Bernard Paul GREGORY (1919-1977)


Louis Leprince-Ringuet et Bernard Grégory

Né le 19 janvier 1919 à Bergerac (Dordogne). Décédé le 25 décembre 1977 à Elancourt.
Fils de Paul GREGORY, ingénieur, et de son épouse née Cécile Marguerite AESCHLIMANN, de religion protestante.
Marié en 1950 à Florence Adèle VOLK. Enfants : Sylvie, Alain, Pierre-François, Marie-Noelle.

Ancien élève de Polytechnique (major d'entrée et de sortie de la promotion 1938, sorti en 1945) et de l'Ecole des mines de Paris. Corps des mines. Ses études à Polytechnique furent interrompues par la guerre, il séjourna dans un « Oflag » comme prisonnier de guerre.


Biographie de Bernard Grégory (X 1938)

par Louis Leprince-Ringuet (X 20 N)

Publié dans La Jaune et la Rouge, mai 1978.

J'ai connu Bernard Grégory en 1938, lors de son entrée à l'X comme major. J'étais jeune professeur et je le voyais au premier rang de l'amphi avec son allure très exceptionnelle : un mélange d'équilibre, d'intelligence, de sportivité, un sourire accueillant, un grand charme dans son visage lumineux de grand major. Tous ceux qui ont approché Bernard Grégory depuis ont été frappé par le rayonnement qui émanait de tout son être, rayonnement fait de qualités d'esprit et de coeur, de droiture et d'intelligence, portés à leur niveau le plus élevé. Après son séjour dans un Oflag comme prisonnier de guerre, il termine l'X rapidement, sort avec le N° 1 et se rend aux Etats-Unis auprès du professeur Bruno Rossi pour étudier les particules fondamentales par le moyen des rayonnements cosmiques capables de provoquer des interactions de haute énergie. Après son travail de thèse aux Etats-Unis, il revient en France et devient très rapidement sous-directeur du laboratoire de physique que j'avais organisé à l'X depuis 1936.

Lorsqu'il arriva au laboratoire, il trouva Charles Peyrou (X 36), Jean Crussard (X 31), André Lagarrigue (X 45) et un certain nombre d'autres physiciens universitaires. Peu après, André Astier (X 41), vint rejoindre l'équipe de l'X. Bernard Grégory s'imposa très vite par son extraordinaire présence, par son attitude chaleureuse et sa compréhension de l'indispensable travail d'équipe.

C'est avec Charles Peyrou que fut envisagée l'expérience des deux grandes chambres superposées au Pic du Midi de Bigorre, détecteur impressionnant des interactions des rayons cosmiques : cet ensemble a permis de découvrir et de confirmer certaines propriétés des mésons, des mésons lourds et des hypérons. Le Grand Prix Cognacq-Jay de l'Académie des Sciences couronna ce travail. Quelques années plus tard, Bernard Grégory fut élu membre correspondant de l'Académie des Sciences.

Une des caractéristiques du bel équilibre de Bernard Grégory est sa capacité à mettre la main à la pâte, ce qui n'est pas courant chez ceux qui sortent de l'X dans les premiers rangs. Après les expériences sur les rayons cosmiques, ce fut à partir de 1955 une réorientation de l'ensemble du laboratoire à l'occasion de la prochaine mise en service du grand accélérateur de particules, le synchrotron du Centre Européen pour la Recherche Nucléaire (CERN), à la frontière franco-suisse près de Genève. Bernard Grégory prit la direction d'une réalisation audacieuse à l'époque, à savoir une grande chambre à bulles de 81 centimètres, remplie d'hydrogène liquide à basse température. On sait que la chambre à bulles est le successeur amélioré de la chambre de Wilson pour l'obtention des photographies des trajectoires de particules ionisantes. La chambre à bulles à hydrogène arriva au CERN au moment de la mise en service de l'accélérateur : grâce à elle, plus de dix millions de photographies d'interactions nucléaires furent prises et distribuées dans tous les laboratoires européens, apportant une large moisson de découvertes.

