TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIII (1999)

Jacques L. R. TOURET
La découverte du dioxyde de carbone dans les inclusions des minéraux : une grande aventure scientifique du dix-neuvième siècle

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 20 mai 1999)

La fin du XVIIIe siècle a vu la naissance de la minéralogie moderne, dans une période féconde en découvertes où s'affrontaient les écoles suédoise (Berzelius et Torbern Bergman), allemande (Werner) et française (Romé de l'Isle et René-Just Haüy). Ce seront les Français qui, grâce au Traité de Minéralogie de René Just Haüy, feront la meilleure synthèse de tous ces travaux et resteront, pour la postérité, les inventeurs de la cristallographie et de la minéralogie telles que nous les concevons aujourd'hui. Sciences majeures, qui jouent un rôle essentiel dans l'explosion technologique du monde moderne - de l'ordinateur au téléphone portable, tous les appareils qui ont transformé notre vie quotidienne reposent sur les propriétés de cristaux - et qui, en dépit de déclarations péremptoires de certains responsables politiques, restent plus que jamais d'actualité [1]. Le Traité de Minéralogie paraît à l'aube du XIXe siècle (sa parution s'étale sur quatre années, de 1797 à 1801) [2] et, s'il restera pour longtemps la référence essentielle en minéralogie descriptive, il marque en fait la fin de cette première période de découvertes, dont l'objectif essentiel était la compréhension des caractères géométriques de l'état cristallin et l'inventaire d'un nombre limité d'espèces minérales ou de types pétrographiques.

La date de 1801 correspond à l'apogée de la puissance napoléonienne. La science française, nourrie de toutes les découvertes faites sous la Révolution et l'Empire - l'effort de guerre impose un passage rapide de la théorie à la pratique ! -, rayonne sur le monde. Paris attire les minéralogistes du monde entier, américains, polonais, italiens, qui retourneront dans leurs pays respectifs - et d'autres qui, comme le Polonais Domeyko, exporteront la minéralogie moderne au Chili et dans toute l'Amérique du Sud - et contribueront pour une large part à pérenniser le renom de l'école française. Le but essentiel des recherches est alors la découverte de nouvelles espèces, au moyen des instruments traditionnels employés par Haüy et ses collaborateurs : goniomètre d'application pour la mesure des angles des cristaux, chalumeau et réactifs pour l'analyse « géognosique », que nous appelons aujourd'hui analyse par voie sèche.

On sait que Haüy n'appréciait guère les instruments d'optique. Toute sa vie, il restera fidèle au goniomètre d'application, refusant obstinément d'accorder le moindre intérêt aux mesures plus précises faites par le goniomètre à réflexion de Wollaston. Cela aura pour conséquence, vers la fin de sa vie, les épisodes assez déplaisants des querelles avec Mitscherlisch sur la notion d'isomorphisme, suffisamment connues pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en parler ici [3].

