importante de l'œuvre qui les a immortalisés.

Dans son livre « Le grand Ampère », mon confrère et ami L. de Launay a regardé la désignation de Beudant comme le résultat d'une double pression officielle dirigée contre Ampère. Beudant se serait présenté, et les professeurs du Collège de France l'auraient choisi, par ordre du ministre, auquel l'administrateur d'alors, Silvestre de Sacy, aurait demandé des instructions.

Ce que l'on connaît du caractère de Beudant et de Silvestre de Sacy ne permet pas de les croire capables d'avoir joué un tel rôle. D'autre part, les grands corps de l'Enseignement supérieur, et le Collège de France en particulier, ont toujours été, et à juste titre, trop soucieux de leur dignité et trop jaloux de leur indépendance pour céder à une pression extérieure, et surtout pour aller au devant d'elle.

Puisque l'on en est réduit à des hypothèses, sans doute me sera-t-il permis d'en présenter à mon tour. Il semble facile de trouver une cause honorable au désir de Beudant d'obtenir cette chaire de Physique. A la Sorbonne, il n'avait pas de laboratoire lui permettant de poursuivre ses expérimentations de Cristallogenèse et, d'une façon plus générale, de Minéralogie physique et chimique. N'est-il pas vraisemblable que l'appât de celui du Collège de France ait pu agir puissamment sur lui, comme il agissait sur ses rivaux : d'ailleurs, Biot, professeur à la Sorbonne, n'avait-il pas lui-même une chaire au Collège de France, où il a effectué tous ses travaux de Physique, souvent si proches de la Cristallographie?

Une autre raison encore, terre à terre celle-là, peut être soupçonnée. Sous la Restauration, les professeurs de l'Enseignement supérieur, et plus spécialement ceux de la Sorbonne, étaient très maigrement rétribués. Aussi, peu nombreux étaient ceux pouvant ou voulant se contenter d'une seule situation. Je viens de citer Lefèvre-Gineau et Biot ; Ampère, lui-même, à l'heure où il songeait au Collège de France, était déjà inspecteur général des études et professeur à l'Ecole Polytechnique. Sa correspondance le montre très besogneux et fort préoccupé de savoir si, en cas de succès, un troisième cumul lui serait permis. Sans doute Beudant était-il poursuivi par des préoccupations du même ordre ? En entrant à la Sorbonne, il était resté sous-directeur de la Collection de Minéralogie privée du roi, mais il n'ignorait pas que cette fonction allait lui échapper à la mort de Bournon et, de fait, nous venons de voir qu'avant celle-ci, en cette même année, ladite collection fut supprimée et bientôt donnée au Collège de France. Une chaire dans cet établissement l'eut délivré du souci de l'existence.

Voilà le côté Beudant. Du côté Collège de France, la question est peut-être plus claire. Malgré son génie, Ampère était un piètre candidat; irrésolu, il s'avançait un jour, se retirait le lendemain, pour affirmer ensuite à nouveau ses intentions d'aller plus loin. Ses électeurs, pour la plupart attachés à des disciplines littéraires, et parmi lesquels Beudant comptait beaucoup d'amis, ne voulurent-ils pas sortir de cette indécision en se ralliant à un candidat qui, lui, savait ce qu'il voulait ?

Quoi qu'il en soit, quand l'Académie eut à formuler son avis, la section de Physique, ne se préoccupant que du point de vue de cette science, présenta à ses suffrages ex aequo. Ampère et Fresnel, et eux seuls. Mais aussitôt réapparaît l'indécision d'Ampère; il se retire devant Fresnel; ce dernier est donc présenté à une forte majorité (24 mai 1824).

Saisi de ces deux présentations contradictoires, le ministre fait son choix; la nomination de Beudant est signée, mais avant qu'elle paraisse au Moniteur, nouveau coup de théâtre, Beudant demande au ministre de l'annuler et comme celui-ci ne se laisse pas convaincre, il rend publique sa lettre de démission. C'est du moins ce qu'affirme, entre autres preuves de désintéressement, Henri Milne Edwards, porte-parole de la Faculté des sciences aux obsèques de son ancien collègue.

J'ai cherché des précisions sur ces faits, mais le dossier de Beudant aux Archives nationales est muet sur cette affaire. Cependant, il est vraisemblable que sa nomination a bien été effective, sans quoi, après son désistement, le ministre n'eut pas manqué de nommer Fresnel. Or, il décida que toutes les opérations seraient recommencées et Ampère, changeant encore une fois d'avis, de se présenter à nouveau devant le Collège de France contre Fresnel, au profit de qui il venait de se retirer quelques semaines plus tôt. Il obtint enfin cette chaire si âprement disputée.

L'année 1824 n'était pas écoulée, lorsque, le 15 novembre, l'Académie élut Beudant presque à l'unanimité, dans sa section de Minéralogie. Il avait trente-sept ans. C'était, dans cette section, un record qui n'a pas été enlevé à notre confrère.

Ainsi, comme dans les contes de fées, le dénoûment de ces débats, longs et confus, fut le triomphe de la justice, puisque chacun des acteurs finit par être mis à sa vraie place.

Il n'est pas téméraire de penser que si Beudant avait occupé la chaire convoitée, la fin de sa carrière eut été tout autre que ce qu'elle fut. N'ayant plus à sa disposition de collection et privé de laboratoire, il se confina dans son enseignement oral de la Minéralogie et de la Géologie à la Faculté des sciences et renonça à l'expérimentation, aussi bien qu'aux observations sur le terrain. Il fit de l'érudition, écrivit des Traités didactiques, s'essaya même, mais sans succès, à l'industrie chimique.

A la fin de l'année 1839, il donne sa démission de professeur à la Sorbonne pour devenir inspecteur général des études, c'est-à-dire, pour employer le langage actuel, inspecteur général de l'Instruction publique. Une telle évolution, mise sur le compte des fatigues de l'enseignement, est singulière; elle serait encore moins compréhensible de nos jours, car alors, l'Inspection générale n'était pas spécialisée, comme elle l'est depuis 1852, elle s'étendait à l'Enseignement supérieur, aussi bien qu'à l'Enseignement secondaire. Néanmoins, Beudant dut s'y trouver un peu dépaysé; il n'y rencontra, dans l'ordre des sciences, qu'un seul de ses confrères de l'Académie, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, et, dans l'ordre des lettres, Naudet, membre des Académies des Inscriptions et des Sciences morales et politiques. Quant à Ampère, après avoir dû, peu après sa nomination de professeur au Collège de France, abandonner ses fonctions d'inspecteur général, il les avait récupérées, en 1828, pour les conserver jusqu'à sa mort (1836).

Pendant dix ans, Beudant allait remplir avec haute compétence, droiture, bienveillance et distinction, ses nouveaux devoirs, auxquels il fut arraché par une mort prématurée, le 9 décembre 1850.

Parmi ses descendants, deux ont honoré ou honorent l'Université et la science juridique. L'un de ses fils (Charles) a été doyen de la Faculté de droit de Paris; le fils de celui-ci (Robert Beudant) après avoir été doyen de la Faculté de droit de Strasbourg, est devenu conseiller à la Cour de cassation et correspondant de l'Académie des Sciences morales et politiques.

Voyons quelle fut l'œuvre de notre ancien confrère. Elle ne manque ni d'originalité ni de complexité.


Les débuts de ce jeune mathématicien dans les recherches personnelles ont été consacrés — à la biologie.

Ayant observé, au cours d'excursions faites dans le Tertiaire du Bassin de Paris, en compagnie de Gillet de Laumont, qu'à Pierrelaye (Seine-et-Oise), les sables de Beauchamp renferment, dans la même couche, un mélange de coquilles marines et de coquilles d'eau douce, il en conclue que ces divers Mollusques avaient dû vivre ensemble dans les mêmes eaux et, comme cette coexistence lui parait singulière, il se propose de rechercher expérimentalement si elle a été possible. Cette observation qui, plus tard, a servi de point de départ à de longues discussions de Constant Prévost, était exacte, son explication l'était moins. Les sables de Beauchamp (Bartonien) constituent bien une formation marine, recouvrant les assises lagunaires du Calcaire grossier (Lutétien), mais les géologues d'aujourd'hui pensent que leurs coquilles d'eau douce n'y étaient pas indigènes, qu'elles provenaient d'un lac d'eau non salée, situé en bordure de la mer, dans quoi elles auraient été charriées. Peu importe d'ailleurs; le mérite de Beudant est d'avoir été le premier à songer à la question du comportement des animaux marins plongés dans l'eau douce et réciproquement des animaux fluviatiles transportés dans l'eau salée.

Il a fait à Paris, en 1808 et 1809, de nombreuses expériences, poursuivies pendant de longs mois sur plusieurs centaines d'individus de diverses espèces de Mollusques d'eau douce : Planorbes, Lymnées, Physes, Ancyles, et plus tard (1812), à Marseille, sur des Mollusques marins : Patelles, Fissurelles, Vénus, Huîtres, Peignes, etc.

