ALBERT DE LAPPARENT ET SA CARRIERE SCIENTIFIQUE

par Ch. BARROIS, membre de l'Institut

Extrait de la Revue des Questions scientifiques, juillet 1909.

La vieille Université de France aime à voir la jeunesse entrer en lice : elle ouvre à ses lauréats la carrière toute grande et leur montre, au loin, l'avenir plein de promesses. Pendant de longues années, l'Alma Mater organisa un « concours général » entre les meilleurs, et son coeur maternel se remplissait de joie et d'orgueil quand un de ses enfants savait à plusieurs reprises, et d'une main sure, cueillir la palme du vainqueur : il était pour la grande famille un objet d'espérances. Elle pouvait tant espérer et tant attendre de cet élève du Lycée Bonaparte, lauréat du concours général de 1857 (Mathématiques élémentaires), lauréat du concours général de 1858 (Mathématiques spéciales), entré premier à l'Ecole polytechnique, sorti premier de cette Ecole et en cette qualité lauréat à 20 ans du prix Laplace de l'Académie des sciences, sorti premier de l'Ecole des mines en 1861, toujours et jusqu'a la fin de ses études en tête de tous ses camarades, d'Albert de Lapparent.

Albert de Lapparent naquit à Bourges, le 30 decembre 1839, d'une famille de vieille race francaise.

Son père, Felix-Remy de Lapparent avait appartenu à l'arme du génie, comme chef de bataillon ; son grand-père, Emmanuel de Lapparent, avait servi comme officier d'artillerie, puis était entré au Conseil d'Etat, et était devenu préfet du Cher ; son arrière grand-père était Charles Cochon de Lapparent, député suppléant du Tiers-Etat du Poitou, préfet de la Vienne en l'an X, et auteur d'une description géographique de ce département. H. de Lapparent, directeur du Service des constructions navales, était son grand-oncle ; et il était neveu, par sa mère, de H. Planchat, directeur du Service des ponts et chaussées. Il conservait surtout de sa naissance ce grand et légitime orgueil d'appartenir à une dynastie polytechnicienne, étant, comme il se plaisait à le rappeler, polytechnicien de 1858, fils de polytechnicien de 1828, petit-fils d'un polytechnicien de la première promotion, celle de 1794. Son grand-père, ayant joui d'une longévite exceptionnelle (il mourut en 1870), avait vu entrer à l'Ecole polytechnique deux fils et deux petits-fils, inaugurant ainsi « un genre de noblesse, pour lequel les quartiers se comptent à la fois par le savoir acquis et par les Services rendus au pays ». Par sa naissance, Albert de Lapparent était ainsi predestiné à combattre pour la noble devise de son Ecole : « Pour la patrie, les sciences et la gloire » ; par ses succès personnels, il semblait désigné, dès sa jeunesse, aux plus hautes situations de son pays.

Son premier pas, au sortir de l'Ecole, fut vers le Tyrol, où il partit, sac au dos, etudier la constitution géologique de cette vallée de Fassa, qui, depuis Leopold de Buch, fixait l'attention des géologues. Elle avait arrêté Studer : « Nicht ohne Scheu, écrivait-il, wage ich es über diese berühmte, von Naturforschern des ersten Ranges vielfach besuchte Stelle Einiges beizufügen ». De Lapparent en choisissant ce massif celebre de Monzoni, comme but de son voyage d'instruction d'eleve Ingenieur de troisieme année, faisait à la fois la preuve de beaucoup d'audace pour un debutant, et de beaucoup de flair pour un géologue.

Tont d'abord, il eut l'occasion de préciser, plus étroitement qu'on ne l'avait encore fait, les caractères de la roche granitoïde du Monzoni, qui lui parut meriter le nom nouveau de Monzonite. Il entrevit que cette roche granitoïde avait pu dériver du meme magma que les mélaphyres. Il s'appliqua également à definir les circonstances du contact de la roche eruptive avec le calcaire triasique, reconnut l'existence de filons de la Monzonite dans le calcaire, et fixa la nature du métamorphisme exercé sur ce dernier. Contrairement aux vues ultraplutoniennes de de Richthofen, l'action des phenomènes chimiques de la voie humide lui apparut absolument préponderante, se traduisant, dans la zone du contact, par le developpement de divers silicates où les éléments de la Monzonite et ceux de la roche encaissante sont associés.

Ces recherches étaient remarquables pour leur époque. De Lapparent, pour son coup d'essai, se rangeait en bonne place dans la petite galerie, bien connue des géologues, de l'auberge du Nave d'Oro, ou au côté de sections géologiques - les plus instructives que l'on connaisse d'apres Marcel Bertrand au point de vue de l'analyse des phenomènes éruptifs - voisinent sur les murs, des portraits, des autographes de géologues du monde entier venus à Predazzo déchiffrer l'énigme, et où chaque année les jeunes savants, descendus de toutes les latitudes, le marteau à la main, fêtent la memoire des maîtres disparus.

Elie de Beaumont, lui aussi, avait levé sa coupe au Nave d'Oro, et le souvenir qu'il avait gardé de la difficile vallée dut contribuer à diriger de Lapparent, son élève, dans le choix de ce premier voyage géologique.

On peut même se demander si Elie de Beaumont n'avait pas eu quelque arrière-pensée, en mettant ainsi de suite à l'épreuve, en face des problemes géologiques les plus ardus, le jeune Ingenieur sur qui de si brillants succés d'école avaient attiré son attention, en éveillant ses espérances. Ce qui est certain, c'est que, dès son retour du Tyrol, il était juge. Il avait donné sa mesure à Elie de Beaumont, et le maitre l'attachait, d'une facon officielle, au service central de la carte géologique, dont il était directeur.

C'est à ce titre que de Lapparent fut chargé de collaborer au relevé géologique detaillé des feuilles de Beauvais, Rouen, Neufchâtel, Laon, Cambrai, Yvetot, Avranches. Les qualités de patience, d'observation continue, d'attention concentrée, qu'exige ce genre de recherches n'étaient pas celles qui dominaient en lui, et il faut bien reconnaitre que les tracés qui lui sont dûs ne se distinguent de ceux des autres collaborateurs du Service géologique, ni par leur exactitude, ni par l'originalite des vues developpées. De Lapparent faisant des levés sur le terrain n'était pas dans la voie qui lui convenait; sans doute, il multipliait les marches sur les sentiers en lacets, mais son esprit allait trop vite pour ses jambes. Cependant il donna des soins tout particuliers à la description physique de la vallée anticlinale du Bray, publiée en 1879, à titre de specimen type des Mémoires pour servir à l'explication de la carte géologique détaillée de la France. Dans cette oeuvre, il chercha à pousser aussi loin que possible l'analyse de la topographie du Bray, montrant l'influence de la stratigraphie sur les formes du terrain ; son étude geométrique du bombement atteignit même par sa précision une réelle originalité, car il put, dans ce pays de paturages, où le sous-sol se montrait si rarement à decouvert, représenter sur des planches, en courbes de niveau, la base de la craie glauconieuse et la surface supérieure de l'argile bleue portlandienne. La détermination si délicate de l'âge du soulevement du Bray, qu'il aborda à diverses reprises, le confirma dans cette idée que les mouvements de l'écorce terrestre sont de longue haleine et peuvent se poursuivre à travers plusieurs périodes successives.

Mais l'observation la plus intéressante à laquelle il ait été conduit, au cours de ses levers pour le service de la carte de France, est celle qui concerne les lambeaux de sable éocène dans le Vermandois et le Cambresis. Il avait été frappé de ce que parfois, au milieu de ces plaines monotones, toutes de craie et de limon, on se trouve en présence d'une carrière de sable blanc, entourée de craie de tous cotés, et présentant neanmoins tous les caractères des sables landéniens, bien que ce sable occupe un niveau très inférieur à celui du Landénien qui couronne les hauteurs. Ces dépôts de sable n'étaient pas inconnus ; mais personne n'avait songé à en suspecter l'allure et on admettait qu'ils avaient dû se former tels quels : de Lapparent fit la preuve que ces gisements resultaient d'effondrements par suite desquels une couverture autrefois continue de dépots éocènes horizontaux s'était, par places, abimée dans des poches de la craie sous-jacente, poches créées sans nul doute par l'élargissement de fissures préexistantes. De cette manière, quelques amas se sont trouves préservés, par leur chute, de la destruction qui atteignait presque partout le reste de l'étage.