L'apogée napoléonienne est bien courte et, après la première décennie du XIXe siècle, la chute est proche. On peut ainsi considérer, en minéralogie comme en politique, la date de 1815 comme un grand tournant, qui va voir la fin de la période française de Romé de l'Isle et Haüy, et le début d'une période anglaise, celle des vainqueurs de Waterloo, qui va durer pendant plus d'un demi-siècle. On peut fixer une autre date, correspondant aussi à un événement politique majeur, pour la fin de cette période anglaise : 1870 et la guerre franco-prussienne. Changeant alors de registre, et passant de la minéralogie à la pétrographie, on passera alors à une période allemande, qui se poursuivra jusque pendant l'entre-deux-guerres. Le fait que Napoléon Ier ait perdu Waterloo et Napoléon III la bataille de Sedan n'est qu'une étrange coïncidence. Mais il est assez remarquable de constater que l'histoire de la minéralogie est ainsi rythmée par les grandes crises qui ont secoué notre continent, et surtout que c'est la nation dominante qui, après la victoire, va reprendre le flambeau de la discipline. Preuve, s'il en était besoin, des relations étroites entre la minéralogie et la politique, que l'on peut comprendre par le fait que, jusqu'à l'ère de la mondialisation, la situation économique d'un pays donné était largement dépendante de ses ressources minérales. On peut d'ailleurs pousser la réflexion plus loin, et voir dans la cristallographie et la minéralogie les disciplines mères des autres sciences exactes, notamment chimie et physique. C'était évident à la fin du XVIIIe siècle : Lavoisier était au moins autant minéralogiste que chimiste, et lorsque Napoléon Ier créera le système d'éducation qui, encore aujourd'hui, domine la société française, c'est au minéralogiste René Just Haüy qu'il demandera d'écrire le Traité de Physique à l'usage des premiers lycées. La suite sera moins brillante, puisqu'aujourd'hui, victimes de leur succès, ces disciplines tendent à être phagocytées par leur descendance, la cristallographie par la physique et la biologie, la minéralogie par la pétrographie, la chimie et les prétendues « disciplines nouvelles » des sciences de la Terre, qui ne sont pas autre chose que l'application de techniques analytiques de plus en plus performantes à l'étude des roches et minéraux. Partout, le nombre des chaires universitaires de minéralogie se réduit comme peau de chagrin et, si l'on n'y prend garde, on pourra bientôt ranger cette discipline auprès des dinosaures parmi les victimes des extinctions cataclysmiques qui ont ravagé notre planète.

I - La période anglaise : l'ère du microscope

A partir du début du XIXe siècle, une révolution majeure va bouleverser toutes les sciences d'observation : l'utilisation systématique du microscope, permettant d'observer facilement les objets dont la taille est inférieure à une fraction de millimètre. La découverte des lois fondamentales de l'optique par Huygens remonte certes au XVIIe siècle, bientôt suivie par la mise au point des lunettes astronomiques et télescopes par Galilée et Newton : l'homme s'est intéressé à l'infiniment lointain avant d'aborder l'infiniment petit. A la fin du XVIIe siècle, pourtant, les artisans verriers de la petite ville de Middelburg, en Zélande, découvrent un peu par hasard que la combinaison de deux lentilles permet d'obtenir des grossissements considérables. Antonie van Leeuwenhoek (1632-1723), «notre philosophe bourgeois à Delft», comme l'écrit Constantin Huygens à son fils Christiaan le 4 mai 1679 [4], met au point le premier véritable microscope, mais il l'utilise surtout pour observer des objets biologiques : animalcules, fragments de cheveux ou de tissus, cellules sanguines et surtout spermatozoïdes, formes étranges qui avaient manifestement aiguisé sa curiosité. Pratiquement rien sur les minéraux, sinon quelques observations sur des formes plus ou moins organisées, type dendrites de manganèse, pour savoir s'il s'agissait d'êtres vivants ou non. Grave question qui préoccupera du reste tout le XVIIIe siècle, cette longue période pendant laquelle on passera des instruments artisanaux conçus par Leeuwenhoek aux microscopes d'aspect véritablement moderne, qui n'apparaîtront en Angleterre qu'au tout début du XIXe siècle. Il faut dire que l'observation des cristaux n'est pas chose facile. En effet, les cristaux transparents, de type quartz, sont limités par des faces parfaitement planes qui, dès qu'elles sont tant soit peu obliques sur l'axe optique du microscope, empêchent les rayons lumineux de pénétrer à l'intérieur du cristal par réflexion totale. On ne peut donc faire de bonnes observations que sur des lames à faces parallèles, que l'on peut certes trouver dans la nature, mais surtout sous forme de fragments clivés. Débris secondaires qui ne paraissaient probablement pas très intéressants aux découvreurs de la minéralogie, beaucoup plus intéressés - on les comprend - par l'analyse des formes parfaites des cristaux automorphes intacts.

