SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE X
CONCENTRATION RÉPUBLICAINE. - L'EXPULSION DES PRINCES.

M. Grévy essaya de faire revenir M. Brisson sur sa détermination. Il n'y put réussir. Il m'offrit alors la succession. Je refusai, alléguant que le ministère des Affaires étrangères m'absorbait entièrement et que j'avais besoin de ma liberté d'esprit pour résoudre les nombreuses questions qui restaient encore en suspens. J'étais, en effet, chargé des protectorats, de sorte qu'indépendamment de la politique extérieure, fort délicate en ce moment, j'avais à organiser la Tunisie, le Tonkin et à établir notre domination sur les Hovas. M. Grévy ne voulut pas s'en tenir à mon refus. Il me pria de réfléchir, de consulter quelques amis et de le revoir dans un jour ou deux.

Mon examen de la situation intérieure me confirma dans mon sentiment. J'en développai les motifs au président de la République : « La présence d'une opposition monarchique de deux cents membres, à côté d'une extrême gauche puissante dont on ne peut réaliser le programme et dont on doit, par conséquent, prévoir l'hostilité, nécessite, lui dis-je, l'étroite union des radicaux nuance Floquet et des modérés nuance Ferry. On aura grand'peine à grouper ainsi trois cents membres et, si l'on ne pouvait compter sur l'abnégation de l'extrême gauche dans les moments critiques, on n'arriverait même pas à gouverner. Or cette étroite union, je ne me crois pas en état de la réaliser. Chez les anciens amis de Gambetta, devenus les amis de Ferry, je rencontre encore des adversaires. J'aurai donc des défections, qui détruiront cette majorité précaire. • M. Grévy m'assura que je m'exagérais les difficultés et que la majorité se formerait d'elle-même, sous l'empire de la nécessité. Ne réussissant pas à m'ébranler : « Mais enfin, dit-il, il faut former un cabinet. Quel président du conseil m'indiquez-vous ? » Sans hésiter, je nommai M. Floquet : « Il a fort bien réussi, insistai-je, comme président de la Chambre; il n'a pas soulevé les mêmes griefs que moi; il inspire confiance à l'extrême gauche, près de laquelle il a siégé. Nul n'est plus apte à opérer la concentration républicaine. » Je me heurtai à ce qui me parut être un parti pris. Tout en professant beaucoup d'estime et même du goût pour la personne de M. Floquet, le Président objecta que son programme était trop avancé, que le pays en concevrait de l'inquiétude : « Et puis, remarqua-t-il, il y a la Russie, jamais le baron de Mohrenheim n'ira chez lui. » En vain, je lui représentai que cette absurde légende

(C'était toujours le fameux: « Vive la Pologne, Monsieur! » qui n'a pas été prononcé par M. Floquet. Il avait seulement participé, assez loin du Tsar, à un cri collectif de : « Vive la Pologne! ») s'affaiblissait, que j'amènerais un rapprochement entre M. Floquet et l'ambassadeur, je ne l'ébranlai pas. Il me pria même de cesser des instances « qui ne pouvaient changer une opinion mûrement réfléchie ». Le lendemain, nouveau colloque et nouvel appel à « mon dévouement ». Mes relations avec M. Grévy ne me permettaient pas de me renfermer dans un refus officiel et raide. A cette occasion, je me suis demandé s'il était bon pour un homme politique de se trouver dans l'intimité du chef de l'État. A certaines heures, il n'a plus son libre arbitre; il cède au sentiment, alors que la raison seule devrait le guider. Tel fut mon cas. J'aurais dû pouvoir décliner l'offre de M. Grévy.

La presse toutefois parut ratifier son choix. Même le moniteur de l'extrême gauche, la Justice, se montrait favorable à ma future combinaison. Sans le discours que j'avais prononcé sur le Tonkin, la majorité, disait M. Camille Pelletan, aurait certainement changé de côté : « Dans ces conditions, que penserait-on d'un homme politique qui, après avoir formé la dernière majorité du parlement, laisserait la démocratie se débattre, dans la situation où il l'aurait placée? » Il ajoutait cette parole encourageante : « Tout ce qu'un homme politique peut souhaiter, pour prétendre à l'honneur de gouverner un pays, M. de Freycinet le trouve soit dans les dispositions des diverses fractions du parlement, soit dans la situation générale du pays. » Sans me faire de grandes illusions, je me mis en devoir de répondre à la confiance du président de la République.

Mon idée directrice était toujours d'associer les deux grandes nuances, radicale et modérée, dans la constitution du cabinet. Une sorte de syndicat ministériel pouvait seul aspirer à quelque durée, parce que seul il exercerait une action efficace sur les fractions de la majorité. Depuis, on a blâmé cette conception, qui rencontrait alors une approbation unanime et qui n'a pas été sans donner de bons fruits. M. Waldeck-Rousseau, dans un discours prononcé à Roanne, lors de sa candidature au Sénat, en 1894, s'est montré particulièrement sévère; il ne prévoyait pas que lui-même, cinq ans plus tard, admettrait dans son cabinet un représentant des idées socialistes. Assurément la « concentration » ou le défaut d'homogénéité du personnel dirigeant est une cause de faiblesse et par suite un mal. Personne ne le nie. Mais il y a un mal pire : celui de n'avoir pas de gouvernement stable. La question est donc de savoir si l'on pouvait, en 1886, se dispenser de recourir à cet expédient. La réponse alors était dans toutes les bouches : « La concentration s'impose. »


Waldeck-Rousseau en 1899
Fonds Freycinet, bibliothèque de l'Ecole polytechnique

Je commençai par m'assurer la collaboration de M. Goblet, dont le crédit auprès des radicaux était considérable. Par égard pour l'Union républicaine, je ne lui offris pas le ministère de l'Intérieur. Il consentit à conserver celui de l'Instruction publique, qu'il occupait sous M. Brisson, et dans lequel il allait se signaler en complétant les lois sur l'enseignement. Dans le but d'élargir la majorité, je poussai mes démarches jusqu'aux confins de l'extrême gauche : je m'adressai au premier élu de Paris, à l'orateur que j'avais si souvent remarqué pendant mes précédents ministères. J'eus beaucoup de peine à vaincre les répugnances de M. Edouard Lockroy pour le pouvoir et je dus chercher des appuis dans son entourage. Il comprit enfin que l'heure était venue pour lui de servir son pays sur un autre théâtre que celui de l'opposition et il m'accorda résolument son concours.