Ses principales conclusions ont été les suivantes : tous ces animaux meurent rapidement quand on les change brusquement de milieu, les fluviatiles lorsqu'on les plonge dans l'eau de mer, naturelle ou artificielle, les marins, dans l'eau douce. Mais si l'on opère d'une façon moins brutale, si l'on a soin de modifier progressivement la composition de l'eau dans quoi ils sont immergés, un grand nombre d'entre eux, mais pas toutes les espèces, finissent par s'acclimater. Il est un degré moyen de salure dont tous les animaux aquatiques peuvent s'accomoder. Enfin on peut faire vivre des animaux marins dans une solution de chlorure de sodium plus concentrée que l'eau de mer, mais, bien avant la limite de saturation, la vie cesse d'y être possible.

Beudant a fait des expériences analogues dans des eaux chargées d'acide carbonique, de sulfate de calcium, milieux bien vite impropres à la vie, et il s'est servi de leurs résultats pour expliquer pourquoi les couches sédimentaires de sel gemme et de gypse ne renferment jamais de restes d'animaux autochtones.

Depuis lors, plusieurs biologistes, notamment Paul Bert, Eisig, Gorgoza y Gonzalez et d'autres encore, se sont attachés d'une façon plus générale au même problème et ont montré l'influence, à ce point de vue, de la température du milieu, de la taille, de l'état physiologique de l'animal étudié, etc., et leurs conclusions expliquent les résultats obtenus par Beudant, trois quarts de siècle plus tôt.

Les phénomènes osmotiques auxquels donnent lieu les changements de milieu exercent une action directe sur le sang, tant sur le plasma que sur les éléments figurés; lorsque cette action est brusque et violente, la nutrition est arrêtée soudainement et la mort, presque immédiate, mais si les conditions de milieu sont modifiées peu à peu, les hématies peuvent acquérir une certaine résistance, comme le font voir les observations et les expériences récentes de H. Eisig sur une Annélide polychète marine, la Capitella capitata Fabr. ; il se produit une accoutumance permettant à l'animal de vivre dans un milieu tout d'abord défavorable.

Ces données sont d'importance, non seulement pour les biologistes, mais encore pour les géologues. Aussi Mœbius a-t-il proposé de diviser les animaux marins en sténohialins, quand ils sont liés à une salure fixe, et en euryhalins, lorsqu'ils sont adaptés à une grande variation de salure; les animaux sur quoi Beudant a obtenu des résultats favorables d'adaptation rentrent donc dans cette dernière catégorie. On connaît aujourd'hui, sur eux ou sur leurs congénères, un grand nombre de faits concordants observés directement, c'est ainsi que la Lymnea limosa, L. vit parfois dans l'eau saumàtre, le Cardium edule, dans l'eau presque douce, aussi bien que dans les eaux fortement salées des marais salants. Euryhalins encore sont les animaux, cités d'ailleurs déjà par Beudant, du golfe de Bothnie et de la mer Baltique dont les eaux sont plus pauvres en sels que les eaux des mers ouvertes; et encore les animaux du milieu saumâtre de l'estuaire des fleuves. Mais dans ces divers cas, ces Mollusques présentent généralement des particularités spéciales : diminution d'épaisseur et de taille de la coquille, modifications dans l'allure de leurs spires ou de leur ouverture.

Il faut retenir que Beudant a été un initiateur dans ce genre de recherches.

A la suite de J.-L. de Bournon et de Gillet de Laumont, il s'est aussi appliqué à l'examen de la structure de la coquille des Mollusques et des parties calcaires d'autres animaux et nous devons reconnaître que, malgré le temps écoulé et le perfectionnement des méthodes d'observation, il reste encore beaucoup à faire à ce point de vue. Il a montré, par exemple, que la structure en baguettes prismatiques perpendiculaires aux lames (calcite) n'est pas spéciale aux coquilles de Pinna, mais fréquente dans beaucoup d'autres familles de Mollusques et qu'elle peut coexister avec des structures différentes (aragonite).

L'une des propriétés bien connues des pièces calcaires des Oursins fossiles, et l'on peut ajouter de tous les Echinodermes, est d'être constituées par de la calcite spathique; en outre, dans les baguettes d'Oursins formées par un cristal unique, l'orientation en est constante, son axe ternaire coïncide avec l'allongement de la pièce. Il revient à Beudant d'avoir signalé, le premier, dans les Oursins vivants, l'existence de calcite cristallisée, décelée grâce à ses clivages. Aujourd'hui, les propriétés optiques permettent d'aller plus loin, de démontrer que la structure si cristalline du fossile est la continuation de celle de l'animal vivant, sur quoi s'est orienté le carbonate de calcium de la fossilisation.

Beudant a été moins heureux dans un essai d'interprétation de la structure des Bélemnites.


Arrivons à son voyage en Hongrie. Le but assigné était l'étude des formations volcaniques et des gites métallifères qui leur sont associés.

Il part en poste, bien lesté de recommandations pour les autorités politiques et scientifiques des pays à parcourir, on peut même dire explorer, tant la Hongrie était peu connue, en 1818, au point de vue géologique et rarement visitée par des étrangers à l'Europe centrale. Il se rend de Paris à Vienne par l'Alsace, la Forêt Noire, les plaines de la Bavière, le Salzburg. Dans sa hâte d'arriver au but, il brûle les étapes, sauf lorsqu'il traverse quelque district intéressant au point de vue géologique, tel par exemple celui des mines de sel des environs de la ville de Salzburg.

Après avoir visité la capitale de l'Autriche et son voisinage géologique, il pénètre dans la Hongrie septentrionale (aujourd'hui, en partie Tchécoslovaquie), et par Presburg et Königsberg (Novà Bana) il atteint enfin la région de Schemnitz (Stiavnica) et de Kremnitz (Kremnica) dont les montagnes volcaniques et les mines d'argent aurifère le retiennent longtemps. Se rapprochant ensuite du Danube, il va voir les montagnes de Drégely, puis celles de Matra, dominant la plaine de Hongrie. Il gagne la vallée de la Theiss pour explorer, sur son flanc oriental, les montagnes d'Eperies (Presov)-Tokaj ; il pousse jusqu'aux confins orientaux du royaume dans les comitats de Beregh et de Unghvar (Uzhorod).

Il revient vers l'Ouest pour s'attacher à diverses recherches dans les comitats de Gömör et de Zips (Spis) renfermant des mines de fer, de mercure, de cuivre, de cobalt, puis il explore, plus au Nord, le massif granitique de Tatra, sur la frontière de la Galicie, et enfin traverse cette province jusqu'au voisinage de la Pologne pour aller visiter les célèbres mines de sel de Wieliczka.

Il rentre alors en Hongrie, avec l'intention de prolonger son voyage jusqu'en Transylvanie et au Banat, mais, arrêté à Debrecin par la mauvaise saison, il doit modifier son programme, franchir la grande plaine de Hongrie, en étudiant au passage ses lacs natronés, et atteindre Budapest. Il s'y attarde quelque temps à l'étude des formations calcaires des deux rives du Danube, explore le massif de Bakony, les buttes isolées de basalte de Raab, et enfin la région du lac Balaton ; il termine par le bassin houiller [hettangien] de Fünfkirchen (Pecs).

De nouveau à Vienne, après avoir parcouru encore une fois son bassin tertiaire, il songe au retour, mais par le chemin des écoliers : il traverse, en effet, la Bohême, excursionne en Saxe, dans la région de Dresde, pour voir en place les pechsteins de la vallée de Triebisch. Il gagne Freiberg, ses districts métallifères, sa célèbre École des mines, où plane encore la grande ombre de Werner; il y retrouve les derniers disciples du maître, étudie ses collections; il s'arrête enfin à Berlin où le retiennent quelque temps l'accueil du cristallographe Weiss et les collections pétrographiques recueillies par Alexandre de Humboldt et Léopold de Buch dans tant de régions diverses du monde et qui constituaient l'armature des connaissances d'alors sur les produits des volcans.

Le premier janvier 1819, il traverse à nouveau le Rhin et rentre en France, après neuf mois d'absence bien employés, rapportant une masse considérable d'observations et de copieuses collections de roches, de minéraux dont il ne va pas tarder à tirer un excellent parti.

Ce voyage avait été mûrement préparé, à tous égards. Dans les chapitres de début du premier des trois gros volumes accompagnés d'un atlas de coupes et de cartes qu'en 1822 Beudant a consacrés à sa mission, il a consigné des détails fort exacts sur la Géographie physique et politique, sur l'Ethnographie, sur les institutions, la vie publique, l'histoire, les productions de la Hongrie ; il donne enfin la bibliographie de tout ce qui avait été publié de 1673 à 1815 sur la Géologie, ensemble de mémoires dont certains, dus à Kitaibel, Fichtel, Esmark et autres, lui fournissent des points de départ intéressants.

