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Un grand français
MONGE
Fondateur de l'Ecole polytechnique
par Louis de Launay

Membre de l'Institut
Inspecteur général des Mines
Professeur à l'Ecole supérieure des mines
et à l'Ecole des Ponts et Chaussées

Publié par EDITIONS PIERRE ROGER, Paris

CHAPITRE VI
SEJOUR A PARIS ET SECONDE MISSION EN ITALIE
(26 OCTOBRE 1797 — 26 MAI 1798)

Établissement de la République Romaine. — Préparatifs de l'expédition d'Egypte.

Monge, rentrant à Paris à la fin d'octobre 1797 en ambassadeur de Bonaparte, était en droit de penser qu'il allait reprendre enfin une vie plus normale et plus conforme à ses goûts; mais cette halte ne devait pas durer plus de trois mois et, dès la première semaine, les événements s'y accumulaient : nomination de directeur à l'École polytechnique; présentation du Traité au Directoire; enfin, mariage de sa fille cadette, longtemps différé dans l'attente de ce retour.

La question de l'École polytechnique était urgente depuis plusieurs mois. L'École traversait à ce moment une phase critique. Menacée, sous prétexte de réorganisation, par la jalousie des autres écoles, accueillie avec indifférence sinon avec méfiance par le gouvernement, elle avait compris qu'il lui fallait l'appui incessant d'un homme tel que Monge, qui s'intéressait à elle comme à son enfant et qui gardait, en même temps, l'influence d'un homme politique. Monge, malgré son absence, était resté instituteur de stéréotomie. On décida de le nommer directeur, à la place de Deshautschamps, fatigué par son grand âge [DESHAUTSCHAMPS était un ingénieur militaire, général de brigade. Voir Archives nationales F 17 1739. 8 vendémiaire an VI]. Dès le 5 août, Monge étant encore en Italie, Deshautschamps lui-même fit une double démarche auprès du ministre et auprès de Mme Monge pour offrir sa démission et obtenir que Monge acceptât le poste. Monge, informé aussitôt par sa femme, exprima plus de résignation que de plaisir, comme toutes les fois que l'on recourait à lui pour une direction : « Je suis fâché que l'on pense à moi pour la place de directeur de la pauvre École polytechnique. Indépendamment de ce que je suis moins propre qu'un autre à des fonctions administratives et aux démarches qu'exige du Directeur l'état menaçant dans lequel est l'École, cette fonction me prendra du temps et m'empêchera d'achever le travail relatif à la partie d'instruction dont j'étais chargé. Au reste, je ferai de mon mieux... Ah! si la pauvre République allait comme l'École ! Mais il y a loin de la coquille de noix au vaisseau de cent vingt canons ! » [Lettre de Venise, 26 août 1797].

Le 16 septembre, comme Monge était retenu à Passariano, Prieur, qui préparait alors un rapport sur l'École polytechnique, lu à la tribune le 4 décembre 1797, revint trouver Mme Monge pour l'adjurer de presser son mari, disant que, si celui-ci tardait à revenir, l'École tomberait tout à fait. En conséquence, le 22 septembre, le Conseil avait officiellement voté la nomination de Monge et, dès le lendemain du jour où Monge fut rentré à Paris, le Directoire sanctionna ce choix. [Archives nationales AF III 475 (2921-33). Rapport présenté au Directoire par le ministre de l'Intérieur, le 7 brumaire an VI (28 oct. 1797) et arrêté du même jour].

A ce moment, la nouvelle de Campo-Formio causait une profonde sensation dans Paris. Le Directoire, si mécontent qu'il fût d'avoir vu mépriser ses instructions, dut s'incliner devant le sentiment public qui saluait avec des cris de joie la paix, la première paix imposée par un général républicain, et fut forcé de ratifier le traité avec toutes les apparences de la plus complète satisfaction. En attendant qu'on pût voir et fêter le héros lui-même, ses ambassadeurs participaient à sa popularité. Dans sa lettre adressée au Directoire pour lui annoncer l'événement, Bonaparte, après avoir présenté le général Berthier, avait ajouté sur Monge les paroles les plus flatteuses : « Le citoyen Monge, un des membres de la Commission des Sciences et Arts, est célèbre par ses connaissances et son patriotisme. Il a fait estimer les Français par sa conduite en Italie. Il a acquis une part distinguée dans mon amitié... Accueillez, je vous prie, avec une égale distinction le général et le savant physicien. Tous les deux illustrent la patrie et rendent célèbre le nom français. Il m'est impossible de vous envoyer le traité de paix définitif par deux hommes plus distingués dans un genre différent. » [Correspondance de Napoléon, t. III, 390].

La réception eut lieu, le 31 octobre, avec le cérémonial antique qui plaisait à l'époque. Le Directoire entra solennellement dans sa salle des séances, précédé de ses huissiers et accompagné des ministres, des membres du corps diplomatique et de nombreux officiers généraux. Puis, le ministre de l'Intérieur amena Berthier et Monge, le premier tenant un rameau d'olivier, symbole de la paix, qu'il présenta au Directoire, et l'on entendit la succession ordinaire des discours : le ministre faisant l'éloge des envoyés et ceux-ci, l'un après l'autre, commentant le traité. Voici quelques extraits du discours de Monge qui nous intéresse seul [Extrait des registres des procès-verbaux du Directoire exécutif. Séance du 5 brumaire an VI, et procès-verbal de l'Institut, 16 nov. 1797]. Il y exprime, dans un style pompeux, les sentiments que nous lui connaissons, manifeste son admiration pour Bonaparte et fait déjà une allusion significative à l'Egypte :

« Citoyens Directeurs, de tant d'ennemis coalisés contre la République naissante, il n'en reste donc plus qu'un seul... Tous les enfants de la Gaule, jadis confédérés en un seul corps de nation, arrachés depuis aux liens chéris qui les unissaient, après vingt siècles d'esclavages successifs et divers, fiers de ne plus former qu'un même peuple, vont donc être rendus à leur antique vertu... Vous n'êtes pas, Citoyens Directeurs, au terme de vos travaux, et une nouvelle carrière, plus glorieuse peut-être, s'ouvre devant vous... Le gouvernement anglais et la République française ne peuvent coexister... Si j'avais dans mon pays l'autorité que de grands services rendus à la Patrie et de grandes vertus avaient acquise à Caton dans Rome, je me garderais bien de l'imiter. Je dirais aux premiers magistrats de la République : « Détruisez un gouvernement qui a corrompu la morale du monde entier; mais conservez une nation à laquelle l'Europe est redevable d'une grande partie de ses lumières; n'opprimez pas une nation qui a donné Newton à l'Univers!... »

«Alors, Citoyens Directeurs, le champ de la gloire ne sera pas entièrement moissonné pour vous. Vous aurez, dans l'intérieur, deux ennemis mortels à combattre : l'Ignorance et la Superstition... Vous élèverez partout des autels à la Vérité... On ne désertera plus son culte consolateur pour celui de son épouvantable rivale.