Un de mes choix, destiné à fixer singulièrement l'attention les années suivantes, fut celui du ministre de la Guerre. J'avais sollicité successivement le général Saussier, qui ne crut pas pouvoir abandonner ses fonctions de généralissime en temps de guerre, et le général Campenon, qui m'objecta son grand besoin de repos. Ce dernier, au cours de la conversation, prononça le nom du général Boulanger : « Mais il nous a créé des difficultés en Tunisie, dis-je; il ne pouvait pas, vous vous le rappelez, s'entendre avec les autorités civiles. » — « C'est vrai, répartit le général Campenon; il n'avait pas tout à fait tort. Au fond, c'est un discipliné et, si vous avez la main ferme, il vous rendra de réels services. Il a l'avantage de connaître l'administration de la Guerre, ayant été longtemps directeur de l'Infanterie... Vous pourriez le voir et lui poser vos conditions. » Ses antécédents turbulents en Tunisie piquaient ma curiosité. Je le mandai au quai d'Orsay. Je débutai sur un ton assez sévère : « Vous nous avez causé beaucoup d'ennuis, général. Quel était donc votre mobile ? » Il s'excusa en bons termes; il reconnut qu'il avait été un peu vif. « C'était indispensable, assura-t-il, pour soutenir le moral de la troupe. » Il promit que dans une autre circonstance, il réclamerait les instructions du ministre. Je le questionnai sur diverses réformes, qui étaient à l'ordre du jour: réduction de la durée du service actif, règles de l'avancement, armée coloniale. Ses réponses furent celles d'un homme qui a vu et réfléchi : « Au besoin, demandai-je, vous chargeriez vous de réaliser ces réformes ? » Il ne comprit pas tout d'abord. « Si l'on vous offrait le ministère de la Guerre pour exécuter ce programme, accepteriez-vous? » Après quelque hésitation, il répondit affirmativement. « Eh bien! repris-je, je vous adresse l'offre ferme, à une condition cependant, et je vous prie de bien réfléchir avant de me répondre : vous engageriez-vous, le cas échéant, à vous renfermer rigoureusement dans vos attributions militaires? Sur toutes les questions touchant à la politique, me promettriez-vous de ne jamais rien faire sans me consulter?» Il me le promit et je dois dire qu'il a tenu assez bien sa parole. Dans deux ou trois cas seulement j'eus à le rappeler à l'observation de notre pacte. Il venait me voir fréquemment et me consultait sur les principales affaires de son ressort. Il m'a lu en son entier, avant de le présenter au conseil des ministres, le projet de loi sur le service de trois ans, ainsi que le projet sur les cadres, qui renfermait de judicieuses innovations.

J'ai gardé l'impression que, si notre collaboration n'avait pas été prématurément interrompue par la crise ministérielle de décembre 1886, sa vie aurait pris un autre tour et n'aurait pas eu la fin lamentable que l'on sait. Au fond, comme l'avait dit le général Campenon, c'était plutôt un discipliné, il serait volontiers resté dans la norme. Mais la vanité, un besoin de paraître, le désir des hommages pouvaient l'entraîner fort loin, si une voix autorisée et bienveillante ne le rappelait pas au devoir. Instrument des partis, qu'il s'imaginait conduire, il s'est laissé pousser dans une voie obscure dont il ignorait l'issue. Il a paru suivre un plan alors qu'il errait à l'aventure. Plus d'une fois, je crois, il a regretté les extrémités auxquelles il se voyait entraîné. J'en ai recueilli l'aveu de sa bouche dans deux circonstances où il était encore temps pour lui de revenir sur ses pas. Quelques mots d'une mélancolie sincère me montrèrent qu'il glissait sur la pente où le respect humain peut-être l'empêchait de se retenir. Son rôle le dépassait. Des succès trop faciles lui ont donné l'illusion que la fortune le suivrait toujours. Il ne s'est jamais demandé d'où lui venait une popularité que ni le génie, ni le calcul, ni même l'audace ne justifiait. Le hasard a voulu qu'il se soit rencontré là, à point nommé, tandis que les conservateurs se flattaient de livrer un assaut décisif à la République. Ils cherchaient un homme derrière lequel ils pussent abriter leurs préparatifs. Il n'a pas compris que, le moment passé, il serait rejeté et tomberait dans l'oubli. Il supposait aussi que les divisions entre républicains dureraient et favoriseraient son ascension. Il a rapporté à sa valeur personnelle le prestige éphémère que lui ont valu certaines attaques de M. de Bismarck. Entendant dire au dehors qu'il poursuivrait la revanche, il a cru de bonne foi qu'il l'incarnait et peut-être même qu'il serait capable de l'obtenir. Il a marché pendant deux ans dans un rêve étoile, sans se précautionner contre la chute possible. La mauvaise fortune l'a surpris, comme l'avait surpris la bonne. Il n'a fait preuve, dans aucune de ces conjonctures, de la résolution et du sang-froid qu'on devait attendre d'un homme qui était parvenu si haut et qui, dans sa carrière de soldat, avait montré beaucoup de bravoure. Dépourvu de dessein, de but, de ligne de conduite, il a vécu des sympathies que lui attiraient sa nature facile, ses manières abandonnées et une confiance dans le succès, naïve et contagieuse.

Le 7 janvier 1886, dans la soirée, M. Grévy signa les nominations suivantes : Présidence du conseil et Affaires étrangères, M. de Freycinet; Justice, M. Demôle; Intérieur, M. Sarrien; Finances, M. Sadi Carnot; Guerre, général Boulanger; Marine, amiral Aube; Instruction publique et Cultes, M. Goblet; Travaux publics, M. Baïhaut (remplacé depuis par M. Edouard Millaud) ; Commerce et Industrie, M. Lockroy ; Agriculture, M. Jules Develle ; Postes et Télégraphes, M. Granet. C'était bien le cabinet de concentration que j'avais en vue. MM. Granet et Lockroy appartenaient à l'extrême gauche ou lui étaient sympathiques; MM. Demôle, Carnot, Baïhaut, Develle représentaient l'Union républicaine et les modérés; MM. Goblet et Sarrien, notables de la gauche radicale, formaient le centre de la combinaison. Je me réservais, en maintenant un juste équilibre, de rapprocher mes collègues et de les associer dans une action commune. Le problème de l'avenir était de savoir si les fractions correspondantes de la Chambre consentiraient à des concessions mutuelles en vue de la stabilité gouvernementale. Elles s'y sont pliées pendant un an. Puis le divorce s'est opéré accidentellement, sans qu'on puisse reprocher au cabinet d'avoir dévié de son programme et sans que ses membres aient à aucun moment manqué au pacte d'union qu'ils avaient conclu entre eux.

Dès la rentrée des Chambres, M. Grévy leur adressa, le 14 janvier, un message dans lequel je reconnus aisément la pensée que m'avait exprimée le général Pittié comme étant la moralité de sa réélection : « La France a vu, en un demi-siècle, deux fois la monarchie et deux fois l'empire s'écrouler dans des révolutions : et quand on vient lui offrir une nouvelle restauration, elle sait ce qu'on lui propose : c'est encore une révolution, la plus redoutable de toutes, pour aboutir à un de ces gouvernements éphémères, qu'elle a déjà subis et renversés. » Par cette évocation des dangers courus, le Président avait voulu convier les républicains à s'unir plus fortement pour en prévenir le retour. Le lendemain je donnai lecture de la déclaration ministérielle, qui nécessairement abordait d'autres sujets.