Pour les deux premiers volumes de cet ouvrage, Beudant a adopté un plan narratif et géographique ; il décrit ses itinéraires, note tout ce qu'il a vu, et bien vu ; ses impressions sur les hommes et sur les choses, sur les villes et les villages traversés; il rappelle, en passant, les faits marquants de leur passé; il signale, avec bonne humeur, des scènes de mœurs et les menus incidents d'un voyage fait d'ordinaire sans grand confort, en voiture, à cheval, à pied, dans des régions souvent sauvages, mais où il reçoit un accueil cordial et dont, en tous cas, il rapporte une impression sympathique. Dans ce cadre pittoresque donnant une bonne idée de la civilisation d'un pays qui avait eu tant à pâtir depuis tant de siècles de la domination étrangère, dans ce cadre très vivant, est enchâssé le détail de ses observations géologiques et minéralogiques; elles y sont enchâssées et non pas noyées, car l'auteur a eu soin d'en donner un résumé exclusivement géologique à la fin de chaque chapitre. Ses observations, il les présente telles qu'il les a faites, sans discussions théoriques ; il estime que les faits bien observés restent et que, pour leur sauvegarde, il est bon de les séparer des théories exposées à passer, ou plutôt qui passent. Cet Ouvrage, datant de plus d'un siècle, fait voir combien sage est une telle méthode. Sa lecture ne fatigue pas et un géologue averti peut, sans peine, appliquer à des faits, généralement bien observés, l'interprétation à leur donner, en fonction de ses propres idées théoriques, sans être gêné, à chaque pas, par le jargon de systèmes périmés. Mais une telle méthode n'est évidemment pas suffisante, surtout pour un homme comme Beudant, aimant à raisonner sur toutes choses, aussi consacre-t-il son dernier volume à coordonner, à synthétiser, à discuter ce qu'il a vu et à en tirer des conclusions. C'est spécialement sur ce volume que j'ai le dessein de m'arrêter.

Cette première description détaillée de la Hongrie, basée sur des observations personnelles, est enrichie de la première carte géologique de la Hongrie, de la Transylvanie et des régions limitrophes qui ait été publiée. On sait à quel point, sept ans après l'apparition de la mémorable description minéralogique du Bassin de Paris par G. Cuvier et Alexandre Brongniart, la Stratigraphie et la Paléontologie étaient encore dans l'enfance, aussi doit-on s'attendre à trouver bien incomplètes et souvent peu exactes les notions chronologiques fournies par un aussi rapide voyage; néanmoins, nombreuses sont les observations et même les interprétations qui subsistent encore parmi celles qu'il a présentées. Ce n'est pas ici le lieu de les relever ni de les discuter, je m'attacherai seulement aux questions les plus importantes de cette œuvre, celles constituant d'ailleurs, l'objet même de la mission du voyageur; je veux parler des formations volcaniques et de leurs produits et sur ce sujet, tous les géologues des régions visitées que j'ai consultés sont d'accord pour témoigner de l'excellence des observations. Qu'il me soit permis aussi de rappeler l'appréciation élogieuse d'un maître en la matière, F. von Richthofen.

N'oublions pas que Werner était mort quelques mois seulement avant le voyage en Hongrie, le 30 juin 1817. La bataille entre vulcanistes et plutonistes n'était pas achevée; si je ne craignais de faire un jeu de mots, je dirais que la question était encore brûlante, aussi n'est-il pas étonnant de voir Beudant, vulcaniste convaincu, prendre grand soin à exposer, tout au long, des arguments propres à défendre un point de vue qui nous paraît aujourd'hui l'évidence même.

Les volcans à éruptions centrales, caractérisés par des épanchements de matière fondue, de lave, et par un cône, muni d'un cratère lançant des projections solides, étaient alors les seuls connus en activité; ces deux caractéristiques étaient donc regardées comme nécessaires à la spécification de tout volcan. Or, ce type n'est pas fréquent parmi les volcans éteints de Hongrie et il est presque localisé autour du grand lac Balaton. Beudant décrit ces volcans plus ou moins démantelés. Le premier, il détermine leur situation géologique et l'âge de certaines de leurs coulées, recouvrant les sables ligniteux tertiaires. Le premier encore, il observe et définit leurs tufs, leurs bombes, semblables à celles des volcans actuels ; enfin et surtout, il donne une description exacte de leurs laves. Il est souvent question de lui dans le grand et bel ouvrage que les géologues hongrois ont consacré à cette région, L. de Loczy déclare notre confrère observateur de premier ordre et ne cache pas sou admiration pour son œuvre. M. Istvan Vitàlis qui, en 1908, a publié une monographie de ces basaltes fait remarquer qu'après un temps égal à une vie humaine, ceux qui l'ont suivi ont donné des descriptions pétrographiques moins précises que les siennes, en dépit des méthodes d'observation rudimentaires qu'il avait entre les mains.

Au début du XIXe siècle, en effet, nos précurseurs, Fleuriau de Bellevue et Cordier, avaient pu montrer que les laves noires, telles que les basaltes, regardées jusqu'alors comme homogènes, étaient formées de cristaux d'espèces minérales différentes; ils pulvérisaient ces roches et regardaient leur poudre au microscope, ou bien (Cordier), ils la lévigeaient et en séparaient mécaniquement les constituants, à la façon des laveurs d'or avec leur bâtée. Beudant, lui, opérait d'une façon différente, il faisait sauter une esquille mince de la roche et l'examinait avec une forte loupe devant une vive lumière. Combien il était près de la méthode des lames minces, imaginée par Sorby quarante ans plus tard, et qui a ouvert la voie à la pétrographie moderne ! Par ce procédé, Beudant a vu et défini tous les constituants des basaltes hongrois; seule l'analyse chimique, faisant apparaître des variations que l'observation microscopique ne peut déceler, a permis récemment d'aller plus avant. Beudant a su aussi reconnaître l'origine enallogène de certains minéraux et voir que d'autres, tels que l'aragonite, ne sont pas pyrogènes, mais ont été formés par des circulations aqueuses dans la roche refroidie.

Mais ces volcans à cratère ne sont point la partie importante des anciens volcans de la vaste région étudiée, il en est d'autres, formant ce qu'il a appelé le Terrain trachytique; dans leur étude encore, ses observations minéralogiques sont allées jusqu'au bout de ce qu'il était possible d'obtenir avec les moyens dont il disposait, et Josef Szabo, le premier pétrographie auquel est due l'application des méthodes de la pétrographie moderne aux roches hongroises a écrit, en 1891, que, si dans le « célèbre » travail de Beudant, les observations et les descriptions géologiques ont conservé une grande valeur, les diagnoses des roches éruptives, de leurs associations minérales, sont si bonnes que, même à l'heure où la connaissance approfondie des minéraux est devenue le point de départ de la distinction des roches, il ne peut se dispenser d'exprimer son estime admirative pour leur exactitude.

Ces montagnes trachytiques forment, du nord à l'Est, une ceinture à la plaine de Hongrie ; les groupes de la Slovaquie sont la région Schemnitz, Kremnitz, Königsberg ; la montagne de Drégely et celle de Matra; sur les bords de la Theiss, les montagnes entre Eperies et Tokaj. Dans la Russie subcarpathique, il faut citer la région de Vihorlat. A l'Est et au Sud-Est, se trouvent les groupes de la Transylvanie.

Tous sont constitués par des monts arrondis et coniques, entassés les uns sur les autres; quelques-uns dominent l'ensemble et sont comme les centres autour de quoi sont groupées montagnes ou buttes moins élevées. Les croupes prolongées sont rares; des sommets escarpés à pic sont terminés par des sortes de plateaux, mais nulle part ceux-ci ne se correspondent sur un même plan, comme il arrive aux plateaux basaltiques; il est donc impossible de les considérer comme les restes d'une couche unique morcelée. En définitive, nulle part, il n'existe trace de coulées, et de même, l'on ne voit pas de cratères. Les attributs d'un volcan, tels que je viens de les rappeler, manquent donc, et cependant, Beudant ne doute pas qu'il ne soit en présence d'anciens volcans, mais de caractère nouveau.

Il remarque, en outre, qu'à ces montagnes en sont adossées d'autres, constituées par des matériaux détritiques, formant ce qu'il appelle des conglomérats; il voit nettement que beaucoup d'entre eux n'ont pas subi l'influence de l'eau, à l'inverse d'autres, de nature surtout ponceuse, s'étendant au pied des montagnes et souvent fort loin dans la plaine ; ceux-là renferment des fossiles.

Beudant imagine que ces volcans trachytiques ont été formés par un mécanisme qu'il ne comprend pas, mais qui a dû accumuler la matière fondue autour d'un orifice de sortie. Tout ceci se tient bien et la question était encore au même point, il y a moins de trente ans, en ce qui concerne non seulement la Hongrie, mais encore les dômes trachytiques de la France centrale et de tant d'autres régions.

