TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.III (1989)

Michel ANGEL
Structure et composition des pierres et des métaux d'après le De Mineralibus d'Albert le Grand.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 31 mai 1989)

Un minimum d'introduction n'est peut-être pas inutile pour présenter Albert le Grand, le situer dans son temps et survoler l'immense encyclopédie que constitue son oeuvre.

Qui est Albert le Grand ?

Albert est un homme du XIIIème siècle. Fils du Comte de Böllstadt, il nait en 1206 à Lauingen, petite ville du duché de Souabe, sur les bords du Danube, dans le diocèse d'Augsbourg, à 30 km en aval d'Ulm. Il meurt en 1280 à Cologne, âgé de 74 ans, ayant ainsi couvert les trois quarts de son siècle.

C'est un saint de l'église catholique. Béatifié en 1622, canonisé et proclamé Docteur de l'Eglise en 1931, il est choisi en 1941 par le pape Pie XII pour être le saint patron des savants naturalistes. A l'insu de beaucoup d'entre eux, il semble donc qu'il soit le patron des géologues.

C'est un moine. Envoyé en 1222, à l'âge de 16 ans, en Italie pour faire ses études, il entre très vite dans l'ordre des Frères Prêcheurs (Dominicains), fondé quelques années plus tôt par Saint Dominique. Il passera sa vie à étudier, à enseigner et à prêcher la théologie d'un bout à l'autre de l'Empire germanique (Hildesheim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg, Wurtzbourg et surtout Cologne), avec un long intermède parisien de 1240 à 1248. La tradition veut même que ses prédications à Paris attirent une telle foule qu'elles doivent avoir lieu en plein air sur la place Maubert dont le nom ne serait en fait qu'une contraction de "Maitre Albert".

C'est de plus un notable de l'église de son temps. Fondateur de l'école de théologie de Cologne, il est élu durant quelques années provincial de son ordre pour la province d'Allemagne. En 1260, le pape Alexandre IV le nomme évêque de Ratisbonne, fonction qui, néanmoins, ne semble pas lui procurer de grandes satisfactions puisqu'il en démissionne peu de temps après pour reprendre son enseignement.

C'est un philosophe, imprégné de l'oeuvre d'Aristote, que le monde occidental vient de redécouvrir, et de celle des successeurs d'Aristote méconnus de la société chrétienne médiévale. Ces successeurs, qui ont écrit en grec à Alexandrie, mais surtout en arabe ou en hébreu en divers points du bassin méditerranéen, sont découverts et vulgarisés au XIème siècle, après traduction en latin, principalement du fait des érudits andalous.

C'est un grand voyageur. Non seulement, comme nous l'avons vu, son apostolat le conduit à Paris, à Cologne et dans de nombreuses villes d'Allemagne, mais il retourne au moins deux fois à Rome (1256 et 1259), assiste au chapitre de son ordre à Valenciennes en 1259, au concile de Lyon en 1274 et se rend de nouveau à Paris pour défendre l'oeuvre de Saint Thomas d'Aquin après la mort de celui-ci. Membre d'un ordre mendiant, ayant fait voeu de pauvreté, n'oublions pas qu'Albert fera tous ces voyages à pied en visitant les monastères et en fouillant leurs bibliothèques.

Enfin, c'est un écrivain infatigable. Ses oeuvres complètes, rassemblées et imprimées pour la première fois par les soins du père dominicain Jammy à Lyon en 1651, représentent vingt et un tomes in folio, d'un millier de pages environ chacun, sur deux colonnes serrées, qui équivaudraient de nos jours à plus de quarante mille pages de livres de dimensions courantes.

Terminons sur ce point en précisant qu'Albert n'est pas l'auteur de deux livres d'occultisme et de magie naturelle très connus : "Les admirables secrets du Grand Albert", et "Le Petit Albert", apocryphes qui apparaissent au XVIème siècle et ont fait depuis, et jusque de nos jours, l'objet d'innombrables rééditions et adaptations.

L'Europe au XIIIème siècle.

Dans l'Empire germanique, la première moitié du XIIIème siècle correspond au règne de Frédéric II (1214-1250) de la famille des Hohenstaufen, duc de Souabe, roi de Sicile et de Naples, petit-fils de Frédéric Barberousse. La deuxième moitié voit élever à la dignité impériale des princes étrangers : Guillaume de Hollande, Richard de Cornouailles puis Alphonse de Castille, avant l'élection du premier Habsbourg, Rodolphe 1er (1273-1291).