« Je ne vous parlerai pas de la gloire de nos braves armées. Celle de l'armée d'Italie retentit jusqu'au fond de la haute Egypte... Il est utile que les Républicains, les amis du gouvernement que nous avons choisi, sachent que le général en chef de l'armée d'Italie est aussi recommandable pour son dévouement à la gloire de son pays, pour son respect pour les lois de la République et par toutes les vertus civiques, qu'il est célèbre par son ascendant sur la Victoire et par la sagesse avec laquelle il sait en user... O mânes révérées de Vercingétorix, vous êtes bien vengées ! Soyez accessibles à la consolation! Il a fallu deux mille ans à la nature pour vous produire un successeur... »

[Concernant l'allusion à l'Egypte : Le traité de Campo-Formio, par l'occupation de Corfou, où fut établie une escadre de guerre, permettait de dominer l'Adriatique et, par là, de menacer la Méditerranée orientale.]
On aura remarqué que Monge, comme au temps où il était ministre de la Marine, s'obstinait, en parlant de l'Angleterre, à distinguer entre le peuple et son gouvernement, comptant sur les sentiments démocratiques du premier pour se débarrasser du second. C'est un genre d'illusion sentimentale qui nous reste trop familier. [Note de la mise en web : ce texte a été rédigé en 1933]

Le lendemain de cette cérémonie, Monge en célébrait une plus intime, le mariage de sa fille Louise avec Joseph Eschassériaux, un conventionnel comme son premier gendre Marey, un thermidorien attaché au Comité de Salut public et maintenant membre du Conseil des Cinq-Cents. Mme Monge avait préparé et décidé le mariage en son absence. Monge, en adressant de Rome ses félicitations à sa fille, ajoutait une phrase assez singulière pour expliquer qu'il n'écrivait pas à Eschassériaux, « peut-être par la même raison qui l'a rendu paresseux à prendre la plume », et il exprimait l'espoir qu' « un jour ils ne seront plus gênés vis-à-vis l'un de l'autre ». Était-ce de se trouver dans la situation imprévue de beau-père et de gendre : Eschassériaux étant son collègue et presque son contemporain ?

Le court séjour que Monge fit alors à Paris ne présenta guère d'incidents intéressants que ceux qui l'associèrent à Bonaparte. Le 11 novembre, il reparut à l'Institut. Mais, ce même jour, Bonaparte, dont l'amitié était exigeante, lui écrivait de Milan, en le remerciant de lui avoir envoyé son discours : « J'espère que je vous verrai à Rastadt avec le général Berthier. » On sait qu'à ce moment Bonaparte venait d'être nommé plénipotentiaire à Rastadt, en même temps que général en chef de l'armée d'Angleterre, et qu'il fit à Rastadt une courte excursion triomphale, dans laquelle il emmena Joséphine. Je ne sais si Monge eut le temps de se rendre à une invitation qui ressemblait à un ordre. Mais, soit absence, soit maladie, on ne trouve plus sa signature pendant tout un mois sur les feuilles de présence de l'Institut : ce qui contraste avec son assiduité habituelle quand il était à Paris.

Dans cette séance du 11 novembre, il s'était trouvé associé à un vote important, pour lequel on l'avait attendu, et qui concernait encore son cher général. Deux mois auparavant, Carnot, membre de la Section de mécanique depuis le 1er août 1796, avait été brutalement rayé par une loi du 19 fructidor, en même temps qu'il était décrété d'accusation comme monarchiste. Carnot, qui devait, une vingtaine d'années plus tard, être exclu une seconde fois de l'Institut, mais alors comme régicide, avait dû s'exiler en Suisse, à Nyon, pour ne pas être envoyé à la Guyane comme Barthélémy, et le hasard avait même failli amener sa rencontre avec Bonaparte allant à Rastadt, qui se contenta de faire arrêter un malheureux soupçonné d'avoir conduit le proscrit. La place de Carnot se trouvait ainsi vacante et, le 26 septembre 1797, le ministre de l'Intérieur demanda à l'Institut de pourvoir à son remplacement. Le 22 octobre, la Section de mécanique proposa une première liste, qui ne fut pas acceptée parce qu'il manquait trois membres de la classe, et, le 11 novembre, jour de la rentrée de Monge, la Section de mécanique proposa, selon l'usage, une liste de douze membres dont la classe des Sciences retint trois : Bonaparte, Dillon et Mantalembert (Bonaparte en tête), pour soumettre l'élection définitive à l'assemblée générale de l'Institut.

Avant que celui-ci se fût prononcé, Bonaparte faisait à Paris, le 5 décembre, un retour triomphal, qui fut comme une répétition préliminaire du retour d'Egypte avant le 18 Brumaire. Puis, le 10 décembre, la fête de la Victoire fut célébrée dans la grande cour du Luxembourg : les Directeurs en costume romain, assis devant l'autel de la Patrie, et le vainqueur passant sous une voûte de drapeaux flottants portés par des vétérans ou des généraux. A la suite de quoi, le Directoire offrit un grand banquet, auquel il semble bien que Monge ait assisté avec les autres commissaires et les principales autorités de Paris. Enfin, le 25 décembre, l'Institut ratifia l'élection de Bonaparte (jusqu'alors Buonaparté), qui, le lendemain soir, prit séance en costume entre ses amis Monge et Berthollet.
[Expédition d'Egypte, III, 12. Mémoires de Rovigo, I, 25. Arnault raconte {Souvenirs, IV, i3) avoir accompagné Bonaparte ce jour-là de la rue de la Victoire au Louvre où se tenait l'Institut : trajet pendant lequel, le général voulant rester inconnu, sa voiture fut fouillée par les douaniers. A la séance, Chénier récita un poème en l'honneur du général Hoche.]
Pendant tout cet hiver et jusqu'à son départ en Egypte au début de mai, le général devait affecter une grande assiduité aux séances. Il se montrait très fier de son nouveau titre et s'entourait de savants, ce qui lui permettait d'éviter des manifestations politiques prématurées.

Le 21 janvier 1798, eut lieu à Saint-Sulpice la cérémonie annuelle pour commémorer la juste punition du dernier roi des Français. L'Institut y assista en corps et Monge dut le trouver tout naturel. Bonaparte, qui commençait à se séparer des Jacobins, refusa d'être mis en évidence comme général et ne voulut paraître que confondu avec le reste de l'Institut.

