SOUVENIRS

1878-1893

Charles de Freycinet

Volume 2, paru en 1913 chez Ch. Delagrave éd.

CHAPITRE XI
LE BOULANGISME. — DÉMISSION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE.

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M. Grévy essaya de nous faire revenir sur notre détermination : « La Chambre, allégua-t-il, n'a pas voulu vous renverser. Elle a émis un vote financier, vous pouvez en appeler au Sénat; c'est une pratique courante. » — « Il est vrai, répondis-je, nous n'avons pas été tués, nous mourons par impossibilité de vivre. L'union s'est descellée et nous serons chaque jour à la merci d'un incident. Mieux vaut nous retirer sur celui-ci, où nous avons la raison pour nous. » Tous mes collègues m'approuvèrent. Néanmoins, le Président ne voulut pas accepter notre démission le jour même : « La nuit porte conseil, dit-il, nous verrons demain. »

Les députés, après la séance, s'étaient montrés fort déconcertés. Sauf la droite, qui se réjouissait des embarras de la République, et une partie de l'extrême gauche, que notre temporisation irritait, la Chambre regrettait une séparation qu'elle n'avait ni voulue ni prévue. On s'accordait à dire que l'union des républicains s'imposait; dès lors pourquoi n'en pas laisser la direction au cabinet qui l'avait entreprise et menée à bien pendant une année. Je reçus dans la soirée de nombreux témoignages de ces bonnes dispositions, notamment de la part de la gauche radicale, dont la défection partielle nous avait mis à mal. A tous ma réponse fut la même : je ne sentais pas le terrain solide sous mes pas; l'extrême gauche était lasse de son abnégation et la majorité désormais manquait de base.

Le lendemain, samedi, au conseil de l'Elysée, je confirmai mes paroles de la veille. M. Grévy n'insista plus et je fus autorisé à notifier à la Chambre notre démission collective. Je le lis en termes brefs et, sans autre formalité, la séance prit fin. Dans la soirée, j'eus un nouvel entretien avec M. Grévy, qui me consulta sur le choix du futur président du conseil. J'indiquai M. Floquet : « Puisque les radicaux avancés réclament un cabinet plus réformateur que le mien, accordez-le leur. Il convient, à mon avis, qu'une expérience soit faite. S'ils ne réussissent pas à gouverner comme ils le souhaiteraient, vous en reviendrez à la politique plus tempérée que vous préférez et qui est peut-être, en effet, la seule applicable dans l'état actuel des partis. Il n'y a que deux hommes qualifiés pour procéder à cette tentative :M. Clemenceau et M. Floquet. Vous ne croyez pas pouvoir recourir au premier, qui vous semble être trop à gauche, appelez le second : il a le talent et l'autorité nécessaires. » — « Ce serait le désobliger, reprit M. Grévy; il est président de la Chambre et remplit son rôle à merveille, n'y touchons pas. » En vain je lui rappelai que M. Brisson était là pour le remplacer et que lui aussi possédait les qualités requises pour la présidence. Je compris qu'il n'appellerait pas M. Floquet.

Le dimanche, dans la journée, M. Goblet vint me trouver. Le Président lui avait offert de former le cabinet; il me demandait conseil : « Certes, lui répondis-je, aucun successeur, vous le savez, ne me sera plus agréable que vous, et aucun n'est plus apte à s'acquitter de la mission. Toutefois je crois opportun qu'un cabinet plus radical soit essayé et j'ai proposé M. Floquet. » — « Je le sais, dit M. Goblet, mais M. Grévy ne veut pas de cette combinaison. » — « A votre place je refuserais quand même. Tant que le parti avancé n'aura pas été mis en situation de gouverner, il aura le droit de penser que sa politique est praticable, et naturellement il cherchera à l'imposer. De là résulteront des difficultés pour votre cabinet ou pour tout autre de même nuance. La concentration que vous tenterez sera précaire, comme elle l'a été dans ces derniers temps avec moi. » M. Goblet retourna chez M. Grévy, qui fit un si pressant appel à son dévouement qu'il se laissa toucher. Il m'en informa immédiatement et commença ses démarches. Le 11 décembre 1886, après huit jours de crise, le nouveau cabinet parut à l'Officiel. M. Goblet avait conservé la plupart de mes collaborateurs. Il avait installé M. Flourens, conseiller d'État, aux Affaires étrangères et pris pour lui-même l'Intérieur, en abandonnant l'Instruction publique à M. Berthelot. M. Dauphin succédait à M. Carnot, aux Finances, et M. Sarrien passait de l'Intérieur à la Justice.

Le même jour, le cabinet lut sa déclaration aux Chambres. Elle était écrite dans ce style sobre, élégant et précis, dont M. Goblet avait l'habitude et qui lui avait permis de faire si bonne figure, comme grand maître de l'Université. En même temps elle était habile. Glissant sur l'épineux problème des sous-préfets, elle annonçait la suppression d'un certain nombre d'arrondissements — à laquelle d'ailleurs, le moment venu, la Chambre ne souscrivit pas, me donnant ainsi raison après coup. M. Goblet réclama aussitôt le vote de douzièmes provisoires. A cette occasion, le 14 décembre, M. Clemenceau, comme s'il confirmait la thèse que j'avais développée au président de la République, formula cette remarque : « Il faut avoir le courage de le dire, nous étions hier, nous sommes aujourd'hui en état de crise parlementaire : on n'a pas su dégager de la représentation nationale dans cette Assemblée une majorité de gouvernement. » En d'autres termes, on n'avait pas voulu s'adresser au parti avancé, qui, dans la pensée de M. Clemenceau, aurait constitué une majorité solide, et qui, s'il n'eût pas réussi, l'aurait préparée pour le cabinet suivant.