Dès que le microscope moderne apparaît et se généralise, la situation va évoluer rapidement grâce à deux découvertes presque simultanées, qui se produisent pendant le premier quart du XIXe siècle : la lame mince, qui permet d'observer tout minéral transparent sous le microscope, et l'adaptation au microscope de systèmes de polarisation de la lumière, puisque l'on savait depuis Huygens - toujours lui - que certains minéraux ont le pouvoir de modifier le plan de polarisation de la lumière. On a coutume d'accorder à William Nicol (v. 1768-1851) la paternité de ces deux découvertes. Il a certes l'honneur d'être le premier minéralogiste dont le nom propre est passé dans le langage courant, puisque l'on utilise toujours l'expression de « niçois croisés » (ou parallèles) pour décrire les observations faites au microscope polarisant. Cela bien que l'on ait remplacé depuis bien longtemps les coûteux « prismes de Nicol », dont le principe est toujours à la base d'exercices bien connus des étudiants de maîtrise, par de simples filtres Polaroid. Certes, Nicol a publié en 1828 une méthode pour sectionner et polir les minéraux pour l'observation microscopique [5], mais il semble bien que les lames minces étaient déjà utilisées à Edinburgh avant 1816, notamment par Brewster [6].


Fig. 1 : Inclusions fluides et vitreuses par H. C. Sorby (1858), dessinées et lithographiées par Sorby lui-même.

Mais toute révolution technologique impose un long apprentissage, surtout à cette époque. Il faudra une cinquantaine d'années pour que, dans ce monde qui venait d'être découvert, on passe des premières observations, inventaire des objets et structures intra-minérales, à la connaissance des lois de l'optique cristalline, puis à la détermination systématique des phases minérales et à l'étude de leurs associations, c'est-à-dire à la description des roches. Grande aventure, qui a correspondu à l'une des avancées majeures de la science au XIXe siècle. Je me bornerai à dire ici que la découverte des lois de l'optique cristalline, domaine dans lequel se sont particulièrement illustrés les savants parisiens, notamment à l'Ecole des mines (Fouqué, Auguste Michel-Lévy, Ernest Mallard, Auguste Bravais, etc.), conduit directement à leur vérification par radio-cristallographie, donc à tous les développements modernes de la science de l'état cristallin. Cette histoire mériterait d'être retracée dans le détail, mais cela nous emmènerait beaucoup trop loin. Je me bornerai ici à revenir sur les premières observations des minéralogistes anglais, et à retracer les étapes principales de ce qui a constitué une grande aventure de la science au XIXe siècle : l'identification du dioxyde de carbone dans les inclusions fluides des minéraux des roches.

II - Les premières observations microscopiques de minéraux : inclusions vitreuses et fluides

Lorsque l'on consulte les grandes publications scientifiques de la fin du XVIIIe siècle, le Journal de Physique, le Journal des Sçavants et les Philosophical Transactions de la Royal Society, on ne peut qu'être frappé de l'intense activité et surtout de la rapidité des échanges entre savants de pays voisins. Dès que quelqu'un faisait une observation nouvelle, elle était immédiatement publiée, en général sous forme de courtes notes, puis traduite, ou résumée dans les principales langues européennes (au moins en anglais, français et allemand). Discussions et correspondance étaient très actives, surtout parmi les savants britanniques qui ont toujours fait du « débat public » une de leurs spécialités incontestées. Lorsque, pour la première fois, les savants anglais observent les lames minérales sous le microscope, ils sont frappés par l'abondance de minuscules cavités dans lesquelles s'observent distinctement de petits corps flottants ou surtout des bulles sphériques mobiles : en d'autres termes, des inclusions fluides, qui prennent tout à coup une importance essentielle.