Il a été donné à l'éruption de la Montagne Pelée d'apporter, en 1902, la claire démonstration du mode de genèse de tous ces phénomènes. Les dômes volcaniques de roches de couleur claire sont édifiés, en effet, par l'accumulation sur place d'un magma trop visqueux pour pouvoir s'épancher sous forme de coulée; sur ces dômes de lave cohérente, nul cratère, car il n'y en a jamais eu, au moins en permanence. Les brèches pyroclastiques qui les accompagnent ont été formées primitivement à sec, soit par écroulement, au pied même des dômes, d'aspect ruiniforme, soit par transport de débris rocheux par des nuées ardentes de nature diverse. Ces brèches, ont donc la même composition minéralogique que les dômes, aux dépens de quoi elles se sont formées, et c'est ce qui explique la remarque de Beudant que la composition des fragments ne varie pas dans une même brèche. C'est bien à leurs dépens que, sous l'influence des eaux atmosphériques, les matériaux transportables ont été entraînés plus loin encore pour édifier des conglomérats ou des tufs; ceux-ci peuvent être fossilifères, sans cependant que pour cela, comme le supposait Beudant, il faille imaginer que tous ces phénomènes aient été sous-marins.

Ainsi les différences que notre explorateur voyait, avec raison, entre le mode de mise en place des laves blanches et celui des laves basaltiques ne sont pas de nature fondamentale ; elles sont dues à des différences de fluidité du magma au moment de son émission.

Les laves basiques et leur mode de venue au jour ne constituent donc pas, comme on l'a cru pendant longtemps, la forme unique du volcanisme récent. Ils n'en sont qu'une modalité particulièrement fréquente. Les laves riches en silice peuvent même, à l'occasion, quand leurs conditions d'épanchement sont favorables, donner de véritables coulées assez fluides rappelant celles des basaltes; la coulée d'obsidienne de Forgia Vecchia, à Lipari, en est un exemple magnifique.

Beudant a fait une minutieuse étude minéralogique des laves de son terrain trachytique ; il y distingue quatre groupes : trachytes, porphyres trachytiques, perlites, porphyres molaires dont il détermine correctement les positions relatives. La description qu'il en donne, notamment celle de la perlite, est parfaite; on y voit que perlites, obsidiennes, ponces, roches lithoïdes, sont, pour parler le langage moderne, des modalités du même magma et il remarque même de menus détails minéralogiques intéressants, par exemple, la présence du grenat, peu habituelle en telle occurence.

Pour mettre au point ses descriptions minéralogiques, un changement d'étiquette suffit ; ses divers types de trachytes sont respectivement nos rhyolites, nos trachytes, nos dacites, nos andésites et leurs tufs.

En outre de quelques gites auro-argentifères, cette formation volcanique plus ou moins acide renferme deux catégories de gisements qui ont longuement attiré l'attention de Beudant.

Dans le comitat de Beregh, sont exploitées des roches alunifères; elles résultent de l'altération plus ou moins totale des conglomérats rhyolitiques par des émanations acides, sulfuriques; ainsi a pris naissance un sulfate basique d'aluminium et de potassium, noyé dans un squelette siliceux; par calcination, puis lavage, ce sulfate fournit de l'alun. Beudant a montré l'analogie de ces gites et de ceux de la Tolfa en Toscane et du pic de Sancy au Mont-Dore. Il les a décrits en détail et a fait voir que le minéral sulfaté, appelé par lui alunite, possède la symétrie rhomboédrique. L'étude de cristaux de barytine de faciès très différent, suivant qu'ils se trouvent dans les cavités de la roche (volnyne) ou sont enveloppés dans des argiles, puis l'étude des faciès de l'alun cristallisant dans les cuves des usines lui fournissent l'occasion de contrôler certaines de ses conceptions cristallogéniques dont il va être question dans quelques instants.

Une dernière étude intéressante à signaler est celle de l'opale. Pendant plusieurs siècles, la Hongrie, et particulièrement la région de Kaschau (Kosice) a fourni toute l'opale noble employée en joaillerie. Beudant a fait un travail très complet sur les conditions de gisement de cette gemme et de ses nombreuses variétés : opale noble, aux merveilleuses irisations; opale de feu; opale blanche laiteuse (opale résinite) ; opale jaune colorée par du fer; jaspe et enfin bois silicifié des formations pyroclastiques. Ses descriptions ont évoqué devant mes yeux un gisement en miniature de ce genre que j'ai vu moi-même dans le centre de Madagascar (Ankaratra). Là, comme en Hongrie, toutes les variétés d'opale constituent des veinules ramifiées dans une roche à faciès trachytique, profondément altérée par des circulations thermales d'origine post-volcanique. Par places, ces veines se renflent en poches remplies d'eau recouvrant de la silice gélatineuse encore molle, opale en voie de formation, se transformant progressivement en semi-opale dans la direction verticale. Quant à l'opale noble, elle se trouve en lits minces dans cette semi-opale ou bien constitue, à elle seule, des veinules ou de petites poches.

Il est curieux de voir, sons la plume du minéralogiste perspicace qu'était Beudant, exprimer des doutes sur l'importance des caractères minéralogiques pour la spécification des roches. Quelques-unes de ses remarques contredisaient, à cet égard, les opinions courantes : les cristaux de quartz, par exemple, étaient regardés comme exclusifs d'une origine volcanique, or il en avait trouvé, en plus ou moins grande quantité, dans tous les types de ses trachytes et jusque dans la perlite : le fer titane, considéré par beaucoup comme caractéristique des laves, il l'avait constaté partout, jusque dans les granités, les gneiss et les serpentines ; il conclue de ces faits que :

« les caractères minéralogïques appliqués à des échantillons isolés, sont le plus souvent insignifians, et que ce n'est que par des caractères géologiques qu'on peut souvent les distinguer ... La géologie n'est pas une science qu'on puisse à loisir étudier dans les cabinets, sur des collections ramassées au hasard, et où des ressemblances minéralogiques peuvent journellement nous tromper. C'est au milieu des montagnes qu'il faut chercher les données principales, et c'est sur des suites nombreuses de roches qu'il faut étudier les caractères généraux : on ne parvient autrement qu'à une nomenclature aussi sèche qu'inutile. »

Une semblable conception est partiellement exacte, mais encore ne faut-il pas l'exagérer, comme l'a fait Beudant; elle l'a conduit à une conclusion erronée sur une question importante.

A Schemnitz et à Krenmitz, il avait visité les vieilles mines d'argent aurifères exploitées déjà avant le XIIe siècle et qui sont parmi les plus célèbres et les mieux étudiées du monde. Elles sont, en Europe, l'équivalent des types classiques de l'Ouest de l'Amérique du Nord et se trouvent dans ce que Beudant appelle le terrain intermédiaire ; il y existe des roches schisteuses, à faciès de micaschistes, des calcaires et aussi sa syénite et son grünstein porphyrique. Dans cette dernière roche et à ses contacts sont encaissés les filons renfermant les métaux précieux à l'état de sulfures, avec galène, et minerais cuprifères. Cet ensemble est surmonté par le terrain trachytique tel qu'il vient d'être défini.

Beudant fait une étude minéralogique détaillée de ce grünstein. Il ne méconnaît pas ses analogies avec certains de ses trachytes; il le voit formé de cristaux porphyriques de feldspaths, quelquefois vitreux, comme ceux des roches volcaniques, mais plus souvent ternes; le pyroxène y est remplacé par de l'amphibole et celle-ci est tendre; la roche renferme de la pyrite et de la calcite. Or aucun de ces minéraux n'existe dans ses trachytes. Au point de vue géologique, Beudant est frappé par l'intime association de ce grünstein à des roches (micaschistes, calcaires) dont l'origine non éruptive est certaine, et ce fait lui paraît avoir un poids supérieur à celui des analogies pétrographiques remarquées entre le grünstein et les roches voisines d'origine volcanique évidente. Il ne croit pas possible de séparer génétiquement des roches aussi dissemblables et il assimile leur ensemble aux formations auxquelles « les géologues attribuent une origine neptunienne », mais cette conclusion parait n'être formulée qu'à regret, car il ajoute :

« Cette expression, origine neptunienne, ne peut être regardée, dans l'état actuel de la science, comme une idée décidément arrêtée; c'est en quelque sorte une manière de parler pour désigner des terrains, qui, par leur composition, leurs caractères généraux, diffèrent de tous ceux auxquels on peut soupçonner une origine ignée. Si l'on venait à démontrer, avec quelque probabilité, qu'ils ont été formés par le feu, ils n'en seraient pas moins éminemment distincts de tous les autres, et il existerait au moins entre eux et les terrains trachytiques, une différence aussi grande que celle qu'on trouve entre ceux-ci et les terrains volcaniques modernes ».