Dans les premiers jours de janvier 1887, M. de Bismarck prononça au Reichstag un de ces discours qui forçaient l'attention de l'Allemagne et, l'on peut dire, du monde entier. Procédé infaillible pour enlever le vote des crédits militaires. L'Allemagne, disait-il, n'attaquera pas la France, mais la France peut à tout instant attaquer l'Allemagne. Cela dépendra du gouvernement passager qui se trouvera à sa tête. M. Goblet veut la paix, comme M. Ferry et M. de Freycinet l'ont voulue. « Pourquoi donc le général Boulanger, s'il arrivait au pouvoir, ne tenterait-il pas la guerre?... Si nous jugeons une dictature militaire possible en France — et celle dictature a existé bien souvent là-bas — pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver? » Ces paroles eurent eu France un retentissement extraordinaire. Le boulangisme prit naissance. Le général était, de par M. de Bismarck, sacré l'homme de la revanche. Il s'imposerait bientôt aux craintes des uns, aux espérances des autres. En tout cas dans une âme impressionnable, vaniteuse et faillie, allaient se développer les germes des ambitions les plus démesurées. On peut se demander si M. de Bismarck, dont tous les éclats étaient calculés, n'avait pas voulu appeler sur la France les troubles et les dissensions qui la paralysèrent pendant près de trois années.

Un incident des plus graves donna une acuité singulière aux sentiments que le chancelier d'Allemagne venait de susciter : je veux parler de l'affaire Schnaebelé. On en connaît les détails. Le mercredi 20 avril 1887, notre commissaire spécial de police à la gare de Pagny-sur-Moselle fut attiré à Novéant, de l'autre côté de la frontière, par des lettres de M. Gautsch, commissaire de police allemand d'Ars-sur-Moselle, qui prétendait avoir des communications à échanger sur le service. M. Schnaebelé se rendit à l'appel de son collègue. A peine en territoire allemand, il fut assailli par deux agents de police. S'étant dégagé et rejeté du côté français, il fut rejoint par ces agents, qui le terrassèrent, le ligotèrent et finalement l'emmenèrent à la prison de Metz. Le guet-apens, la violation de frontière, l'abus de la force, tout se réunissait pour constituer une provocation caractérisée.

Le cabinet Goblet ne se départit pas du calme et du sang-froid nécessaires dans de telles conjonctures. Une enquête approfondie et rapide s'ensuivit. Ses résultats, d'une précision indiscutable, furent placés sous les yeux du gouvernement allemand. Celui-ci tout d'abord avait émis la prétention de se désintéresser de la question : « Le gouvernement allemand, disait le représentant de l'ambassade à M. Flourens, n'est pas encore fixé sur les modalités de l'arrestation, mais l'arrestation a eu lieu en vertu d'un arrêt de justice. » La discussion continua âpre, serrée, étayée du côté français par les arguments juridiques de MM. Goblet et Flourens, compliquée souvent par les imprudences du général Boulanger, qui faisait à la presse des communications intempestives. M. Grévy émerveilla ses ministres par la fécondité de ses ressources et les habiletés de sa rédaction : « J'ai dû plus d'une fois, me dit-il, mettre la main à la plume. » Au général, qui se jetait à la traverse et se campait fièrement, il lança un jour cette apostrophe : « On dirait que vous voulez amener la guerre ! » Le bon droit et la pression de l'opinion publique arrêtèrent M. de Bismarck, qui comprit que son vieux souverain le désapprouverait. M. Schnaebelé fut remis en liberté.

L'incident, au point de vue diplomatique, était donc clos. Mais diverses circonstances en étendaient la portée et en prolongeaient les échos. Du côté allemand, une campagne de presse, comme M. de Bismarck excellait à les susciter, préparait les esprits à des hostilités prochaines, dont le général Boulanger aurait l'initiative et la responsabilité : « Il est actuellement, disait un grand journal, complètement maître de la situation en France ; il l'est bien plus que M. Thiers ou Gambetta ne l'ont été autrefois... Le général Boulanger — c'est là notre conclusion — est en état de déclarer la guerre. » Celui-ci, se sentant le point de mire, relevait la tête et prenait des airs belliqueux. Au fond, il ne souhaitait pas la guerre; il se réjouissait qu'on le crût capable de la conduire avec succès. Il adoptait bruyamment des mesures de défense dont les journalistes avaient la primeur. Un entourage dévoué racontait ses travaux et ses veilles. Le public tournait les yeux vers un ministre si rompu à sa tâche et qui, le cas échéant, deviendrait un sauveur. Son personnage grossissait à mesure que les chances d'un conflit se développaient. La crise passée, il bénéficia de l'importance qu'elle lui avait donnée. Il demeura le membre du gouvernement le plus en vue, désigné désormais à la polémique des partis; à la fois compromettant et presque intangible par suite des attaques de l'étranger.