Certes, cette découverte n'est pas nouvelle. Depuis les Grecs et surtout les Romains, on sait que certains cristaux de quartz peuvent contenir des traces de liquide, parfois bien visibles à l'oil nu. C'est du reste pour cette raison qu'ils pensaient que tous les cristaux transparents, en particulier le quartz, étaient des variétés de glace, conception qui perdure dans certaines acceptions étymologiques de l'adjectif cristallin (« eau cristalline »). Plus tard, mention est faite, à de nombreuses reprises, de la présence de fluides dans les cristaux, jusqu'à Dolomieu qui, en 1792, écrit une lettre à M. Delamétherie intitulée Sur de l'huile de pétrole dans le cristal de roche & les fluides élastiques tirés du quartz [7]. Mais ces découvertes n'intéressent guère Haüy et ses contemporains, qui considèrent ces petits objets comme étrangers à la structure minérale proprement dite.

Grâce au microscope, la situation est différente : les inclusions sont partout présentes, elles font véritablement partie du corps minéral, on ne peut plus les ignorer. En fait, ce sont les premiers objets véritablement soumis à l'analyse microscopique qui, pendant plusieurs dizaines d'années, vont occuper le devant de la scène.

Au sein d'une production importante, où l'anecdotique côtoie parfois le fondamental, deux noms émergent : Sir Humphry Davy (1778-1829), savant universel des débuts de l'Angleterre industrielle, qui écrit en 1822 une publication qui fera date : On the state of water and aeriform matter in cavities found in certain crystals [8], et surtout Henry Clifton Sorby (1826-1908), dont le célèbre article paru en 1858 dans le Quarterly Journal de la Société géologique de Londres - après plusieurs années passées à améliorer le dessin des inclusions par lithogravure - marque le début de la pétrographie moderne [9].

L'histoire de Sorby, en particulier ses démêlés avec les autorités scientifiques de l'époque, notamment avec Horace-Bénédict de Saussure - « Ils me ridiculisaient de vouloir étudier les montagnes avec un microscope » écrit-il amèrement dans son journal intime - sont trop connues pour que l'on s'y arrête bien longtemps [10]. Tout au plus peut-on mentionner que ses travaux concernent beaucoup plus les inclusions vitreuses que les inclusions fluides (Fig. 1), et qu'il n'a pas en fait attaché grand intérêt à la matière « aériforme » identifiée par Davy. Tout autre sera la réaction de certains de ses collègues, qui vont alors s'engager dans une aventure scientifique qui ne sera résolue qu'après un demi-siècle.

III - Le « fluide aériforme » de Davy : Brewster, Vogelsang et quelques autres

Davy, non seulement identifie certains composants des inclusions fluides, mais surtout cherche à les analyser, en ouvrant des inclusions macroscopiques au diamant et en cherchant à analyser leur contenu. Lors de l'ouverture d'une inclusion, certaines bulles de gaz se rétractent, d'autres augmentent considérablement. Dans certains minéraux perméables, chalcédoine ou calcite, cette « matière aériforme » lui paraît être de l'air (hypothèse correcte) mais, dans un cristal de quartz de la Gardette, il trouve une inclusion brunâtre avec une grosse bulle, qui semble se solidifier et devenir opaque à 13,3°C. Lors du percement, on a une gouttelette qui « surnage sur l'eau, a une odeur d'huile et brûle avec une fumée blanche ». Il s'agit donc probablement de « l'huile de pétrole » identifiée par Dolomieu. Mais surtout, dans un cristal (dont la nature n'est pas précisée, mais il s'agit sans aucun doute de quartz) de provenance également assez énigmatique (Capam d'Hollanda, peut-être Capo do Lan au Brésil), il trouve un liquide contenant une bulle de gaz qui, à l'ouverture de l'inclusion, expanse de 10 à 12 fois son volume initial. Le liquide est de l'eau, mais le gaz ne peut pas être de la vapeur d'eau, ni de l'air, qui disparaissent lorsque l'on ouvre la cavité, et Davy ne peut trouver la composition de ce fluide expansible.

La découverte de Davy, immédiatement connue dans toute l'Europe (Davy, personnage très médiatique de l'époque, savait soigner sa publicité en publiant notamment sa découverte en anglais et en français [8]), va susciter la curiosité d'un certain nombre de chercheurs, en particulier du physicien écossais David Brewster (1781-1868) (comme Davy, il deviendra plus tard Sir Brewster), qui s'intéressait également depuis plusieurs années aux fluides contenus dans les minéraux.