Le 30 janvier, le procès-verbal de l'Académie montre Bonaparte chargé avec Coulomb, Prony et Périer d'un rapport « sur une voiture mue par la vapeur d'eau », c'est-à-dire, particularité curieuse, sur un ancêtre des automobiles. La note à examiner, relative à cette voiture, avait été apportée par Bonaparte lui-même. Ce jour-là, Monge assistait pour la dernière fois à la séance. Le lendemain, en effet, il recevait une nouvelle mission qui le renvoyait en Italie, d'où, quatre mois plus tard, il allait s'embarquer directement pour l'Egypte. Cette fois, on ne l'envoyait plus pour choisir et emballer des manuscrits ou des objets d'art, mais pour jouer le rôle, quelque peu dictatorial, d'un proconsul, d'un législateur.

Depuis que la forte main de Bonaparte avait cessé de se faire sentir en Italie, la situation s'y était rapidement modifiée. La République Cisalpine, artificiellement formée de tronçons épars, témoignait des velléités d'indépendance, sévèrement réprimées par Berthier. Partout l'agitation gagnait. Le Directoire, agissant comme le font aujourd'hui les Soviets [Note de la mise en web : ce texte a été rédigé en 1933], avait envoyé dans toute l'Italie des organisateurs de propagande révolutionnaire, contre lesquels les cours de Rome et de Naples protestaient vainement. Les éléments de trouble en profitaient. Joseph Bonaparte, notre ministre à Rome, encourageait ouvertement les Jacobins. On cherchait un prétexte pour ajouter une République Romaine à la glorieuse liste des républiques. Une émeute du 28 décembre 1797, dans laquelle fut tué le général Duphot [Archives nationales AFIII. 498 (3135-5). Voir AFIII-77, 11 nivôse an VI, une très longue lettre de Joseph Bonaparte sur cette émeute], permit à Berthier de marcher sur Rome et, comme on va le voir, d'enlever le pape pour le transporter à Sienne. C'est alors que, le 31 janvier 1798, le Directoire chargea « les citoyens Daunou, Florent et Monge de se rendre tout de suite à Rome en qualité de commissaires, à l'effet d'y recueillir des renseignements exacts sur les faits qui se sont passés le 8 nivôse, d'en rechercher les véritables auteurs et d'indiquer les mesures propres à empêcher que de semblables événements ne se renouvellent » [Voir à ce sujet AF III 77, une correspondance de l'ambassadeur d'Espagne Azara (qui avait déjà joué un rôle dans les négociations de 1796) avec Joseph Bonaparte)]. Talleyrand avait commencé par proposer Daunou, Florent et Cabanis. Puis, il avait récrit le 24 janvier : « Parmi les personnes qui pourraient être envoyées à Rome, j'ai oublié de vous parler du citoyen Monge, qui est aimé et considéré des patriotes du pays. »

L'objet réel de la mission était indiqué dans des instructions confidentielles [Archives nationales AFIII 498-3135, pièces 9 et 10]. Il s'agissait, au fond, non pas d'enquêter, mais « de faire disparaître le gouvernement actuel de Rome et d'y substituer un gouvernement libre et représentatif », conforme au projet de constitution arrêté à l'avance par le Directoire, de déterminer les communes à y donner leur adhésion, de rédiger les lois, de nommer les membres des corps législatifs et tous les fonctionnaires publics : en résumé, de devenir les chefs occultes du nouveau gouvernement, sans prendre aucun caractère officiel et « en faisant paraître et exécuter sous le nom du général en chef (Berthier) toutes les lois et toutes les nominations ». On ne saurait imaginer une proclamation de République indépendante plus aimablement suggérée au suffrage universel ! Merlin, qui paraît avoir rédigé la minute, avait d'abord ajouté : « Ils le feront autant que la chose leur paraîtra moralement possible à accepter par les habitants du pays. » A la réflexion, il supprima cette légère restriction.

Les instructions envoyées en même temps au général Berthier complètent : qu' « il aura soin de faire faire spontanément par le peuple tous les changements qu'il sera possible d'amener par cette voie », que les actes ostensibles devront être faits par lui, mais conformément aux instructions des commissaires. Suivent quelques articles suffisamment éloquents :

« Il fera sortir du territoire de la République romaine tous les prêtres et moines qui n'y sont pas nés... Il en expulsera les chefs d'ordres religieux, les théologiens et tous ceux qui tiennent à la théologie romaine, sans distinguer s'ils sont nés romains ou de toute autre nation. Il supprimera les droits d'asile... Il lèvera sur le pays les contributions qui lui paraîtront nécessaires... et, en outre, une particulière sur les cinquante familles les plus riches... Il confisquera les biens du pape, de sa famille et des Albani. Il expulsera tous les émigrés français, notamment le cardinal Maury, et fera exécuter la loi qui ordonne la saisie et vente au profit de la République française de tous les biens meubles et immeubles qui se trouvent appartenir à des émigrés dans les pays occupés par les armées françaises. Il fera enlever la colonne Trajane et la fera transférer en France... »

Pour une opération de ce genre, on comprend aisément le choix d'un Daunou. On s'explique moins, cette fois encore, la présence de notre géomètre qui va seulement, comme le montrent assez ces instructions si rigoureuses, pouvoir satisfaire sa vieille haine contre le pape et le clergé [Les commissaires devaient toucher chacun 3 000 francs par mois (des francs de 1798)].

Le 6 février, Monge s'étant fait remplacer par Guyton à la direction de l'École polytechnique, les trois commissaires se mirent donc en route avec leur secrétaire Saint-Martin, gendre de Pajou, qui est qualifié par Miot ancien aumônier de la garde nationale. Miot, notre ministre à Turin, qui venait d'être destitué à la suite du changement politique, raconte dans ses mémoires le passage de Daunou et Monge à Turin dans la fin de février: « Ils ne s'ouvrirent que fort peu sur l'objet de leur mission, ne cherchèrent de moi aucun renseignement sur l'état présent de l'Italie. Ils allaient faire une révolution, rétablir la République romaine, et je ne croyais pas à ces miracles. Ils ont pu reconnaître plus tard qui de nous avait mal jugé... Du reste, je puis rendre à tous deux la justice de dire que les vues les plus pures les guidaient et qu'aucune ambition personnelle de fortune ne les faisait agir... » [Mémoires, 3 vol. in-8, 1858. MIOT (1762-1841) devint ministre de l'Intérieur de Joseph Bonaparte, membre de l'Institut et comte de Molito]. Connaissant Monge comme nous commençons à le faire, on se représente aisément les illusions incorrigibles avec lesquelles il se préparait à devenir le père de cette nouvelle République, comme il avait été le parrain de la Cispadane, sans avoir beaucoup plus lieu de s'en féliciter dans la suite.

