TRAVAUX DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VI (1992)

Maurice LELUBRE
Conrad Kilian, géologue et explorateur saharien.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 mai 1992)

Dans l'histoire de la Géologie, la place de Conrad Kilian est tout à fait à part. N'appartenant à aucune école ni aucune coterie, il n'a exercé aucune fonction officielle, occupé aucun poste en vue ; ignoré, méprisé et même calomnié par beaucoup, il a fini sa vie misérablement et tragiquement. Pourtant, son nom a subsisté ; l'importance et l'originalité de son oeuvre ont fini par être reconnues, bien au-delà du cercle restreint des géologues ; des livres, des articles de journaux et de revue, des émissions de radio et de télévision lui ont été consacrés. Le Comité français d'Histoire de la Géologie ne pouvait l'ignorer et il a bien voulu me demander d'évoquer devant vous la personnalité de cet homme hors du commun dont je m'honore d'avoir été l'ami et le disciple. Je voudrais retracer très brièvement les étapes principales de sa vie, dont les dernières se mêlent à des souvenirs personnels.

François-Théodore-Conrad Kilian est né le 23 août 1898, au Château des Sauvages en Ardèche, dans une famille profondément "parpaillotte", comme il le disait lui-même. Son père Wilfrid Kilian, de vieille souche alsacienne, et même écossaise, a laissé un nom illustre dans la Géologie alpine ; sa mère Ammie-Anna Boissy d'Anglas était la petite-fille du conventionnel ; Cuvier était son arrière grand-oncle.

Après des études secondaires à Grenoble, il s'inscrit en Mathématiques Spéciales et veut préparer l'Ecole Navale à Louis-le-Grand, à l'exemple de son frère aîné Robert, déjà plongé dans la Grande Guerre (il finira comme Contre-amiral, après s'être illustré au débarquement en Corse). Mais son état de santé l'oblige à interrompre toute étude et à regagner Grenoble où, en 1915, il rédige ses premières publications géologiques. Il est ajourné, puis réformé, mais arrive néanmoins à être incorporé en avril 1917 et aller au front où il participe à l'offensive de l'été 1918, avec citation et Croix de Guerre.

Démobilisé en mai 1920, il reprend en dilettante ses études, à la Faculté des Sciences de Lyon, mais les abandonne dès octobre suivant. En effet, un colon de Kabylie s'était mis en tête de retrouver les "émeraudes" que le Colonel Flatters aurait découvertes à l'Est du Hoggar, en 1881, dix jours avant le massacre de la Mission ; une première expédition avait été commanditée l'année précédente, avec la participation du géologue suisse Henri Butler (dont les travaux postérieurs sur le Dévonien du Groenland sont bien connus) qui en rapporta d'excellentes observations géologiques. Wilfrid Kilian, contacté, en parle à son fils, enthousiasmé davantage par l'aventure que par les études livresques.

En octobre 1921, Conrad débarque à Alger, avec une mission "gratuite" du Ministère de l'Instruction Publique. Il gagne Touggourt, terminus de la voie ferrée, d'où il part le 8 janvier 1922, en chameau, avec une mission légère dirigée par un individu douteux, ancien sous-officier saharien, dont il sera obligé de se séparer en avril, au coeur du Hoggar. Seul avec un méhariste chaambi, il parcourt alors le Hoggar central et septentrional pour arriver malade et épuisé à In Salah en juin. Il doit rester là plusieurs mois, mais il commence à rédiger ses principales observations et envoie à son père un important mémoire, pour le Congrès géologique international de Bruxelles, 1922, puis une note à l'Institut, le 6 novembre 1922. Rentré en France, d'autres notes suivent, à l'Institut ou à la Société géologique de France, puis un ouvrage, "Au Hoggar, Mission de 1922", paru en 1925 ; ces travaux lui valent d'être Lauréat de l'Institut, de la Société de Géographie, de la Société de Géographie commerciale.