En 1958, Bernard Grégory fut nommé Professeur de Physique à l'Ecole Polytechnique [aux côtés de Louis Leprince-Ringuet et de Jean Vignal]. Il fallut beaucoup d'efforts pour aboutir à la création d'une chaire de physique supplémentaire en dehors des deux chaires traditionnelles mais la personnalité de Bernard Grégory joua un rôle important dans cette création non traditionnelle. Son arrivée provoqua une transformation dans l'enseignement. Pour la première fois, on envisagea une mesure révolutionnaire à savoir l'élaboration d'un enseignement unique pour les diverses promotions, qui serait donné non par un professeur au cours magistral mais par toute une équipe qui se partagerait la rédaction du cours, les leçons magistrales et les petites classes. Ce fut le premier départ de ce qui prit ultérieurement le nom de " département ".

Bernard Grégory a toujours aimé enseigner : sa clarté d'esprit, sa précision, son attitude persuasive, sa parfaite élocution, ont fait de lui l'un des meilleurs professeurs de l'Ecole. Ecouter son cours était un enchantement surtout lorsqu'il s'agissait des grandes synthèses auxquelles la logique de Bernard Grégory donnait une clarté particulière.

Lorsqu'en 1965 le CERN chercha un directeur général, après le départ de Victor Weiskopf et son retour aux Etats-Unis, c'est Bernard Grégory qui fut adopté par l'ensemble des physiciens européens et désigné comme directeur général de 1965 à 1970. Pendant cette période, le développement du CERN fut remarquable. Les anneaux d'intersection et de stockage pour protons, appareillages nouveaux et n'existant nulle part ailleurs dans le monde, furent construits et le nouveau grand accélérateur, celui de 300 milliards d'électron-volts (300 GEV) qui est actuellement en fonctionnement, fut lancé sur un site voisin de celui du CERN.

Si Bernard Grégory se vit confier la responsabilité du CERN, c'est naturellement grâce à sa compétence de physicien et à ses qualités humaines mais également à un sens de l'équité qu'il possédait à un très haut degré. A son retour à Paris, je lui confiai la direction du laboratoire de l'X mais peu après, il fut sollicité pour le poste de directeur général du Centre National pour la Recherche Scientifique. Il l'accepta par esprit civique, déchiré pourtant car il savait bien que sa proximité avec la physique et le laboratoire en souffrirait grandement. Là encore, toutes les facultés de Bernard Grégory furent précieuses dans un organisme extrêmement difficile à gérer. Il n'y resta que peu d'années car, en 1975, il se vit confier la direction de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (DGRST). Jusqu'alors il s'était essentiellement battu pour la science mais dans ce dernier poste, la vie fut très dure car Bernard Grégory cherchait naturellement les meilleures solutions pour le pays, pour la recherche fondamentale ou appliquée dans tous les domaines, mais il ne se heurtait pas seulement aux finances, il avait encore à tenir compte de la politique. Préparer une bonne solution, que l'on considère comme la plus valable, et la voir modifiée ou rejetée pour des raisons politiques parfois douteuses, ce fut très dur pour Grégory. Il s'est probablement usé, malgré son aspect extérieur toujours souriant, calme et rayonnant, dans un travail de plus en plus dur, contraignant, correspondant de moins en moins à son idéal de physicien.

Avec la mort brusque de Bernard Grégory, nous perdons un grand Seigneur de la Science.

31 mars 1978

Hommage à Bernard P. Grégory

B.P. Grégory, professeur à l'École Polytechnique est décédé le 24 décembre 1977 à l'âge de 58 ans. Il assumait alors les fonctions de Directeur de la DGRST, après avoir été le Directeur du CNRS et du CERN.

Une cérémonie de commémoration a eu lieu à l'École Polytechnique (Palaiseau) le mardi 23 mai 1978 à 9 h 30 (amphi Poincaré) avec la contributions des orateurs : MM.