Le service de la carte avait, pendant des années, attaché de Lapparent à l'étude des formations crétacées du Nord du Bassin de Paris, et ainsi il s'était trouvé naturellement designé au choix du Gouvernement, quand il fallut un rapporteur pour le projet, soumis lors de l'Exposition universelle de 1867, d'un tunnel sous-marin entre la France et l'Angleterre. C'est à ce titre qu'il entreprit l'exploration sous-marine du détroit du Pas-de-Calais, qui constitue la phase la plus originale et la plus personnelle de sa carrière géologique ; il voulut, avant de se prononcer sur la possibilité de l'entreprise, exécuter certains travaux prealables et poursuivre en mer les traces géologiques qu'il était accoutumé à lever sur le continent. La couche de craie imperméable, dans laquelle il importait que le percement put être constamment maintenu, existait-elle partout dans la partie sous-marine ? Ne subissait-elle pas des interruptions ou des coudes trop brusques ? C'est ce qu'il fallait éclaircir. Dans cette perplexité, de Lapparent eut l'idée d'exécuter une série systématique de sondages en mer, en les combinant avec un relevé hydrographique de précision. Il y réussit, aidé d'ailleurs de la savante collaboration d'hommes comme Potier et Larousse : 7000 coups de sonde furent donnés, 3000 échantillons déterminables furent ramenés du fond, et le tracé des lignes d'affleurement à la surface, du fond de la mer, put être établi sur des données certaines.

Par ce travail, exécuté en Service, de Lapparent avait fait honneur au corps des mines, qui l'en avait chargé. La continuation de ses levers dans le Bassin de Paris, de l'Ardenne à la Normandie, lui permit de rendre de nouveaux et bons offices à la carte géologique de France. De ce nombre sont ses observations sur l'étage oolithique inferieur et sur le Crétacé inférieur des Ardennes ; sur le bassin silurien de Mortain où il parvint à débrouiller le Systeme de failles en échelons qui découpe en lambeaux le grès armoricain et les schistes à Calymènes ; sur les relations du granite et des schistes maclifères de la feuille d'Avranches ; sur l'histoire et la succession des roches éruptives cambriennes de l'ile de Jersey.

L'histoire du limon des plateaux et du Loess ne pouvait manquer de préoccuper un géologue qui avait si souvent parcouru, pour son service, les plaines limoneuses du bassin de Paris. A cette époque, les uns, à la suite d'Élie de Beaumont, admettaient que le limon avait été déposé lors d'un grand cataclysme diluvien, antérieur au creusement des vallées ; d'autres en faisaient une boue glaciaire ; quelques-uns tenaient, avec Belgrand, pour une alluvion de débordement de grands fleuves ; enfin plusieurs acceptaient la théorie éolienne de M. de Richthofen, donnant la prépondérance au transport des poussières par le vent. De Lapparent avait toujours répugné à ces explications, dont chacune lui semblait se heurter à d'insurmontables objections de fait. Frappé de la couleur et de l'état d'oxydation du limon, il s'était rallié de bonne heure à l'idée que ce produit ne pouvait être qu'une boue de ruissellement, déposée à l'air libre par les eaux pluviales. Il eut alors l'idée de rechercher comment se distribuaient géographiquement les dépôts de limon, et il vit que tous jalonnaient pour ainsi dire, la place autrefois occupée par des dépôts tertiaires, et que le limon représentait ainsi le résidu demeuré en place des formations meubles détruites par une longue érosion.

Le travail solitaire sur le terrain ne pouvait cependant absorber tout entier l'esprit, toujours en éveil, de de Lapparent, et dès sa sortie de l'Ecole des mines, à peu près au temps où Élie de Beaumont l'appelait au service de la carte, il acceptait avec empressement la proposition de Delesse de collaborer avec lui à la rédaction de la REVUE DE GÉOLOGIE, insérée chaque année dans les ANNALES DES MINES. Ce recueil avait été fondé en 1862, dans le but d'initier régulièrement les ingénieurs aux progrès de la science, surtout à ceux faits à l'étranger, non par une suite d'extraits se succédant sans ordre, mais par une sorte d'inventaire méthodique des conquêtes accomplies dans chacun des chapitres de la géologie. Le résultat de ce labeur fut la publication de 13 volumes, chacun de 250 à 300 pages.

Ce long travail de compilation, d'assimilation, de rédaction, avait fait de de Lapparent, dès 1874, l'homme de son pays qui avait sur la géologie les connaissances les plus étendues. Les années passées dans le service d'Élie de Beaumont, auprès de Delesse, de Potier, avaient fait en même temps de lui un géologue aux idées élevées et larges, mûr pour toutes les généralisations. Il avait déjà à cette époque rendu d'éminents services à la carte de France par ses observations ; il avait fait honneur au corps des mines et à son pays par ses travaux; il était demeuré, par son mérite et par l'éclat des services rendus, au premier rang de ses camarades de promotion. Il n'avait eu jusque-là que la satisfaction des services rendus, mais le temps des distinctions honorifiques arrivait, et successivement alors on le voit nommé chevalier de la Légion d'honneur, décoré de l'ordre des saints Maurice et Lazare, médaillé de l'Exposition universelle en commun avec MM. Larousse et Potier. C'était le commencement de la moisson prévue. Sa carrière semblait fixée, il n'avait plus qu'à laisser faire le temps ; la tradition polytechnicienne pouvait dorénavant lui suffire. Il avait mérité de pouvoir se reposer sur ses lauriers ; les honneurs, les dignités devaient lui échoir à leur heure et le porter au faîte, automatiquement.

Cependant il avait le goût des choses scientifiques, le sentiment de ce que valent les sciences d'observation par leur rapprochement, l'intelligence des généralisations qu'elles permettent, et aussi le regret amer de voir l'histoire de la terre ignorée du public instruit et l'apanage d'une élite. L'imperfection de nos connaissances, de nos doctrines scientifiques lui était pénible ; mais à l'inverse de certains savants, qui, frappés des lacunes qu'elles présentent, sentent le besoin impérieux de les combler, de Lapparent se trouvait plus touché de la nécessité de répandre ce que nous en possédons de réel. Il estimait qu'il avait le devoir et le droit de partager ce qu'il avait acquis par son labeur, sa méthode, son talent, et de faire briller sa parcelle de vérité. Cette conviction allait l'entraîner dans une voie nouvelle. Sa destinée était de demeurer à la peine, de travailler et de se dévouer pour autrui, en rejetant loin de lui, comme indignes, tous soucis d'intérêt personnel.

C'était en 1875. La liberté de l'enseignement supérieur, longtemps inconnue en France, venait d'être proclamée : les catholiques furent les premiers à en user. Chrétien aussi sincère que savant convaincu, de Lapparent accepta d'emblée la chaire de géologie et de minéralogie offerte à l'Institut catholique de Paris, qui ouvrait ses portes. Il y entrait poussé par sa conscience, et en règle avec le corps des mines auquel il appartenait. Il avait demandé et obtenu pour remplir les obligations de sa nouvelle charge, un congé illimité, conformément aux règlements d'administration publique de 1851, qui admettaient cette position au nombre de celles que peuvent avoir les Ingénieurs du corps des mines.