Nous reviendrons tout à l'heure sur ces travaux, qui bousculaient les idées classiques en offrant un schéma simple et cohérent pour la géologie de toute l'Afrique septentrionale. Venant d'un jeune homme de 24 ans qui n'avait que son baccalauréat, ces résultats ne furent pas acceptés sans réticence et Wilfrid Kilian lui-même demanda à Jacques Bourcart, qui devait accompagner la mission danoise Olufsen au Sahara central, de vérifier les dires de son fils ; parti en novembre 1922, J. Bourcart rentrait en mai suivant, confirmant entièrement les observations de Conrad et ses déductions !

Conrad Kilian reprend ses études et obtient, à Grenoble et à Lyon, ses certificats de Licence, qu'il n'avait pas encore ; il songe à la préparation d'une Thèse. Mais il ne pense qu'à retourner au Sahara ; il obtient d'être chargé de mission par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, les Ministres de l'Instruction Publique et des Colonies ; sa mère lui avance de l'argent sur l'héritage de son père, décédé en 1925. Enfin, au printemps 1926, il est de retour en Afrique, avec un programme bien arrêté : explorer les confins Touareg-Tebou.

Il est mal accueilli à Alger, puis à Ouargla par les autorités qui n'apprécient pas trop sa notoriété naissante, son panache et aussi une certaine arrogance. Mais il prépare son expédition et repart de Touggourt en décembre 1926, en chameau, accompagné par El Bachir, son "écuyer-banneret" portant son fanion avec, brodée, sa devise "Avec Vaillants toujours Kilian". Il rejoint le campement de l'amenokal du Hoggar, Akhamouk ag Ihemma, pour mettre au point une première traversée d'une vaste zone désertique orientale, le Ténéré du Tafesaset, jamais réalisée jusqu'alors.

Quittant le Hoggar central au début d'avril 1927, avec son écuyer-banneret, le touareg Moussa ag Afessour et un vieux guide esclave, Rama, il parvient à In-Azaoua, à la limite de l'Air. Il entreprend alors une traversée de 350 km sans eau, en direction du puits d'In Afeleleh ; mais le puits est comblé et il faut sacrifier une chamelle pour tirer de sa panse quelques litres d'un liquide infect qui, après avoir été bouilli, leur permet tout de même de rejoindre, à 80 km à l'Ouest, le puits de Tirririne. De là, Kilian continue vers l'Est, sur Djanet et le Tassili de l'Ajjer. C'est durant l'été 1927 qu'il effectue, seul avec son écuyer-banneret, une incursion à Tin Alkoum et Rhat.

La ville de Rhat, qui avait été sous domination turque, aurait dû être occupée, en vertu des accords internationaux de 1919, par les Italiens qui n'avaient pas pu y parvenir ; c'était une zone d'insécurité, sous la coupe de l'amenokal des touaregs ajjer, Boubaker ag Allegoui. Kilian arrive à El Barkat, à proximité de la ville, où Boubaker vient le voir avec une garde de touaregs armés et menaçants, lui demandant s'il n'a pas peur d'être mis à mort ; il répond calmement : "je suis seul et sans armes, mais j'ai la France derrière moi". Séduit par son courage et sa personnalité, Boubaker l'invite à entrer dans la cité, un des rares chrétiens qui ait été autorisé à y pénétrer ; des notables envoyés par le sultan de Mourzouk lui proposent de prendre la tête de "10.000 guerriers" pour chasser les Italiens qui menacent le Fezzan ! Cette histoire, que Kilian aimait à raconter, n'avait suscité qu'incrédulité ; or, en 1943, étant chef de poste à Rhat, j'ai eu la visite d'un vieux commerçant venu réclamer à tout hasard pour une caravane de plumes d'autruche, poudre d'or, etc. qui lui aurait été volée au début du siècle ... ; spontanément il me demanda : "Tu connais Kilian ? c'est chez moi qu'il habitait..." et il me conta exactement la même histoire.