Une partie des radicaux, jointe aux éléments ultra-patriotiques de la population, soutenait éperdument le général Boulanger. Les républicains modérés et les conservateurs — qui n'avaient pas encore imaginé de se servir de lui — jugeaient indispensable de l'expulser du ministère. Un jour d'avril 1887, avant l'incident Schnaebelé, M. Jourde, directeur du Siecle, vint m'annoncer que M. Jules Ferry désirait m'entretenir de la situation en présence de M. Grévy, et qu'il se rendrait à l'Elysée dans l'après-midi du dimanche, à l'heure où je faisais la partie d'échecs du Président. M. Ferry parut, en effet, vers quatre heures. Il ne tarda pas à parler du danger que créait la présence du général Boulanger dans le cabinet Goblet et conclut que ses amis provoqueraient au besoin une crise pour l'éliminer. Il affectait de s'adresser à moi pour ne pas obliger le Président à répondre. Je lui dis que je partageais ses inquiétudes, mais que le moyen indiqué me paraissait fort scabreux, à cause de la popularité du général. Il vaudrait mieux, selon moi, le surveiller étroitement et le contenir, en le laissant à sa fonction. S'il entrait en conflit avec ses collègues, ceux-ci l'obligeraient à se retirer, sur un fait déterminé et porté à la connaissance du public ; personne alors n'y trouverait à reprendre, tandis qu'un procès de tendance serait mal accueilli et lui vaudrait des sympathies. J'offris de parler dans ce sens au président du conseil et d'appeler son attention sur l'état d'esprit d'une partie de la majorité. M. Ferry acquiesça, tout en paraissant trouver le moyen insuffisant. Quant à M. Grévy, il témoigna, par quelques mots, qu'il avait l'œil ouvert; toutefois la situation lui semblait moins grave qu'à M. Ferry.

Ces dispositions se développèrent chez les modérés et bientôt elles dominèrent dans la commission du budget, que présidait M. Rouvier. La majorité de ses membres résolut d'ouvrir une crise et, dans ce but, se plaçant en apparence sur le terrain financier, elle obtint le concours de M. Camille Pelletan, qui réclamait énergiquement des économies budgétaires. La commission adopta, le 10 mai, ce projet de résolution de M. Gerville-Réache : « La Cbambre, considérant que les économies contenues dans le projet de budget de 1888 sont insuffisantes, invite le gouvernement à lui présenter de nouvelles propositions. » M. Pelletan lut son rapport à la Chambre le 10 mai et la discussion s'engagea le lendemain. M. Goblet, las des difficultés qu'on lui suscitait, dit amèrement : « Nous quitterons le pouvoir sans regrets ; dans les conditions où il s'exerce, je ne sais pas qui pourrait le trouver enviable. » M. Pelletan défendit la commission contre le reproche d'avoir conspiré le renversement du ministère. Il était sincère, mais d'autres que lui avaient obéi à cette pensée. L'ordre du jour accepté par M. Goblet fut rejeté par 275 voix contre 257, et la proposition de la commission votée par 300 voix contre 133. La crise annoncée par M. Ferry se trouvait ouverte.

Des démarches furent immédiatement tentées auprès de moi pour que je reprisse le pouvoir. M. Grévy m'en pria, le 18 mai. Je consultai les présidents des deux Chambres ainsi que diverses personnalités parlementaires. Les réponses furent très encourageantes et les concours se présentaient de toutes parts. Bientôt j'acquis la conviction que sur la question Boulanger — comme hélas ! sur beaucoup d'autres — les républicains ne s'entendaient guère. La plupart des radicaux n'admettaient pas la formation d'un ministère sans Boulanger, tandis que les amis de M. Ferry n'admettaient pas la formation d'un ministère avec Boulanger. Je dis à M. Grévy que sa haute influence amènerait peut-être un rapprochement entre des opinions que j'avais trouvées irréductibles. Si la divergence malgré tout persistait, il faudrait se résigner à un ministère d'affaires, en attendant que les passions fussent calmées.

Plusieurs jours s'écoulèrent. Le Président manda successivement divers parlementaires. Il fit des offres à MM. Floquet, Brisson, Duclerc, Ferry. Bouvier. Dans la soirée du 25, il me rappela. Avant de me livrer à aucune démarche, il me parut nécessaire d'avoir, sous ses auspices, un entretien avec quelques notabilités du parti modéré, qui se montraient particulièrement hostiles au maintien du général. Le lendemain matin, vers dix heures, une conférence eut lieu dans le cabinet de M. Grévy, entre MM. Jules Ferry, Raynal, Fallières, Rouvier, Cochery, Devès et moi. Ces messieurs me prièrent, en ma qualité de chef de la future combinaison, de leur indiquer mes vues relativement au sort réservé à Boulanger. Je leur exposai que, d'après moi, il y avait moins d'inconvénients à le conserver qu'à l'exclure. Les attaques de Bismarck et de la presse allemande donneraient à son éviction un caractère qui serait dangereusement exploité contre le nouveau cabinet. On ne manquerait pas de dire qu'il avait obéi aux sommations de l'étranger. Parlementairement, il mettrait contre lui cent trente ou cent quarante radicaux qui, se réunissant à la droite, le renverseraient quand ils le voudraient. Il ne vivrait donc qu'avec la connivence de la droite où sa tolérance, situation, à mon avis, inacceptable. Je jugeais plus expédient de conserver le ministre de la Guerre, en l'encadrant fortement. J'avais sur lui un certain ascendant et j'exigerais de sa part des engagements écrits. S'il y manquait, j'évoquerais l'incident devant le conseil, de sorte que sa démission résulterait d'un dissentiment avec ses collègues, au lieu de paraître due à la pression du dehors.

