TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

Gabriel GOHAU

La naissance de la géologie historique : les "Archives de la Nature"

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 28 mai 1986)

Dans une précédente communication, j'essayais de montrer que si Descartes est le premier auteur des temps modernes -Lucrèce, au moins, le précède dans l'antiquité- à esquisser la reconstruction d'un passé de la terre, il est cependant impossible de tenir son système pour une histoire de notre globe (1). La raison en est, selon moi, que sa reconstitution en chaîne rétablit déductivement les étapes qui séparent "l'état initial" supposé de la forme "qui se trouve à présent dans ce monde", grâce aux seules "loix de la nature", et qu'à ce titre elle est une FORMATION, non une histoire.

J. Roger note justement que "la pensée deductive de Descartes trace depuis un point de départ défini a priori jusqu'à l'état actuel des choses, une courbe où rien n'est verifiable, sinon sa continuité logique et son point d'arrivée dans le présent" (2). Or A. Cournot a très bien vu que "la description d'un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s'enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l'expérience, est du domaine de la science et non de l'histoire" (3).

David Oldroyd nomme joliment "génétiques" les systèmes de ce type dont le plus célèbre est, en matière d'astronomie, celui de Laplace (4). Mais, au long du XVIIIè siècle, les successeurs de Descartes ont appliqué à notre globe, sous le nom de "théories de la terre", une conception qui est aussi rigoureusement "génétique" que le sera le "système du monde" laplacien. Le programme qu'Emmanuel Kant -auteur, d'ailleurs, d'un système du monde qui préfigure celui de Laplace - assigne à cette entreprise montre bien son ambition scientifique. "Remonter l'enchaînement entre certaines dispositions actuelles des objets de la nature et leurs causes dans le passé selon les lois de causalité que nous n'inventons pas, mais que nous déduisons des forces de la nature, telle qu'elle se présente maintenant à nous, et (...) poursuivre cette régression aussi loin que le permet l'analogie, voilà ce que serait une histoire de la nature", telle qu'elle est déjà tentée dans les "théories de la terre" (5).

Face à ces entreprises, se dressent ceux qui ont cherché à restituer le passé à la façon des historiens, c'est-à-dire à l'aide d'archives, parce qu'ils estimaient ce passé non déductible du présent, et ne pouvant être retrouvé que par ses traces. Le mot archive, appliqué à "la nature" est utilisé par Pallas dans ses Observations sur la formation des montagnes en 1777 (6). Il est employé par Buffon presque en même temps dans les Epoques de la Nature : "Comme dans l'histoire civile on consulte les titres (...), dans l'Histoire Naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre, les vieux monumens" (7). Soulavie parle, dans une métaphore voisine, des "annales du monde physique" (8). Et B. Faujas de Saint-Fond reprend les termes de Pallas sous une forme qui mérite l'attention : "Que d'exceptions, que d'écarts dans la série des événemens : qu'il reste d'après cela de recherches, de travaux compliqués à faire pour fouiller, avec un peu de méthode dans les archives de la nature" (9). L'association des archives aux écarts et exceptions souligne que les documents sont utiles quand la règle cesse de s'appliquer. C'est en cela que la citation est intéressante.

L'emploi multiplié de ces termes dans le dernier quart du XVIIIè siècle -sous réserve d'enquêtes plus approfondies qui les retrouveraient sporadiquement plus tôt- ne signifie pas que la préoccupation n'existe aucunement avant. Le mot "monument" utilisé par Buffon, ci-dessus, est commun au XVIIIè siècle, et son usage remonte au moins au célèbre passage où Robert Hooke dit que "les Coquilles et autres Corps sont les Médailles ou les Monuments de la Nature" (10).

Les archives (ou monuments) doivent posséder deux qualités :

Or un contemporain de Hooke, sans utiliser le terme, dégage ces deux caractéristiques des archives de la terre. Il énonce comme on sait le principe de superposition : "A une époque où une couche quelconque se formait la matière surincombante était tout entière fluide, et par conséquent, lorque la roche inférieure se formait, aucune des couches supérieures n'existait encore" (11). Et le même auteur dit, peu avant : "Si dans une certaine couche, on observe des traces de sel marin, des dépouilles d'animaux marins, des planches de marine", la mer occupait le territoire. Si "on trouve une grande abondance de joncs, de graminées, de troncs et de branches d'arbres, on peut conclure à l'ancienne présence d'un fleuve ou d'un torrent" (12).