Les incidents de la lutte électorale, les polémiques passionnées auxquelles avait donné lieu la question coloniale nous créaient l'obligation de surseoir à toute nouvelle entreprise. En même temps, nous affirmions la volonté de garder jalousement, pour les mettre en valeur, les possessions heureusement acquises et dont l'abandon nuirait au bon renom de la France aussi bien qu'à ses véritables intérêts. Passant à un autre ordre d'idées, nous relevions la fâcheuse immixtion de certains fonctionnaires et surtout du clergé dans la récente lutte électorale : « Chacun, a compris, disions-nous, qu'une telle situation ne saurait se perpétuer et que le grave problème de la séparation des Eglises et de l'Etat ne tarderait pas à s'imposer irrésistiblement. » Là réside, en effet, une des raisons du mouvement qui devait, vingt ans plus tard, aboutir au régime actuel. On ne s'explique pas qu'ainsi averti, le clergé ne se soit pas appliqué, par son abstention politique et la correction de son attitude, à prévenir un dénouement qu'il redoutait et dont le pays s'accommoderait plus aisément qu'il ne pensait. Nous terminions par un large appel à la conciliation républicaine, ne connaissant d'autre frontière à gauche que celle qui est tracée par les révolutionnaires : « Pour la première fois, remarquait M. Camille Pelletan, nous avons devant nous un ministère qui ne prononce pas l'excommunication majeure contre telle ou telle revendication du parti républicain. »

Nous débutions sous d'heureux auspices. Mais, en politique, les rêves d'avenir sont rarement réalisés. Il est peu de desseins qui n'aient été traversés par des événements que la sagesse humaine n'avait pas prévus. Au moment où nous préparions la solution méthodique des questions posées devant l'opinion, certains républicains modérés crurent bon de donner aux esprits une orientation différente. M. Duché et plusieurs de ses collègues de l'Union républicaine présentèrent une motion tendant à l'expulsion des membres des familles ayant régné sur la France. C'était mettre le feu aux poudres, raviver bien inutilement les passions excitées par les élections. Je me rendis à la commission chargée du rapport. J'exposai les inconvénients d'une initiative qui ne répondait pas aux nécessités présentes et provoquerait une agitation considérable. Je donnai l'assurance que, si des menées sérieuses nous étaient dénoncées, le gouvernement ne se laisserait devancer par personne : il prendrait de lui-même les mesures nécessaires; au besoin, il demanderait une loi nouvelle. Mes objurgations furent vaines. Les auteurs montrèrent une insistance d'autant plus surprenante qu'ils avaient fait crédit à M. Jules Ferry, en 1883, lorsque celui-ci se déclarait suffisamment armé en vertu des droits supérieurs de l'Etat. La discussion publique s'engagea le 4 mars. Comme je le donnai à entendre, c'étaient moins les princes que les ministres qu'on semblait viser. J'obtins le rejet de la motion, au prix d'une coupure dans la majorité. Le mal put être réparé par une interpellation de M. de Lanessan qui, aussitôt après le vote, offrit à la majorité l'occasion de se reformer en enregistrant mes engagements.

Je n'ignorais pas qu'il existait quelque fermentation dans les milieux orléanistes. Le résultat des élections avait exalté leur confiance et décuplé leurs illusions. Ils voyaient déjà la République compromise et se départaient de la prudence observée depuis 1883. Les princes laissaient agir et, sans y coopérer directement, s'intéressaient au mouvement qui se produisait autour d'eux. Sur ces entrefaites, je reçus la visite de M. Louis Gal, ancien officier de marine, directeur de la Liberté, que j'avais rencontré chez M. Grévy. C'était un galant homme, sincèrement rallié à la République et qui, ayant servi sous le prince de Joinville, gardait des attaches avec la famille d'Orléans. Il venait me complimenter sur mon discours du 4 mars, qu'il trouvait politique et courageux. La conduite des princes ne justifiait en rien, selon lui, l'ostracisme dont on avait voulu les frapper : « Pour le moment, je le crois, répondis-je. Mais leurs amis les compromettent et c'est ce qui a donné prétexte à la proposition que j'ai combattue. Il ne faudrait pas que cela recommençât, car je ne me chargerais pas de couvrir les princes une seconde fois. Ils doivent veiller à la fois sur eux-mêmes et sur leurs partisans. S'ils sortent de la correction, je n'attendrai pas d'être poussé par la Chambre. Je l'ai promis et je ne manquerai pas à ma parole. » Il me remercia de ma franchise et me dit qu'il ferait entendre d'utiles conseils.

Peu a peu cependant j'apprenais que les démarches se multipliaient autour des princes. On leur présentait des délégations qu'ils recevaient avec un certain apparat. On colportait les propos qui s'échangeaient dans ces occasions et qui marquaient un hommage dynastique rendu à la maison de France. Les princes étendaient leurs fréquentations, ils visitaient les diplomates étrangers, attiraient de hauts fonctionnaires et devenaient l'objet de nombreuses communications dans les journaux. Bref, ils s'offraient à l'attention et gardaient de moins en moins de retenue. Mes collègues de l'Intérieur et de la Justice recevaient des informations analogues. Il n'était plus permis de douter que la mansuétude du gouvernement avait été interprétée comme une garantie d'impunité. Bientôt sans doute la situation appellerait une intervention énergique.

Un événement de famille précipita le cours des choses. Le comte de Paris mariait sa fille Marie-Amélie-Louise-Hélène avec le prince royal Charles de Portugal. Le 14 mai 1886, une grande soirée fut donnée à l'hôtel Galliéra, rue de Varenne, où le comte résidait dès le 22 mars. J'avais été averti que cette circonstance serait mise à profit pour donner la plus haute idée de l'importance et des relations de la maison d'Orléans. Voici ce que j'en ai dit à la Chambre, le 11 juin, alors que tous ces détails étaient présents à ma mémoire : « Si vous croyez que cette revue (du personnel monarchique), dont vous avez vu figurer la description chez un des historiographes du lendemain, que cette multitude de cartes, de brochures, de photographies — cette photographie notamment au dos de laquelle était représentée une carte de France, indiquant ce qu'était la France à l'origine et ce que la monarchie l'avait faite, avec la mention, dans un coin, des provinces perdues en 1871, comme si la République en était responsable!... Si vous croyez que cette mise en scène, savamment calculée, dans laquelle on se targuait même de la générosité d'amis, dont on montrait à l'univers, je puis le dire, les offrandes avec la désignation des dames de telle ou telle province, si vous croyez que tout cela ne constitue pas des actes de prétendants! Et non contents d'organiser ces manifestations.... on conviait les représentants des puissances étrangères! » Interrompu à droite par ces mots : « C'est absolument inexact », je répondis : « Il faut avoir reçu comme moi les confidences de ceux que ces invitations inattendues embarrassaient. »

Nous ne délibérâmes pas longuement, mes collègues et moi, sur le parti qu'il convenait d'adopter. Déjà M. Grévy. sortant de sa réserve, avait laissé tomber cette parole : « Si vous ne prenez pas l'initiative, d'autres la prendront, et alors votre situation sera difficile. » Notre voie nous parut tracée et nous résolûmes de présenter un projet de loi qui nous donnât la faculté d'expulser par décret, en conseil des ministres, tout membre des familles royales qui pourrait créer un danger pour la République. Ce n'est certes pas qu'aucun de nous, quelle que fût sa nuance politique, allât de gaieté de cœur au-devant de semblables mesures. Les lois d'exception et surtout les lois d'expulsion sont toujours pénibles à ceux qui n'aiment ni à sortir du droit commun ni à froisser les sentiments d'humanité. Mais les engagements que nous avions contractés envers la Chambre, le souci de la tranquillité publique l'emportaient sur nos répugnances.