Ingénieur de l'Etat, en congé sans solde et professeur, de Lapparent se donna tout entier à son enseignement. Un de ses anciens élèves (Adhémar d'Alès : Etudes religieuses, 1908 2.511) a rappelé ce que furent ses premières leçons : « ses auditeurs des années lointaines, se rappellent avec enthousiasme le brio de ses démonstrations, cette diction exceptionnellement brillante, jusqu'à être déconcertante parfois, car la rapidité, la richesse et la splendeur de l'idée laissaient la classe éblouie, mais aussi parfois douloureusement consciente de son impuissance à reconstituer l'ensemble de la leçon. »

Cependant, tandis que de Lapparent, remontant dans les temps géologiques, exposait de la sorte aux jeunes générations, l'ordre et l'harmonie des lois éternelles qui ont présidé à révolution terrestre, et faisait apprécier en même temps que la beauté de l'édifice doctrinal de la minéralogie la part prépondérante que les savants français avaient prise à sa construction, un revirement s'opérait dans les milieux ministériels. Un décret supprimait en 1879 la position de congé illimité, et les ingénieurs dans cette position, parmi lesquels se trouvait de Lapparent, étaient appelés à régulariser leur situation dans un délai de six mois. C'était, pour eux, une mise en demeure d'opter entre leur position d'Ingénieur de l'État, obtenue au concours, et celle de professeur de l'enseignement libre. De Lapparent aurait pu, on l'en avait officieusement avisé, obéir à la lettre du règlement, en sollicitant, à titre de conseil d'une société industrielle, un congé renouvelable qui lui eût été accordé. Mais sa loyauté ne put s'accommoder d'un semblable calcul. Il jugea le subterfuge indigne de lui, indigne de la chaire à laquelle il avait donné son âme et, plutôt que d'en user, il préféra briser sa carrière officielle. Nommé ingénieur à Moulins, il remit sa démission entre les mains de son ancien camarade de promotion, Sadi-Carnot, alors Ministre des Travaux publics, qui l'accepta.

Sacrifié, de Lapparent sut conserver le beau rôle : « Le président Carnot est installé à l'Elysée, disait-il à ses camarades, quand la fête du centenaire de l'École polytechnique lui fournit l'occasion de leur parler, c'est autour de lui que se grouperont, sans distinction d'opinions, les adhérents de la manifestation projetée, et ce sera avec d'autant plus de justice qu'ils pourront saluer en sa personne, non seulement le plus élevé en dignité de leurs camarades, mais le petit-fils de l'un des principaux créateurs de l'Institution. »

Après sa démission d'ingénieur, il se retira dans son petit laboratoire de la rue de Vaugirard. Ce fut là, dans l'isolement de la retraite, dans une position modeste, entre quelques élèves, parmi des collections naissantes, au milieu d'un travail acharné, que son talent - ce qu'il y eut de vrai et de personnel dans son talent - réchauffé et exalté par les causes immortelles dont il s'était fait le champion, allait se révéler et lui permettre d'être, par sa science, l'apologiste de sa foi. Il y écrivit ces Traités didactiques, qui firent rayonner la valeur de son enseignement dans le monde savant tout entier. Après six années de professorat, au cours desquelles il avait exploré à fond le domaine de sa science, de Lapparent se trouva en mesure de livrer au public un traité où toutes les questions que soulève la géologie étaient abordées avec plus de détails et en même temps dans un esprit plus marqué de généralisation, qu'on ne l'avait encore fait dans aucun manuel antérieur.

Pour apprécier comme il convient le rôle de de Lapparent et la valeur du service rendu par ses traités, il est nécessaire de se reporter aux circonstances de leur apparition et d'envisager, dans un coup d'oeil rapide, l'état de l'enseignement de la géologie à cette époque. L'histoire de la terre ne manquait pas alors en France d'interprètes distingués ; assurément les auditeurs de Fouqué, de Gaudry, de Daubrée, n'avaient rien à apprendre d'un traité, concernant les caractères des roches, des fossiles, ou les progrès de la géologie expérimentale ! Ceux qui suivaient les leçons de Lory ou de Gosselet, sur les Alpes, sur les Ardennes, n'avaient plus à apprendre non plus d'un traité, comment on disséquait une chaîne montagneuse et comment on la reconstituait. Mais tous ces cours, excellents en eux-mêmes, étaient très spécialisés. Aucun professeur d'Université chargé d'enseigner la géologie (en même temps d'ailleurs que la minéralogie et la paléontologie) n'avait su se montrer à la fois original et complet, dans l'exposé d'un ensemble aussi vaste. Quelques-uns développaient avec éclat certaines branches de la science, mais la plupart, je l'avoue pour ma part, s'efforçaient laborieusement d'adapter aux besoins d'un auditoire régional les chapitres des manuels étrangers. Tous les cours donnés étaient incomplets. Les élèves ne pouvaient acquérir dans aucune université de France l'ensemble des connaissances géologiques concernant les minéraux, les fossiles, les terrains et la genèse du sol de leur pays.

Quand parurent les traités de de Lapparent, ce fut une révolution dans l'enseignement de la science de la terre. Ceux qui professaient à cette époque ne l'ont pas oubliée ; un trésor de documents se trouva mis à la portée de tous, maîtres et étudiants y puisèrent à l'envi.

En dehors de leur action immédiate, ils eurent encore l'avantage de donner l'impulsion à de nouveaux travaux et de permettre aux membres de l'enseignement - conscients de posséder pour la préparation de leurs leçons un exposé moderne des questions étrangères à leur spécialité - la libre poursuite et le développement de leurs recherches originales. Les savants français ne furent pas seuls à se louer de la publication du Traité. Le professeur de géologie de l'Université de Strasbourg, W. Benecke, prédit son succès dès son apparition : « Wir zweifeln nicht, dass das Werk in weiten Kreisen belehren und anregen wird ». Et l'éminent et regretté professeur de l'Université de Munich, K. von Zittel, questionné à ce sujet, me déclarait « qu'il tenait le Traité de de Lapparent non pas seulement comme un bon livre, mais comme le meilleur qui existât sur la matière, et qu'il était couramment consulté dans les universités allemandes ».

C'est qu'en effet il y a peu de traités de géologie, s'il en est, qui soient également bons dans toutes leurs parties. La géologie touche à tant de choses, que bien peu d'auteurs sont aptes à en embrasser l'ensemble avec une égale maîtrise. Elle est la synthèse de toutes les connaissances scientifiques, dans leur application à l'histoire du globe terrestre. Elle est l'histoire, vécue en mille endroits à la fois, de tous les temps et de tous les êtres. Quiconque entreprend d'écrire cette histoire doit suivre à travers les âges l'admirable évolution accomplie par la vie organique, suivant le plan divin, et dévoiler, avec le secours de la minéralogie, de la chimie et de la physique, les lois éternelles qui ont présidé aux phénomènes inorganiques dans la formation du globe : de Lapparent était particulièrement préparé à remplir cet office, par la variété et l'étendue de ses connaissances, comme par les qualités naturelles dont il était doué. Il avait acquis à l'Ecole la plus haute culture mathématique ; l'art des mines était devenu son propre ; il s'était fait naturaliste et classificateur en formant, de ses mains et pour ses élèves, d'importantes collections de paléontologie et de minéralogie ; enfin il s'était familiarisé avec l'oeuvre et avec la pensée même de tous les géologues contemporains par la rédaction de sa REVUE DE GÉOLOGIE. A tous ces avantages s'ajoutaient chez lui un talent d'exposition exceptionnel, un besoin inné de l'ordre et de l'harmonie, un don mystérieux de clarté et de lumière et par dessus tout une volonté ardente, exaltée par le dévouement à une cause aimée. Pour élever l'esprit et l'âme des jeunes générations savantes, il avait résolu de tout sacrifier, tout jusqu'à cette suprême et surhumaine joie de l'homme de science pénétrant par ses découvertes dans l'inconnu. Pour son enseignement, en effet, il avait renoncé à ses recherches personnelles, cessé ses explorations, déserté le laboratoire pour la table de rédaction, laissé le marteau pour la plume, et abandonné le poste d'éclaireur pour les fonctions de l'intendance. « L'avenir sans doute éclaircira bien des choses qui sont encore obscures. Mais il en est, dès à présent, qu'on peut considérer comme établies avec un haut degré de vraisemblance, et c'est l'ensemble de ces notions, au moins très probables, sinon complètement acquises, que nous voudrions aujourd'hui mettre en pleine lumière » (de Lapparent : L'écorce terrestre, p. 6).