En France, le siècle correspond principalement au long règne de Saint-Louis (1226-1270). Tandis qu'en Espagne se poursuit la lente reconquête des villes du sud (Cordoue, 1236 ; Murcie, 1243 ; Seville, 1248 ; Cadix, 1262).

Le XIIIème siècle est aussi le siècle des dernières croisades : la quatrième (1202-1204), la cinquième (1219-1221), la sixième (1228-1229), conduite par l'Empereur Frédéric II ; la septième (1242-1254), sous les ordres de Saint-Louis qui sera lui-même terrassé par la peste sous les murs de Tunis en 1270 dès le début de la huitième.

Sur le plan religieux, le début du XIIIème siècle voit la fondation des ordres mendiants, franciscains et dominicains, et la mise au point d'une philosophie doctrinale catholique, très inspirée, en fait, de philosophie aristotélicienne sous l'influence de Saint Thomas d'Aquin (1225-1274). Précisons à ce propos que Saint Thomas abandonne très jeune, et contre la volonté de sa famille, l'ordre des bénédictins pour entrer dans celui des frères prêcheurs qui, en 1245, l'envoie suivre, à l'âge de vingt ans, l'enseignement d'Albert le Grand, dont il sera le disciple durant sept ans, à Paris d'abord, puis à Cologne de 1248 à 1252. Si, de nos jours, l'oeuvre théologique de Saint Thomas est plus connue que celle de Saint Albert, n'oublions pas qu'elle aura été grandement facilitée et dégrossie par celle de son maître qui est de dix-neuf ans son ainé. De façon imprévisible, c'est le plus jeune qui meurt le premier en 1274 et le maître retournera défendre l'oeuvre de son disciple qui, peu après sa mort, se trouve très controversée à l'université de Paris. Il y a donc une très étroite solidarité intellectuelle entre ces deux grands penseurs qui seuls pourraient préciser quelle part d'originalité revient en réalité à chacun d'eux. Il est prudent de considérer que leur oeuvre est en fait collégiale, dans la pensée et la discipline de leur ordre, tout en constatant que des deux grandes tâches confiées par la papauté aux Frères Prêcheurs, la justice (inquisition) et l'enseignement, ils auront eu tous deux la chance de n'avoir à pratiquer que la seconde.

L'oeuvre d'Albert le Grand.

Rassemblées et éditées pour la première fois, comme nous l'avons dit, par les soins du père dominicain Pierre Jammy en 1651 à Lyon, les oeuvres complètes d'Albert le Grand seront reprises, dans un ordre sensiblement différent, par une nouvelle édition à Paris en 1890, sous la direction du père Auguste Borgnet, lui aussi dominicain.

Au début de son premier livre, la Physique, Albert précise qu'il entreprend ce travail de rédaction «à la demande de son ordre, pour aider ses frères à comprendre Aristote. » En effet, si le monde chrétien vient de découvrir Aristote et se trouve séduit par la cohérence de ses explications du monde, celles-ci, sur certains points, risquent de se heurter à la lettre des Ecritures, ce qui, en 1210, conduit l'université de Paris à interdire l'enseignement de la doctrine aristotélicienne. C'est donc une nouvelle rédaction, un rewriting dirait-on aujourd'hui, de l'oeuvre d'Aristote qu'entreprend Albert qui précise que, en l'absence d'indications contraires, chacun de ses chapitres prendra la place du chapitre correspondant d'Aristote, suivant l'ordre et l'opinion de celui-ci, sans cependant en citer le texte. Il se fixe aussi pour objectif de compléter l'oeuvre du philosophe en remplaçant les parties non rédigées par lui ou celles qui auraient été perdues.

Dans son dernier livre, la Métaphysique, Albert revient sur ce sujet en précisant qu'il n'expose pas ses propres idées mais celles des Péripatéticiens, c'est-à-dire celles d'Aristote lui-même et de «ceux qui l'ont suivi». Cette dernière appellation vise sans conteste, non seulement l'école d'Athènes dans son ensemble, mais également l'école grecque d'Alexandrie, ainsi que les travaux des philosophes et savants médiévaux arabes, ceux d'Avicenne en particulier, et juifs tels Isaac Israelita et Moïse Maïmonides.