Quelques-uns de mes interlocuteurs ayant mis en doute l'éventuelle fermeté d'un conseil dont la composition était encore inconnue, je leur répliquai : « Je vais vous donner toute garantie à cet égard : pour la majorité des portefeuilles, vous désignerez vous-mêmes les titulaires. Vous serez sûrs dès lors de la décision qui interviendrait... Vous entendez bien, ajoutai-je, que je ne me lierais pas ainsi les mains, si nous étions dans des temps ordinaires. Je fais ce sacrifice parce qu il faut avant tout sortir d'une crise qui énerve le pays et compromet la République. De votre côté, sacrifiez une partie de votre opinion. » MM. Rouvier et Devès se déclarèrent prêts à me suivre; MM. Ferry et Raynal affirmèrent que leurs amis refuseraient cette transaction et ne donneraient leur appui au nouveau cabinet que si Boulanger en était exclu. Dans ces conditions et prévoyant les difficultés qui se dresseraient sur ma route, je déclinai définitivement la mission qui m'était proposée. M. Grévy, témoin des pourparlers, ne blâma pas ma conduite et me remercia de l'effort de conciliation que je venais de tenter.

M. Rouvier, qui dans cette occurrence n'avait rien négligé pour amener la fin de la crise, fut rappelé dans la journée par le président de la République et consentit à former lui-même une combinaison. La nature de ses relations parlementaires et le rôle qu'il venait de jouer dans la commission du budget ne lui permettaient pas de prendre une autre base que l'éviction du général. Il vint me voir et m'offrit de s'effacer, si je croyais, après réflexion, pouvoir me ranger à l'opinion de MM. Raynal et Ferry. Sur ma réponse négative, nous examinâmes les chances de réussite de son entreprise. Je lui communiquai mes renseignements d'après lesquels il serait obligé de s'assurer la neutralité de la droite. Il m'apprit que M. de Mackau avait fait une démarche spontanée auprès de M. Grévy et promettait le concours de ses amis, sans condition, à tout cabinet qui les débarrasserait du général Boulanger : « Pourvu que cela dure! » lui dis-je en souriant. Je l'assurai de toute ma bonne volonté, mais je ne lui cachai pas que mes amis de la gauche radicale reviendraient difficilement de leurs préventions. M. Rouvier avait du courage. Il persévéra dans sa tentative et, le 31 mai, il affronta la Chambre avec un cabinet ainsi composé : Présidence du conseil et Finances, M. Rouvier; Justice. M. Mazeau; Affaires étrangères, M. Flourens; Intérieur, M. Fallières; Guerre, général Ferron ; Marine, M. Barbey; Instruction publique et cultes, M. Spuller; Travaux Publics, M. de Hérédia; Commerce et Industrie, M. Dautresme; Agriculture, M. Barbe.

Il fut immédiatement interpellé par M. Jullien, président de la gauche radicale. M. Lassant dénonça son entente avec M. de Mackau. M. Millerand lui reprocha d'être un essai de revanche du ministère Ferry. Il lui dit aussi : « Vous êtes forcément les protégés de la droite. » M. Rouvier tint tête à l'orage et déclara que, si jamais il se voyait mis en minorité dans le parti républicain, il n'hésiterait pas à se retirer. Toutefois il n'osa pas demander un vote de confiance qui aurait embarrassé ses nouveaux soutiens. Il se contenta de l'ordre du jour pur et simple, qui réunit 302 voix contre 149. Si la droite l'avait voulu, il aurait eu plus de trois cents voix contre lui et se serait trouvé par terre. Dès ce jour la faiblesse de la combinaison apparaissait. Dès ce jour aussi il encourut le reproche de « pactiser » avec les adversaires de la République, reproche qui, en dépit de ses protestations, le suivit, jusqu'à la fin de sa carrière. Pendant ce temps Boulanger grandissait, car il était au fond de toutes ces querelles ; c'est sur lui, en réalité, qu'on se battait.