Toujours préoccupé avant tout de sa religion révolutionnaire, Monge, en traversant Lyon, avait remarqué avec satisfaction que cette ville semblait dégoûtée de la résistance. Dans une lettre ultérieure, il nous apprend cependant que le patriotisme de Milan est très supérieur à celui de Lyon, « où les airs patriotiques sont sifflés et où l'on fait un bruit infernal de crachements pendant qu'on les joue ». Mais, même à Milan, où l'on représente devant eux le ballet de la délivrance de l'Italie, il est choqué de ne trouver aucune allusion à la France : « Le génie de la Liberté se borne à descendre du ciel éveiller la belle Italie opprimée par une foule de tyrans. »

Le 22 février, ils sont à Rome, où ils voient aussitôt Berthier et Masséna, le premier repartant pour la Cisalpine, le second devant commander à Rome. L'avant-veille, on venait d'enlever le pape pour le conduire en Toscane. Monge n'est pas arrivé depuis deux heures quand il écrit : « La République romaine est renée de ses cendres... L'absence du pape paraît jusqu'ici faire ici assez peu de sensation, et aujourd'hui il y a, chez le général Berthier, un grand bal auquel assistent toutes les femmes patriotes.

« Sur la terre de Toscane, nous avons rencontré l'abbé Maury qui se sauvait. Nous avons changé de chevaux avec lui et je l'ai reconnu en lui parlant dans sa voiture. Si nous avions été encore sur les terres de la République romaine, nous l'eussions fait arrêter. Mais nous étions en pays neutre et nous n'en avions pas la faculté. » Cette réflexion ne donne-t-elle pas à penser que la politique amène parfois à faire de singulières besognes ?

Voici comment, dès le 15 février, pendant le voyage des commissaires, le général Berthier annonçait au Directoire le début de la révolution : « Au moment où l'armée française était au Capitule pour rendre hommage aux grands hommes des beaux temps de Rome, le peuple romain, rassemblé au Campo Vaccino, a déclaré reprendre ses droits de souveraineté usurpés par le gouvernement monstrueux des prêtres, y a substitué un gouvernement provisoire de cinq consuls et a demandé la protection de la République française. » [Archives nationales. AF III 504-3187. 2]. Mais il restait à organiser ce qui n'était encore qu'une émeute, suscitée par la présence des troupes françaises.

A peine les commissaires étaient-ils à Rome qu'une révolte militaire de nos troupes contre leur général Masséna venait ajouter aux complications de la situation. Le 24 février, les officiers de l'armée de Rome forçaient Masséna à partir et envoyaient des délégués au Directoire pour protester contre ses concussions qui déshonoraient la France. Ils s'attaquaient également à Haller, dont nous avons vu le rôle dans l'affaire des diamants. Les Transtévérins, fidèles au pape, profitèrent de ce désordre pour tenter d'expulser les Français, mais furent refoulés par les troupes ralliées autour du général Dallemagne. Cette rébellion des officiers de Rome n'était pas un mouvement uniquement local, car, quelques jours auparavant, les troupes de Milan s'étaient insurgées de même contre le général Miollis. La vérité était qu'au milieu de la grande curée trop profitable à quelques-uns, ceux qui n'étaient pas à la source des bénéfices se plaignaient de ne pas même toucher régulièrement leur solde. C'est ce qu'explique, en date du 2 mars, un rapport de Faipoult, notre envoyé extraordinaire près la République de Gênes, que Monge avait déjà eu l'occasion de pratiquer dans sa première mission et qui venait d'être adjoint aux commissaires venus de Paris :

« Il me paraît que le mécontentement des troupes a eu deux principes qui se fortifient mutuellement : 1° l'arriéré extrême de la solde, ainsi que des traitements de l'armée ; 2° l'indisposition générale élevée dans toute l'Italie contre le général Masséna... Une multitude de guerriers, remarquables par leurs longs et continuels services, ont dit et répété hautement qu'ils mourront, quand on l'ordonnera, pour la patrie, mais qu'ils mourront aussi plutôt que de servir sous Masséna. »

Ayant reçu de tels rapports, le Directoire rendit le commandement à Berthier et lui adjoignit Gouvion Saint-Cyr. Le calme fut rétabli, mais les spoliations continuèrent.

La proclamation officielle de la République Romaine eut lieu le 20 mars avec la spontanéité commandée. Monge, Daunou, Florent et Faipoult, commissaires du Directoire, pouvaient écrire, avec une joie dans laquelle il devait entrer peu de surprise : « Rome est libre et indépendante. Elle a une Constitution, des lois et un gouvernement républicains. C'est aujourd'hui qu'a été installée la République romaine... Les consuls, le secrétaire du Consulat, les ministres, les messagers d'État et les appariteurs du Consulat étaient en grand uniforme. Cette nouveauté a ajouté à la pompe de la fête et a paru faire une grande sensation sur le peuple. Quant au choix des fonctionnaires, nous avons cherché à n'y appeler que ce qu'il y avait de plus prononcé en républicanisme et, en même temps, de plus éclairé et de plus énergique... »

Conformément à la manie d'uniformité qui sévissait alors, et que trop souvent encore les gouvernements français appliquent aux régions les plus dissemblables, cette Constitution romaine avait été rigoureusement calquée sur la Constitution française de l'an III. Les corrections faites à la plume sur un exemplaire imprimé sont uniquement celles qu'exigeait la substitution au mot France du mot Rome [AF III 78. Secrétairerie d'État. Rome. « Le peuple [français] romain proclame, en présence de [l'Être suprême] Dieu, la déclaration suivante des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen. »]. On a pourtant remplacé « le Directoire » par « cinq consuls » et, détail plus pittoresque dont on se demande si l'auteur est Daunou ou Monge, appelé Dieu « l'Être suprême ».