Pierre Duhem, dans Le système du monde (chap. XI, tome V), fait une analyse de l'oeuvre d'Albert et propose un ordre de rédaction probable de ses différents traités qu'il répartit en trois groupes :

On retrouve ainsi les titres de nombreux traités d'Aristote, et cette enumeration des sujets scientifiques ne comprend pas l'oeuvre spécifiquement théologique d'Albert. A ce propos, Pierre Duhem a sélectionné plusieurs citations qui montrent à quel point Albert prend soin de distinguer le scientifique du religieux, distinction que l'Eglise n'a peut-être pas toujours eu présente à l'esprit au cours des siècles suivants. Nous ne reproduisons ci-après qu'un seul extrait provenant de la Métaphysique (XI, 3, 7) : «Les théories théologiques n'ont avec les systèmes philosophiques aucun principe qui leur soit commun. La théologie est en effet fondée sur la révélation et sur l'inspiration, non pas sur la raison. Nous ne pouvons donc en philosophie discuter de questions théologiques. »

Le DE MINERALIBUS.

Albert signale qu'il n'a pas trouvé le traité d'Aristote sur les substances minérales. Cela n'est pas surprenant, Aristote n'ayant pas écrit sur ce sujet et Théophraste l'ayant fait à sa place. Il semble cependant qu'Albert n'ait pas eu connaissance non plus du traité de Théophraste sur les pierres, pas même des quelques pages qui en sont parvenues jusqu'à nous. Il se servira donc beaucoup d'Avicenne (980-1037), tout en jugeant insuffisant son travail sur le sujet.

Le De mineralibus, appelé aussi parfois Mineralium liber, a fait l'objet d'éditions séparées en 1495 et 1542 à Venise "et en 1518 à Oppenheim, avant de prendre place dans les oeuvres complètes. Dans l'édition Jammy de 1561, il représente seulement soixante-dix pages, soit environ la trois centième partie de l'ensemble des écrits d'Albert. Il est divisé en cinq livres dont la table des matières est résumée ci-dessous :

Le présent exposé n'a pour objet que d'essayer de faire le point sur les idées d'Albert le Grand concernant la structure de la matière. Nous nous limiterons donc à évoquer ici le contenu de la première partie du livre I, en ce qui concerne les caractères généraux des pierres, et le livre IV, qui traite de la constitution des sept métaux connus à l'époque.

Constitution et génération des pierres.

Il faut comprendre que la démarche d'Albert le Grand est beaucoup plus proche de celle du philosophe ou du physicien que de celle d'un simple naturaliste. Si, de nos jours, un savant, tenant compte de l'état actuel de la science, entreprenait un livre poursuivant les mêmes buts que le De mineralibus, il nous parlerait des particules, neutrons, protons, électrons, qui sont venus se substituer dans la logique humaine aux quatre éléments, terre, eau, air, feu. Il nous exposerait les relations entre l'énergie et la matière, ainsi que les raisons et les effets de la désintégration atomique. C'est pourquoi la compréhension du texte d'Albert nous parait si difficile de nos jours. Il est nécessaire, pour l'aborder, de se vider l'esprit de tout ce qui a été appris, parfois même sans le comprendre, de se refaire une véritable virginité intellectuelle, afin de s'imprégner intimement d'un autre système, tenu à l'époque pour évident, où les quatre éléments tiennent lieu à la fois de particules de base, de symboles des états de la matière (solide, liquide, gazeux) et d'identité matière-énergie (feu).

Il ne faut pas en conclure qu'Albert dédaigne l'observation des phénomènes naturels, mais ceux-ci ne semblent l'intéresser que dans la mesure où ils peuvent servir à établir, justifier ou confirmer, une théorie dont ils ne sont que les conséquences logiques. Rien à voir donc avec l'histoire naturelle de Pline qu'Albert ne cite qu'exceptionnellement et auquel il reproche de décrire sans expliquer.

En logicien pur, héritier scolastique de l'école péripatéticienne, Albert se pose d'emblée, dans la première partie du livre I du De mineralibus, le problème des causes substantielles, efficientes, formelles et finales des pierres.