A la fin de juin, il fut nommé au commandement du 13e corps d'armée, à Clermont-Ferrand. Plusieurs de ses amis lui conseillaient de décliner ce poste, craignant que l'éloignement ne nuisît à sa popularité. Il se présenta chez moi le 3 ou 4 juillet, pour me faire ses adieux et me laissa voir quelque hésitation : « Partez, lui dis-je, sans dépasser d'une heure la date fixée par le ministre. Et une fois là-bas, renfermez-vous strictement dans vos devoirs professionnels. Qu'on puisse dire de vous que vous avez le corps d'armée le mieux tenu de France. Là est votre avenir, et non dans les hasards politiques dont on cherche à vous éblouir. » Il me remercia et m'avoua que ses amis se proposaient de l'escorter à la gare de Lyon. « A tout prix évitez cette démonstration, insistai-je; prenez un autre train ou partez par une autre gare. Soyez inaperçu. » Il parut acquiescer. Plus tard il a expliqué, par je ne sais quel malentendu, la très regrettable manifestation dont il fut l'objet le 8 juillet. Le 14 juillet, son nom fut acclamé par la foule, qui montrait, en même temps, mauvais visage au ministre de la Guerre. La clôture de la session coupa court aux incidents parlementaires dont le général était l'occasion.

Les vacances virent éclater un scandale qui fut le point de départ de la plus vive agitation. Le 7 octobre 1887, on apprit que le général Caffarel, sous-chef d'état-major au ministère de la Guerre, venait d'être arrêté, sous prévention d'avoir fait accorder, à prix d'argent, des décorations dans la légion d'honneur. Le général d'Andlau, sénateur de l'Oise. dénoncé par la rumeur publique, prit la fuite, Des comparses, parmi lesquels la dame Limousin, brusquement célèbre, furent incarcérés. Dans les papiers saisis chez cette dernière, le 2 octobre, se trouvaient deux lettres de M. Wilson, député, gendre du président de la République. Aussitôt que le bruit s'en répandit et avant toute indication sur la teneur de ces lettres, de violentes attaques furent dirigées par certains journaux contre M. Wilson, qui déjà se voyait en butte à de nombreuses hostilités, à cause de ses entreprises de presse. Bientôt ces attaques atteignirent par ricochet M. Grévy, auquel on reprochait d'avoir toléré auprès de lui, à l'Elysée, des pratiques incompatibles avec la dignité du lieu. Si, à ce moment, M. Wilson était allé habiter l'hôtel que le Président venait de faire construire à l'avenue d'Iéna, personne n'en eût été surpris et la polémique aurait perdu beaucoup de son acuité, en tout cas elle se serait détournée de la personne de M. Grévy. Mais la séparation ne s'étant pas opérée et les passions politiques aidant, peut-être aussi des rancunes et des convoitises cachées y trouvant leur compte, l'autorité du Président fut systématiquement sapée, au point qu'on put se demander, au bout de quelques semaines, si elle résisterait à cette épreuve.

Divers incidents, qu'il serait oiseux de rappeler, se rattachant plus ou moins directement à l'affaire Caffarel, entretenaient dans le public et surtout dans le parlement une émotion fiévreuse qui ne permettait plus d'apprécier les choses avec sang-froid et de faire le juste partage des responsabilités. Le 5 novembre, la Chambre des députés accueillit, malgré l'opposition de M. Rouvier, une demande d'enquête présentée par un membre de la droite, M. Cunéo d'Ornano. Le cabinet s'en trouva fortement ébranlé et ne put désormais exercer sur les débats une action efficace. Le 19, elle accueillit également une demande d'interpellation et en ordonna la discussion immédiate, quoique M. Rouvier eût instamment réclamé un léger sursis, pour ne pas risquer de troubler la conversion de la rente française, qui devait se terminer le 23. Le cabinet renversé par ce vote contraire, le président de la République fut à moitié découvert. Les tentatives infructueuses auxquelles il se livra pour le remplacer diminuèrent encore son prestige et l'opinion ne tarda pas à s'établir, dans les milieux parlementaires, que sa retraite devenait inévitable.

La crise ministérielle s'étant prolongée, sans dénouement possible, jusqu'à la fin du mois, M. Grévy, en dépit d'une fermeté peu commune, dut se rendre à l'avis de ses amis. Par son ordre, M. Rouvier prévint les Chambres que, le 1er décembre, un message leur apporterait la solution attendue. Au dernier moment, une lueur d'espoir, aussitôt dissipée, occasionna un ajournement de quelques heures et c'est seulement le 2 qu'eut lieu cette grave communication. Le Président faisait connaître que, devant l'attitude du parlement et l'abstention des hommes politiques qui, tour à tour, avaient décliné le mandat de former un cabinet, il se décidait à résigner ses pouvoirs. La lecture du document achevée, M. Le Royer nous annonça que l'Assemblée nationale se réunirait le lendemain à deux heures pour procéder à l'élection du nouveau président de la République.

Bien que l'événement fût prévu et, à certains égards, souhaité, la notification officielle causa une vive émotion, mêlée de tristesse. Les adversaires mêmes de nos institutions l'écoutèrent dans le silence et le recueillement. J'en fus témoin au Sénat. Pas un mot. pas un geste ne trahit sur aucun banc une satisfaction déplacée. Pour ma part, je songeais à la perte que subissait le pays. Tant de sagesse. tant d'expérience, tant de clairvoyance allaient être désormais inutilisées. Celui qui personnifiait le calme, le sang-froid, la mesure disparaissait pour toujours !