Les commissaires s'occupèrent alors, non sans peine, à recruter un personnel politique bien pensant et à compléter l'éducation du peuple romain par des représentations de tragédies démocratiques traduites en italien. Puis, ils eurent à examiner particulièrement une question qui présentait, pour la misère du Directoire, un intérêt tout spécial : la contribution de guerre prélevée sur la jeune République par une convention secrète sous prétexte de concours à la République française [AF III, 319, 321-77]. Cette réquisition comprenait 3 millions de piastres immédiats, 600000 à trois mois, l'équipement de l'armée française, les biens du pape et de sa famille, et l'argenterie « superflue » des églises, des tableaux, livres, etc. La lettre d'envoi des commissaires ajoutait :

« Les conditions paraîtront au Directoire exécutif aussi dures qu'elles l'ont paru à nous-mêmes ; mais la grandeur des besoins de l'armée d'Italie, de Corfou, de la Corse, etc., nous a déterminés... Accumulations des dettes à des fournisseurs, emprunts faits à Corfou et à Milan, dettes de la marine, arriérés de soldes et traitements en Corse, dans les îles du Levant et en Italie..., voilà le fardeau des obligations sous lequel l'administration des finances d'Italie est accablée... » Et, dans une lettre postérieure: « Nous n'ignorons pas avoir demandé au gouvernement romain beaucoup plus qu'il n'est en état de payer. Le pays est absolument épuisé d'espèces... Nous joignons une loi publiée le 10 qui ordonne la levée de 3 et de 5 p. 100 sur la valeur des biens-fonds. Comme il faudra un temps considérable pour asseoir cette imposition, un article de la loi autorise le gouvernement à taxer provisoirement les fortunes considérables par un emprunt forcé remboursable sur les produits de l'impôt... Voilà des moyens violents; mais ils étaient inévitables et seront même insuffisants... Il est malheureux qu'ici l'état de liberté commence par un régime fiscal aussi rigoureux. Rome sentira bien moins, Citoyens Directeurs, le prix du bienfait que vous lui avez rendu... »

Malgré tant d'admirables euphémismes, on s'explique, en effet, aisément comment la République romaine fonctionnant de cette sorte ne put avoir que huit mois d' « action bienfaisante », et comment cette organisation de républiques éphémères et avides, à laquelle nous nous sommes livrés pendant cette période, a laissé, chez tous les peuples auxquels nous avons apporté un semblable bienfait, une rancune inoubliable.

Le 15 avril, les commissaires informent le Directoire qu'ils ont expulsé de Rome deux mille religieux et que les ministres et agents diplomatiques des divers pays ont refusé de reconnaître le nouveau gouvernement, sauf l'agent du commerce des Etats-Unis qui était accrédité auprès de la Ville de Rome...

Dans une lettre du 20 mars adressée à sa femme, Monge, après avoir raconté la proclamation de la République romaine, ajoute : « La fête aurait été superbe si elle n'avait été contrariée par une pluie interminable. C'était précisément le même temps que nous eûmes à la Fédération de 1790, et les bons Romains en ont tiré un bon augure ! Hélas ! si ce n'était les maudites finances, si ce n'était les besoins de la pauvre France qui absorbent tout, ce serait assez bien...»


Tandis que Monge s'évertuait ainsi à la création de cette République mort-née,les grands projets dont il s'était si souvent entretenu avec Bonaparte à Passariano arrivaient à leur exécution. On a souvent discuté la question de savoir qui avait pris l'initiative de la campagne d'Egypte, le Directoire voulant se débarrasser de Bonaparte, ou Bonaparte rêvant les lauriers d'Alexandre. Il suffit de lire les documents contemporains pour reconnaître que le plan d'aller frapper l'Angleterre en Egypte, sinon aux Indes, couvait depuis longtemps dans tous les esprits. Nous avons déjà vu Monge, pendant son ministère de la Marine, obligé de lutter contre la Convention qui voulait tout de suite envoyer nos escadres en Orient. Il s'y était opposé alors par suite d'une impossibilité matérielle; mais cette belle chimère avait continué à flatter son esprit comme celui des Directeurs et de Bonaparte. Celui-ci, qui était un grand imaginatif en même temps qu'un réalisateur, subit de tout temps la poussée vers l'Orient qui devait finir par l'envoyer succomber dans les neiges de la Moskowa. On peut dire que la campagne d'Egypte avait déjà été arrêtée par lui à Passariano dans ses entretiens avec Monge et, dès lors, il s'était occupé de préparer son entrée à Malte. Ce qu'il vit à Paris en y revenant ne fit que le confirmer dans son projet. Ne pouvant être encore Directeur à cause de son âge et, par conséquent, souverain, il sentait qu'il avait besoin d'un nouveau prestige pour ne pas redevenir vite un général quelconque. Cependant, les Directeurs faisaient des objections avant de saisir cette occasion de se débarrasser de lui, peut-être à jamais, et il est possible que Bonaparte ait eu quelques hésitations dernières. Surtout, il mit une adresse extrême à laisser ignorer ses vrais desseins pour tromper l'Angleterre, comme, plus tard, au moment du Camp de Boulogne, et la postérité demeure un peu incertaine devant des manifestations contradictoires qui furent sans doute des ruses de guerre. Ce qui est certain, c'est que, très vite, il s'occupa d'organiser l'expédition dirigée vers un but resté mystérieux, expédition qu'il voulait à tous égards grandiose. Monge et Berthollet furent parmi ses premiers confidents : Berthollet chargé spécialement de lui recruter des savants. Dolomieu, dans ses notes, raconte que la proposition du départ lui fut faite à l'Institut, vers le 5 janvier [Berthollet lui avait seulement parlé d'un grand voyage dans un pays qu'il ne pouvait lui désigner. « Y aura-t-il des montagnes et des pierres? - Beaucoup. - Alors, je pars! » Dolomieu avait cru d'abord à une simple promenade en Allemagne. Puis, il avait eu l'idée des Indes. (Rev. des Deux Mondes du 15 août 1925, p. 581.)]. En admettant que son souvenir l'ait trompé, Monge était au courant quand il partit en Italie au début de février, bien avant la décision officielle du Directoire, prise seulement le 5 mars. [Le gendre de Monge, Eschassériaux, établit le programme de l'expédition d'Egypte dans un rapport qui avait pu être en partie inspiré par Monge (cf. André, Observ. sur l'exp. du gén. Bonaparte dans le Levant, an VII, p. 5)]

Dans le courant de février, Bonaparte fit encore, sur les ports de l'océan, une rapide tournée de huit jours destinée à entretenir les craintes d'un débarquement en Angleterre ou en Irlande. Puis, il s'occupa de pousser avec une extrême activité des préparatifs dont le public et même la plupart des intéressés ignoraient encore l'objet réel.