Un principe philosophique général devait le guider dans cet essai grandiose de synthèse du globe, celui de l'unité des forces naturelles et des lois auxquelles elles obéissent.

Le succès des traités de de Lapparent ne pouvait rester cantonné au petit groupe des adeptes. Rarement semblable accueil fut fait à une oeuvre didactique, au point que cinq éditions de son Traité de géologie furent en 25 ans nécessaires ; à l'heure qu'il est [texte publié en 1909], plus de 14000 exemplaires en sont en circulation par le monde, dont plus de la moitié a pris le chemin de l'étranger. Le nombre des exemplaires vendus dépasse celui de tous les membres inscrits dans les sociétés géologiques du monde entier.

Les cinq éditions successives ont chacune leur caractère propre. Les deux premières l'emportent par l'importance du service public rendu à l'enseignement ; elles ont, de plus, rendu classiques nombre de coupes et d'observations françaises. La troisième édition est écrite par un auteur beaucoup plus documenté et plus érudit encore ; il s'est assimilé les travaux des explorateurs, qui, dans l'intervalle, avaient fait beaucoup plus que doubler la superficie géologiquement connue de notre planète. Leurs études avaient mis au jour une foule de faits nouveaux, propres à élucider nombre de questions demeurées obscures et à permettre des essais de synthèse et le développement des belles généralisations dont MM. Suess et Neumayr avaient donné le signal. L'auteur ne manque pas d'enregistrer les principaux résultats acquis, il fait ressortir l'allure nouvelle qu'ils impriment à nos connaissances, et il est même des points de doctrine pour lesquels il n'a pas hésité à changer la manière de voir qu'il avait primitivement adoptée. La valeur documentaire du Traité allait ainsi augmentant sans cesse, mais l'outil mis entre les mains des travailleurs allait en même temps s'alourdissant : le traité tendait à devenir un ouvrage de références et à passer de la table du laboratoire, aux rayons de la bibliothèque. Allait-il perdre ses qualités éducatrices essentielles ? Ce souci dut être la raison déterminante des efforts faits dans les dernières éditions pour grouper tous les faits de la géologie autour de quelques idées directrices, qui en formassent comme la trame continue.

L'auteur se rapprochait ainsi de l'idéal entrevu dès sa première communication à la Société géologique de France en 1868, celui d'écrire une histoire de l'écorce terrestre, inspirée de l'esprit qui préside à la narration des événements humains. De même que le rôle de l'historien digne de ce nom consiste à ordonner le récit des faits, en les groupant de manière à faire ressortir la part de chacun d'eux dans le développement des nations comme dans l'évolution générale de l'humanité, ainsi il convenait d'exposer les événements qui ont concouru à la formation de l'écorce terrestre, de telle sorte qu'on puisse suivre à la fois la transformation progressive des conditions physiques de la planète et l'évolution de la vie à sa surface.

La méthode d'exposition s'était ainsi transformée graduellement au cours des éditions successives, mais le plan général était demeuré le même. Nous voudrions, en le retraçant dans ses grandes lignes, insister spécialement sur les points où l'oeuvre nous a paru le plus personnelle.

L'étude des Phénomènes actuels constitue la première partie du Traité de Géologie ; elle se distingue par le souci constant et par le succès avec lesquels l'auteur s'est efforcé d'imprimer dès l'abord à sa géologie le caractère d'une science exacte. L'observation constitue la base positive de tous les raisonnements déductifs de la géologie ; elle apprend par la considération du présent, le mode des travaux accomplis par les forces de la nature dans le passé. De Lapparent rendit ces prémisses plus solides, en remplaçant, autant qu'il dépendait de lui, l'observation directe des phénomènes actuels, par la mesure de leur action et par le contrôle des données expérimentales. On en peut citer comme exemples, les applications qu'il a faites à la géologie des lois de la mécanique, des principes et des formules des hydrauliciens Collignon, Dausse, Duponchel, Belgrand ; ainsi que la façon dont il a mis en oeuvre les données fournies par tant d'ingénieurs, de marins, de météorologistes, dans leurs rapports et statistiques de commissions officielles.

La main de l'auteur se reconnaît dans le chapitre relatif aux lois du relief terrestre ; l'altitude moyenne du continent fixée jusque-là à 305 m y est portée à 600 m, valeur qui depuis est montée à 700m. Quant aux lois mêmes de ce relief, il en a mis en vedette le caractère fondamental, qui réside dans la dissymétrie des versants, consécutive à un effort latéral de plissement.

Il a montré aussi que la formule relative à la situation littorale des chaînes de montagnes devenait exacte pour toutes les chaînes, si on l'appliquait, non à l'époque actuelle, mais à celle du principal effort de soulèvement, en reconstituant par la pensée les mers qui, à ce moment, baignaient le pied des montagnes nouvellement formées, occupant alors une dépression complémentaire de la saillie montagneuse.

Une autre contribution personnelle de l'auteur est apportée dans la considération des troubles atmosphériques qui, dans nos régions, accompagnent toujours le moment des équinoxes ; ils résultent de l'inversion que doit subir alors la distribution des isobares, puisque les centres de pression, établis en été sur les océans, doivent se transporter en hiver sur les continents.

La géothermique, basée sur les observations de température des grands sondages et des tunnels, les recherches récentes sur la question des anomalies de la pesanteur, la nouvelle signification attribuée aux phénomènes de déplacement des rivages, lui ont tour à tour fourni l'occasion de considérations originales.

Il fut des premiers à mettre en évidence les résultats remarquables des recherches modernes relatives aux tremblements de terre, établissant l'indépendance absolue de la volcanicité et de la sismicité, la répartition des séismes et leur relation avec les raideurs du relief, et aussi la distinction dans les ébranlements sismiques importants, suffisamment éloignés, de trois phases vibratoires successives. Les deux premières phases cheminent par l'intérieur de la terre, avec une vitesse variable selon la distance, tandis que la dernière, la plus sensible, se propage par l'écorce solide avec une vitesse constante ; la différence observée, à une même station, entre les heures d'arrivée des deux séries suffirait à faire présumer la distance du foyer sismique. Ces constatations fournissent un moyen inattendu de pénétrer les secrets de la composition intérieure du globe.

De Lapparent désignait sous le nom de géologie proprement dite, la géologie historique qui distingue et décrit les périodes successives de l'histoire de la terre : elle est la grande histoire qui absorbe la meilleure activité des géologues, celle qui profite surtout de l'activité des sociétés spéciales, et des levers exécutés en tous pays, par les services officiels. Elle a donné lieu à une bibliographie si volumineuse, qu'aucune vie humaine ne suffirait de nos jours à la dépouiller : chaque pays a sa bibliothèque géologique particulière, ses descriptions locales, ses étages, sa carte et sa terminologie. C'est cependant dans ces archives régionales, qu'il faut puiser ses documents pour écrire une géologie au courant de la science, et, parmi tant d'observations souvent contradictoires, distinguer celle qui est exacte de celle qui ne l'est pas, reconnaître à chacune son importance relative, attribuer à chaque auteur sa part proportionnelle dans le mérite collectif des conclusions générales. Pour accomplir une telle sélection, il faut être un filtre qui recueille tout, arrête automatiquement les troubles, et laisse passer clair, cela seul, qui sera utilisable pour la synthèse finale. De l'aveu unanime, de Lapparent s'est approché de cet idéal, et sa géologie proprement dite a une valeur documentaire unique. Dans les premières éditions, il s'excusait de ne donner que de sèches énumérations de coupes de détail, mais progressivement, à mesure qu'il possède plus complètement lui-même le développement des périodes, il les anime ; il les remplace dans les éditions suivantes, par des aperçus d'ensemble, sortes de résumés paléo-historiques, qu'il arrive finalement à représenter d'une façon graphique en des cartes paléo-géographiques.