Cause substantielle : dans le système à quatre éléments il apparaît comme une évidence que les pierres ne peuvent être qu'un mélange intime d'une certaine sorte de terre avec une certaine sorte d'eau. La terre est en effet nécessaire et prépondérante, car toutes les pierres sont lourdes et tombent au fond de l'eau. Si la pierre ponce flotte, une fois broyée, sa poudre, elle aussi, tombe au fond. Une autre preuve est la terre résiduelle que l'on trouve dans les interstices des roches que nous appelons aujourd'hui stratifiées et qu'Albert décrit comme des roches engendrées, empilées comme des madriers posés les uns sur les autres.

Mais la terre ne suffit pas, il faut de l'eau pour la malaxer : «le sec terreux retient l'humide et l'humide aqueux contenu dans le sec assure la cohésion.» Citant Avicenne, Albert prend, à ce propos, l'exemple des briques dans lesquelles l'argile et l'eau sont toutes deux indispensables. C'est, d'autre part, l'eau, lorsqu'elle est plus abondante, qui assure la transparence des pierres précieuses. Ces pierres sont en effet plus fines et plus limpides que le verre, mais lui sont très semblables, alors que la présence d'eau y est évidente puisque, comme elle, le verre durcit au froid et se liquéfie à la chaleur. Le cristal de roche et le béryl, que l'on trouve dans les hautes montagnes couvertes de neige, sont du reste très voisins de la glace et résultent «d'une eau soumise à un retrait complet de la chaleur.» Il existe par ailleurs des lieux où l'eau se transforme spontanément en pierre (allusion aux stalactites et aux fontaines pétrifiantes).

Mais, même dans une pierre transparente, l'eau seule ne suffit pas, il faut un minimum de terre très fine (subtilissima) pour donner au liquide, sous l'action d'une sécheresse terreuse, un caractère solide sans le transmuter réellement.

Cause génératrice ou efficiente : aucun doute non plus, la cause provient d'un pouvoir minéralisateur. Hermes pensait que le pouvoir générateur était un en toutes choses. Albert réfute cette hypothèse car, s'il est vrai qu'il existe une cause première qui provient des astres, il recherche une cause génératrice univoque, c'est-à-dire spécifique et nécessairement différente pour chaque espèce. Certains ont pu penser que les pierres avaient une âme comme les animaux et les végétaux, c'est-à-dire un principe vital les douant d'une potentialité de sensation, de transformation et de reproduction. Albert rejette également cette idée. Les pierres ne possèdent aucun des organes nécessaires à entretenir et à reproduire la vie. Cependant, pour engendrer une pierre, il faut, comme pour les êtres vivants, la conjonction de plusieurs facteurs : une matière appropriée, un lieu adapté, une action spécifique provenant des astres et un pouvoir formatif identique à celui contenu dans le sperme ou la semence et caractéristique de l'espèce. Ce pouvoir dispose de deux moyens d'action : la chaleur qui solidifie en chassant l'humidité mais qui doit être dirigée et contrôlée par le pouvoir formateur, et le froid qui solidifie également en resserrant l'humidité.

Albert souligne la difficulté, pour les alchimistes, d'imiter l'oeuvre de la nature, car ils ne disposent pas du pouvoir formatif qui ne peut être conféré que par le ciel.

Cause formelle : Chaque espèce minérale a une forme, un aspect, des propriété et des pouvoirs qui lui sont propres. Ces pouvoirs, par exemple, de guérir une certaine maladie, de chasser un certain poison, d'attirer le fer, etc., sont la conséquence de cette forme particulière, et en même temps constituent, de par leur spécificité, une preuve de l'existence d'espèces différentes et bien définies, les tufs, les marbres, la pierre ponce, le saphir par exemple, même si toutes les espèces n'ont pas reçu de nom. Les pouvoirs propres aux espèces minérales sont obligatoires et invariables, ce qui montre bien que ces espèces n'ont ni vie ni âme.

C'est à certains lieux qu'est attribuée la force formative qui provient des astres. Cette force est en réalité la résultante de trois forces distinctes : celle qui met en mouvement la sphère céleste mobile, celle qui émane de cette sphère mobile en fonction des positions relatives des constellations et des planètes, enfin celle qui est propre aux éléments et dépend de la proportion de froid, de chaud, de sec et d'humide présents dans la matière première disponible.