L'histoire, la tradition parlementaire apaisaient d'ailleurs nos scrupules. Les hommes d'Etat de tous les temps ont reconnu ces mesures comme nécessaires et légitimes. Les plus modérés n'ont pas été les moins affirmatifs. En 1871, quand s'agita la question de rapporter la loi qui excluait de France les princes d'Orléans, M. Thiers, obligé de s'incliner devant la volonté de l'Assemblée nationale, disait : « Les lois que vous voulez abroger, les princes que vous voulez ramener sur le territoire de la France, créeront cette situation singulière qu'aucun pays n'a encore acceptée, c'est qu'il y aura un gouvernement à côté du gouvernement établi. » Parole prophétique, que l'année 1886 voyait se réaliser. M. Dufaure, ce jurisconsulte accompli, ce respectueux serviteur du droit, ne craignait pas de déclarer : « Les membres des dynasties déchues ne peuvent prétendre à rentrer immédiatement dans le droit commun ; il y a un temps plus ou moins long pendant lequel ils doivent se résigner à être l'objet de mesures exceptionnelles. » Est-ce que la République, fidèle à ce principe, n'avait pas, en 1884, sans que la conscience nationale s'en indignât, exclu les princes de l'éligibilité à la Présidence, au Sénat et à la Chambre des députés?

Ces rigueurs sont la contre-partie, le rachat, peut-on dire, des faveurs exorbitantes, des dérogations au droit commun, dont les princes ont joui, quand leurs familles étaient sur le trône. Au mépris de toutes les lois militaires, ils étaient, de par ordonnances royales, colonels, généraux ou amiraux à l'âge où les simples citoyens entrent à Saint-Cyr ou en sortent. Les privilèges, qui, dans la bonne fortune, les mettent au-dessus des autres hommes, les désignent dans l'adversité pour subir des ostracismes qu'ils sont seuls à connaître. Ce spectacle n'est pas exclusif à la France; il s'observe dans tous les Etats monarchiques où la révolution a passé, à certains jours de leur histoire.

Fortifiés par tant d'exemples et de si illustres modèles, nous déposâmes le 27 mai un projet de loi d'expulsion facultative. Nous donnions ainsi à la mesure son caractère le plus modéré, puisqu'elle n'atteignait que ceux dont l'éloignement paraîtrait indispensable. Il est même possible qu'elle n'eût pas trouvé d'application immédiate, car la seule menace aurait prévenu la sanction et suffi sans doute à ramener l'ordre et la correction dans le camp royaliste. La majorité du parti républicain nous trouva beaucoup trop réservés: la commission chargée de rapporter le projet conclut à le remplacer par une disposition plus rigoureuse qui, dès maintenant et sans exception, expulsait tous les membres des familles royales. Personnellement je ne pouvais me résoudre à chasser du territoire des personnes inoffensives, des vieillards, des femmes, des enfants, dont l'absence n'importait pas à la sécurité de la République. Mes collègues se rangèrent à mon avis et nous décidâmes de nous rallier à l'amendement de M. Emile Brousse, qui ne prononçait l'éloignement immédiat qu'à l'égard des chefs de famille et de leurs héritiers directs, dans l'ordre de primogeniture, et le laissait facultatif pour tous les autres membres.

Ici s'est présenté un cas intéressant de procédure parlementaire, dont les conséquences devaient être considérables. La Chambre allait se trouver en face de trois textes : celui de la commission, qui excluait obligatoirement tous les membres; celui du gouvernement, qui les excluait facultativement, et celui de M. Brousse, qui excluait obligatoirement les uns et facultativement les autres. Si ce troisième texte, auquel le gouvernement adhérait, dans l'impossibilité d'imposer le sien, était mis aux voix le premier, comme amendement au projet de la commission, il succombait inévitablement sous la coalition de la droite et des partisans de l'expulsion totale, au nombre de plus de deux cents. Le texte de la commission venant ensuite serait vraisemblablement adopté, grâce à l'appoint d'une partie des modérés, qui préférerait l'excès de rigueur à l'impuissance. Quant au cabinet, il était renversé par ce vote auquel il se serait opposé. Si, au contraire, le projet de la commission s'offrait en tête, il était repoussé par la droite et les modérés. Le texte Brousse serait ensuite voté par ses partisans et par un appoint de radicaux, qui s'y rallieraient, faute de mieux. Ainsi, selon la procédure suivie, c'était la mesure radicale de la commission ou la mesure tempérée de M. Brousse qui triompherait. Dans ce dernier cas, le ministère, au lieu d'être renversé, obtenait un succès, puisqu'il aurait patronné la rédaction acceptée par la Chambre.

Il importait donc que le projet de la commission fut mis aux voix le premier. Mais était-ce possible? Ne pouvait-on pas soutenir que le texte Brousse, étant un amendement, devait venir tout d'abord? Nous nous réunîmes, le dimanche 6 juin, M. Floquet, le secrétaire général de la présidence de la Chambre et moi, dans le cabinet de M. Grévy, pour étudier ce grave problème. Il fut reconnu, après mûr examen, que la manière correcte d'opérer était la suivante : 1° le gouvernement, maître de choisir son heure pour abandonner son projet, le maintiendrait provisoirement; 2° la formule Brousse serait dès lors un amendement à ce projet et non à celui de la commission; 3° quant à la rédaction de la commission, elle était sans conteste un amendement au projet ministériel et devait être discutée avant lui. Une fois cette rédaction écartée, le texte Brousse, amendement au projet ministériel, serait mis en discussion et le gouvernement s'y rallierait au moment qu'il jugerait convenable. C'est ainsi que les choses furent réglées et se déroulèrent effectivement, sans qu'aucune objection ait été soulevée.

Le 10 juin, s'ouvrit la discussion publique, qui dura deux jours. Le premier vote, celui du passage à l'examen des articles, réunit 310 voix, toutes républicaines, contre 233. Le projet de la commission n'obtint que 220 voix contre, une coalition de 314 modérés et droitiers. L'amendement Brousse, accepté parle ministère, l'emporta par 315 voix, exclusivement républicaines, contre 232, provenant presque toutes de la droite. Le succès couronna donc nos efforts et consolida le cabinet, car les radicaux eux-mêmes nous savaient gré de n'avoir pas permis que la motion aboutît à un avortement. Mon rôle personnel fut des plus rudes, j'eus à répondre à MM. Camille Pelletan, Piou, Madier de Montjau, qui, malgré la différence des opinions, se trouvaient unis pour nous combattre.