Ainsi se trouvent distinguées les couches marines et les couches d'eau douce. Et la naïveté sur les planches, commune à l'époque encore, et compréhensible chez un auteur fidèle au récit de la Genèse n'enlève rien à la géniale anticipation de Sténon (13).

Sténon pose aussi le principe premier de la tectonique en énonçant que "la surface supérieure des sédiments est parallèle à l'horizon, ou ne lui est que faiblement inclinée". Aussi "toutes les couches, excepté la plus basse, sont contenues entre deux plans parallèles à l'horizon.

De là, il résulte que celles qui sont perpendiculaires ou inclinées à l'horizon lui ont été parallèles à une autre époque" (11). Les archives permettent donc, aussi, de reconstituer les mouvements du sol. Et Sténon a peut-être vu des discordances puisqu'il dessine des couches horizontales reposant sur une couche inclinée. (La seule différence avec une figuration moderne étant que la couche inclinée n'est pas érodée, en sorte que le croquis évoque plutôt un biseau de transgression dont les hauteurs seraient très fortement exagérées).

De façon plus décisive encore, l'anatomiste devenu géologue applique ses principes à la Toscane où il s'est installé peu après avoir quitté le Danemark. Et contrairement à Descartes qui procède déductivement dans l'ordre historique direct, Sténon avance "dans un ordre rétrograde en remontant des plus nouveaux aux plus anciens" (15). En outre, il réduit son investigation à une région limitée. Deux innovations qui montrent que ce qu'on gagne en certitude se paie de restrictions dans le champ balayé.

Il divise ces "changements arrivés en Toscane" en deux cycles emboîtés qu'il distingue selon la nature des terrains : couches pierreuses pour le premier et arénacées pour le second. Curieusement, il n'applique pas le principe de superposition pour reconnaître l'ordre des cycles, puisque les couches du second se font à l'intérieur du premier, soit, en gros, à même hauteur.

En revanche, il ajoute une division stratigraphique d'ordre paléontologique en remarquant que "les couches des plus hautes montagnes exemptes de tout corps hétérogène prouvent qu'il exista un fluide aqueux à une époque où n'existait encore ni plantes ni animaux" (16). Seulement, cette allusion pose problème car, puisque les couches pierreuses du premier cycle ci-dessus mentionné sont fossilifères, celles-là leur sont antérieures. Mais si elles se retrouvent dans "les plus hautes montagnes", faut-il songer à un cycle antérieur contenant les deux autres par emboîtements successifs ?

La modernité de Sténon nous confond comme elle dérouta ses contemporains qui ne surent pas conserver cet acquis trop en avance. On attendra un siècle avant que Soulavie, pour le principe de superposition (16) et Saussure, pour l'inclinaison des couches (17), réactivent les principes sténoniens, pour nous si évidents.

Mais pendant que Sténon utilisait des archives sans employer ce nom, que faisait Hooke, qui avait senti que les fossiles étaient des "médailles" ? Apparemment, il s'arrêtait à cette intuition. C. Schneer a cherché à mettre en relief l'apport de Hooke à la géologie historique, en soulignant que le XVIIè siècle avait vu démarrer simultanément la géologie et l'archéologie grâce à la naissance de la préoccupation historique qui s'installait progressivement depuis la fin du XVIè siècle (17). Je suis d'accord sur ce point, sauf que je transférerais de Hooke à Sténon le rôle que l'historien américain prête au physicien anglais.

Certes, Hooke a compris que les formes vivantes changeaient avec le temps. "Dans les temps anciens, il y avait beaucoup d'autres espèces de créatures qui n'ont pas de représentants actuels. Il n'est pas impossible non plus qu'il n'y ait de nouvelles variétés qui n'existaient pas au commencement" (13). La destruction des espèces, par exemple les Ammonites (19), ne fait guère problème. Depuis Palissy qui a dit que leur genre s'était "perdu" pour avoir trop été pêché, leur disparition ne choque pas trop. Hooke, moins naïf que le potier français, lie la destruction à "une tendance à la dissolution finale" (20).