On retrouve là une combinaison des différentes causes, la force motrice de la voûte céleste étant la cause formelle, la force émanant de la conjonction astrale étant la cause efficiente, la force propre aux éléments étant la cause matérielle. Le lieu approprié à la génération reçoit ces forces comme la matrice reçoit la force formative de l'embryon.

Quant à la cause finale, précise Albert, il n'y a pas lieu d'en débattre : «en sciences naturelles la forme est en elle-même une fin. »

Lieux favorables à la génération des pierres.

Albert énumère un certain nombre de lieux a priori favorables à la génération des pierres :

Albert conclut que «tout lieu où la terre onctueuse est brassée par une vapeur circulant en circuit fermé et où les forces de la terre s'en prennent à la nature de l'eau pour l'amener à siccité et la modifier profondément est avec certitude un lieu de génération de pierre.»

Peut-on trouver dans cette théorie des pierres quelques prémices de la géologie moderne ?

En ce qui concerne la forme, notons tout d'abord que le sens des mots a probablement davantage changé au cours des temps que le mode de réflexion de l'esprit humain. L'influence subjective, consciente ou non, du traducteur a donc une énorme importance pour l'appréhension d'un texte ancien. Dans l'oeuvre d'Albert le Grand, il est possible, par l'utilisation injustifiée de certains termes, d'introduire, comme cela a souvent été fait à tort dans les traités d'alchimie les plus anciens, un caractère ésotérique que ces traités n'avaient sans doute pas à leur époque. Si nous traduisons systématiquement transmutare par transmuter nous introduisons inconsciemment une notion de non respect d'une théorie atomique moderne qui n'existait pas au XIIIème siècle.

A-t-on le droit de faire parler Albert de la transmutation de l'argile en brique et de donner à transmutatio une traduction autre que celle de transformation ? De même, si la terre broyée dans un mortier devient bien en latin de la terra subtilissima, elle doit rester en français moderne de la terre très fine et non pas de la terre très subtile.

Nous pensons essentiel que le traducteur, tout en évitant des anachronismes excessifs, traduise vraiment en langage moderne. Le fait de vouloir laisser au texte un caractère ancien risque en effet d'en fausser involontairement le sens.

En ce qui concerne le fond, si nous ne les avons pas toutes mentionnées dans ce court exposé, plusieurs observations ou hypothèses peuvent être considérées comme les prémices de nos actuelles théories géologiques :

Constitution des métaux.

Comme les pierres, les métaux sont constitués de terre et d'eau, la proportion d'eau étant cependant plus importante, ce qui explique qu'à la chaleur les métaux fondent, alors que les pierres ne fondent pas. Albert, néanmoins, adopte totalement la théorie d'Avicenne, universellement reconnue par les alchimistes de son époque, qui veut que les métaux soient un mélange de deux produits intermédiaires, préfabriqués en quelque sorte, le soufre et le mercure. Nous pouvons comprendre ce choix du fait de l'omniprésence du soufre dans les minerais et gisements métalliques et de sa réactivité, principalement à l'état fondu, sur les divers métaux, et de par les propriétés extraordinaires du mercure, liquide lourd, à l'éclat métallique, absorbant sans difficulté l'or, métal universellement considéré comme le plus beau, le plus inaltérable, le plus rare et le plus précieux. Albert fait sienne l'affirmation des alchimistes qui, sous forme de métaphore, disent que le soufre et le mercure sont respectivement le père et la mère des métaux, le soufre étant «l'équivalent de la semence paternelle alors que le mercure est comme le flux menstruel qui se coagule pour former l'embryon».

Sans entrer dans plus de détails, nous nous limiterons à résumer ce qu'Albert dit des sept métaux connus de son temps, qu'il énumère dans un ordre de sulfuration croissante. Notons au passage que si, dans la chimie de Lavoisier, la masse se conserve, dans celle d'Albert le Grand toutes les propriétés des composants ont tendance à se conserver, de sorte qu'une plus grande quantité d'eau rend un corps plus friable, tandis qu'une plus grande quantité de soufre a tendance à rendre un métal plus jaune et moins argenté. L'ordre est aussi celui d'une proportion de mercure, et donc d'eau, décroissante, expliquant une fusibilité de plus en plus difficile. Effectivement, l'ordre proposé (mercure, plomb, étain, argent, cuivre, or, fer) est bien celui des points de fusion croissants, à une exception près : l'interversion plomb (327°C) - étain (231°C) peut néanmoins s'expliquer par le fait qu'il n'existe à l'époque aucun moyen de mesurer les températures et que l'étain devant être fondu en ambiance réductrice, couvert de charbon et avec un vent de soufflet lent, peut paraître plus difficile à fondre que le plomb qui supporte d'être chauffé à feu plus vif, donc plus rapide.