Le 5 mars, au moment même où la décision officielle est prise, nous le voyons écrire à Monge, son confident de la première heure, pour lui demander de l'accompagner (ce qui était resté indéterminé dans leurs conversations), et aussi pour le prier de l'aider dans ses préparatifs en Italie. Le même jour, partait de Paris un arrêté du Directoire donnant des instructions pour l'embarquement de troupes à Civita-Vecchia. La réponse adressée par Monge à Bonaparte, le 16 mars, indique assez les demandes que celui-ci avait faites :

« Je m'occupe avec zèle des objets que vous m'avez recommandés particulièrement. Je vais sur-le-champ me transporter à la Propagande où je ferai démonter trois presses avec tous les ustensiles et les matières nécessaires à leur service. (Il s'agissait de pouvoir imprimer des proclamations en caractères arabes.) Suivant vos désirs, j'ai sondé les dispositions de Haller. Il a d'abord cru qu'il était question du ministère des Finances et ensuite qu'il s'agissait de vous suivre en Angleterre. Il était alors affligé de la nouvelle qu'il venait de recevoir de la bataille de Berne. Il a résisté, et enfin vient de m'envoyer son refus absolu par la lettre que je vous fais passer. (Haller, que Bonaparte voulait emmener en Egypte, était Suisse, et très abattu alors par la guerre que la France venait de porter dans son pays.)

« ... Vous voulez donc absolument, mon cher Général, qu'à mon âge je coure les aventures. Si j'étais plus jeune, aucune proposition ne m'aurait été plus agréable que celle de servir sous vos ordres et de concourir de tous mes faibles moyens au bien que vous voulez faire à notre patrie et au monde entier. Mais je n'ai plus l'activité nécessaire. Mais je suis nécessaire à Paris pour un objet que je puis bien faire et qu'un autre ne fera pas. Mais je laisserais à Paris une femme qui n'est plus jeune, qui sera seule et que je n'ai pas le droit de rendre malheureuse... Laissez-moi parmi les mortels admirer vos talents, apprécier vos services et chanter votre gloire ! »
[Malheureusement, nous le verrons, toutes les lettres intimes que Bonaparte eut l'occasion d'écrire à Monge ont été brûlées en 1814, et nous sommes réduits à quelques lettres officielles. Celles-ci suffisent pourtant, avec les réponses de Monge, à montrer le rôle que, dans les préparatifs de l'expédition, Bonaparte attribuait à son vieil ami.]

Le 20 mars, autre lettre. Monge s'est entretenu avec Masséna, puis, après son départ, avec le général Dallemagne, de l'opération de Civita-Vecchia : « Il n'y a ni vaisseaux, ni hommes, ni approvisionnements. Il faut donc chercher ailleurs les vaisseaux tout armés. Haller m'a dit qu'il avait fait partir aujourd'hui deux hommes (négociants), l'un pour Naples, l'autre pour Livourne, à l'effet d'y noliser tous les vaisseaux qui se trouveront dans les deux ports. Mais l'article embarrassant sera l'argent... J'ai parcouru la bibliothèque de la Propagande et l'établissement de la chalcographie pour déterrer quelques cartes géographiques qui puissent nous être utiles ; je n'en ai trouvé absolument aucune. Le médiocre atlas que l'on vend à la chalcographie n'est pas complet et c'est principalement l'Afrique qui reste à faire. La Propagande ne contient que quelques vieux bouquins. Ainsi, mon cher Général, c'est sur Paris qu'il faut compter pour cet objet. J'espère avoir quelques interprètes turcs... Il y en a un dont on vante beaucoup les talents et l'instruction. C'est un pénitencier de Saint-Pierre. Mais, jusqu'à présent, il a été inaccessible. Je suis obligé d'en faire le siège et j'ouvre la tranchée de loin. J'espère l'emporter. »

A cette époque les lettres de nomination elles-mêmes indiquaient des ports divers, le Havre, Brest, etc., pour donner le change à l'opinion. Monge gardait le secret absolu avec sa femme, et l'on voit alterner dans sa correspondance les lettres où il combine avec Bonaparte l'exécution de leur grand voyage et celles à Mme Monge où il n'est question que d'organiser la République romaine. Ainsi, le 27 mars, il écrit à celle-ci : « Nous nous sommes partagé le travail. Faipoult a les finances. Moi, j'ai les nominations à toutes les fonctions de la République romaine. Cela fait que je suis accablé d'une foule de mémoires de pétitionnaires que j'ai bien de la peine à mettre en ordre et dont j'ai bien de la peine à me souvenir. L'armée d'Italie a tant de besoins ! Il faut qu'elle fournisse à tant d'objets non relatifs à Rome, qu'elle est bien à charge au pays qu'elle foule et qu'elle épuise. Je voudrais bien que dans un mois nous fussions quittes de notre mission. Mais, depuis longtemps, je suis forcé de faire le sacrifice de mes goûts personnels et je n'ose rien espérer. »

Cette lettre était encore en route quand, un matin, la domestique de Mme Monge vint lui annoncer qu'un élève de l'École polytechnique désirait lui parler. Ce prétendu élève était le général Bonaparte, dont la figure imberbe et l'air de jeunesse avaient provoqué cette confusion. Bonaparte avait reçu la lettre de Monge, où celui-ci cherchait à repousser la séduction de l'Egypte, et il venait vaincre la résistance de sa femme. A peine entré, il annonça son projet d'emmener Monge dans son expédition, que, malgré toutes les cachotteries, l'entourage de Mme Monge supposait avec raison destinée à conquérir l'Egypte : « Il est trop âgé, répondit-elle. C'est impossible. » Puis, sur une nouvelle insistance du général, elle ajouta : « Vous voulez donc le tuer ! — Mais, au contraire, objecta Bonaparte, je l'aime tant que je veux le conserver. Si je ne l'emmenais pas, si je le laissais, il en mourrait de chagrin. »

Le général, pendant cette visite, dut se montrer très entraînant et recourir à tous les moyens de persuasion. Il était bien convaincu (et l'événement lui donna raison) que, dès cette époque, Monge était prêt à le suivre au bout de la terre, malgré le chagrin que ce départ allait causer à tous les siens. Mais, dans cette première escarmouche, il ne put vaincre la résistance de Mme Monge qui écrivit aussitôt à son mari une lettre où elle le traitait de vieux fou, pour avoir pu envisager un semblable projet et vouloir encore, à cinquante-deux ans, courir le monde [Lettres intimes du général Morand aux Archives de la Guerre; cité par le commandant Guitry. L'Armée de Bonaparte en Egypte. Flammarion, 1 vol. petit in-4, p. 20]. Bonaparte n'était pas de ceux qui admettent ou pardonnent une résistance à leurs caprices. Il revint quelques jours après et crut avoir enfin emporter le consentement résigné de Mme Monge en lui promettant de ramener son mari sain et sauf au bout de quatre mois.