En février 1928, il revient à Tamanrasset pour organiser une seconde traversée du Tafesaset et continuer vers les confins du Tibesti. Cette fois, il part avant les grandes chaleurs, en fin février : il gagne le puits de Tin Taourdi, dernier point d'eau distant de 500 km de désert absolument plat et aride du puits d'Er Raoui, proche des petites oasis de Djado, au NE du Tchad. Il en repart avec un guide Tebou jusqu'à Toummo, puits isolé à la limite Fezzan» Tibesti. De là, il entreprend, à la boussole, une difficile exploration de la zone frontière, au travers de plateaux gréseux désolés, reliefs jusqu'ici inexplorés sur la ligne de partage des bassins de Mourzouk et du Tchad, qu'il appelle Monts-Doumergue en les dédiant au Président de la République. Il rejoint ensuite In Ezzane et Djanet.

Kilian prend alors lentement le chemin du retour. En arrivant à Ouargla, il demande au Colonel commandant le Territoire de le recevoir avec les honneurs dus à un Explorateur Souverain..., puis il fait un esclandre lors de l'arrivée du Gouverneur Général de l'Algérie Pierre Bordes. Celui-ci consent avec réticence à le recevoir, mais est bientôt subjugué par son charme et par l'intérêt du compte rendu fait par Kilian de ses explorations ; il lui enverra, dès son retour à Alger, le 27 avril 1929, une lettre de félicitations enregistrant ses faits d'exploration, mais ne peut empêcher le Colonel Carbillet de lui interdire dorénavant l'accès des Territoires du Sud !

Rentré à Paris très fatigué, complètement ruiné, démoralisé par le mariage de sa fiancée Corinne, qui l'avait attendu en vain pendant sept ans, il reprend cependant ses travaux scientifiques. Il publie alors une série de notes, toutes très courtes mais particulièrement denses et dont certaines sont fondamentales ; nous y reviendrons plus loin.

En 1934, il est Directeur de l'Exposition internationale du Sahara, au Musée du Trocadéro, à Paris. Puis il se consacre à la Carte géologique internationale de l'Afrique au 1/5.000.000, dont il assure la conception et la légende stratigraphique générale, coordonnant et rédigeant les contours de la feuille 1, parue en 1936, puis ceux de la feuille 2, dont il publie une esquisse préliminaire en 1937.

Cependant, l'essentiel de l'activité de Kilian porte sur la question des frontières sahariennes, entre les territoires sous domination française et ceux revendiqués par l'Italie. Il considère que le fait d'avoir découvert d'importants reliefs, les Monts Doumergue, entre l'erg de Mourzouk et les pays du Tchad, d'y avoir fait acte de souveraineté au nom de la France, agissant seul avec une escorte levée à ses frais, lui donnait droit, suivant un texte vieux de plus d'un siècle, au titre d'Explorateur Souverain, le plaçant au rang des chefs d'Etat. Il rédige donc de nombreux rapports, pour préconiser une ligne frontière logique, tenant compte des données géographiques et ethniques et des intérêts français. Il assiège le Ministère des Affaires Etrangères, est reçu par le Président de la République Gaston Doumergue, puis par Pierre Laval. Mais les accords Laval-Mussolini sont signés en 1934 et il s'insurge en vain...

En 1937, il présente sa candidature à la succession de Lucien Cayeux au Collège de France, sur un programme de Géologie africaine ; mais c'est Paul Fallot qui sera nommé.

Ayant loué, en arrivant à Paris, deux petites pièces dans un vieil hôtel au 23 rue du Bac, il vit misérablement grâce à l'aide d'une bourse Commercy de la Sorbonne, puis de la Caisse des Sciences comme Boursier de Recherche.

C'est en 1938 que j'ai fait la connaissance de Conrad Kilian. Nicolas Menchikoff m'avait en effet proposé d'entreprendre une thèse de Pétrographie sur le cristallin du Hoggar ; mais il fallait l'accord de Kilian ! On m'avait dit : "il a un caractère impossible, ombrageux, imbu de lui-même, mégalomane, etc.". C'est donc très intimidé que je lui ai rendu visite, dans son deux-pièces où j'ai d'abord eu peur de me trouver mal : cela sentait le vieux tabac refroidi, les fenêtres n'étant sans doute jamais ouvertes ; sur un coin de table, une pyramide de cendres de cigarettes relayée par terre par une autre pyramide encore plus haute ; Kilian pas rasé, avec un pantalon effrangé, une veste où manquaient des boutons, un col de chemise douteux, des ongles noirs..., mais un accueil chaleureux et un regard merveilleux faisant tout oublier ! Il m'a vivement encouragé, me montrant des documents, me conseillant sur des itinéraires ; bref, l'après-midi a passé sans que je m'en aperçoive. C'était le début d'une longue amitié. Je l'ai revu bien des fois avant mon départ en octobre 1938, puis après mon retour en mai 1939 ; souvent nous sommes allés ensemble rue de Bourgogne, au Bureau d'Etudes géologiques et minières coloniales, où il travaillait activement, en collaboration avec Georges Baumain, à la mise au point de la Carte géologique internationale de l'Afrique.