Le mercure, d'après certains alchimistes, ne serait composé que d'eau. Albert réfute cette hypothèse, car le mercure ne se solidifie pas avec le froid. De plus, il ne mouille pas et ne s'étale pas, comme l'eau, sur une surface plane. Il contient donc un peu de terre très fine (subtile) intimement mélangée, au point que plusieurs distillations successives n'arrivent pas à modifier le poids du produit.

Le plomb est le métal le plus proche du mercure. D'après Aristote et Avicenne, il deviendrait même mercure lorsqu'il est fondu. Effectivement, le plomb liquéfié a la propriété, mise à profit dans la fusion plombeuse des métallurgistes et des analystes, de rassembler et d'absorber les métaux précieux, comme le mercure le fait dans l'amalgamation. Albert estime qu'il suffit de très peu de soufre pour transformer du mercure en plomb, de même qu'une très faible quantité de présure a la capacité de faire coaguler une très grande quantité de lait. Le plomb est froid et astringent. Il possède une vertu particulière contre le désir des sens et la pollution nocturne mais risque de monter à la tête, d'entraîner la folie ou l'épilepsie, et de provoquer une paralysie des membres inférieurs (symptômes du saturnisme).

L'étain est presque identique au plomb. Albert utilise cependant pour le désigner le mot spécifique de stannum tandis que, deux cents ans plus tard, Agricola reprendra la terminologie de Pline, appelant l'étain plomb blanc et réservant au plomb lui-même l'expression plomb noir (stannum chez Agricola sert à désigner le plomb d'oeuvre, c'est-à-dire le plomb argentifère avant coupellation). L'étain a, d'après Albert, une constitution bégayante, allusion probable au cri de l'étain qui se produit quand on le plie. Cela serait dû à une raideur de ses parties terreuses mal mélangées. Comme le plomb, l'étain ne rouille pas et n'est pas très sonore, ce qui s'explique par une aquosité plus forte que celle de l'argent ou du cuivre. L'étain allié au cuivre rend du reste plus grave la sonorité du bronze.

L'argent a la couleur du mercure (appelé argentum vivum, c'est-à-dire vif-argent) et lui ressemble lorsqu'il est fondu. Comme le mercure, il ne mouille pas, et ne s'étale pas sur une surface plane, mais forme un bouton. Son bel éclat, et le fait qu'il puisse prendre un beau poli, montrent qu'il s'agit d'un mélange très intime et bien fait. En fondant, il dégage une odeur de soufre (due probablement à la présence de minerais sulfureux) il contient donc du soufre, mais très bien incorporé, comme le montre sa sonorité pure et claire. Par ailleurs, l'argent est bon pour la respiration et les palpitations cardiaques.

Le cuivre a déjà une couleur différente, due à la quantité de soufre qu'il contient. Il est cependant plus rouge que jaune car son soufre est d'une finesse et d'une pureté insuffisantes. Une calcination plus prolongée lui donne un éclat plus doré. Avec de la poudre d'une certaine pierre appelée calamine (carbonate de zinc naturel) ou avec de la tutie (oxyde de zinc déposé dans les cheminées des fours), on peut transformer le cuivre en aurichalcum, c'est-à-dire en cuivre jaune ou laiton, mais si l'on chauffe trop, la tutie se sublime et le cuivre reprend sa couleur naturelle. Au contraire, avec de l'arsenic, le cuivre devient blanc et prend l'aspect de l'argent (réaction décrite dans tous les traités d'alchimie). Mais là encore, une calcination prolongée sublime l'arsenic et le métal reprend l'aspect du cuivre.