L'explication de cette différence ne devait être donnée qu'un demi-siècle plus tard. En 1868, Ferd. von Richthofen, étudiant les mines d'or et d'argent de Californie, a montré que des roches vertes, analogues à ces grünsteins, ne sont que des laves andésitiques et dacitiques, altérées par des eaux thermales et que leur association, si fréquente, à des filons métallifères, tient à ce que ceux-ci ont la même origine que les phénomènes d'altération. Bientôt Zirkel, Doelter, Szabo allaient faire voir qu'il en est de même pour les grünsteins de Hongrie : ce sont des roches volcaniques de la série trachytique de Beudant, c'est-à-dire dans le langage moderne, des andésites et des dacites, que l'on qualifie de propylitisées.

Quant aux roches grenues, souvent porphyriques, qui les accompagnent, diorites quartzifères plutôt que syénites, elles ne sont pas, ainsi que le pensait Beudant, d'âge ancien, comme les micaschistes voisins (Trias métamorphique), mais des formes intrusives du magma andésitique.


Ce beau travail de Géologie et de Lithologie, est isolé dans l'œuvre de Beudant; notre confrère était attiré par les recherches de caractère général et théorique plus que par les études minutieuses de détail. Bien que, pendant plusieurs années, il ait eu à sa disposition la collection de Bournon, riche en matériaux nouveaux, il n'en a tiré l'objet d'aucun travail descriptif. Il ne faudrait pas cependant en conclure qu'il ne l'a pas étudiée, car, dans son Traité de Minéralogie aussi bien que dans son ouvrage sur la Hongrie, l'on saisit bien souvent sur le vif la marque d'une érudition qui n'était pas seulement livresque. De plus, son œuvre expérimentale (Recherches sur les causes qui déterminent les variations des formes cristallines d'une même substance minérale), présentée à l'Académie en 1817, et publiée l'année suivante dans les Annales des mines, a un but essentiellement explicatif de faits minéralogiques : elle me paraît avoir été inspirée par L. de Bournon, lui aussi préoccupé de ces difficiles problèmes.

Après avoir fait remarquer qu'un même minéral peut se présenter avec des combinaisons de formes cristallines très différentes, Beudant s'est proposé de résoudre la question suivante : « Quelles sont les causes qui sollicitent une même substance minérale à affecter des formes cristallines si variées; et pourquoi dans un cas tel corps affecte-t-il une certaine forme plutôt que telle ou telle autre, parmi celles qu'il est susceptible de prendre ». Il rappelle, par des exemples judicieusement choisis, que dans un minéral, des formes cristallines différentes peuvent se rencontrer au milieu de terrains différents et des formes cristallines semblables dans des gisements ou des associations analogues, mais il reconnaît bien vite que la seule observation des minéraux naturels est impuissante à fournir la solution du problème, car elle ne permet pas de déceler la manière dont les diverses circonstances constatées ou supposées ont pu agir pour modifier les faces du minéral étudié et il ajoute :

« Ces réflexions m'ont conduit à penser que ce grand problème ne pouvait être résolu que dans nos laboratoires, où nous pouvons en quelque sorte présider à la formation des corps. Les sels divers que nous pouvons composer et décomposer à volonté, faire dissoudre et cristalliser et par conséquent placer dans toutes les circonstances imaginables, m'ont paru propres à servir de sujet à cette recherche si importante pour la minéralogie. J'ai imaginé que si, par une série d'expériences sur les sels, je venais à découvrir quelque base certaine, je pourrais ensuite, par analogie, les appliquer aux substances minérales, puis les vérifier et les discuter d'après les indications fournies par la nature. »

C'est ainsi que Beudant fut conduit à l'expérimentation. A la vérité, l'idée n'était pas neuve.

La première remarque sur ce sujet est due à Romé de l'Isle; elle a été publiée par lui en 1783. Ayant observé des cristaux de chlorure de sodium extraits de l'urine par le chimiste Redouelle, il constata qu'ils se présentaient non en trémies cubiques, habituelles au sel marin, mais sous forme d'octaèdres qu'il obtint ensuite directement, par cristallisation d'une solution du sel dans l'urine; ce résultat fut confirmé par son collègue Berniard. Vauquelin et Fourcroy devaient montrer, en 1800, que l'urée, récemment étudiée et nommée par eux, était la substance agissante et ils constatèrent, en outre, qu'elle modifie aussi la forme des cristaux de chlorure d'ammonium, mais d'une façon inverse, ceux-ci étant des cubes, quand ils se déposent d'une solution aqueuse renfermant de l'urée, alors qu'ils sont octaédriques dans l'eau pure.

Romé de l'Isle n'attacha par une importance particulière à son observation; ce fut l'inventeur du célèbre procédé de fabrication de la soude artificielle, Nicolas Leblanc, médecin du duc d'Orléans, qui en comprit tout l'intérêt. Pour arriver à des conclusions générales, il multiplia les expériences, poursuivies plus tard dans une fabrique montée près de Saint-Denis avant la Révolution. Si ces recherches, présentées, dès 1788, à l'Académie, ne lui ont pas permis de résoudre toutes les questions qu'il s'était posées, du moins lui fournirent-elles une riche moisson de faits intéressants, amorce de toutes les recherches ultérieures. Il constata d'abord :

« qu'un sel, toujours dans la même condition, fournissait des cristaux de même forme; que les cristaux pouvaient être déplacés, conduits, renversés et transvasés, sans que l'ordre de leur accroissement fût interrompu; que les vices de position, les accidents de contact, pouvaient être facilement réparés; que l'accroissement d'un cristal était illimité; que les parties d'un cristal quelque petites qu'on put les supposer, étaient chacune un cristal semblable au premier; c'est-à-dire qu'un octaèdre par exemple, brisé en mille morceaux, fournissait par un accroissement ultérieur mille octaèdres semblables au premier. »

Et Nicolas Leblanc, tout fier de ses conclusions, d'ajouter : « Je conçus alors la possibilité d'établir l'art du cristallotechnite. »

En 1802, il résuma ses Notes à l'Académie en un ouvrage, la Cristallotechnie, auquel il donna comme épigraphe « Les sciences physiques ont entre elles des rapports immédiats et les progrès de l'une influent sur l'avancement des autres », pensée qui s'applique à la Cristallogenèse, mieux qu'à tout autre ordre de recherches, tant sont nombreux et enchevêtrés les phénomènes régissant les lois de la formation des cristaux.

Dans ce livre est indiquée une méthode pour obtenir de beaux cristaux d'une solution, celle-ci devant être saturée pour que puissent se produire des embryons; la face sur quoi reposent les cristaux est souvent défectueuse, elle devient régulière s'ils sont retournés dans leur eau mère; le changement de celle-ci est favorable à l'accroissement. Bien d'autres détails encore sont donnés pour l'élevage des cristaux que Leblanc appelle des « élèves ». A lui encore sont dues des remarques sur la genèse des trémies, sur l'allongement des cristaux reposant sur une face prismatique. Il a vu la formation de facettes apparaissant sur les arêtes et les angles solides des cristaux en voie de dissolution. Il a aussi observé quelques cas de modification des formes cristallines sous l'influence de matières étrangères; un cristal octaédrique d'alun, par exemple, placé dans une solution de ce sel, renfermant un excès de base, continue à se développer en cubo-octaèdre, puis en cube. Lecoq de Boisbaudran a montré beaucoup plus tard que les faces instables, celles de l'octaèdre dans ce cas particulier, se couvrent d'un dépôt cristallin qui les fait disparaître peu à peu, alors que les faces stables ne s'accroissent pas. Enfin, il faut rappeler les simplifications de formes déterminées dans les cristaux de sulfate de fer et de sulfate de cuivre par l'addition de leur base à la solution.

Tel était l'état ou Beudant a trouvé la question. Il l'a posée très clairement et traitée avec beaucoup de méthode, considérant plus de facteurs encore que ne l'avait fait N. Leblanc.

Je ne saurais le suivre ici dans le détail de ses nombreuses expériences conduites avec grand soin, sur un même lot de substance exactement purifiée. Je voudrais seulement donner une idée d'ensemble sur ses recherches et leurs conclusions.

Plusieurs circonstances capables de faire apparaître une forme plutôt qu'une autre dans un sel donné peuvent être considérées. Tout d'abord les conditions physiques de la cristallisation. Beudant examine successivement l'influence de la température, de la pression atmosphérique, de l'état hygroscopique de l'air, de la vitesse de refroidissement, de la forme et de la nature des vases employés, du volume et de la concentration de la solution, de l'électricité, etc., et il constate que, si l'on a soin d'opérer sur des substances chimiquement pures, la forme des cristaux obtenus reste toujours à peu près la même; ces différentes causes sont presque sans action, à la grosseur des cristaux près, dans certains cas. Il a bien observé, car tous ceux qui, après lui, ont repris la question n'ont rien trouvé, sauf quelques détails sur l'influence de la vitesse de cristallisation et encore celle-ci a-t-elle une influence moindre que la présence de matières étrangères dans l'eau mère.