En septembre 1939, c'était la mobilisation et la guerre et je ne devais revoir Kilian qu'en 1943, en Algérie.

A partir de Colomb-Béchar, Kilian rejoint Gao par la piste de Bidon 5, puis parvient à Agadès : là commence sa dernière mission saharienne, le 7 janvier 1943. Accompagné de sept hommes et 15 chameaux, il parcourt tout l'Aïr du Sud au Nord, fait la première ascension du Mont Greboun ; le 17 juin, il continue à la boussole sur Tadoumet en traversant le ténéré qui sépare l'Aïr du Hoggar et arrive à Tamanrasset le 15 juillet.

C'est à Tamanrasset, où j'arrivais d'Alger pour rejoindre mon poste à Djanet et Rhat, que j'ai retrouvé Kilian, le 23 août 1943 ; il était très affaibli après son expédition, malade de dysenterie croyait-il ; il était l'hôte du Capitaine Chef d'Annexé (= commune) qui lui faisait porter sa nourriture. Je citerai seulement une anecdote : un soir, nous étions reçus avec d'autres invités par le Chef d'Annexé et nous nous trouvions à un bout de table, Conrad et moi, avec mon ami Jean Dubief, ancien chef de l'Observatoire de Physique du Globe de Tamanrasset, qui rentrait de Rhat où, mobilisé, il commandait le poste depuis plusieurs mois, travaillant entre autres choses à établir une chronologie des années touarègues ; or, les nombreuses personnes qu'il avait interrogées, Kilian les connaissait parfaitement et pouvait les décrire avec précision en énumérant toute leur famille, bien qu'il n'ait passé que quelques jours à Rhat en 1927.

Je dus laisser Kilian pour aller sur Djanet, le 3 septembre. Son état de santé alla en empirant, le médecin militaire ne sachant que faire ; mais le Chef d'Annexé ne voulait pas le laisser partir. Il parvint tout de même à s'échapper sur un camion, parvenant le 29 septembre à Alger ; immédiatement hospitalisé à l'Hôpital militaire, on diagnostiqua un empoisonnement dû à une drogue indigène, le borbor, et il ne s'en remit jamais complètement.

Après sa convalescence, Kilian travaille à l'Etat-Major de la Défense Nationale, à Alger, sur l'établissement d'un statut futur du Fezzan. Au cours d'une brève mission en janvier 1945, venant du Fezzan où j'étais mobilisé, j'eus l'occasion d'en discuter longuement avec lui et différents officiers. Mais le général Testard avait disparu en Afrique Noire, dans un accident d'avion attribué à une tornade qui ne laissa aucune trace dans la météorologie ; son adjoint, le capitaine de frégate Aber, se "suicidait" mystérieusement peu après. Le successeur de Testard, le colonel d'aviation Frandon, n'avait pas la confiance de Kilian, qui regagne la France, sur un contre-torpilleur jusqu'à Toulon, puis en avion militaire sur Paris, où je le retrouvai en septembre lors d'un rapide séjour avant une mission au Tibesti.

Kilian continuait son activité relative au devenir et aux frontières du Fezzan. Mais il se heurte, plus encore qu'avant, à une hostilité presque générale. C'est qu'en effet un élément nouveau intervient dans les discussions : le pétrole ! Ce n'est pas la première fois que Kilian évoque ce problème ; dès sa première mission au Hoggar, il a reconnu de grandes structures anticlinales dans la couverture paléozoïque à l'Est d'In Salah, structures d'autant plus favorables que les Schistes à Graptolites pourraient être des roches-mères du pétrole. Bien que l'Afrique, et donc le Sahara, soit considérée comme un domaine réservé par les pétroliers, qui feignent de ne pas croire à la possibilité de gisements, Kilian a la certitude que le pétrole existe, en particulier dans le bassin de Syrtique où, selon des renseignements, des forages clandestins britanniques auraient eu des résultats positifs. Il envisage d'aller lui-même au Fezzan, mais, devant les difficultés qui s'accumulent, il doit différer son départ et renoncer.