Mais l'apparition de nouvelles variétés est plus problématique. Il ne semble faire appel ni à une transformation (comme le fera Leibniz, peu après, dans sa Protogée), ni à des créations répétées selon la doctrine des catastrophistes du XIXè siècle. Simplement, il met en parallèle les races de chiens, de moutons ou de pigeons avec celle des oursins ou des nautiles fossiles pour nous convaincre que toutes ont été produites par la variété des climats et - de la nourriture (21).

Mais à aucun moment, Hooke ne semble en mesure d'employer ces variations pour une esquisse de chronologie. C'est normal, d'ailleurs. Car mettre l'accent sur les seuls fossiles à une époque où on n'a aucune idée de l'ordre de superposition des strates, c'est évidemment se priver du moyen de datation le plus immédiat. Le génie de Sténon est d'avoir tourné son regard vers les strates. Le curieux titre de sa dissertation (solide contenu dans un solide...) montre qu'il a compris qu'on ne pouvait dissocier le contenu du contenant qui est l'archive principale. Lui reprocher de n'avoir eu aucune préoccupation de paléontologie stratigraphique et de s'être contenté d'envisager les coquilles fossiles sous l'angle du poids, de la couleur et de la forme (22), serait commettre un énorme anachronisme. Les fossiles doivent être précédés par une ébauche de stratigraphie.

Hooke ne s'y emploie pas, et il échoue nécessairement. Le seul domaine où il aurait pu esquisser une histoire si sa conjecture initiale n'avait été fausse, c'est celui de la recherche des paléo-pôles, si on peut dire. Dans des pages peu connues, en effet, il s'efforce, après avoir supposé un déplacement de l'axe de rotation du globe, de voir si les monuments qui ont été construits selon une direction astronomique donnée, telles les pyramides et les cathédrales, ne présentent pas une déviation par rapport aux coordonnées astronomiques actuelles (23).

Mais à vrai dire, outre que l'entreprise était chimérique, comme on sait aujourd'hui, Hooke cherche moins à utiliser des archives, selon une démarche inductive, qu'à tester une conjecture, suivant un cheminement hypothético-déductif. N'oublions pas qu'il est un théoricien de ce cheminement, puisque dans les mêmes Discours..., il expose l'argument du modus tollens (24).

La supériorité de Sténon apparaît aussi quand on examine la postérité des deux auteurs. Même si ses principes ont été négligés, les naturalistes du XVIIIè siècle qui ont étudié la terre, ont compris que ce sont les couches et leur ordre qu'il fallait reconstituer. Nous n'examinerons pas, car il y faudrait beaucoup plus de temps que je n'en dispose, tous les neptuniens qui se sont efforcés de distinguer les montagnes "primitives" des montagnes "secondaires". Ils ont fait de la lithostratigraphie, en traitant les couches comme des archives. Faute d'une étude de leur vocabulaire, je suis incapable de dire qui, avant Pallas, a pu parler d'archive ou d'un équivalent métaphorique.

C'est pourquoi, délaissant la contribution de Moro, Lehmann, Fuchsel, Arduino, et de bien d'autres jusqu'à Werner, je passerai pour conclure à la fin du siècle, lorsqu'on commence à sentir l'importance stratigraphique des fossiles.

La préoccupation historique est attestée, comme on a vu en commençant, par le vocabulaire. Elle coincide, selon Oldroyd, avec la naissance de l'histoire comme discipline scientifique et plus généralement l'intérêt pour le passé, manifesté en particulier par la naissance de la musicologie et le renouveau du Gothique (25).

Nous ne tenterons pas d'esquisser l'étude de la naissance de la stratigraphie paléontologique. Une précédente communication qui visait à établir la contribution de Jean-André De Luc a fait le point sur la question (26). Ce qui me semble personnellement important, au niveau le plus général, c'est un changement du statut des archives de la nature. Les archives de la lithostratigraphie sont ce que j'ai nommé des "archives-structure" (27). C'est-à-dire qu'elles sont les pièces constitutives de l'écorce de la terre. Elles ne sont des archives que pour autant qu'elles se conservent, puisque leur superposition pouvait seule garantir leur âge relatif.