Il me restait une tache encore plus ardue : convaincre le Sénat. Si l'on se rappelle les tentatives infructueuses de 1883, on reconnaîtra que le projet actuel, bien plus rigoureux que les propositions d'alors, avait les plus grandes chances d'être repoussé. L'esprit qui avait condamné l'article sept dominait encore dans l'Assemblée. Quelle lutte, en tout cas, que celle où l'on trouverait devant soi les de Broglie, les Buffet, les Bocher, les Chesnelong, les Léon Say, les Jules Simon ! La nomination de la commission confirma mes craintes; elle était résolument hostile et avait choisi pour rapporteur l'un des hommes qui pouvait le mieux agir sur le Sénat, M. Bérenger. La voix qui s'était élevée si souvent en faveur de la République et du droit s'élèverait de nouveau pour défendre ce qu'on nommerait la liberté; elle entraînerait sans doute une grande fraction des modérés.

J'abordai la tribune, le 22 juin 1886, sous l'empire d'une préoccupation très vive. Non seulement le sort du cabinet, mais surtout la bonne harmonie entre les deux Chambres était en jeu. Je portai mon effort sur le centre gauche; c'était lui qu'il fallait persuader. De son suffrage dépendait l'adoption de la loi. Je me plaçai sous l'égide des grands noms qui, à diverses époques, sous différents régimes, avaient défendu exactement la même thèse. Je m'adressai à l'âme républicaine de ces modérés qui, venus de la monarchie, avaient, par patriotisme, fondé les institutions actuelles : « Je leur demande, dis-je, au nom de ce passé qui sera leur honneur dans l'histoire — car ils ont apporté à la République un concours efficace ; ils l'ont cautionnée devant le pays; ils ont contribué à la faire adopter par une foule d'esprits timides et scrupuleux qui, sans eux, ne l'auraient pas acceptée — je leur demande, au nom de ce passé si honorable, si glorieux, de vouloir bien réfléchir aux conséquences de leur vote. » Ces adjurations déterminèrent l'abstention de plusieurs d'entre eux, qui ne pouvaient se résoudre à nous approuver formellement. Sur l'article premier, décisif, on constata une trentaine d'abstentions, la plupart appartenant au centre gauche; 137 voix se prononcèrent en notre faveur, contre 122. C'était le scrutin de l'article sept, retourné. Sur l'ensemble de la loi, le vote par appel nominal fut marqué par un détail impressionnant. Le général Faidherbe, à moitié paralysé, voulant donner à la République un dernier témoignage, se fit porter à la tribune. Les cris enthousiastes de la gauche saluèrent son apparition. Certains de nos collègues, je crois, furent influencés par cet exemple. Nous obtînmes 141 suffrages contre 107.

Le texte définitif est le suivant : « Article premier. Le territoire de la République est et demeure interdit aux chefs des familles ayant régné en France et à leurs héritiers directs, dans l'ordre de primogeniture. — Article 2. Le gouvernement est autorisé à interdire le territoire de la République aux membres de ces familles. L'interdiction est prononcée par un décret du président de la République, rendu en conseil des ministres. — Article 3. Celui qui, en violation de l'interdiction, sera trouvé en France, en Algérie ou dans les Colonies, sera puni d'un emprisonnement de deux à cinq ans. A l'expiration de sa peine, il sera reconduit à la frontière. — Article 4. Les membres des familles ayant régné en France ne pourront entrer dans les armées de terre et de mer, ni exercer aucune fonction publique, ni aucun mandat électif. » Cette loi est toujours en vigueur: l'article 2 n'a jamais été appliqué, sauf, temporairement, au duc d'Aumale.

A ma réception diplomatique du mercredi 23 juin, plusieurs représentants étrangers, pour bien indiquer que leur présence à l'hôtel Gallièra n'avait pas eu la signification qu'on s'était plu à lui donner dans le camp royaliste, m'adressèrent leurs compliments sur la victoire parlementaire que le gouvernement venait de remporter. Le général Menabrea fut plus explicite. Venu à mon cabinet, le 25 au matin, pour m'entretenir du traité de commerce projeté avec l'Italie, il me raconta que la duchesse de Gallièra lui avait dit en propres termes, en l'autorisant à me le répéter, « que le comte de Paris n'avait que ce qu'il méritait et que, si elle avait prévu l'usage qui serait fait de son hôtel, elle ne l'aurait pas mis à la disposition du comte et de sa famille ». Les princes furent jugés imprudents: on estima que leur attitude avait commandé celle du gouvernement.

Le départ des prétendants ne provoqua pas d'émotion. Il leur fournit l'occasion, qu'ils paraissaient chercher, d'accentuer le caractère qui motivait leur disgrace : « On poursuit en moi, dit le comte de Paris dans sa proclamation du 24 juin, le principe monarchique dont le dépôt m'a été transmis par celui qui l'avait si noblement conservé... Seule, cette monarchie nationale, dont je suis le représentant, peut réduire à l'impuissance les hommes de désordre qui menacent le repos du pays, assurer la liberté politique et religieuse, relever l'autorité, refaire la fortune publique... J'ai confiance dans la France. A l'heure décisive, je serai prêt. » Le prince Victor adressa ses adieux à ses visiteurs en termes analogues : « L'exil n'ébranlera pas ma foi dans notre cause, il ne m'empêchera pas d'y dévouer ma vie... Je compte sur le peuple pour me rouvrir les portes de la France. Vienne l'heure des grandes crises, Dieu aidant, je ne faillirai pas aux devoirs que me tracera le patriotisme et que m'impose mon nom. » Ainsi, de leur propre aveu, c'étaient bien des prétendants que la loi venait d'éloigner.

Ce drame eut un épilogue, aussi fâcheux qu'imprévu. L'article 4 portait que les membres des familles ne pourraient « entrer » dans l'armée. La première rédaction de M. Brousse disait : « faire partie ». Pour éviter de donner à la loi un caractère rétroactif, il avait, sur notre demande, substitué le mot « entrer », ce qui permettrait de conserver leurs grades (non l'emploi) à ceux qui les possédaient déjà. Le général Boulanger, toujours désireux de se signaler, avait, sans prévenir le conseil, signé des arrêtés de radiation et les avait notifiés aux princes. Dès que nous l'apprîmes, nous interpellâmes le général. Il s'excusa, disant qu'il ne s'était pas avisé de la distinction dont nous l'entretenions, qu'il avait appliqué la loi de bonne foi, et qu'aujourd'hui, les arrêtés étant publics et aux mains des intéressés, il ne pouvait les retirer; que du reste, si ces arrêtés avaient violé la loi — ce qu'il ne croyait pas — les parties lésées n'avaient qu'à se pourvoir devant le Conseil d'Etat.