A l'issue de cette séance, un scrutin officieux fut ouvert à la Chambre par le parti radical, pour déterminer quel serait son candidat à la présidence de la Republique. Deux noms furent portés : celui de M. Floquet et le mien. Les voix se partagèrent à peu près également. Mais en raison de celles que je recueillerais au Sénat, je fus adopté comme candidat unique. Le lendemain, à Versailles, une réunion plénière des républicains eut lieu avant le Congrès, afin de prononcer entre M. Jules Ferry et moi. Ici encore les voix se partagèrent (Un accident du voiture me fit arriver à cette réunion plénière avec une demi-heure de retard. Mes amis ont pensé que cette circonstance m'avait enlevé une vingtaine de suffrages et peut-être davantage.). Un deuxième tour de scrutin n'ayant pas amené de majorité, les radicaux qui ne voulaient, à aucun prix, de M. Ferry, décidèrent de voter pour M. Sadi Carnot, susceptible de rallier les modérés. C'est ainsi qu'au premier tour de scrutin, dans l'Assemblée nationale, M. Carnot obtint trois cent trois suffrages contre deux cent douze donnés à M. Jules Ferry; soixante-seize s'étaient portés sur moi, quoique je me fusse désisté, et cent quarante-huit, de droite, sur le général Saussier, candidat malgré lui. Au deuxième tour, les amis de M. Ferry imitèrent les miens et optèrent pour M. Carnot, qui réunit six cent seize voix contre cent quatre-vingt-huit attribuées au général Saussier.

Le nouveau Président, un peu déconcerté par des honneurs qu'il n'avait pas prévus, et plus habitué au travail du cabinet qu'au maniement du personnel parlementaire, se livra tout d'abord, avec une entière bonne foi, à une série de consultations qui étonnèrent par leur nombre et aussi par les noms de certains conseillers. Après quelques tâtonnements, ses vues se précisèrent, il chargea M. Goblet de la formation du cabinet. Celui-ci n'ayant pas persévéré dans sa mission, le mandat échut à M. Tirard, ami personnel, très dévoué, de M. Carnot. Les négociations progressèrent assez rapidement et le ministère se constitua avec une facilité relative. Les principaux collaborateurs de M. Tirard étaient : M. Fallières à la Justice, M. Flourens aux Affaires étrangères. M. Sarrien à l'Intérieur et M. Loubet aux Travaux publics.

Le message du président de la République, du 13 décembre 1887, charma par son honnêteté et par le désir nettement exprimé de venir en aide aux classes laborieuses. On remarqua cette phrase : « Le gouvernement se préoccupera des mesures qui touchent les conditions du travail et de l'hygiène, de la mutualité et de l'épargne. » Elle provoqua le sourire de quelques politiciens, qui ne lui trouvaient pas assez d'ampleur, mais elle dénotait une vue très juste de la période sociale ou socialiste dans laquelle on entrait. Les esprits sérieux comprirent, à plusieurs indices, que la nouvelle magistrature serait celle de la correction et du labeur consciencieux. Après les agitations qu'on venait de traverser, elle répondait au sentiment général.

M. Carnot était un des hommes les plus appliqués que j'aie connus. Son bureau rappelait, par l'ordre et la méthode, le bureau de l'ingénieur des ponts et chaussées qu'il avait été. Il étudiait les dossiers minutieusement, ne signait qu'à bon escient et redoutait les surprises. Il se trouvait remarquablement secondé par son camarade d'Ecole, le colonel Brugère — plus tard généralissime — qui, avec son ardeur militaire, avait comme lui le goût de la règle et de la précision. Sa timidité, qu'il n'a jamais pu vaincre entièrement, prenait un aspect de raideur qui ne seyait pas trop mal à ses hautes fonctions. Il avait conscience de la sécheresse de son geste et souriait de bonne grâce à la malice des caricaturistes, qui ne l'effleuraient d'ailleurs que d'une main légère, sans nuire à la considération dont il jouissait. Ses manières un peu compassées trouvaient leur correctif dans l'urbanité exquise de Madame Carnot, qui faisait les honneurs de l'Elysée avec un tact et un art des nuances qu'aurait enviés plus d'une souveraine. Il a déployé les qualités qu'on attend chez un chef d'Etat constitutionnel, privé d'initiative et de responsabilité : la réserve, le jugement, la prudence. Il veillait sur lui-même et je ne crois pas qu'un mot compromettant, une fausse démarche aient pu jamais lui être imputés. En face du boulangisme débordant, épié par tous ceux qui rêvaient un changement de régime, il avait particulièrement tenu au sang-froid et à la circonspection. Il n'a manqué ni de l'un ni de l'autre et c'est en grande partie grâce à lui que, dans ces conditions difficiles, la République a fait bonne figure et finalement est sortie des épreuves épurée et fortifiée.