On ne peut passer sous silence une autre modification survenue entre ses 2e et 3e éditions, à la suite d'une publication faite en collaboration avec Munier-Chalmas sur la nomenclature des terrains sédimentaires, où tant de changements arbitraires sont apportés à la nomenclature et à la classification reçues. Peut-être cependant eût-il été mieux inspiré, si, plus fidèle à sa méthode usuelle, il avait ici encore apporté la lumière, au lieu d'innover, et mis un ordre définitif parmi les matériaux cosmopolites réunis sous l'impulsion des congrès géologiques internationaux. Mais quoi qu'il en soit des noms nouveaux qu'il lui plut d'imposer à certaines divisions du temps, l'analyse qu'il en a faite demeurera comme la synthèse de ce que furent nos connaissances historiques, en géologie, à la fin du XIXe siècle.

Son esprit critique s'est exercé sur l'histoire de tous les temps et il s'essaya à la présenter de diverses façons. Dans ses premières éditions, il décrit successivement les périodes du globe, les systèmes ; dans les dernières au contraire, il s'arrête à des divisions plus étroites et fait connaître les étages les uns après les autres, leur composition, leur faune, leur flore, leur répartition géographique. Dans cet exposé de l'histoire des formations sédimentaires, il ne s'est nulle part borné au rôle de compilateur ou de simple critique ; pas plus d'ailleurs qu'il ne fit dans l'examen des théories relatives au volcanisme, aux causes des éruptions, à l'élaboration des magmas.

Persuadé, à l'exemple d'Élie de Beaumont, que certains agents chimiques, dits minéralisateurs, avaient dû jouer un rôle important dans la cristallisation des roches éruptives, de Lapparent, à qui nous devons aussi une classification de ces roches, s'est attaché à recueillir des preuves en faveur de cette conception : il a cru en trouver une d'assez grande valeur dans le fait que toutes les roches éruptives modernes du type acide, riches en silice et pour cela plus difficiles à fondre, se montrent accompagnées d'émanations solfatariennes, c'est-à-dire de gaz et de vapeurs d'une incontestable activité chimique. C'est encore à des formations solfatariennes de cette nature, consécutives d'éruptions déterminées et influencées dans leur résultat, à la fois par la nature des roches encaissantes et par la lutte des émissions thermales avec les eaux douces ou salées de la surface, qu'il attribue la formation de la plupart des gîtes métallifères. Il s'est toujours opposé à ceux, assez nombreux, qui voient dans les filons concrétionnés, des sécrétions latérales des roches encaissantes, et dans les roches éruptives, le produit d'une fusion ultérieure d'anciens sédiments : il faisait valoir contre ces derniers que toutes les réactions actuelles qui se passent dans les profondeurs de l'écorce terrestre s'opèrent visiblement dans un milieu réducteur; et comme les roches acides, telles que les granites, ont leurs éléments portés à un haut degré d'oxydation, cet état doit être considéré comme primordial et dû à la composition même du magma superficiel qui les a engendrées.

Dans les éditions successives de son Traité, de Lapparent réserva toujours pour le dernier livre, l'exposé de ses idées sur l'orogénie et les théories géogéniques. Elles constituaient à ses yeux, le couronnement de l'édifice, et il se montrait par là, jusqu'à la fin, continuateur de l'Ecole d'Elie de Beaumont, en même temps que son représentant le plus brillant. L'évidente ordonnance qui préside à la disposition des accidents du relief terrestre, l'a engagé à rechercher à la suite du maître, si cette ordonnance ne pourrait pas recevoir une expression géométrique ; et tandis que celui-ci la trouve dans le réseau pentagonal, il la cherche, à la suite de Green, dans un réseau tétraédrique, tenant comme un résultat considérable de pouvoir grouper ainsi, autour d'une même idée très simple, les données fondamentales de la géographie du globe.

Son analyse des dislocations terrestres l'avait amené à cette conviction qu'on ne pouvait pas les attribuer d'une façon générale à des effondrements en masse de compartiments entiers, glissant sous le seul effort de la pesanteur, le long de cassures préexistantes. Bien plus, abordant la question théorique du refroidissement et de la contraction de l'écorce, il montra que notre globe pouvait difficilement perdre plus d'un demi-degré par million d'années, et que la contraction résultante était tout à fait insuffisante pour répondre aux exigences de la doctrine des effondrements. Il a fait voir ensuite quelle erreur on commettait en cherchant à apprécier la diminution du rayon terrestre d'après l'état de plissement de certaines régions,comme si ces parties plissées étaient autre chose que des lambeaux, appelés de droite et de gauche, lors de leur chute, entre deux cassures et soumis ensuite à une énergique compression.

Ainsi la compression latérale demeurerait le facteur principal des dislocations de l'écorce, faisant naître ici des lignes de relief, là des dépressions ; et si la croûte se rapproche en masse du centre, il pourrait très bien se faire que parfois la tête des plis principaux s'en éloignât, en sorte qu'il y aurait soulèvement, non seulement relatif, mais encore absolu. Il faut reconnaître combien cette conception de l'effort latéral de plissement, localisé au voisinage de la surface, est d'accord avec les vues théoriques récentes sur le refroidissement progressif d'une sphère primitivement fluide.

Le Traité de géologie dont nous venons de retracer les grandes lignes, est un livre de science pure. Mais il est un autre traité de de Lapparent, écrit pour une autre catégorie de lecteurs, plus intéressés à l'examen de la surface habitée de la terre, qu'à l'étude de sa structure profonde, et qui lui a fait plus d'honneur peut-être, bien qu'il nous paraisse d'une facture moins personnelle. La géographie physique était en France purement descriptive et statistique ; de Lapparent estima qu'il importait de la rendre plus rationnelle, et qu'elle devait être expliquée par les événements successifs des temps géologiques qui ont déterminé les formes actuelles. L'état présent du globe est le résultat des états antérieurs, aussi bien en géographie qu'en histoire. Le modelé terrestre a été influencé par le mode de dépôt des strates, par leur nature, par leurs destructions et érosions qui ont joué un rôle immense, bien compris seulement depuis quelques années, par les phénomènes glaciaires, par l'action de la mer sur les falaises, par l'action des rivières sur les continents : c'est ce que de Lapparent sut apprendre aux géographes français.

Dans son exposé des Phénomènes actuels, en géologie, de Lapparent avait déjà montré comment la pluie, la gelée, les rivières, agissant sur un sol préparé par des forces internes, étaient les facteurs du modelé terrestre; il lui suffit, pour écrire ses Leçons de géographie physique et obtenir un succès qui dépassa beaucoup le cercle de ses premiers lecteurs, d'animer et de rajeunir son canevas primitif, par l'introduction des notions récentes, introduites par les géographes américains et si habilement développées par W. M. Davis. Hâtons-nous de dire qu'il ne se borna pas toutefois à considérer, d'une manière générale, la genèse des formes actuelles de la terre, il a examiné successivement les diverses régions de l'Europe, de l'Asie, de l'Océanie, de l'Afrique, de l'Amérique, expliquant partout les aspects géographiques rencontrés, par les faits géologiques qui les ont déterminés.

Les trois éditions qu'il publia de ses Leçons de géographie physique, apprirent aux lettrés que si l'on pouvait lire l'histoire de la terre sans être un savant de profession, on ne pouvait la comprendre qu'en ne séparant jamais l'étude des formes actuelles de la considération du passé, qui les a engendrées. Ainsi il jetait le pont entre la géologie et la géographie, en prouvant par le fait la fécondité d'un accord entre ces deux domaines du savoir humain. Et ce pont amena, à la suite des géographes, vers la vision de quelques rayons de science et de vérité, un monde inattendu, celui des amis du paysage, ravi de voir ceux-ci prendre une vie nouvelle, avec la révélation des cycles de changements dans lesquels chacun d'eux est perpétuellement entraîné.