L'or, d'après Hermes, est parfait, tant dans ses composants que dans le mélange qui en est fait. Son soufre, parfaitement pur, a certainement été sublimé plusieurs fois dans des lieux naturels appropriés, creux à surface dure. De même, son mercure a certainement été sublimé plusieurs fois par la chaleur du soleil pénétrant dans des géodes souterraines. Ce soufre parfaitement fin imprègne et colore uniformément le mercure. Lors de sa calcination et de sa fusion, l'or ne donne ni fumée ni odeur. Il n'est pas non plus brûlé, comme les autres métaux, par le soufre ni par l'arsenic. Il ne déteint pas et fait des bijoux parfaits. A l'état natif, on ne le trouve qu'en petits grains car ce qui possède une telle pureté ne peut évidemment être produit qu'en petites quantités. Albert rapporte que, selon les alchimistes, de tout corps composé d'éléments, il est possible d'extraire trois subtances : une huile que l'on peut essayer de brûler, un verre que l'on peut essayer de faire fondre, la troisième étant de l'or que l'on peut obtenir sous forme liquide. Il en serait ainsi tout particulièrement des cheveux qui posséderaient un grand pouvoir minéralisant. Il signale enfin que l'on a trouvé un crâne humain contenant de la poudre d'or très fine dans les jointures des os crâniens supérieurs. L'or est bon contre les palpitations cardiaques, la bile noire et les états dépressifs (ce qui a sans doute été vrai de tout temps !).

Le fer est le métal contenant le moins de mercure, ce qui explique qu'il ne se liquéfie pas, tout au plus se ramollit-il à haute température. Malgré la quantité de soufre qu'il contient, il reste noir parce qu'il est composé d'un mercure terreux, lourd, argileux et sale et d'un soufre impur et terreux. C'est pourquoi, également, il s'écaille sur l'enclume et donne de la rouille par combustion du soufre. Il marque en noir tout ce qu'il touche et sa limaille fine sert à noircir l'encre. Cependant, enduit de graisse, de savon ou de poix (substances réductrices), il s'ouvre et laisse l'étain fondu le pénétrer (description évidente de l'étamage). Il devient alors cassant et ne peut plus être travaillé.

A la calcination, sa substance terreuse donne une grande quantité de scories. Son excès de terrosité, qui l'empêche de fondre, lui confère en contrepartie une sécheresse qui le rend coupant et plus dur que les autres métaux. Chauffé longtemps (dans du charbon de bois qui le carbure) il perd une partie de son soufre et devient de l'acier sec et cassant, d'une couleur plus blanche, plus voisine de celle du mercure. La trempe de cet acier s'explique par le fait que le froid de l'eau enferme la chaleur à l'intérieur du métal et le rend ainsi plus dur.

 


Endre Dudich
Observations à la communication de M. ANGEL

Afin de faciliter la compréhension de la communication de M. Michel Angel, M. Endre Dudich précise les diverses significations du mot "Cause", telles qu'elles ressortent de la lecture de la "Physique" et de la "Métaphysique" d'Aristote, qui furent toutes deux commentées par Saint-Thomas d'Aquin.

(1) Causa materialis (cause matérielle) - materia prima. A ne pas confondre avec "matière première", "matière primaire" ou "matière primordiale" : c'est simplement la potentialité pure, qui n'est rien par elle-même, mais qui peut devenir n'importe quoi ; elle ne peut pas subsister en et par elle-même.

(2) Causa formalis (cause formelle ou formative) - forma. Rien à voir avec la forme extérieure des corps. C'est elle qui détermine la nature (espèce) et les propriétés de l'être (chose) considéré(e). Elle est l'équivalent aristotélien de l'idée (idea) de Platon. La différence essentielle est que, selon Aristote, la forme ne peut subsister que liée à la "materia prima".

Les deux points (1) et (2) combinés composent la "causa substantialis" (cause substantielle) dont on parle en Physique, c'est-à-dire la nature, l'essence de la chose, opposée aux "causae accidentales" (causes accidentelles) qui peuvent la modifier, sans qu'elle cesse d'être elle-même (c'est-à-dire, sans la détruire).

(3) Causa efficiens (cause génératrice, "force formative") : c'est elle qui réalise l'union de (1) et (2), c'est-à-dire qui produit l'être (la chose) déterminé(e).

(4) Causa finalis (cause finale) : le but à atteindre par la génération, c'est-à-dire l'"idée" de l'être (de la chose) à produire, qui "se matérialise" dans l'union de (1) et (2) effectuée par (3).

Il est bien évident que la Physique n'a rien à faire avec celle-ci, qui est purement "métaphysique". (En contraste avec les assertions de tous les "finalistes" et "téléologistes" de tous les temps).