Monge, à Rome, continuait à préparer l'expédition. Ignorant les démarches du général, il n'en parle dans ses lettres à sa femme qu'à mots couverts, et lui-même, comme il arrive souvent en pareil cas, s'imagine n'être pas certain de partir, alors que personne autour de lui ne met sa décision en doute. Le 16 avril, il informe Bonaparte que, sur sept mille tonneaux nécessaires pour l'opération de Civita-Vecchia, Haller et Villemauzy en ont déjà trouvé quatre mille cinq cents à Civita-Vecchia même et qu'ils répondent maintenant de compléter le reste à Livourne. Il indique la nécessité d'emmener des niveaux à lunettes pour les nivellements et quelques jeunes gens habitués à les manipuler; puis des interprètes sachant l'arabe : « L'opération, dit-il, est encore peu connue dans ce pays-ci, et l'on n'en parle presque pas. »

Le 28 mars, il annonce l'arrivée de Gouvion Saint-Cyr et transmet une pétition des Maronites du Mont-Liban, dont l'un pourra servir d'interprète. Adoucissant son anticléricalisme par la pratique du gouvernement, il annonce qu'il vient de prendre un arrêté portant que « ces moines ne seront point inquiétés, parce qu'ils pourront leur être utiles en Syrie ».

Le 1er avril, il écrit à sa femme en lui annonçant que le général Desaix vient d'arriver à Paris et il lui recommande le secret sur l'expédition qui n'est peut-être pas connue à Paris, expédition dans laquelle il ne lui avoue pas encore sa part personnelle : « Nous espérons que le général Desaix pourra contribuer à rétablir le bon ordre dans l'armée qui se mutine toujours de plus en plus... Ma fonction de faire les nominations de la République romaine m'a procuré une foule d'audiences, pendant l'une desquelles on m'a volé ma montre. Je suis sensible à cette perte, parce qu'elle venait de ma bonne Louise. Je pensais à elle toutes les fois que je remontais ma montre et, maintenant, toutes les fois que je pense à elle, je suis fâché d'avoir perdu ma montre... »

Enfin, le 2 avril, nouvelle lettre de Bonaparte plus pressante que toutes les autres, une de ces lettres auxquelles on ne résiste pas : « Je compte sur vous, dussé-je remonter le Tibre avec l'escadre pour vous prendre!... » [Le même jour, Bonaparte écrit à Berthier : « Je vous prie de donner l'ordre au citoyen Monge de se rendre à Gênes pour y être embarqué. » (Correspondance, IV, 37.)]. Comment ne pas fléchir devant une insistance aussi affectueuse et, en somme, aussi désintéressée ? Le 4 avril, Desaix, qui devait commander le convoi de Civita-Vecchia, écrit à Bonaparte : « Monge désire suivre l'expédition; mais il ne peut quitter Rome sans un ordre de vous ou du gouvernement. Il l'attend avec impatience pour s'embarquer avec moi. »

Sur ces entrefaites, du 9 au 16 avril 1798, Monge était nommé au Conseil des Anciens pour trois ans, par la colonie de Cayenne, par les Bouches-du-Rhône, par la Côte-d'Or, et enfin par la Seine. Cette dernière élection fit une certaine impression à Paris. Le nom de Monge avait figuré sur plusieurs listes. Lui et Berthollet venaient en tête de la liste attribuée au Directoire. On retrouvait Monge sur la liste des patriotes et même sur celle des royalistes. Il obtint 360 voix sur 452 votants, ce qui le classait le second parmi les élus.

Le soir même, plusieurs personnes vinrent annoncer cette nouvelle à Mme Monge et réveillèrent en elle, pour un instant, l'espérance de voir son mari renoncer à l'expédition. Mais ses dernières supplications adressées à Milan, à Gênes, à Toulon, partout où elle croyait que Monge pourrait passer avant de s'embarquer, ne devaient lui parvenir qu'à Malte.

La lettre suivante ferait croire que Monge put partager un instant la même pensée, si elle n'implique pas seulement une grande dissimulation. Le 24 avril, il lui écrivait : « Depuis cinq jours, les élections des membres des Conseils législatifs doivent être terminées. J'avais renoncé de bien bon cœur et pour toujours à toutes les fonctions publiques, non par indifférence pour le bien de mon pays, mais parce que les amis de la République me paraissent ne devoir plus avoir d'inquiétude et parce que les jeunes gens ont plus de vigueur pour la bien servir... Mais je désirerais bien aujourd'hui être appelé à la législature et, dans ce vœu, je considère pour beaucoup ma satisfaction particulière. Ce serait le moyen de me rappeler décemment auprès de toi et de me tirer honnêtement de ce pays où je m'ennuie... Mais il y a tant de talents à Paris qu'on n'aura pas été penser à moi, indigne et absent... Je suis un pauvre exilé et je trouve mon exil bien amer. Oh ! si je reçois l'ordre de retourner à Paris, comme j'irai vite!... »

En cette fin d'avril, Monge reçoit une lettre du Directoire, datée du 15 avril, qui l'invite, au nom de la patrie et de son amour pour elle, à s'embarquer avec le général Desaix pour une destination indéterminée et une lettre de Bonaparte du 19 avril qui, en lui transmettant une copie de la lettre précédente, ajoute : « Tous les savants partent demain pour Toulon. Nous comptons, le 10 floréal (29 avril), être à la voile. Je vous ai déjà écrit pour faire embarquer huit cents bouteilles de vin, que mon frère avait dans sa cave à Rome... Vous trouverez ci-joint une lettre pour Naples, pour avoir quatre mille bouteilles de vin de Bourgogne... Vous sentez combien nous aurons besoin de bon vin. Je vous prie de faire embarquer une belle et solide voiture de ville avec double harnais... Vous avez été nommé député de Paris; vous siégerez au retour de votre expédition. Votre femme se porte bien. Si vous trouvez un bon chanteur en Italie, faites-le embarquer avec vous ... » [La réponse de Monge au Directoire exécutif est du 2 mai 1798 (13 floréal an VI). (Arch. nat., AF III 517-3310) -- Biographie Eschassériaux. Arnault raconte dans ses souvenirs que Bonaparte voulait emmener un poète (Ducis), un compositeur de musique (Méhul) et un barde, un Ossian, pour chanter à la tête des colonnes. Arnault lui choisit aussi une bibliothèque de campagne.]

C'est sans doute au reçu de cette lettre que Monge se décida à faire à sa femme ce qu'il appelle une demi-confidence, sur laquelle il lui demande le secret :

« Il y a grande apparence, s'il ne survient pas de contre-ordre du Directoire (et il n'y a pas de raison pour que le contre-ordre ait lieu) ou si je ne suis pas appelé à Paris (et il n'est pas probable que je le sois), que, d'ici trois ou quatre jours, je serai forcé d'aller rejoindre Berthollet...