Le duc d'Aumale se pourvut, en effet, tant en son nom qu'au nom des autres membres de la famille, et, ce qui est piquant, le Conseil d'Etat donna gain de cause au ministre. En dehors de la procédure, le duc d'Aumale écrivit, le 11 juillet, au président de la République une lettre fort vive, qui se terminait par ces mots : « Les grades militaires sont au-dessus de votre atteinte, et je reste le général Henri d'Orléans. » Un décret, aussitôt rendu en vertu de l'article 2, prononça son expulsion. Grosse émotion chez les monarchistes de la Chambre. Interpellation, le 13, de M. Keller. Le général Boulanger répondit que le grade était la propriété de l'officier, à la condition d'avoir été obtenu conformément à la loi. Il donna lecture des états de service du duc d'Aumale, nommé d'emblée sous-lieutenant à quinze ans, le 1er janvier 1837, et général de division en 1843, à l'âge de vingt et un ans. La majorité acclama le ministre, l'approuva par 351 voix contre 172 et vota l'affichage de son discours. Voilà donc mise en relief cette personnalité inquiète et remuante qui, selon le mot de M. Clemenceau, « aimait trop le bruit ou, pour être plus juste, ne le fuyait pas assez ». Le lendemain, à la revue de Longchamp, le général fut applaudi autant et plus que le président de la République. Son cheval noir avait séduit la foule. Lui affecta la modestie. Descendant les Champs-Elysées, à la tête de son brillant état-major, il dépassa ma voiture et salua profondément le président du conseil.


Buste du duc d'Aumale à l'Institut de France, quai Conti, Paris.
Photo R. Mahl

En exil, le duc d'Aumale donna suite à la pensée généreuse qu'il nourrissait déjà. Il voulait assurer à la France, par l'intermédiaire de l'Institut, la conservation de son domaine de Chantilly et des admirables collections qu'il renferme. En conséquence, et en vue de prévenir les difficultés que son absence pourrait susciter, il ordonna, par lettre du 29 août, datée de Woodnorton, l'ouverture du testament olographe du 3 juin 1884, aux termes duquel il léguait ce domaine à l'Institut, « afin, disait-il, de conserver à la France tout cet ensemble qui forme comme un monument complet de l'art français dans toutes ses branches et de l'histoire nationale à des époques de gloire ». Cet acte magnifique rendit plus cuisants les regrets que j'éprouvais de n'avoir pu sauvegarder la personne de ce valeureux soldat.

Les vacances parlementaires furent troublées par de violentes polémiques de presse. Le général Boulanger en était le principal objet. Comme il avait nié que le duc d'Aumale eût contribué à son avancement, les journaux royalistes publièrent coup sur coup trois lettres qu'il lui avait adressées, comme à son chef hiérarchique, et desquelles il résultait que le prince était intervenu en sa faveur. Le général, mal servi par sa mémoire, démentit la première, parue le 1er août, n'y retrouvant pas, dit-il, son langage habituel. Elle était ainsi conçue :

Belley, le 8 mai 1880.

« Monseigneur,

« C'est vous qui m'avez proposé pour général. C'est à vous que je dois ma nomination.

« Aussi, en attendant que je puisse le faire de vive voix, à mon premier passage à Paris, je vous prie d'agréer l'expression de ma vive reconnaissance. Je serai toujours fier d'avoir servi sous un chef tel que vous, et béni serait le jour qui me rappellerait sous vos ordres.

« Daignez agréer, Monseigneur, l'assurance de mon plus profond et plus respectueux dévouement.

« Général Boulanger. »

Ce sont surtout les mots : « béni serait le jour » qui empêchaient le général de reconnaître son style.

Les deux autres lettres levèrent tous les doutes et lui-même ne contesta plus.

Je me trouvais à ce moment l'hôte de M. Grévy, à Mont-sous-Vaudrey. Nous examinâmes s'il conviendrait de provoquer la démission du ministre de la Guerre. Nous fûmes arrêtés par la considération qu'il paraîtrait sacrifié aux haines des royalistes. Lorsque, plus tard, nous nous réunîmes en conseil à Paris, l'incident était à peu près oublié et aucun de nos collègues ne songea à l'évoquer.

Je profitai de mon séjour chez le Président pour le consulter au sujet du voyage que je comptais entreprendre en province. Il avait été décidé en conseil qu'au cours des vacances, je profiterais d'une circonstance pour exposer au pays la politique que nous avions suivie et que nous nous proposions de continuer. Le moment semblait bien choisi. Notre situation parlementaire était excellente. Nous venions de résoudre la question des princes. Nous avions dénoué heureusement les difficultés du Tonkin et de Madagascar. Au dehors, quelques succès diplomatiques marquaient l'influence croissante de la France. Les radicaux nous faisaient crédit. Nous étions en droit de dire que cette politique de concentration, décriée par certains doctrinaires de la République, avait produit de bons résultats. Les cordiales invitations des municipalités de Toulouse, Montpellier et Bordeaux m'offraient l'occasion de m'expliquer.

Je soumis à M. Grévy les grandes lignes de mon prochain discours à Toulouse. Je ne pouvais trouver un meilleur juge. Car non seulement il donnait la note juste, mais, son tempérament l'éloignant plutôt de l'action, on était assuré qu'une démarche qu'il approuverait aurait sa raison et son utilité. Il me suggéra quelques changements, des suppressions de préférence. Sur la manifestation même, il fut très ferme et très net : « Que le gouvernement, dit-il, ne craigne pas de s'affirmer. Vous laissez trop le champ libre aux adversaires. Ils critiquent ce que vous faites et même ce que vous ne faites pas. Le pays finit par croire ce qu'on lui répète. Renseignez-le donc, montrez-lui ce que le ministère a réalisé. Qu'on sache quel esprit vous anime, vous et vos collègues. Toutefois, évitez ce qui ressemblerait à la polémique. Un gouvernement ne polémique pas. Un exposé clair, sobre, sincère, voilà ce qui convient aux populations. Elles comprennent mieux qu'on ne croit, savent dégager le vrai du faux et jugent avec équité. »

Je partis pour Toulouse le 27 septembre. Mon arrêt dans cette ville me mit en présence d'un homme alors peu connu et destiné à jouer un grand rôle dans la République. Il débutait, très jeune encore, comme préfet de la Haute-Garonne. Je n'eus pas de peine à démêler sous le fonctionnaire le futur homme d'Etat. La manière dont il me parla de la balance des partis dans le département, des dissensions intestines des républicains, des nuances à garder vis-à-vis des uns et des autres, me frappa vivement. Je compris tout de suite que ce politique, ce diplomate ne se confinerait pas longtemps dans le cadre d'une préfecture et que je le reverrais bientôt sur un autre théâtre. Trois ans en effet ne s'étaient pas écoulés que M. Léon Bourgeois occupait le ministère de l'Intérieur dans le cabinet Tirard et qu'il recueillait, à son premier discours, les applaudissements de la Chambre.