Par ses observations sur des minéraux naturels, Beudant avait été conduit à penser que cette dernière cause joue le rôle principal dans les modifications cristallographiques; c'est pourquoi il attachait tant d'importance à l'étude des associations minérales naturelles. Mais, là encore, il est bien difficile de tirer des conclusions définitives des seules observations; dans certains filons métallifères du Harz, par exemple, la calcite se présente d'une façon constante à l'état, rare ailleurs, de prismes hexagonaux basés et Beudant liait ce fait à l'association de sulfures métalliques, alors que, bien plus tard, Credner a émis, avec d'aussi bonnes raisons, l'opinion qu'il est une conséquence de l'existence, dans les solutions génératrices, des éléments de l'apophyllite, satellite de ce type de calcite à Andreasberg.

Mais ces matières étrangères jouent un rôle différent suivant qu'elles existent à l'état de mélange mécanique ou de mélange chimique.

Dans les mélanges mécaniques, les effets dépendent de l'état de division , de la quantité et des propriétés physiques de la substance parasite. Est-elle à l'état de suspension très fine dans la solution? les cristaux qui se déposent de celle-ci auront leurs formes normales, mais ils seront riches en inclusions disposées d'une façon zonaire, si la cristallisation s'effectue lentement. Forme-t-elle au contraire une masse incohérente douée d'une certaine mobilité, grâce à l'existence d'un liquide suprajacent? les cristaux prendront des formes plus simples et engloberont des inclusions sans distribution régulière. Enfin, quand la cristallisation s'effectue au milieu d'une masse gélatineuse, les cristaux, pourvus de grandes dimensions et n'ayant pas d'inclusions, ont les mêmes faces que s'ils s'étaient formés dans un liquide pur. Un minéralogiste averti trouve aisément des exemples naturels à citer à l'appui de chacune de ces remarques.

Les mélanges chimiques interrogés par Beudant étaient de diverses sortes : présence dans la solution de sels doubles, ou bien de mélanges isomorphes, — j'interprète, car le mémoire date de 1818 —, de gaz, etc. Ces cas sont passés en revue et aussi l'influence de la surabondance de l'un des principes (acide ou base) constituant les cristaux étudiés : il est vraisemblable que tous ces cas se confondent, car les matières étrangères considérées agissent en diminuant ou en augmentant la solubilité, ce qui peut avoir une influence indirecte sur la vitesse de cristallisation; elles passent, en outre, dans le cristal formé, soit en nature, soit à l'état de composé provenant de leur action sur sa matière. Quoiqu'il en soit de cette explication, les expérimentations de Beudant ont fourni des résultats intéressants.

Elles ont confirmé, par exemple, les remarques de Romé de l'Isle sur le sel marin et montré, en outre, que l'addition d'acide borique et de borax conduit à la production d'octaèdres. Il en a été de même pour les expériences de N. Leblanc sur l'alun, elles ont été complétées par des résultats nouveaux. Le borax fait naître des cubes; le nitrate de cuivre, les faces du cube, alors que celles du rbombododécaèdre deviennent instables; l'acide azotique donne des cubooctaèdres, enfin l'acide chlorbydrique détermine l'apparition du dodécaèdre pentagonal, mettant ainsi en évidence un fait important, l'hémiédrie de l'alun.

Il me faudrait citer encore de nombreuses rechercbes effectuées avec les sulfates : influence des sulfates isomorphes de zinc, de magnésium, de nickel sur les formes du sulfate de fer; modification des cristaux de sulfate de cuivre en présence des sulfates de fer, d'aluminium; influence de l'excès de l'un des constituants dans la solution d'un sel double, etc.

Les résultats obtenus en faisant bouillir une solution d'alun avec des carbonates insolubles : plomb, fer, etc., ont conduit aussi à de minutieuses expériences et fourni à l'auteur un point d'appui pour un essai d'explication théorique. La forme des cristaux produits dans ces conditions varie suivant les progrès, dans le temps, de la cristallisation. Il apparaît d'abord des octaèdres, parfois des cubo-octaèdres et finalement des cubes. Chacune de ces formes, dissoute isolément, fournit les mêmes formes par une nouvelle cristallisation et celles-ci apparaissent dans le même ordre (octaèdres, puis cubes) et la conséquence est identique quand on fait varier la vitesse de la cristallisation.

Ces conclusions ont paru particulièrement importantes à l'auteur, tant sous le rapport de la théorie des variations de formes d'une même substance, que sous celui de la composition même des cristaux de diverses formes.

« Ils me semblent conduire à admettre, a-t-il écrit, que les cristaux cubiques et les cristaux octaèdres sont des composés d'un ordre particulier, qui ont différens degrés de solubilité, et qui, d'après cela, sont susceptibles de se précipiter l'un après l'autre d'une même solution (comme il résulte de quelques-unes de mes expériences), de se mélanger chimiquement (et alors l'un d'eux imprime sa forme à l'autre), ou enfin de se réunir en un seul composé particulier, qui donne lieu à des cristaux qui participent à la fois du cube et de l'octaèdre. Ce dernier fait prouve en outre que ces deux composés ne constituent pas deux espèces distinctes. D'après cela je serais porté à concevoir que les cristaux naturels, où l'on reconnaît les traces de plusieurs formes particulières, pourraient quelquefois être considérés comme résultans de la réunion de diverses combinaisons des mêmes principes en proportions différentes, et dont chacune, étant isolée, donnerait la forme complète dont le cristal ne donne que des traces ».

L'explication nous paraît tout autre, elle est fournie par M. P. Gaubert faisant cristalliser du nitrate de plomb dans une solution renfermant 1/2000e de bleu de méthylène. Dans le cas de l'expérience de Beudant, la matière étrangère étant la céruse, il s'est produit une très petite quantité de sulfate de plomb, sel non pas insoluble, mais extrêmement peu soluble dans l'eau. Les premiers cristaux d'alun ont été des octaèdres, parce qu'ils ont cristallisé dans de l'eau presque pure. C'est seulement quand la solution est concentrée par évaporation qu'elle s'enrichit peu à peu en sulfate de plomb et que celui-ci peut agir en modifiant, ou en transformant complètement, cette forme initiale pour donner le cube.

On ne saurait parler de Cristallogenèse sans rappeler l'étude de Pasteur « sur les modes d'accroissement des cristaux et sur les causes des variations de leurs formes secondaires »,dans quoi, d'ailleurs, se rencontrent des points de contact avec les expériences de Nicolas Leblanc et de Beudant.

Pasteur a opéré sur le bimalate d'ammonium, corps orthorhombique et hémièdre. Des cristaux de ce sel, mutilés par lui de multiples façons, ont été replacés dans leur eau mère; comme dans les cubes imparfaits de chlorure de sodium de certaines des expériences de Leblanc, ces cristaux maltraités reprennent leur forme initiale, l'accroissement se produisant plus rapide sur leurs blessures que sur les surfaces intactes. L'apport de matière nouvelle se fait par des facettes instables disparaissant plus tard; notre confrère, M. Maurain, et M. P. Gaubert, ont précisé ce mécanisme, en montrant qu'un grand nombre de petits cristaux orientés à axes parallèles naissent alors sur les cicatrices pour s'effacer ensuite par la production de larges faces uniformément planes.

Dans l'eau pure, les cristaux de bimalate d'ammonium ne présentent aucune facette hémièdre, mais il en apparait, si, par un chauffage approprié, est déterminé un commencement d'altération du sel. On reconnaît là un résultat analogue à celui obtenu par Beudant, en faisant naître les faces du dodécaèdre pentagonal sur l'alun cristallisant en solution très chlorhydrique. Pasteur a vu, en outre, que, dans ce cas, les cristaux présentent un allongement anormal suivant l'axe vertical. Il pensait que la cause de tous ces phénomènes était d'ordre physique, plutôt que chimique, le rôle des matières d'altération dissoutes, ou en suspension, étant de modifier les rapports d'accroissement des cristaux suivant leurs trois dimensions; le désir de vérifier cette opinion l'a conduit à d'ingénieuses expériences.

Depuis quelques années, M. P. Gaubert a repris cette question : elle l'a conduit à une explication chimique, le passage de la matière étrangère dans le cristal lui-même. Dans toutes les expériences antérieures aux siennes, la matière étrangère employée était incolore ou à peu près; par suite, il était impossible de déceler directement son mode d'association avec les cristaux modifiés, d'autant plus que la quantité d'impureté suffisante pour déterminer une action efficace est d'ordinaire extrêmement faible, de telle sorte qu'un contrôle chimique n'est pas toujours aisé, si même possible.

La technique inaugurée consiste à prendre, comme matière étrangère, des couleurs d'aniline, ou quelque autre substance, telle que la murexide ou l'extrait de bois de campêche, dont le pouvoir colorant est considérable. M. Gaubert a pu ainsi, non seulement faire apparaître de frappantes modifications de faciès dans maints cristaux, mais encore démontrer, d'après la façon dont ceux-ci se colorent, — lorsque la coloration est possible, ce qui n'est pas toujours le cas, — que la matière colorante peut jouer deux rôles différents. Elle syncristallise avec son hôte, en lui donnant des teintes de polychroïsme comparables à celles de ses propres cristaux, ou bien, la coloration prise par le cristal est identique à celle de la solution et il faut en conclure que le colorant y existe, non sous une forme cristalline, mais à l'état de solution solide.