Fig. 2 : Deux fluides nouveaux dans les cavités des minéraux, qui ne sont pas miscibles, et possèdent des propriétés remarquables (D. Brewster, 1823).

Pendant plusieurs dizaines d'années, il va s'attacher à préciser et à généraliser les observations de Davy. En dehors du quartz, il identifie des inclusions dans un grand nombre d'autres minéraux, olivine, émeraude, béryl, feldspath, et surtout topaze, notamment les topazes bleues de Rio Belmonte, au Brésil, connues localement sous le nom de « Pingos d'agoa » (Gouttes d'eau) en raison du grand nombre d'inclusions de grande taille qu'elles contiennent. Il constate que le « fluide expansible » de Davy correspond à un fluide qui n'est pas miscible dans l'eau, « qui possède des propriétés physiques remarquables » (au détail près, le titre d'une de ses publications majeures dans les Transactions de la Royal Society d'Edinburgh [11]).

Brewster était un expérimentateur très remarquable. Non seulement ses dessins d'inclusions sont probablement parmi les plus précis et les plus spectaculaires qui aient jamais été réalisés, beaucoup plus détaillés que les dessins de Sorby (Fig. 2), mais il indique les caractères physiques de ce nouveau fluide avec une précision étonnante [12]. Par exemple, il donne un coefficient d'expansion du nouveau fluide 82 fois supérieur à celui de l'eau entre 50 et 70°F (10-26,7°C). Surtout, il imagine une méthode extrêmement ingénieuse de mesure des indices de réfraction des liquides au sein de l'inclusion par réflexion totale, qui mériterait sans aucun doute d'être reprise de nos jours. Pour les inclusions de topaze de Rio Belmonte, il trouve pour le fluide expansible un indice de 1,1311 et pour le fluide non expansible 1,2946, très proche de celui de l'eau liquide qu'il mesure dans son laboratoire à 1,3358. A très peu près, ces valeurs sont identiques à celles qui sont admises actuellement, 1,33 pour l'eau, chiffre qui devrait également être celui du liquide non expansible puisque l'on sait maintenant qu'il s'agit d'eau à peu près pure, et surtout un indice inférieur d'environ 0,15 unité pour le fluide expansible, que l'on sait maintenant être du CO2 supercritique.


Fig. 3 : Les appareils mis au point par H. Vogelsang et D. Geisler à Delft. A gauche, la « platine chauffante ». A droite, le dispositif d'extraction du CO2 pour analyse spectrale.

Il faudra toutefois encore attendre plusieurs dizaines d'années avant que la nature de ce mystérieux fluide expansible soit connue de façon certaine. Inlassablement, Brewster précise ses observations, au moins jusqu'en 1853 [13], mais il se garde bien de conclure sur la composition du fluide. Il est d'abord physicien, beaucoup plus que chimiste ou minéralogiste. En 1835, Thilorier publie ses travaux sur les changements de phase du système CO2 [14], dans lesquels il montre que le coefficient d'expansion du CO2 liquide dans l'intervalle de température 0-30°C est de 0,015 par degré. Ces chiffres sont si proches de ceux qu'a mesurés Brewster (0,01497/°C entre 10,6 et 26,7°C) qu'en 1858, Rudolf Theodor Simler, émet l'hypothèse que le fluide de Brewster est du CO2 [15]. Toutefois, il faudra encore attendre une dizaine d'années avant que la preuve indubitable en soit apportée par Hermann Vogelsang (1838-1874), allemand d'origine mais professeur à Delft, aux Pays-Bas. Aidé de son technicien, Hendryk Geisler, qu'il aura l'honnêteté assez inhabituelle d'associer systématiquement à ses publications [16], il conçoit le premier dispositif pratique de microthermométrie, simple thermomètre annulaire auquel il ajoute une résistance électrique supportant l'échantillon observé (Fig. 3). Un siècle plus tard, on y ajoutera un dispositif de réfrigération, mais le principe des platines microthermométriques modernes n'a pas changé. Dans un quartz de provenance inconnue (très probablement Madagascar), Vogelsang découvre une multitude d'inclusions relativement sombres, à libelle (bulle de gaz) de dimension variable, dont la taille diminue rapidement par chauffage modéré, et qui disparaissent entre 30 et 32°C. Les coefficients d'expansion du liquide sont du même ordre de grandeur que ceux qui ont été déterminés par Thilorier, avec toutefois des différences significatives que Vogelsang attribue aux erreurs de mesure. En fait, on sait aujourd'hui que le problème est plus complexe, car il fait intervenir la densité du fluide. Mais il faudra encore attendre bien longtemps avant de pouvoir interpréter correctement ces premières mesures de température d'homogénéisation.