Après m'être soigneusement éclairé auprès de lui, je pris la parole, le 28 septembre, au dîner qu il m'offrit à la Préfecture. Je tins tout d'abord à m'expliquer sur le défaut d'homogénéité du cabinet, qu'on nous reprochait fréquemment, sans tenir compte des nécessités qui l'avaient imposé. Répondant aux admirateurs du parlementarisme anglais, qui nous accablaient de la comparaison : « On parle, dis-je, de la séparation du parti républicain en deux fractions opposées, rivales, qui viendraient développer devant le pays leurs principes, leurs méthodes et leurs desseins, auxquelles le pays accorderait alternativement la préférence, de telle sorte qu'elles occuperaient le pouvoir successivement, et l'on donne en exemple ce qui se passe dans un grand pays voisin. N'avez-vous pas compris qu'un tel système, pour être pratiqué sans danger, a besoin d'une condition essentielle : c'est que tous les citoyens reconnaissent la forme du gouvernement. Lorsqu'il existe une troisième fraction qui veut détruire ce gouvernement, qui, pour y réussir, cherche à en entraver systématiquement le mécanisme, n'est-il pas évident que la séparation, si elle se fait avant l'heure, conduit inévitablement à l'instabilité perpétuelle? » Revenant à la composition de notre ministère : « Nous avons fait appel à l'union. Cet appel a été entendu au delà de nos espérances. Nous avons nous-mêmes donné l'exemple. Rassemblés, on peut le dire, des quatre points de l'horizon politique, représentant les fractions les plus diverses, nous avons vécu ensemble en bonne harmonie et nous sommes devenus homogènes par la communauté du but. »

Un autre point sur lequel j'insistai, parce qu'il n'avait pas cessé de me préoccuper, est celui des conflits du travail avec le capital. Les grèves de Decazeville, notamment, s'étaient, à plusieurs reprises, imposées à mes réflexions : « Les conditions du travail, dis-je, se sont modifiées. Nous ne sommes plus dans l'état où nous nous trouvions il y a un demi-siècle. Il faut que la République étudie les moyens de rendre moins précaire le sort des ouvriers et de faire cesser cet antagonisme qui n'est autre chose que le sentiment inconscient, mais profond, d'un problème non encore résolu. »

De Toulouse, je me rendis à Montpellier et, de là, je rentrai à Paris par Bordeaux. Partout je conseillai l'union et la concorde. Partout j'adjurai les républicains de ne pas se diviser en présence d'adversaires qui réunissaient plus du tiers des voix dans le pays et dans la Chambre. Il semblait que je pressentais le danger qui bientôt fondrait sur la République et compromettrait son fonctionnement pendant près de trois années. Mes recommandations trouvaient des auditeurs favorables et, si je n'avais consulté que les apparences, j'aurais cru notre gouvernement assuré d'une longue durée. Avant de raconter les péripéties qui amenèrent sa chute, je jetterai un rapide coup d'oeil sur l'état de nos affaires à l'extérieur.

L'occupation du Tonkin était entrée dans le domaine administratif. Il ne s'agissait plus de combattre, mais d'organiser. Depuis longtemps M. Paul Bert avait attiré mon attention. J'avais remarqué ses capacités, son besoin d'agir, sa résolution; je méditais de lui confier des fonctions importantes. « Il n'acceptera pas vos offres, me disait-on : ancien ministre de Gambetta, il ne voudra pas recevoir une position de vos mains. » Une position avantageuse, c'est probable; une position de sacrifice, de dévouement au pays, périlleuse même, nous verrons bien, pensais-je. Je lui fis des ouvertures, en janvier 1886; je lui représentai la grandeur de la tâche, je ne lui en dissimulai pas les difficultés, je les exagérai plutôt; je lui parlai en même temps des services à rendre à la chose publique, dans une colonie encore contestée, dont l'avenir dépendait de l'expérience que nous allions tenter : « Vous aurez, lui dis-ie, le rôle des troupes sacrifiées, dont l'abnégation et le courage décident de la victoire. » Il n'hésita plus. Il partit; le 12 février, comme Résident général, avec mission d'instaurer le protectorat. Son seul tort fut de prendre sa tâche trop à cœur, de se dépenser sans compter, jusqu'au jour où, ses forces trahissant sa volonté, il tomba victime du devoir, le 11 novembre 1886. Il avait poussé l'organisation assez loin pour que j'aie pu dire, en septembre, à Toulouse : « Le problème est aujourd'hui très avancé, il est même en grande partie résolu. »

A Madagascar, nous arrivions à nos fins. Le traité de protectorat que nous venions de conclure, critiqué par les uns comme inefficace, par les autres comme trop ample, fut, après une discussion de deux jours, adopté par la Chambre, le 29 février 1886. à l'énorme majorité de 436 voix contre 28, et peu après approuvé par le Sénat. L'application, à la vérité, s'annonçait difficile, car nous n'avions pas réellement soumis les Hovas. Nous devions nous imposer à eux par l'habileté et la persuasion. Pour atteindre ce résultat paradoxal, j'eus la bonne fortune de rencontrer un administrateur éprouvé, qui, à l'endurance physique, joignait le courage réfléchi, le tact et la finesse, avec la connaissance du caractère des natifs. M. Le Myre de Vilers, livré à ses seules forces, n'ayant pour tout corps d'occupation qu'une escorte de quatre-vingts hommes, sut, en quelques mois, asseoir notre influence et rendit possible la conquête pacifique de l'île. S'il fut resté à Madagascar, avec les pouvoirs que je lui avais donnés, la conquête militaire à laquelle le gouvernement s'est résolu plus tard aurait probablement été évitée.

Dans cette même année 1886, la Grèce nous valut des sujets de préoccupation: notre rôle fut parfois difficile à remplir. Le succès de la révolution rouméliote surexcitait les ambitions des petites nationalités. Elles aspiraient à s'agrandir aux dépens de l'empire ottoman dont elles escomptaient prématurément la dislocation. Les Hellènes ne se résignaient pas à l'idée que les Bulgares, en possession de la Roumélie orientale, pèseraient désormais plus qu'eux-mêmes dans la balance balkanique. A tout hasard ils s'armaient démesurément, dans l'espoir que l'Europe, inquiétée par leurs préparatifs, exigerait de la Turquie quelque concession de nature à les apaiser, l'Épire, par exemple, entrevue en 1880, et dont ils n'avaient obtenu que des parcelles insignifiantes.

Leur tentative était pure folie. L'Europe ne permettrait certainement pas cette atteinte à la paix générale et elle avait les moyens de contraindre la Grèce au silence. A la tête du gouvernement se trouvait alors un homme distingué, fin lettré, M. Delyanni, oncle du ministre de Grèce à Paris. Il n'avait, malheureusement, ni le goût, ni peut-être la force de résister à la pression de ses concitoyens. Le courant était tel, m'a dit plus tard le roi Georges, que même un homme plus ferme que M. Delyanni ne l'aurait probablement pas surmonté. Les puissances, après de vaines remontrances, décidèrent de recourir aux mesures coercitives. Nous avions accepté de nous associer aux remontrances; nous avions réservé notre participation aux actes matériels, pensant qu'au moment opportun un langage grave, solennel, empreint de sollicitude, aurait plus d'empire sur les Hellènes qu'une mise en demeure brutale, blessant leur fierté. Nous ne nous étions pas mépris. Nous choisîmes l'heure d'une suprême démarche. Au nom de notre vieille amitié pour la Grèce, dans l'intérêt de la paix générale à laquelle nous étions attachés, nous adjurâmes le gouvernement royal de cesser ses armements.