Il semble bien, d'après ces expériences et beaucoup d'autres, que, comme le pensait Beudant, l'influence des matières étrangères soit la cause la plus fréquente des variations de forme prise dans la nature par une même espèce. Elle permet d'expliquer l'association de cristaux d'un même minéral ayant des formes différentes, mais alors, ils ne sont pas contemporains et présentent généralement de petites différences de coloration dues à de minuscules variations chimiques, la composition des solutions successives, qui les ont déposés les uns après les autres, ayant subi de légères modifications, avec le temps.

De tous les minéraux permettant d'étudier ces phénomènes, la calcite est le plus remarquable, en raison de la multiplicité de ses formes possibles et réalisées. Ses innombrables gisements sont individuellement caractérisés par la prédominance de certains prismes, rhomboèdres ou scalénoèdres.

Un jour, M. G. Cesàro a découvert dans le calcaire carbonifère de Rhisnes, en Belgique, des géodes dont tous les cristaux étaient constitués par un type de forme inconnu jusqu'alors, à l'état isolé, un certain isoscéloèdre, retrouvé depuis lors dans deux autres gisements seulement. La production de tels cristaux, qui vient troubler l'hypothèse de la hiérarchie des formes cristallines basée sur leur degré de densité réticulaire, peut plus facilement s'expliquer par l'influence d'une matière étrangère spéciale dont il serait intéressant de déterminer la nature.


Le Traité de Minéralogie, publié par Beudant en 1824, traduit en allemand en 1826, réédité en 1830, a fait époque dans le développement de cette science. La plupart des ouvrages de ce genre existant alors avaient encore une base empirique, à l'exception de celui d'Haüy, élevé à la gloire de la Cristallographie qui y étouffe presque les autres points de vue. Dans tous ces traités, les notions sur la composition chimique des minéraux étaient limitées aux données numériques brutes d'un petit nombre d'analyses imparfaites.

Le moment était venu de faire bénéficier la Minéralogie des récentes conquêtes de la Chimie : loi des proportions définies, poids atomiques de Berzélius, isomorphisme de Mitscherlich. Ce fut le mérite de Beudant d'avoir réalisé ce progrès.

Il expose la Cristallographie, et aussi la Cristallogenèse, en leur donnant l'importance qu'elles méritent. Pour la première fois, une place notable est attribuée aux propriétés optiques, ne jouant cependant encore qu'un rôle qualitatif. Il ne néglige pas les autres propriétés physiques : c'est ainsi qu'il discute, à l'aide de nombreuses mesures précises, l'importance de la connaissance du poids spécifique réel qu'il ne faut pas confondre avec celui qui n'est qu'apparent dans beaucoup des variétés structurales des minéraux.

L'étude de la composition chimique retient spécialement son attention. De longs développements sont réservés aux méthodes de calcul de la formule des minéraux, à partir des données de l'analyse et inversement, ainsi qu'au calcul des mélanges de plusieurs espèces, sujets nouveaux alors, auxquels il avait consacré un important travail, inséré dans les Mémoires des savants étrangers.

Il discute en détail la question de l'espèce, du genre, de la famille en Minéralogie, montrant que toutes les propriétés, physiques et chimiques doivent servir à leur établissement, mais que, seule, la Chimie peut leur fournir un fondement sûr.

Il expose ensuite une classification nouvelle basée, non plus sur la considération des éléments électropositifs, mais sur les éléments électronégatifs. Il est naturel que le premier point de vue ait été celui qui est venu tout d'abord à l'esprit, puisque la Minéralogie est née du besoin d'utiliser les minerais et qu'une classification, établie sur ce principe, groupe ensemble tous les minéraux d'un même métal. Mais entre les divers composés du plomb, du fer, par exemple, il n'existe pas d'analogies de propriétés physiques, alors qu'au contraire, les sels d'un même acide, combinés avec les divers métaux, présentent de grandes parentés de propriétés; on y trouve de remarquables séries isomorphes dont les carbonates rhomboédriques du groupe calcite-sidérite sont l'exemple le plus remarquable; aussi ce point de vue, adopté par Beudant, est-il celui de la science moderne. En cette même année 1824, Berzélius, abandonnant ses idées de 1812, l'avait proposé également, mais d'une façon indépendante.

Les classifications de ces deux savants ne sont cependant pas identiques et ils n'ont pas manqué, l'un et l'autre, de le faire remarquer et non sans vivacité. Beudant n'a pas été jusqu'au bout de son système. Il en a exclu le plus électronégatif de tous les éléments, le plus abondant dans la nature; il n'a pas établi, comme Berzélius, une famille de l'oxygène, englobant tous les minéraux oxygénés, y compris les hydrates; il a préféré réunir dans une même famille le corps simple, ses composés non oxygénés, ses oxydes, ses hydroxydes, puis tous ses autres composés oxydés.

Pour grouper entre elles les familles ainsi constituées, il a utilisé la classification d'Ampère, basée sur certains caractères chimiques, de telle sorte que, par une transition successive d'une propriété à l'autre, les corps simples constituent une série dont les extrémités se joignent comme dans un anneau. Ce choix de l'anneau d'Ampère n'a pas été heureux. Néanmoins si les classifications actuellement adoptées se rapprochent plus de celle de Berzélius que de celle de Beudant, il n'en reste pas moins que notre confrère a contribué pour une large part à introduire dans la science minéralogique un principe fécond et véritablement philosophique.

La question de nomenclature a aussi préoccupé Beudant. Il a défendu, avec de bons arguments, l'emploi exclusif en Minéralogie des dénominations univoques, tirées de quelque propriété importante, ou bien du nom d'un savant, d'une localité, au lieu des appellations, souvent bien singulières, des anciens minéralogistes ou de celles, plus récentes, empruntées uniquement à la composition chimique. Il a été ainsi conduit à créer de nombreux noms d'espèces, bien qu'il n'en ait décrit qu'une seule (alunite). Il aimait ceux tirés du grec, de forme esthétique, sonores, d'intonation et de terminaison variées, tandis que la mode a prévalu depuis J. Dana, des noms à terminaison uniforme, aussi ses innovations n'ont-elles pas toutes survécu.

La partie théorique de son livre comprend encore un exposé synthétique des multiples manières d'être des minéraux dans la nature, comme éléments de roches, de gites métallifères, etc. Ces notions de gisement sont complétées d'une façon analytique dans la description particulière de chaque minéral.

Bien que la deuxième édition du Traité de Minéralogie soit aujourd'hui exactement centenaire, elle a conservé plus qu'un intérêt historique.


Dans le rôle pédagogique de Beudant, une place importante doit être faite à ses ouvrages didactiques qui, tous, ont eu une longue fortune.

En 1815, c'est un Traité de Physique dont la sixième édition parut en 1838; il a joué dans l'Enseignement secondaire le rôle de celui d'Haüy dans l'enseignement des Facultés. Nous noterons, en passant, que les deux traités de Physique les plus employés en France dans le premier quart du siècle dernier, ont été l'œuvre de minéralogistes. Plus remarquable encore fut le succès du Cours élémentaire de Minéralogie et de Géologie publié en 1841 et dont la dix-septième édition date de 1886. Cet excellent manuel a servi encore aux hommes de ma génération ; plus que ses travaux de recherche, il a contribué à rendre populaire le nom de son auteur. Cet ouvrage faisait partie d'une brillante trilogie, dans quoi la Botanique était due à Adrien de Jussieu et la Zoologie à Henri Milne Edwards.

Qu'un professeur de Minéralogie à la Sorbonne ait écrit des ouvrages de ce genre, et qu'il les ait fait de bonne qualité, il n'y a là rien que de naturel, mais qu'il soit l'auteur d'une grammaire française et d'une grammaire latine, c'est là un fait imprévu. Or il a été réalisé par Beudant et cela mérite l'attention.

On peut citer, il est vrai, au moins un autre exemple montrant que la Grammaire peut, à l'occasion, faire bon ménage avec les sciences naturelles. Lhomond, le prototype du grammairien, était féru de la Botanique. Afin de plaire à ce maître vénéré, l'un de ses élèves, comme lui régent au Collège du Cardinal Lemoine, Haüy, lui fit la surprise d'apprendre cette science aimable, je veux dire la Botanique. Et c'est grâce à cette circonstance que l'illustre fondateur de la Cristallographie dut de figurer à l'Académie royale des Sciences en qualité d'adjoint botaniste, jusqu'au jour où se produisit une vacance parmi les minéralogistes.