Le général Brugère en 1899
Cl. Pierre Petit
Archives de l'Ecole polytechnique, fonds Freycinet

Le ministère Tirard fut, malgré la valeur de plusieurs de ses membres, considéré comme provisoire. Personne ne doutait qu'il serait, à bref délai, remplacé par quelque combinaison plus accusée. On assure que M. Tirard lui-même en avait conscience, qu'il ne voulait pas du pouvoir et qu'il ne l'accepta que pour mettre fin à l'embarras de M. Carnot. Sa déclaration, lue aux Chambres le 15 décembre, recueillit peu d'applaudissements. Son appel pour « continuer l'œuvre de concorde et d'entente républicaines commencée dans la journée du 3 décembre » ne réveilla pas de généreux échos. La Chambre paraissait s'absorber en elle-même. Elle donnait plutôt l'idée d'un champ clos. Elle était comme divisée en trois troupes, prêtes à en venir aux mains. D'un côté, les radicaux, qui avaient pris l'initiative de la candidature Carnot, et qui s'étonnaient de n'être pas représentés dans le gouvernement. En face d'eux, les partisans de M. Jules Ferry, qui ne se consolaient pas d'avoir été évincés de la Présidence. A l'écart des uns et des autres, la droite qui, dispensée des ménagements qu'elle avait gardés vis-à-vis du ministère Rouvier, souriait maintenant au boulangisme et songeait à l'accaparer pour ses propres fins. Au milieu de ces apprêts de lutte, le ministère Tirard ne réussissait pas à s'imposer. Contesté de toutes parts, il dut passer son temps à se défendre. Sa vie se résume en une série d'interpellations à la Chambre. J'en rappelle quelques-unes:

Le 16 janvier 1888, aussitôt après la rentrée parlementaire, un des orateurs de la droite les plus écoutés, M. de Lamarzelle, demanda compte au gouvernement des manifestations populaires des 1er, 2, 3 et 7 décembre, qui avaient eu pour but d'empêcher, par intimidation, les progrès de la candidature Ferry. Les trois premiers jours, dit-il, le conseil municipal en avait pris la direction. Je sais, en effet, personnellement, que son attitude avait été quelque peu révolutionnaire. Mais il était bien difficile aux ministres de M. Carnot, bénéficiaire du mouvement, de scruter ce passé et de se montrer trop rigoureux. L'élection présidentielle étendait une sorte d'amnistie sur des faits assurément blâmables. Après un vif débat, M. Tirard obtint un ordre du jour approbatif, qui ne réunit, toutefois que 259 suffrages, image inquiétante de l'étroite majorité sur laquelle il s'appuyait.

Le 3 février, interpellation de M. Le Provost de Launay « sur l'affaire dite des décorations ». M. Tirard se contenta de l'ordre du jour pur et simple.

Le 20 mars, interpellation plus grave de M. Paul de Cassagnac, qui constatait les progrès du boulangisme. Pour quelles raisons, demanda-t-il, avez-vous mis le général Boulanger en non-activité ? De raisons vraies, il n'y en a qu'une : « c'est que vous avez peur de lui ». M. Tirard exposa les faits avec sa franchise accoutumée. Le commandant du 13e corps s'était porté ou s'était laissé porter — on ne savait pas au juste — candidat aux élections partielles du 26 février, dans les cinq départements de la Marne, la Haute-Marne, la Loire, le Loiret et Maine-et-Loire. Il avait, bien qu'inéligible, recueilli plus de cinquante mille voix. D'autre part, il était venu trois fois à Paris sans autorisation et en se dissimulant, le 24 février, les 2 et 10 mars : d'où le décret de mise en non-activité par retrait d'emploi, du 14 mars. Ce n'est pas tout, ajouta M. Tirard, le général est encore venu sans autorisation, avant d'avoir remis le service, et ses amis ont publiquement invité les électeurs des Bouches-du-Rhône et de l'Aisne à voter pour lui. Aussi de nouvelles mesures de rigueur vont-elles être prises. M. Tirard s'en tira encore par l'ordre du jour pur et simple; mais il entendit de dures paroles : « Comment pouvez-vous résister à ce mouvement qui entraîne une partie du corps électoral? Avez-vous un gouvernement qui ait l'autorité suffisante ? » demanda M. Clemenceau à la Chambre. Hélas! non, on ne l'avait pas. La faute n'en remontait pas à M. Tirard et à ses collaborateurs; ce n'en était pas moins le fait, trop évident.

Les mesures annoncées contre le général Boulanger ne tardèrent pas. Un conseil d'enquête, réuni le 20 mars, conclut à la mise à la retraite d'office; un décret du 27 la prononça. Désormais le général était libre de ses mouvements et éligible. Il pourrait à son gré briguer les suffrages populaires, qu'il recevait précédemment sans oser les avouer. A mon avis, cet acte d'autorité, très légitime, fut une erreur. Boulanger tenait essentiellement à rester dans l'armée : c'était sa gloire, son piédestal. Pour n'en être pas exclu, il aurait fait des sacrifices. On le tenait par là, dans une large mesure. On a mieux aimé la manière forte. A juger d'après les résultats, aucune autre n'eût été pire. Le parlement avait un sentiment confus que le gouvernement ne parvenait pas à dominer la situation. Soit qu'il s'y prît mal, soit qu'il fût desservi par les circonstances, il n'atteignait pas le but. Et c'est le tort irrémissible : un gouvernement doit réussir. Or l'on constatait que le jour même où le conseil d'enquête agitait ses foudres, le 26 mars, le général Boulanger obtenait dans l'Aisne quarante-cinq mille voix, presque la majorité absolue, en tout cas une forte majorité relative.