Cette parole eut un plein succès. M. Delyanni s'obligea formellement vis-à-vis de notre agent, le comte de Moüy, à démobiliser ses troupes. Nous pûmes transmettre cet engagement aux puissances, à l'instant même où elles venaient de se résoudre à bloquer les côtes de Grèce. Elles arrivaient un peu comme la maréchaussée, quand les auteurs du délit ont disparu. M. Delyanni eut la satisfaction de dire qu'il cédait non à la force, mais à l'amitié de la France. Toutefois il se retira du pouvoir pour faciliter les derniers pourparlers avec les puissances.

Celles-ci, ne voulant pas avoir agité leurs foudres en vain, alléguèrent un manque de clarté dans la réponse de M. Delyanni, pour esquisser un simulacre de blocus. Tout s'arrangea bientôt et, comme l'écrivait en juin 1880 le comte de Moüy « ce peuple si douloureusement frappé et frémissant encore put reprendre sa vie accoutumée ».

Le 14 octobre, commença la session extraordinaire des Chambres. Aucun nuage ne s'élevait à l'horizon. A l'intérieur comme à l'extérieur tout semblait pacifié. M. Grévy, toujours si réservé, ne cachait pas sa confiance. Un seul point noir, à peine perceptible, se laissait deviner du côté de la commission du budget. Le ministre des Finances, M. Sadi Carnot, avait présenté un budget excellent, méthodique et sincère, contenant plus de réformes que la plupart des budgets qui l'ont précédé et suivi. La commission, j'ignore pour quel motif, se plaisait à embarrasser M. Carnot. Elle avait désorganisé son projet. Elle en repoussait les dispositions essentielles, elle élevait critiques sur critiques et créait au ministre une situation difficile à supporter. M. Carnot n'était pas batailleur : ces attaques continuelles le décourageaient. Un jour il vint au quai d'Orsay m'offrir sa démission. Je le dissuadai de mon mieux et croyais avoir réussi quand, au conseil du lendemain, 14 octobre, il renouvela son geste. Nous obtînmes qu'il tenterait un dernier effort, dans la journée, auprès de la commission. Le soir il m'écrivit : « Dans la séance d'aujourd'hui, la commission a achevé de démontrer qu'elle ne voulait rien laisser debout du projet de budget que j'avais soutenu devant elle... Après avoir constaté que je ne ramènerais pas la commission à mes vues, je vous prie de vouloir bien faire agréer ma démission à M. le président de la République. »

M. Carnot consentit encore, sur mes instances, à venir avec moi au sein de la commission. Des explications fort animées s'échangèrent. Je déclarai aux commissaires que la retraite de M. Carnot serait suivie de celle du ministère et qu'ils auraient dès lors la responsabilité de la crise ; nous finîmes par trouver une transaction honorable, que le ministre des Finances accepta, de sorte que la discussion du budget put s'ouvrir devant la Chambre le 10 novembre. Le lendemain j'eus la douleur d'annoncer la mort de M. Paul Bert, « tombé, dis-je, au champ d'honneur ». La séance fut levée au milieu de l'émotion générale.

Les débats entamés avec gravité ne tardèrent pas à provoquer des incidents fâcheux. Les dissentiments entre le ministre et la commission s'étant ébruités, les esprits se trouvaient mal préparés a respecter les propositions gouvernementales. Bientôt les motions les plus imprévues affluèrent. La commission s'y opposait mollement, laissant volontiers le ministre seul sur la brèche. Celui-ci, meurtri encore des coups qu'il avait reçus au cours de l'élaboration, ayant dû abandonner une partie de son système et luttant ainsi dans de mauvaises conditions, sentait ses forces faiblir et son autorité décliner. Une pluie d'amendements submergea tous ses chiffres. La Chambre semblait prendre un malin plaisir à les adopter, sans se soucier des conséquences. Rien de plus curieux, à cet égard, que les multiples votes des 23 et 24 novembre. Il en est un où M. Carnot recueillit quinze voix ! Aussi avait-il renoncé à discuter ces fantaisies. Un an après, l'Assemblée, réparant sa cruauté, lui donnait ses suffrages pour la présidence de la République.

Au milieu de ce désarroi, je fus contraint de prendre un rôle aussi dangereux qu'inusité pour un président du conseil : je dus me substituer au ministre des Finances et repousser tout au moins les motions qui par leur importance ou leur caractère politique pouvaient justifier mon apparition à la tribune. La question de confiance s'est trouvée par suite engagée plus souvent qu'il n'eût été désirable pour la stabilité du cabinet. Je fis écarter des réductions demandées sur la cour des Comptes, sur le Tonkin, sur Madagascar. Tôt ou tard je devais rencontrer la pierre sur laquelle je buterais. Les majorités se lassent d'être mises à l'épreuve et veulent montrer leur indépendance.

M. Colfavru avait présenté une proposition devenue célèbre : la suppression du crédit des sous-préfets et, par conséquent, de l'institution elle-même. Je la combattis par des arguments qui ne furent pas réfutés et qui, je crois, ne pouvaient pas l'être. La suppression des sous-préfets, disais-je, ne devait pas être prononcée isolément; avant tout, il fallait considérer l'arrondissement. Tant qu'on laisse subsister celui-ci avec ses attributions, ses services, on ne saurait lui enlever son chef. La vraie question est donc celle de la suppression de l'arrondissement. Je ne me refusais pas à l'examiner et même j'en prenais l'engagement. Mais je me refusais à la résoudre au pied levé, car c'était la réforme administrative, dans son ampleur, que l'on abordait. Je donnai rendez-vous à la Chambre pour le prochain budget : elle aurait alors tous les éléments sous les yeux et pourrait décider en connaissance de cause. Ces raisons sans doute n'étaient pas trop mauvaises. Car vingt-sept ans ont passé et les sous-préfets vivent encore. La réforme administrative elle-même n'a pas été entamée, quoiqu'il y ait beaucoup à dire en sa faveur et que deux cabinets au moins l'aient solennellement promise. La Chambre éprouvait quelque humeur d'avoir eu plusieurs fois la main forcée. D'autre part, certains membres de la majorité ministérielle crurent que leur défection momentanée ne tirerait pas à conséquence et qu'il me resterait un nombre de voix suffisant. La proposition Colfavru fut votée, le 3 décembre 1886, par 262 voix contre 249. La majorité de rencontre comprenait cent soixante-treize membres de droite et quatre-vingt-neuf républicains, dont soixante-sept de l'extrême gauche. Vingt-deux radicaux, amis du premier degré, nous avaient abandonnés sans prévoir qu'ils entraîneraient notre chute.

Dès que le résultat du scrutin fut proclamé, j'annonçai à la Chambre que le cabinet ne pouvait plus continuer de participer à la discussion du budget, et nous nous rendîmes à l'Elysée pour offrir nos démissions. De ce jour date l'ouverture de la période appelée communément « le boulangisme ».

Chapitre précédent
Chapitre suivant

Mis sur le web par R. Mahl en 2006