Historien de la terre, de Lapparent n'eût pu considérer son oeuvre comme complète, s'il n'avait exposé aussi les caractères des espèces minérales qui composent l'écorce et le rôle qu'elles y jouent. Ce fut la raison d'être de son Cours de minéralogie ; ses élèves le lui réclamaient d'ailleurs. Il réussit en le présentant sous la forme la plus élémentaire, à faire pénétrer dans l'enseignement les doctrines cristallographiques de Bravais, si bien complétées par Mallard. Il facilita du même coup aux géologues, l'accès des méthodes optiques de la pétrographie moderne. L'oeuvre eut la chance de paraître juste au moment où le progrès des études optiques venait de remettre en question le système cristallin de la plupart des espèces, rendant ainsi surannés presque tous les ouvrages de minéralogie déjà publiés, et de nouvelles éditions devinrent rapidement nécessaires. Chacune enregistra de nouveaux progrès. Dans la 2e édition, la partie optique reçût de nouveaux développements et l'auteur, utilisant les beaux mémoires que, dans l'intervalle, Mallard avait publiés, put présenter, sur les groupements cristallins, l'isomorphisme et le polymorphisme, un essai succinct de synthèse, susceptible de se résumer dans deux curieuses propositions : d'abord que la nature, par une sorte de tolérance systématique, admet des matériaux légèrement dissemblables à la construction d'un même édifice minéral ; ensuite que, par des combinaisons d'individus de même espèce, qui réalisent la conquête d'une symétrie supérieure à celle de chacun d'eux, elle semble s'ingénier à placer les minéraux dans les conditions les plus propres à garantir leur résistance aux agents extérieurs de destruction.

La troisième édition fit de larges emprunts aux traités de MM. Tschermak, Renard, Lacroix. La quatrième mit à profit les travaux de M. F. Wallerant, sur les groupements cristallins. Par ces travaux, quelques obscurités qu'avaient pu laisser subsister les théories anciennes, semblaient dissipées, en même temps qu'un ordre très séduisant s'introduisait dans le sujet si difficile et si compliqué des macles. La nouvelle doctrine, loin de rien répudier d'essentiel dans l'oeuvre poursuivie d'Haüy à Mallard, empruntait à ce dernier la féconde notion de symétrie-limite, pour en faire, par une heureuse extension, le pivot de toutes ses conceptions.

Ce qu'il y a de plus surprenant dans le Cours de minéralogie de de Lapparent, c'est qu'en quelques années il put en donner quatre éditions. Il sut, malgré l'aridité légendaire du sujet, faire apprécier des lecteurs de langue française la beauté de l'édifice doctrinal de la minéralogie, son incomparable degré de précision, et la merveilleuse harmonie des phénomènes matériels dont l'étude de la matière cristallisée fournit la preuve éclatante. C'est ainsi qu'il était apprécié dans le NEUES JAHRBUCH FÜR MiNERALOGIE, par la plume autorisée de Max Bauer : « Von allen anderen Lehrbuchern der französischen Litteratur ist das vorliegende dem Gebrauch von Fachmineralogen wohl das geeignetste ».

L'ensemble des traités de de Lapparent sur la minéralogie, la géographie et la géologie constitue par son importance une série didactique telle, qu'aucun savant n'en écrivit jamais dans aucun pays, une oeuvre à la fois personnelle et complète, où il serait difficile de signaler un chapitre déplacé, indigne des voisins : partout l'auteur a su rester à la hauteur du sujet. Ses volumes eurent une vogue que les ouvrages de science pure ont rarement acquise, et le distingué secrétaire général de la SOCIÉTÉ BELGE DE GÉOLOGIE, M. Vanden Broeck (Vanden Broeck : SOCIÉTÉ BELGE DE GÉOLOGIE, T. 19, p. 281) pouvait dire : « que l'apparition des nouvelles éditions de ces livres constituait de véritables événements scientifiques ».

Les succès qu'il obtint par ses livres, n'étaient dépassés que par ceux qu'il devait à sa parole. Il était de ces hommes qui savent se faire écouter, possédant le talent de charmer leurs auditeurs et le don plus rare de maintenir sous le charme leurs interlocuteurs désarmés. Mais ces dons précieux et ces talents enviés ne constituaient pas de Lapparent tout entier : il avait en réserve d'autres qualités pour ceux qui l'approchaient dans l'intimité, et pour ceux, plus nombreux, qui le rencontraient dans les sociétés savantes, où il fréquentait assidûment. Il s'y épanchait librement et volontiers, et c'est dans ces moments d'épanchement, dans le laisser aller familier de paroles volantes, ou dans le feu des critiques, que l'on voyait se dégager le fond de son caractère. Sans doute l'amour de la science en constituait le trait essentiel, et il le témoignait assez par l'attention extrême avec laquelle il suivait les communications ; ses remarques frappées au coin du jugement attestaient à la fois de la vivacité de son intelligence et de la netteté de ses vues, comme aussi de la solidité et de la généralité de ses connaissances. Mais son penchant pour l'ordre et la lumière n'était pas moins vif que son sentiment pour la science : il excellait dans une discussion à mettre en relief le résultat acquis, à isoler les points essentiels, à rendre simples pour tous, les exposés diffus et complexes. Ses relations étaient faites de courtoisie, de droiture, d'affabilité ; et son intervention était d'autant mieux venue dans les réunions que, loin de chercher à imposer ses vues personnelles, à la façon des esprits sectaires, de Lapparent restait toujours préoccupé de découvrir ce qu'il y avait de bon dans les idées de ses confrères. Il s'employait alors à les faire accepter. Limpide ou enjoué, pressant ou entraînant, il n'avait de traits acérés que quand il se croyait en face de l'erreur conquérante. Esprit ouvert et séduisant, aux sentiments indépendants et au coeur dévoué, il semble que de Lapparent n'ait vécu que pour rendre aux autres la route plus plane et plus sûre.

Mais parmi les multiples sociétés qui bénéficièrent de son activité et de son dévouement, une mention spéciale est due à la Société Géologique de France : elle fut la première à faire appel à lui, et il se donna à elle sans arrière-pensée. Pour cette petite patrie, il avait les sentiments d'un fils, et d'un fils qui tenait pour sa mère : « La géologie, disait-il à ses confrères au début de sa carrière, est une bonne mère, qui n'a pas coutume d'élever ses enfants dans la crainte et le tremblement. La science géologique s'apprend au prand air, en face de la nature et loin de tout appareil. Tous ceux qu'elle réunit sur le terrain, quel que soit leur âge, partagent les mêmes fatigues, endurent les mêmes intempéries, se réjouissent au même soleil et s'assoient à la même table ». Cette commensalité devait laisser chez lui une empreinte qui ne s'effacerait pas. Aucune science, disait-il encore, n'établit entre les hommes des liens aussi étroits et aussi solides, « aucune ne peut mieux contribuer à effacer les préjugés, et à produire cette union si désirable qui, née sur le terrain de la science, ne tardera pas à prévaloir dans toutes les autres branches de l'activité humaine ». Par ses réunions, en effet, où la discussion est libre et vivante, par ses excursions où assistent les maîtres et les élevés, par l'habitude de travailler en commun et de vivre de la même vie, la Société géologique a su établir entre ses membres des liens de fraternité cordiale d'une rare puissance, une confraternité scientifique dont tous sont jaloux : de Lapparent demeura toujours parmi eux le modèle. Au sortir des bancs de l'école, il avait été ému de se trouver soudain à la Société géologique, au côté de sea maîtres, entre Elie de Beaumont, Constant Prévost, de Verneuil, Hébert, Gaudry ; il avait senti quel prestige leur présence assidue donnait aux séances, et quel honneur, quel contrôle précieux c'étaient pour les jeunes de parler devant de tels maîtres. Il n'oublia jamais cette leçon et donna à ses confrères, entre autres exemples, celui de l'assiduité. L'intérêt des séances lui tenait fort à coeur, et il y contribuait largement par des communications, par des exposés où, remettant de nouvelles questions à l'étude, il imprimait un stimulant énergique à l'activité de tous. Son influence allait grandissant dans les conseils de la Société à mesure des services qu'il y rendait, et son autorité lui permettait semblablement de diriger une discussion ou de railler au besoin l'humeur belliqueuse de certains de ses confrères, amis des combats au point que « l'on serait parfois tenté de croire que la plume des géologues a le même manche que leur marteau ». Tantôt défenseur des traditions et des principes des fondateurs, il rappelait que la Société libre, dégagée de tout esprit de coterie, indépendante de toute doctrine d'école, fut toujours ouverte à tous ceux qui voulaient y chercher quelque appui pour leurs travaux. « Nous entendons rester fidèles à la science pure, écartant soigneusement de notre route tout ce qui pourrait introduire chez nous d'autre préoccupation ».