On se demandait à quelle occasion tomberait ce cabinet, décrété d'impuissance. Le 30 mars, M. Laguerre, un des prosélytes du général, réclama la mise à l'ordre du jour du projet de révision constitutionnelle. M. Rouvier la combattit. MM. Clemenceau et Pelletan déclarèrent qu'ils la voteraient. M. Tirard s'engagea impétueusement contre la prise en considération. La Chambre la prononça par 268 voix contre 237, et le cabinet dut donner sa démission. C'était le troisième qui succombait en un an. M. Ranc l'avait prévu et prédit : « Il est impossible, écrivait-il le 27 janvier, que M. Tirard et ses collègues ne se rendent pas compte qu'ils ne peuvent pas durer, qu'ils ne répondent pas aux exigences de la situation. Ils sont nés et ils resteront jusqu'à leur dernière heure ministère d'attente, ministère de transition, ministère d'intérim. » Il y avait, selon lui, deux présidents du conseil entre lesquels M. Carnot devait choisir : M. de Freycinet et M. Floquet. « Ce dernier, ajoutait-il malicieusement, n'ayant pas été ministre, a sur M. de Freycinet l'avantage de n'avoir contre lui ni hostilités ni rancunes. » M. Carnot, bien inspiré, appela M. Floquet.

Tous ces incidents avaient servi merveilleusement la fortune du général. Son nom avait retenti dans l'enceinte législative. Il accaparait l'attention des pouvoirs publics. Il était au fond de la crise qui venait d'emporter le ministère. Il devenait le pivot de l'agitation politique.

Pendant la courte durée du cabinet Tirard, il s'était produit au dehors deux faits considérables, qui avaient leur contre-coup sur les destinées de notre pays. Le 2 février 1888, l'Abendpost de Vienne publia, par ordre des gouvernements allemand et austro-hongrois, le texte du traité conclu le 7 octobre 1879, et qui établissait entre eux une intime alliance pour résister à l'attaque éventuelle d'une troisième puissance, principalement de la Russie. Cette publication était faite, disaient les deux gouvernements, en vue de démontrer le caractère de leur politique, purement défensive et « guidée par le désir du maintien de la paix ». La lettre du traité ne contredit pas cette assertion et l'on y voit en effet que les forces des deux empires sont mises en mouvement pour repousser l'offensive de la Russie ou de quelque autre puissance soutenue par elle. Il est permis de penser que l'annonce inusitée urbi et orbi de pareilles stipulations avait surtout pour but d'apprendre à tout adversaire de l'Allemagne qu'il se heurterait à un bloc de cent millions d'hommes (aujourd'hui de cent vingt millions, sans parler de l'accession de l'Italie). Si la France savait comprendre cet avertissement, elle devait travailler plus que jamais au rapprochement franco-russe, qui seul pouvait rétablir l'équilibre. Le cabinet Floquet, on le verra, ne manqua pas à sa mission.

Le second événement, plus important encore, est la mort de l'empereur Guillaume Ier, survenue le 9 mars 1888, à huit heures du matin, après quelques jours de maladie. Ce qu'on ne sait pas assez, c'est que Guillaume a été l'élément pacifique de la politique germanique. Il n'était pas au fond l'ennemi de la France. Il s'était décidé avec peine à la guerre de 1870. En 1875 il avait résisté aux desseins agressifs de M. de Bismarck. C'est sur sa volonté expresse que l'affaire Schnaebelé fut réglée en 1887. Tant qu'il restait sur le trône, nous avions lieu de penser que nous ne serions pas injustement attaqués. Qu'adviendrait-il avec son successeur? Un coin du voile avait été soulevé devant moi par le mystérieux correspondant de M. Gambetta à San Remo. L'empereur Frédéric serait pacifique. Plus que pacifique, magnanime. Mais l'empereur Frédéric vivrait-il ?...

Les sentiments du nouveau souverain se firent jour dés son avènement : « Indifférent à l'éclat des grandes actions qui donnent la gloire, dit-il dans son rescrit à M. de Bismarck du 12 mars, je serai satisfait si, plus tard, on dit de mon règne qu'il a été bienfaisant pour mon peuple, utile à mon pays et une bénédiction pour l'Empire. » Parallèlement à cette déclaration solennelle, son fils, le futur Guillaume II, se tournait vers M. de Bismarck comme vers le guide suprême dans la détresse et s'écriait pathétiquement : Notre général en chef (l'empereur Frédéric) est grièvement blessé dans la bataille. Regardons le drapeau et le porte-drapeau qui est le grand chancelier.

Si donc l'empereur Frédéric succombait, la politique tout entière de l'Allemagne se trouverait livrée à M. de Bismarck, sans le contrepoids tutélaire de l'autorité de Guillaume Ier. Telle était la perspective qui s'offrait aux Français, au mois de mars 1888. A ce moment, je reçus de M. Floquet l'offre inattendue du portefeuille de la Guerre.

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Mis sur le web par R. Mahl en 2006