« Si cela ne me forçait pas de m'éloigner encore plus de toi et si cela ne reculait pas de plusieurs mois l'époque où je m'étais flatté de te rejoindre pour prendre racine auprès de toi et ne plus te quitter, je ne serais pas grandement contrarié, parce que l'Italie m'ennuie et que, depuis mon départ, je n'ai pas encore été accessible à cette exaltation douce qui me faisait battre le cœur l'année dernière et qui pouvait te faire lire quelques-unes de mes lettres avec intérêt. J'espère que, si je suis forcé de pousser plus loin mon voyage, si je revois Berthollet et beaucoup d'autres personnes que j'aime et que j'estime, si un nouveau spectacle aussi grand et aussi beau que celui de l'année dernière se présente à moi, j'espère, dis-je, que j'y serai sensible et que mes lettres pourront encore t'amuser... Le secret qu'il faut garder de l'expédition dont je fais partie m'a empêché de t'en parler plus tôt et m'empêche encore de te donner aucune indication... Puisses-tu penser quelquefois à moi, ne pas t'inquiéter de mon absence et mener, pendant les quatre ou cinq mois qui vont venir, une vie heureuse ! »

A lire entre les lignes, on le sent évidemment plein d'enthousiasme et de joie. Il écrit comme parlait le pigeon de La Fontaine : « Mon voyage dépeint vous sera d'un plaisir extrême. »

Obéissant aux instructions reçues, Monge arriva le 3 mai au soir à Civita-Vecchia pour s'y embarquer, mais fut averti par Desaix qu'il y avait contre-ordre : « Je vais, disait Desaix à Monge, attendre impatiemment les événements », et il ajoutait : « Je n'annonce à personne ce retard. » Monge retourna alors quelques jours à Rome [Lettre autographe de Monge au Directoire, le 5 mai 1798. (Archives nationales, AF III, 319-321.)]. Mais, le 16 mai, Desaix transmettait à Monge un avis de Bonaparte lui disant qu'il allait quitter Toulon et que, si le temps était bon, il passerait à sa hauteur le 17 ou le 18 et l'enverrait prévenir par un aviso de venir le rejoindre. Bonaparte finissait ainsi : « Saluez, je vous prie, Monge de ma part. » Le 17 mai, Monge, recevant cet avis à Rome, écrivait à sa femme : « Je partirai ce soir et courrai toute la nuit pour me rendre à Civita-Vecchia demain matin, au lever du soleil. » Le 19 mai, il reçoit enfin à Civita-Vecchia la lettre de reproche écrite par sa femme le 27 avril. Le général Morand raconte qu'il la montrait en pleurant à ses amis et que ses amis donnaient raison à sa femme. Mais Monge se déclarait trop engagé pour reculer. Et puis, il était trop enflammé par son départ ! En répondant à sa femme, il dit : « J'attends à toutes les heures la frégate qui doit apporter le rendez-vous. Mais c'est sans impatience, parce qu'une demi-brigade qui doit faire partie de l'expédition ne pourra arriver avant trois jours, ayant été obligée d'aller étouffer une Vendée qui se formait dans le département de Trasimène. » Il a profité de son loisir pour aller, avec Desaix et Savari, visiter la fabrique où l'on traite l'alun de la Tolfa, ce qui lui a fourni l'occasion de s'accoutumer au cheval. Il a chargé Faipoult de lui faire passer son argent, sauf 8000 livres en or qu'il emporte, « car je ne sais ni en quelle qualité je m'embarque, ni si j'aurai un traitement »...

Enfin, le 25 mai, Monge écrit à Bonaparte : « Nous avons reçu aujourd'hui vos derniers ordres, et j'ai tout lieu de croire que demain matin nous serons à la voile pour nous rendre au point que vous nous avez indiqué. Me voilà donc transformé en Argonaute ! C'est un miracle de notre nouveau Jason, qui ne va pas fatiguer les mers pour la conquête d'une toison dont la matière ne pouvait pas beaucoup augmenter le prix, mais qui va porter le flambeau de la raison dans un pays où, depuis bien longtemps, la lumière ne parvient plus... J'ai bien de l'empressement à vous rejoindre, mon cher Général, et les vents qui, dans ce moment, sont debout, me donneront vraisemblablement de grandes impatiences. Présentez, je vous prie, mes respects à la citoyenne Bonaparte, et comptez sur mon respectueux attachement. » [Jomard, loc. cit., p. 166, et Joseph Bard. Notice sur la statue de Gaspard Monge. (Beaune, in-8. 1849.)]

En même temps qu'à Bonaparte, Monge écrit à sa femme : « Enfin, hier soir, pendant le dîner, nous vîmes apparaître les voiles de perroquet d'un bâtiment. On ne pouvait encore juger ni sa direction ni sa nature, et il n'y eut qu'un cri : « L'aviso ! ». A tout moment nous quittions nos serviettes pour aller nous arracher la lunette les uns aux autres et, à mesure qu'on découvrait plus de la voilure, les paris se multipliaient. Ce bienheureux bâtiment... était en effet l'aviso, qui est entré dans le port à minuit et qui nous a apporté le rendez-vous tant désiré. Nous allons donc mettre à la voile. Tu ne te fais pas idée de l'effet de la multitude sur chaque individu ! Dans le commencement, les officiers, les soldats n'étaient pas trop contents de se mettre en mer et cette destinée ne les flattait pas infiniment. Mais peu à peu l'esprit se monte. Hier, tout le monde jurait contre l'aviso qu'on ne vqyait pas encore ; on l'attendait comme le Messie, et aujourd'hui c'est une joie générale. Jusqu'au dernier soldat, tout le monde est content de quitter l'Italie que nous avons épuisée et d'aller moissonner d'autres champs de gloire... »

Le lendemain 26 mai, à six heures et demie du matin, Monge s'embarqua pour l'expédition d'Egypte avec l'ardeur juvénile dont cette lettre témoigne suffisamment [Le même enthousiasme contagieux, qui est bien dans le caractère français, s'était manifesté à Paris. Tout le monde voulait partir, « C'était, dit Arnault, une folie épidémique. »]. Il avait alors cinquante-deux ans et son cher général en avait vingt-neuf. Il laissait ses collègues de Rome, Daunou et Florent, en proie à des difficultés de tout genre, rébellions, manque de troupes, disette, d'argent, et s'efforçant vainement d'obtenir un secours du Directoire. Il allait retrouver les savants emmenés par Bonaparte : Berthollet, Dolomieu, Cordier, Geoffroy Saint-Hilaire, Fourier, Conté, Malus, Denon, Desgenettes, Larrey, etc., et de nombreux polytechniciens, ses anciens élèves, et reconstituer avec eux le milieu intellectuel de Paris sur la terre des Ptolémées.

 

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