Il était devenu l'âme de cette société, qui groupait, dans une union fraternelle, tous les Français amis de la géologie, et il en fut longtemps le porte-paroles autorisé. La confiance de ses collègues l'appela à la présidence dans toutes les occasions solennelles : lors de la célébration du cinquantenaire de la Société en 1880, lors de l'exposition universelle de 1900 et de la session du Congrès géologique international à Paris. La Société l'ayant chargé en 1907 de porter ses voeux à la Société géologique de Londres, qui avait convié les géologues du monde entier à fêter son centenaire, ce fut à lui qu'échut l'honneur insigne de parler le premier, à Londres, au nom de tous.

de Lapparent s'était acquis la considération et les suffrages du monde savant. Il s'était fait une place dans tous les milieux intellectuels où il avait su faire apprécier ses éminentes qualités, et successivement on le vit présider avec le même éclat qu'il avait fait pour la Société géologique, la Société de minéralogie, la Société géographique, et divers congrès scientifiques.

Mais le monde savant ne constituait à ses yeux qu'une caste ; il aspirait à procurer la jouissance et le bienfait de la science à d'autres, en aussi grand nombre que possible. Ce fut la raison qui le décida à aborder une autre élite, généralement indifférente, parfois hostile, aux controverses des savants ; il le fit dans une série de revues : le CORRESPONDANT, la REVUE DE L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS, la REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES. Il voulait faire oeuvre d'homme d'action, en même temps que de savant, et montrer l'accord de sa science et de ses convictions religieuses.

Dans ces milieux nouveaux, si largement ouverts à la critique, il se garda, fidèle à sa méthode, de réclamer pour aucun des systèmes qu'il préconisait quelque chose qui ressemblât à un privilège d'infaillibilité ; il se maintint systématiquement sur le terrain de l'observation et de l'expérience, persuadé que ses démonstrations auraient plus de force aux yeux de ceux qui voudraient y chercher un témoignage en faveur de croyances supérieures, autrement importantes, il faut bien l'avouer, pour le perfectionnement de l'humanité, qu'une connaissance plus exacte du sol qu'elle foule aux pieds.

Pour lui, l'oeuvre accomplie par le savant n'était jamais définitive ; la science admettait sans cesse de nouveaux perfectionnements. Homme de parti, appelant sa science au secours de sa foi, il tenait à mériter qu'on le tint pour un rapporteur impartial et scrupuleux de l'état actuel de la science, supérieur au parti pris, ne cherchant sa force que dans des arguments scientitiquement démontrés.

L'histoire de la terre devait lui fournir ses horizons les plus lumineux ; il estimait qu'aucune autre ne lui permettrait de mettre mieux en évidence l'ordre et la suite qui existent dans la nature, et qui, affermissant sa foi, le remplissaient de tant d'admiration. Mais, soit crainte que son thème ne parût trop étroit à un public non spécialisé, soit désir d'étendre son action, il élargit considérablement le cercle de ses études ordinaires : son érudition dépassait singulièrement les limites de la géologie. Chroniqueur scientifique sans égal, on le vit pendant des années, à l'affût de toutes les actualités qui ressortissaient au domaine de la science ; et successivement, il décrit l'âge de fer, notre âge de fer et il devine le rôle prochain des constructions métalliques ; il examine la situation des chemins de fer en France et la circulation à la fin du siècle ; il expose les principes de la Télémécanique et les expériences de M. Branly ; il aborde aussi les questions relatives aux atomes, aux molécules, à la matière radio-active. Puis il suit les géographes, de l'équateur aux pôles, et leurs découvertes lui fournissent l'occasion d'exposés savants sur les déserts, les glaciers, les pôles ; il discute les causes de l'ancienne extension des glaciers, et parle du déplacement de l'axe des pôles. L'éruption de la Martinique lui fournit l'occasion de développer les nouveaux aspects du vulcanisme, et un tremblement de terre l'amène à expliquer la nature de ces frémissements.

Il ne perdait pas une occasion d'exposer dans son style aisé, sous la forme claire et singulièrement limpide qui lui était propre, les problèmes scientifiques à l'ordre du jour, et même, pour éveiller la curiosité des lecteurs indifférents, il n'hésitait pas à user de titres qui forçaient l'attention : Paris aux travaux forcés, Les surprises de la stratigraphie, L'épopée saharienne, La fièvre polaire, etc. Nombre de ces articles sont des chefs-d'oeuvre d'exposition familière et il serait difficile de dire par qui ils étaient plus goûtés, des gens du monde auxquels ils étaient destinés, ou des savants, toujours surpris de voir exposer de la sorte, par un des leurs, les questions les plus ardues.

Jamais de Lapparent ne se trouva arrêté par la difficulté de présenter joliment un sujet technique, quelque spécial qu'il fût. Est-il en effet des problèmes plus difficiles, parmi ceux que soulève la géologie et apparemment plus fermés pour le grand public, que ceux qui ont trait à la formation de la première écorce terrestre, à la nature et au sens des mouvements de cette écorce, à la destinée de la terre ferme, à la durée des temps géologiques ? Ce sont cependant des questions que de Lapparent a cherché à faire pénétrer dans les couches profondes des lecteurs, sans même leur faire grâce des controverses auxquelles elles donnaient lieu. Il osa ainsi défendre devant le public, dans de petits livres vendus à bon compte, l'hypothèse de la nébuleuse primitive terrestre, il y plaida en faveur des soulèvements contre les affaissements du sol, il imprima que la vie avait pu mettre neuf cent mille siècles à se développer sur la terre. Sans doute une partie de ceux qui le lisaient a pu perdre de vue les bases de ses raisonnements, mais tous ont retenu que l'histoire de la terre était de longue durée, qu'elle s'exprimait en termes finis et que l'expression numérique de cette durée n'a pas besoin d'emprunter une unité différente de celle qui sert aux calculs de l'humanité. Cet enseignement fut apprécié de telle sorte que huit éditions de ces livrets furent publiées, enlevées en un temps et en un pays où la foule préfère cependant disserter d'échéances plus prochaines que celles qui absorbent l'attention des géologues.

Dans un livre Science et Apologétique, qui devait être le dernier sorti de sa plume, il voulut défendre ses idées religieuses et s'opposer au prétendu antagonisme des sciences et de la religion : il établit dans ces pages vibrantes que si la vérité religieuse n'est pas susceptible d'une démonstration purement rationnelle, rien dans la science n'est en opposition avec les croyances religieuses. Il sut sauvegarder devant les incrédules l'honneur de sa religion et le fondement de sa croyance, mais en même temps il donna aux croyants une saine appréciation de l'oeuvre accomplie et des services rendus par la science. Le petit livre est remarquable par l'étendue de l'érudition qu'il y déploie : la géométrie, la mécanique, la physique, la chimie, les sciences exactes et naturelles viennent témoigner à leur tour. C'est à elles qu'il en appelle, comme aux sources de ses idées philosophiques, et, fort de leur mutuel appui, il fournit de nouveaux arguments en faveur des causes finales et des notions de perfection et d'harmonie qui président à l'ordre du monde.