Mais revenons à Beudant et à ses grammaires. Pourquoi les a-t-il écrites et quelles étaient à cet égard ses idées directrices? Ses préfaces vont nous le dire. Il avait six enfants et dirigeait lui-même leur instruction. Il avait été ainsi conduit à beaucoup réfléchir sur les méthodes d'enseignement alors en faveur et le résultat de cet examen avait profondément choqué ses principes d'homme de science, épris de clarté et de logique. Ayant construit pour son usage personnel un système cohérent, après l'avoir expérimenté avec succès sur les siens, il avait voulu en faire profiter la jeunesse studieuse.

L'étude des manuels scolaires officiels lui font penser que l'enseignement traditionnel rebute les écoliers en ne leur donnant qu'un bien maigre profit pour beaucoup de peine. Contrairement à ce que pourraient laisser supposer ces manuels, les enfants sont capables de raisonner; il est possible de leur faire comprendre ce qu'on leur enseigne, à condition de le mettre à leur portée. Or, « l'enseignement des langues s'est réduit, écrit-il, à l'exposition d'un certain nombre de prétendues règles, embarrassées d'exceptions de toute espèce, dont le motif et la démonstration restent toujours dans le vague, et qui, dès lors, sont inintelligibles ». Seule, la mémoire est reine !

Il juge que la Grammaire d'une langue quelconque doit être fondée sur les « principes qui constituent les éléments du langage, considéré d'une manière générale », sur « la philosophie générale du langage, qui est la même chez tous les peuples, par la raison toute simple qu'elle tient à la nature même de l'homme ». Il ne faut pas enseigner « des règles particulières à tel ou tel cas », mais montrer « le fond même des choses », faire voir d'abord ce que sont les mots « et comment ils se réunissent pour exprimer les pensées; faire comprendre ce que c'est que sujet, verbe, attribut, proposition ; montrer quand et comment les propositions diverses se réunissent... Passant à l'étude spéciale des différents mots, on ne doit plus hésiter à aborder les raisonnements nécessaires pour établir nettement les définitions de chacun d'eux, pour montrer leur nécessité, leurs variétés et faire voir le plus ou moins d'opportunité des modifications diverses qu'on leur fait subir. »

En définitive, l'étude de toute langue doit être considérée comme une affaire scientifique, être basée sur l'analyse du langage, sur la Grammaire générale.

Et Beudant ajoute : « On ne peut montrer ces lois générales à un enfant que dans les expressions qu'il comprend nettement et dont on peut facilement lui expliquer le sens; par conséquent, dans la langue dont il a l'habitude. » L'étude des langues devra donc commencer par la langue maternelle de l'enfant, celle qui lui est en quelque sorte instinctivement familière. Ce sera « le point de départ », « le terme constant de comparaison pour toutes les langues qu'il aura besoin d'apprendre. »

C'est donc après le français seulement que nos enfants devront apprendre les autres langues.

Conformément à ces principes, Beudant a joint à sa grammaire française une grammaire latine, entièrement calquée sur la première dans toutes ses parties. Cette grammaire latine, contrairement à l'usage d'alors, il l'a conçue non pour servir à la confection du thème, mais en vue de faire commencer l'étude du latin par la version, considérée par lui comme l'exercice essentiel pour apprendre toutes les langues autres que la langue maternelle, idée fort juste si, comme cela est souhaitable, l'enseignement a pour but primordial la formation de l'intelligence et le développement des facultés de réflexion.

L'originalité de Beudant en ces matières semble résider, non pas dans la découverte de points de vue nouveaux, mais dans la coordination de diverses tendances plus ou moins nettement formulées depuis le XVIIIème siècle par de nombreux pédagogues, et restées sans lien entre elles : réaction contre l'emploi abusif de la mémoire dans l'éducation ; utilité de la Grammaire générale, pour laquelle la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal avait montré la voie suivie par d'autres; opportunité de faire débuter l'étude des langues par celle du français; enfin, urgence de la réforme de l'enseignement public, qui, vers 1833, sous le ministère de Guizot, flottait dans l'air et qui, depuis lors, c'est-à-dire depuis un siècle, ..., y flotte encore.

Cette coordination nécessaire, l'application des principes généraux du langage à l'étude de la langue française, à celle du latin ; la rédaction de manuels de ces deux langues établis sur le même plan et en intime corrélation l'un avec l'autre, constituant ainsi un enseignement de la Grammaire par la comparaison de diverses langues; le souci de donner pour but de l'étude du latin la lecture des textes, et non plus la rédaction en latin, sont autant de points sur quoi Beudant fait figure de précurseur.

Dès leur apparition, ses grammaires furent inscrites parmi les livres dont l'usage était autorisé dans les établissements publics d'enseignement, mais c'est bien plus tard seulement que l'évolution des idées pédagogiques générales devait faire triompher sa thèse.

Il serait intéressant d'analyser pas à pas les détails de ces grammaires. On trouverait ainsi, sans aucun doute, plus d'une particularité digne d'être signalée et aussi des critiques à formuler, mais pour une telle matière, je n'ai de Beudant ni, la compétence ni l'appétence, et j'aurai la discrétion, autant que la sagesse, de ne pas m'aventurer plus loin sur ce terrain dangereux.

Cependant je ferai remarquer que la finesse et la netteté des définitions, la limpidité de l'explication des termes employés, la multiplication des catégories et des subdivisions établies dans les procédés de langage, le besoin d'harmonie, d'équilibre, de symétrie, si manifeste dans ses classifications et dans sa nomenclature grammaticales, ne sont pas sans rappeler les qualités développées par lui dans ses travaux minéralogiques.

Et tout ceci me porte à penser que pour maintes disciplines littéraires, comme aussi pour le maniement de beaucoup d'organismes intellectuels ou administratifs touchant aux choses de l'esprit — et peut-être même à d'autres — il n'est pas indifférent que, de temps en temps, quelque intrus intelligent fasse une incursion dans les plates-bandes des spécialistes. Il n'en écrase pas toujours les fleurs délicates, il lui arrive même parfois de faire d'originale et utile besogne. De cela, Beudant me paraît pouvoir être cité comme exemple.

En résumé, de même que certains de ses contemporains, étrangers à l'excessive et précoce spécialisation sévissant déplus en plus de nos jours, Beudant peut être défini comme un homme doué d'une vive intelligence, fortement cultivé dans les directions les plus diverses et possédé par une exceptionnelle curiosité d'esprit.

Professeur distingué de thématiques spéciales et de Physique, il a inauguré ses recherches originales par des travaux biologiques qui n'avaient pas été entrepris avant lui. Ses in-quarto sur la Hongrie dénotent un voyageur sachant saisir avec finesse et juger avec bon sens tout ce qui passe sous ses yeux, un perspicace observateur de la nature ayant devancé son temps dans la description géologique d'un intéressant pays; ses observations lithologiques et minéralogiques peuvent être encore lues après plus d'un siècle, malgré l'avènement de méthodes qui ont révolutionné l'étude des roches; ses expérimentations sur la Cristallogenèse, bien conçues et habilement conduites, étaient précises et ingénieuses; des questions touchées par lui sont restées à peu près dans l'état où il les avait laissées. Législateur judicieux de la Minéralogie, il a contribué à mettre la Chimie à sa place dans cette science, tout en y faisant la part large à la Physique, à côté de la Cristallographie; il partage avec Berzélius l'honneur d'avoir, la même année, et d'une façon indépendante, édifié une classification des minéraux sur un principe qui a subsisté.

Enfin nous venons de voir que son activité intellectuelle l'a conduit jusqu'à la grammaire.

Seulement, cette universalité de connaissances et de curiosité, jointe à ses succès de professeur, a entraîné une contre-partie fâcheuse. En lui permettant de réussir dans tant d'entreprises diverses, elle ne lui a pas laissé le loisir, le moyen ou la volonté de persévérer et de donner tout ce qu'on était en droit d'attendre de lui dans chacune d'entre elles. Le pédagogue et le dilettante ont fait tort au chercheur.

Il a joui d'une grande estime parmi ses contemporains. A l'Académie, la confiance de ses confrères l'a fait siéger à la Commision administrative et, à la mort de Cuvier, plusieurs voix se portèrent sur son nom dans l'élection qui a élevé Dulong aux fonctions de secrétaire perpétuel.

Quatorze ans après sa mort, en 1864, alors que l'annexion à Paris des communes suburbaines conduisait à changer l'appellation de beaucoup de rues, le nom de Beudant a été donné à l'une d'elles. Ce n'était sans doute ni ses opinions royalistes bien connues ni ses convictions religieuses hautement affichées qui lui valaient cet honneur posthume de la ville de Paris et du gouvernement impérial; je n'ose même pas supposer qu'il le dut à ses idées sur les causes des variations de la forme des cristaux ou sur la structure des montagnes volcaniques; il faut certainement en chercher la raison ailleurs, dans la valeur morale et la distinction de l'homme et du professeur dont le souvenir et la réputation avaient débordé en dehors de l'Académie et de l'Université.


La suite de la notice de Alfred LACROIX concerne Alfred-Louis-Olivier LEGRAND des CLOIZEAUX