Finalement, après ma démobilisation et un dernier séjour au Hoggar pour terminer le travail de terrain de ma thèse, c'est à moi que la mission fut confiée par le Ministère des Affaires Etrangères. Malgré la mauvaise volonté évidente de M. Paul Moch, Délégué Général du Bureau de Recherche des Pétroles, chargé de l'organisation, la mission eut lieu en octobre-novembre 1947, avec la participation de Michel Tenaille, Directeur de la S.N.REPAL, que j'avais demandée. Le rapport, remis à M. Moch en mi-décembre, ne fut finalement signé qu'en mars mais ... ne fut jamais transmis aux Affaires Etrangères ; le Ministère n'eut droit qu'à un bref résumé signé de Pierre Guillaumat, sans carte, et il fallut que Kilian porte lui-même un double du rapport complet !

Mais Kilian est de plus en plus désemparé ; partout, il rencontre des obstacles et des menaces. De nombreuses tractations ont lieu autour des pétroles fezzanais, la plupart du temps en dehors de lui ; il sent la trahison partout et se détache de la plupart de ses amis. Il se sent poursuivi, notamment par des agents de l'Intelligence Service ; personne n'y croit, mais il y a tout de même beaucoup de faits troublants. Ainsi, descend en son hôtel de la rue du Bac un officier britannique portant ostensiblement des marques de l'I.S. ; un soir, alors que je le raccompagnais à son domicile, une voiture fait brusquement un écart sur le trottoir où nous marchions ; Kilian part quelques jours à Montbéliard pour des obsèques et, alors qu'il rentrait du cimetière, un homme sur un vélo le double en lui disant "souvenez-vous du Commandant Aber", qui s'était suicidé en 1945 dans des circonstances non élucidées. Kilian se terre, fatigué, malade ; il ne vit que grâce à un traitement de Chargé de Recherches du CNRS, mais on menace de le lui supprimer et il faudra l'intervention de Charles Jacob et Fernand Blondel pour qu'il soit maintenu. Mais dès qu'il a un peu d'argent, Kilian le dépense et, toujours généreux, invite ses amis ; ses vêtements sont effrangés, son linge non lavé, les semelles de ses chaussures font clap-clap ; il a l'aspect d'un clochard, ce qui ne l'empêche pas de continuer d'aller au Quai d'Orsay où on le regarde avec suspicion et mépris, sauf quelques amis.

Au printemps 1949, je lui porte une centaine de pages d'une première rédaction du début de ma thèse et il me fait des remarques fort pertinentes. Quelques jours plus tard, on le retrouve errant dans la forêt de Fontainebleau, tenant en main mes feuillets dont il ne veut pas se séparer ; il est conduit chez les soeurs de Saint-Vincent de Paul qui, dès qu'elles connaissent son nom, sont aux petits soins pour lui ; son aïeul Boissy d'Anglas avait sauvé ces soeurs de la guillotine et bien que "parpaillot", son nom était vénéré ; on lui avait même conféré le privilège de pouvoir entrer à cheval en la cathédrale Notre-Dame de Paris, privilège s'étendant à ses descendants, comme Conrad aimait à le raconter. Quelques jours plus tard, à peu près remis mais incapable de se souvenir de ce qui lui était arrivé, il revient à Paris où son frère Robert le rejoint, va voir Menchikoff à la Sorbonne, et je le reçois à la maison où il retrouve sa vitalité et son humour ; puis il est accueilli par M. Alloiteau.