Dans l'histoire religieuse de ces dernières années le nom de de Lapparent ne fut pas mêlé seulement aux questions d'apologétique, mais aussi, et d'une façon plus personnelle encore, aux questions qui touchent à la politique et à l'économie religieuses. Au lendemain de la séparation de l'Église et de l'État, il était des 23 catholiques éminents qui adressèrent aux évêques une supplique devenue célèbre. Il écrivit aussi, pour les catholiques, un article sur le devoir de concentration, où il les engageait à concentrer de préférence leurs efforts sur le terrain légal. Les convictions religieuses s'alliaient chez lui à la plus parfaite tolérance. « Ah ! qu'il eût aimé à voir régner partout la concorde, pour savourer amplement, à la faveur d'une paix fondée sur une mutuelle indulgence, les plus hautes jouissances de l'esprit et du coeur (de Lapparent : éloge de Fuchs) !»

Il dut goûter une de ces jouissances, le jour où l'antique Université de Cambridge, fondée au temps de la réforme pour lutter contre l'influence des moines, et où les diplômes n'étaient donnés jusqu'en 1858 qu'après profession de fidélité à l'église anglicane, lui décerna le titre de Docteur honoraire. Son coeur dut être agité de sentiments bien divers, quand il vit les portes de la vieille citadelle s'abaisser, à leur honneur et au sien, devant le professeur catholique militant, devant le commandeur de l'ordre de St-Grégoire le Grand. (« To day there is in my mind something that you perhaps can hardly realize » Cambridge, Discours du récipiendaire, QUART. JOURN. GEOL. Soc., 1909, p. 162). .

C'était le réconfort d'un souffle libéral, réchauffant, au soir de la vie, et sous ce ciel « where the greatest respect for the past allies itself with a strong love for progress », le savant fatigué déjà, mais dont la valeur, le charme, la sincérité, avaient su se faire apprécier.

Par la droiture de son caractère, autant que par la souplesse de son talent, de Lapparent avait su, au cours d'une vie si diverse et si féconde, gagner la sympathie et provoquer l'admiration de tous, et de ceux-là mêmes qu'éloignaient de lui leurs conceptions religieuses, sociales ou politiques.

Ses pairs l'avaient introduit comme membre d'honneur dans la plupart des Académies et Sociétés savantes : Académie royale de Bruxelles, de Rome, géographique de Berlin, géologique de Londres, etc. Les savants français lui témoignèrent leurs sentiments à son égard, en le faisant entrer en 1897 à l'Académie des sciences. Dix ans plus tard, en 1907, une imposante majorité lui attribuait le poste de Secrétaire perpétuel de cette Académie et le faisait succéder à Berthelot et à son maître Elie de Beaumont. Hélas, de Lapparent n'a pas assez vécu pour rendre comme Secrétaire perpétuel tous les services que l'Académie attendait de lui ; il fit assez cependant pour mériter les regrets unanimes de ses confrères, quand la mort vint le frapper d'une façon si imprévue, moins d'un an après sa nomination.

Malgré ses 69 ans, il était resté jeune et alerte, au physique comme au moral, et rien ne pouvait faire présager sa fin. Il ne connut ni les atteintes de la vieillesse, ni le repos mérité du travail, ni même ce besoin si général à l'homme de réserver dans sa vie une part pour la famille. De Lapparent ne savait se donner à demi ; et il s'était donné tout entier aux siens, comme il s'était donné à la science, à son enseignement, à sa foi. Ses amis, accueillis sous son toit hospitalier, se réjouissaient de la douceur de sa vie privée, à un foyer uni et calme, auprès d'une compagne digne de lui, entouré de ses enfants, dont il faisait l'orgueil et le bonheur. Il avait épousé, en 1868, Mademoiselle Adèle Chenest, et de cette union heureuse naquirent neuf enfants, dont trois moururent en bas âge ; les autres lui donnèrent de son vivant huit petits-enfants. C'était en famille, au milieu de ses enfants et de ses petits-enfants, qu'il goûtait, au temps des vacances - quand il n'y avait ni congrès, ni réunions - ses joies les plus intimes. Il menait alors une vie patriarcale, à la campagne, au grand air, auprès de la bisaïeule vénérée, dans le vieux bien familial de la Cassine, retiré au fond des collines forestières de l'Argonne qui constituent l'enceinte orientale de l'Ile-de-France. Dès l'aube, il partait avec les plus vaillants de la famille. Il parcourait, avec eux, les grands bois qui s'échelonnent au rebord du plateau, ou tantôt, laissant les contreforts boisés, s'aventurait dans les prairies humides des vallées longitudinales, et parfois, quand l'état de l'atmosphère l'y conviait, il montait voir le panorama géologique sur le plateau découvert du faîte de l'Argonne. Dans ces promenades, il recherchait les arbres connus, quittés l'année précédente, saluait ses chênes préférés et ses vieux hêtres au feuillage toujours sombre. Partisan du reboisement, il eût aimé voir ses bois plus étendus déborder, en les enrichissant, les vallées herbues et les plateaux dénudés, et il prenait la chaîne et le niveau, traçait des chemins d'exploitation parmi les rochers et les pentes boisées, dressait des plans d'aménagement, plantait des pépinières, ou décidait des coupes de l'hiver. Mais combien étaient courtes, pour de Lapparent, ces villégiatures du forestier, et combien souvent il dut constater que les défilés de l'Argonne, qui avaient arrêté des armées, étaient incapables d'arrêter, dans sa marche, un éditeur chargé d'épreuves à corriger ! Jamais cependant il ne demanda grâce ; on le trouvait toujours prêt pour l'action.

La superbe activité de de Lapparent s'était développée sans arrêt, pendant cinquante ans.

Travailleur infatigable, son labeur s'est manifesté par une série presque ininterrompue de publications où tour à tour il a abordé les questions spéciales et les problèmes généraux de l'histoire du globe, l'exposé didactique de trois sciences, la discussion des relations de la science et de la religion. Sans jamais chercher à créer une doctrine qui lui fût personnelle, il a néanmoins exercé, eu fait, une véritable juridiction parmi les géologues de son temps, d'autant plus efficace et d'autant mieux acceptée, qu'elle n'admettait d'autre souci que la recherche de la vérité, d'autre sanction que celle de l'opinion publique. Personne autant que lui n'a contribué à répandre en France les notions modernes concernant l'histoire de la terre, la connaissance et l'ordonnance des lois qui président à l'évolution du monde inorganique. Il a fait penser beaucoup d'hommes, et non aux choses qui les divisent le moins, leur montrant par son exemple, qu'une noble façon d'aimer son pays et son temps, est de travailler avec ardeur à préparer l'avenir, sans méconnaître le passé. Et il a mérité que son oeuvre s'impose à tous, comme un témoignage en faveur de la liberté d'enseigner.

Bonne et utile, sa vie a été belle par son unité. Le cours s'en est déroulé suivant une voie très droite, illuminée par la splendeur de sa foi. De Lapparent était un croyant. Il avait foi en la science, sans la croire infaillible ; foi dans l'affection, le dévouement, l'honneur, le sacrifice, choses qu'il tenait pour plus belles et plus nobles que tous les résultats du haut savoir ; foi dans les vérités religieuses, qui planent au-dessus des contingences humaines ; foi même dans la justice des hommes ; foi dans ses rêves d'école et de camaraderie polytechnicienne ! Et sa foi ne devait être démentie en aucun point : il avait mis son idéal plus haut que les réalités terrestres.

Homme de combat, il eut durant sa vie, cette paix radieuse que l'Ecriture promet aux hommes de bonne volonté. Il a laissé en mourant une mémoire glorieuse pour son école et pour son parti, un nom pour la science française.


A voir : Autres biographies de Albert-Auguste COCHON de LAPPARENT (1839-1908)