Hubert Curien, Président du CNES

André Astier, Professeur à l'Université de Paris VI

Ian Solomon, Professeur à l'École Polytechnique

X. de Nazelle, directeur général adjoint des Relations culturelles aux Affaires étrangères,

sous la présidence de M. Louis Leprince-Ringuet.

S'associent à cet hommage : l'École Polytechnique, le CNRS, IN2P3, le CERN, le CEA et la Société Française de Physique.


L'Association Bernard Gregory porte le nom du célèbre professeur. Voici son résumé de carrière paru sur le site web de l'ABG :


Distinctions


Départ à la retraite de l'ingénieur général Piatier, directeur général adjoint de l'Ecole polytechnique
De gauche à droite : H. Piatier, L. Schwartz, B. Gregory
Collection Piatier


Loïk Le Floch-Prigent, qui fut un collaborateur de Bernard Grégory à la DGRST en 1976-77, s'exprime comme suit dans l'ouvrage Le mouton noir (Pygmalion, 2014) :

Trois personnalités ont marqué la DGRST : Pierre Aigrain, Bernard Grégory et Hubert Curien. Trois personnages charismatiques, au destin exceptionnel, qui inspirent confiance à la communauté scientifique, laquelle attend d'eux une reconnaissance et des moyens de travail.

......

Nommé en 1976 à la DGRST , Bernard Grégory vient de quitter la direction générale du CNRS. Sa personnalité est à l'exact opposé de celle de son prédécesseur [Pierre Aigrain]. Brillantissime ancien élève de Polytechnique et de l'Ecole des mines, il suit le parcours de la méritocratie classique, à cet écart près : il aurait pu préférer une carrière dans l'industrie à des responsabilités dans la recherche. Mathématicien devenu physicien, Bernard Grégory est un fanatique du raisonnement permanent. Il ne dispose jamais d'assez de repères, à l'inverse de l'aventurier qu'était Pierre Aigrain. Il analyse tout jusqu'au détail le plus infime. Avec lui, un rendez-vous entre deux portes peut parfois se transformer en congrès. "Il faut que je me re-normalise", disait-il. Parce qu'il faut absolument refaire tout le cheminement de pensée pour en venir au sujet à traiter, deux heures d'échange suffisent rarement à le mettre en situation de décider. Et il faudra donc y revenir ...

Du point de vue technique et scientifique, cet homme que l'on aurait cru exclusivement réfléchi et prudent devenait un bulldozer. Certains programmes autour desquels les scientifiques se déchiraient, B.G. avait assez de détermination pour les remettre dans la bonne voie. Il incarnait l'esprit scientifique dans ce qu'il y a de plus beau. Mais, placé sous l'autorité d'un secrétaire d'Etat, l'obscur M. Sourdille, il n'avait plus accès au Premier ministre. B. G. aurait pu exiger davantage de considération et de liberté d'action. Malheureusement, il était discipliné. Et il s'épuisait à expliquer nos préoccupations à son médiocre secrétaire d'Etat, sans espoir et, bien entendu, sans résultats. Ecouté du monde scientifique, il ne comprenait pas pourquoi le monde politique lui résistait, pourquoi il s'intéressait follement à l'écume des vagues et jamais à l'océan lui-même.

J'ai été le témoins ému de son désarroi. Pour lui, j'étais l'homme des solutions, le tacticien. Hélas, les attitudes que je lui suggérais heurtaient sa philosophie, sa rigueur, son moi profond. "Loïk, me disait-il affectueusement. Attention : bon à tout, bon à rien !". Il était certes capable de pousser ses interlocuteurs à avouer leur incompétence ou leur ignorance de certaines connaissances à ses yeux fondamentales, mais il ruinait sa santé à vouloir se faire entendre du mur politique. Et c'est un délégué général découragé qui est rentré un jour chez lui. Pour y mourir dans la nuit, lui dont le brio scientifique aurait pu être consacré par un prix Nobel de physique.


Voir aussi : la biographie de B. Grégory sur Wikipedia rédigée par Marcel Froissart, professeur honoraire au Collège de France.