C'est pourquoi l'histoire ne peut être reconstituée que si elle est cumulative. Les neptuniens négligent les effets de l'érosion, comme s'ils redoutaient d'invoquer un phénomène qui efface le passé.

Les fossiles se retrouvent dans des lambeaux de couches dévastées par "les dents dévoreuses du temps", comme aurait dit Hooke. Les archives ne sont plus les structures de l'édifice, mais de simples "indices". Elles viennent d'autant plus opportunément prendre le relais des archives-structures que l'érosion, redécouverte par Hutton, n'est pas seule à effacer le passé. Le même Hutton, ainsi que chacun sait, établit le rôle destructeur du plutonisme. Les granites, dont l'âge se déduisait du faciès lithologique pour l'école neptunienne, deviennent des roches sans âge, ou plutôt de tous les âges. Et bientôt, on découvrira que les strates elles-mêmes subissent les effets du métamorphisme qui les rend muettes et les détruit d'une façon aussi efficace que l'érosion. Les archives-indices sont celles de la naissance du concept de cycle géologique.

Mais le seul principe immédiat de chronologie reste le principe de superposition. Les fossiles ne dispensent de l'observation des contacts entre les couches que s'ils ont été préalablement étalonnés. La stratigraphie paléontologique est d'abord une construction empirique. Seulement, quand chaque "étage" aura sa faune "caractéristique", elle servira de référence pour dater les autres phénomènes. L'histoire de la terre s'élabore donc sur un double archivage.

Les fossiles forment le premier système d'archivage, qui doit être universel pour permettre les corrélations à distance. Seules les espèces ubiquistes peuvent donc - au moins dans un premier temps - entrer dans le tableau des "étages". Notons d'ailleurs que les Neptuniens avaient eu aussi l'ambition d'un dateur universel qu'ils croyaient trouver dans le faciès lithologique. S'ils avaient eu raison, et que chaque époque eût été caractérisée par un dépôt unique sur tout l'océan terrestre, les couches fussent devenues les archives-indices que furent les fossiles.

L'important était de découvrir un chronomètre dont l'indication fût indépendante du lieu. Seule l'observation permettait de savoir quelle archive réalisait cette condition. C'est une conclusion empirique, non le résultat d'un débat théorique.

Mais l'horloge étant construite, les autres archives trouvent un nouvel emploi. N'ayant plus besoin d'être ubiquistes, elles servent à déterminer les histoires régionales. Les deux fonctions de l'archive : indiquer une date et informer sur un phénomène, se dissocient. La seconde fonction échoit aux fossiles de faciès, à la nature des terrains, à leur disposition, etc. Ainsi, par exemple, les discordances, découvertes par Hutton, sont les archives de ce qu'Elie de Beaumont va nommer les "systèmes de montagnes" - et qu'on appelle aujourd'hui phases orogéniques.

Mais comme elles sont des archives "phénoménologiques" et non des archives "chronologiques", elles informeront sur les orogenèses d'une région déterminée. On comparera leur âge à celui des mouvements tectoniques des régions voisines ou lointaines. L'histoire se régionalise, elle se fragmente en histoires plus ou moins indépendantes, qui ont, chacune, ses particularités, ses événements singuliers.

Et si l'on estime, avec Cournot, qu'il n'y a histoire que si contingence et nécessité sont unies, l'histoire de la terre ne commence qu'avec le double archivage. Par une sorte de dialectique ou d'autocatalyse, la multiplication des archives rend les régions de plus en plus autonomes, et l'autonomie donne une place accrue à l'accidentel, c'est-à-dire à ce qui ne peut être reconstitué qu'en découvrant des archives nouvelles.

David Oldroyd associe très opportunément cette rupture en géologie avec le mouvement "historiciste" qui, de Herder à von Savigny cherche les bases juridiques de chaque nation dans son passé, ses traditions et particularismes, pour réfuter les tentatives antérieures des philosophes des Lumières d'expliquer le droit "naturel" par la constance et l'unicité de la nature humaine. La contemporanéité du "nationalisme juridique" et de la régionalisation de l'histoire de la terre ne peut être entièrement fortuite, même si les deux mouvements sont aussi l'aboutissement d'évolutions indépendantes. Des chaînes causales indépendantes se croisent en se fécondant.

Notes


La planche 20 du Prodromus de Sténon (redessinée)