En effet, je dois rejoindre Alger où je suis nommé au Service de la Carte géologique et ne reverrai plus Kilian. En décembre, à peu près guéri, il part pour Grenoble où il a encore des amis, comme le général Collignon. On le retrouvera le 30 avril 1950, pendu à l'espagnolette de sa chambre d'hôtel, mais les yeux fermés, le torse et les poignets tailladés, avec un mot d'adieu, probablement un faux... Il avait 52 ans, le même âge que l'explorateur Henri Duveyrier, l'illustre auteur des "Touareg du Nord", lors de son suicide en 1892!

Telle a été, brièvement et incomplètement résumée, la vie de Conrad Kilian, une vie qui correspond bien à l'homme : indépendant, fier de ses découvertes, refusant de se courber devant les puissants qu'il accablait volontiers de sa morgue et d'un humour souvent féroce, impertinent sans être jamais grossier, mais généreux, loyal, désintéressé et d'une simplicité naturelle et parfaite. Doué d'une mémoire prodigieuse et d'une compréhension immédiate, sa culture s'étendait à tous les domaines, originale et mûrie par la réflexion. Il était profondément attaché à sa foi réformée car, écrivait-il "j'ai été formé à voir le diamant de la Vérité Divine par cette facette...", mais sans aucune espèce de sectarisme, ni religieux ni philosophique, et son amitié s'étendait du Père jésuite Teilhard de Chardin au Marquis de Chasseloup-Laubat et à l'Universitaire communiste Marcel Prenant. Je considère que c'est l'homme le plus intelligent, au sens plein du terme, que j'aie jamais rencontré.

L'oeuvre scientifique de Conrad Kilian s'exprime en un petit nombre de notes, toujours très courtes, parce que longuement mûries, chaque mot en étant pesé pour n'exprimer que l'essentiel ; mais par là, elle a exercé une influence profonde. Dans les domaines les plus variés - géologie surtout, mais aussi géomorphologie, préhistoire, botanique, zoologie, mise en place des populations qu'il appelait "géologie humaine", etc. - il su dégager avec une rare intelligence et une intuition infaillible, les notions fondamentales et créer des systématiques qui, comme l'a si bien dit Jacques Bourcart, "sont devenues classiques au point qu'on en a le plus souvent oublié l'auteur".

C'est naturellement en matière de géologie africaine qu'il a le plus innové et je citerai seulement trois points. Dans une note à l'Institut, qui n'a guère plus d'une page avec une figure, rédigée à In Salah au retour de sa première mission, il démontre, sur une coupe précise, l'âge antécambrien des schistes cristallins et granites, surmontés en discordance par les Grès inférieurs des Tassilis, eux-même séparés par des schistes siluriens fossilifères des Grès supérieurs concordants ; or, on ne voyait là que du Silurien métamorphique recouvert de grès dévoniens et c'est toute la stratigraphie de la moitié nord de l'Afrique qui était ainsi bousculée ! En 1932, en 14 lignes des Comptes rendus sommaires de la Société géologique de France, il précise la stratigraphie de l'Antécambrien en distinguant deux termes, Suggarien et Pharusien. Enfin, dans les Complexes continentaux qui couvrent une bonne partie du Sahara, mais jusqu'alors indéchiffrables, il sépare des ensembles cohérents dont il montre les relations avec les séries marines, créant une nomenclature à la fois souple et précise devenue d'usage courant.

Bien sûr, les recherches postérieures menées par des centaines, sinon des milliers de géologues avec des moyens autrement puissants que le chameau, la boussole et le marteau, ont conduit à préciser et à nuancer dans le détail. Mais, en dégageant les lignes maîtresses de la géologie saharienne, c'est Kilian qui a permis de comprendre et, 70 ans plus tard, ses observations et ses déductions gardent encore toute leur valeur.

Enfin, force est bien de reconnaître que c'est Conrad Kilian, qui, le premier, a affirmé sur des données géologiques l'existence du pétrole dans le sous-sol saharien, malgré le scepticisme et les railleries des milieux pétroliers ! La mort ne lui a pas permis de constater le triomphe de ses idées, mais elle lui a épargné de voir la faillite de ses efforts pour une politique pétrolière nationale. Et l'Histoire se doit de lui rendre justice.


Trajets des voyages sahariens de Conrad Kilian

Bibliographie.