Quoi qu'il en soit, les analogies avec le CO2 sont suffisantes pour persuader Vogelsang de procéder à des essais d'analyse directe. Aidé de Geisler, il conçoit alors un appareil extrêmement ingénieux, ancêtre de toutes les lignes d'extraction actuellement utilisées pour les mesures de géochimie isotopique : une minuscule cornue de verre, reliée à une pompe à vide par une ampoule de verre où sont placées deux bornes conductrices reliées à un circuit électrique. Quelques fragments du minéral contenant les inclusions sont placés dans la cornue, l'air est évacué, puis la cornue est chauffée fortement, provoquant la décrépitation des inclusions. En faisant passer un courant d'intensité suffisante entre les deux bornes de l'ampoule, on obtient un arc lumineux dont le spectre indique la nature du gaz contenu dans l'ampoule. Pour le quartz mentionné ci-dessus, l'analyse spectrale de la lumière de l'arc montre une très forte ligne correspondant à du CO2 pur, avec une trace de ligne de l'hydrogène (que l'on sait maintenant avoir été très probablement provoquée par la décomposition d'une faible quantité d'eau par la décharge électrique). De toute façon, le résultat est indubitable, on connaît enfin la composition chimique du « fluide expansible » de Brewster : il s'agit bien de CO2.

Conclusion

Au total, il aura donc fallu plus de cinquante ans pour pouvoir interpréter correctement les premières observations microscopiques faites sur les minéraux. Pendant toute cette période, les recherches sur les anciens fluides, soit libres, soit figés (inclusions vitreuses) ont été très actives, constituant en fait l'essentiel des préoccupations des savants de l'époque. Sens de l'observation, mise au point d'appareils, relations avec les autres disciplines, en particulier la physique, on retrouve tous les ingrédients d'une recherche que l'on peut qualifier de moderne. Les travaux de Vogelsang, qu'il n'a malheureusement pas pu pousser jusqu'à leur terme en raison de sa disparition prématurée, marquent toutefois la fin d'une époque. On connaît maintenant les principaux caractères des espèces minérales majeures, on dispose d'appareils performants, en particulier de microscopes à peu près comparables aux microscopes actuels. On peut passer à l'étape suivante, qui est celle de la description systématique des associations de minéraux, c'est-à-dire des roches. Cela sera fait après 1870 par les savants allemands, notamment Ferdinand Zirkel (1838-1912) [17] et Harry Rosenbusch (1836-1914) [18]. Dans un premier temps, l'héritage de la période britannique, avec notamment Sorby et Brewster, est très importante. Les inclusions, fluides ou vitreuses, constituent un objet essentiel de l'étude des roches. Mais cet héritage va progressivement s'estomper, au fur et à mesure que se développe la connaissance des lois de l'optique cristalline. Le microscope pétrographique devient un outil de détermination et d'analyse des phases minérales, avec une tendance naturelle à éliminer tout ce qui est étranger à la structure du minéral, en particulier les inclusions. Bien que les données théoriques soient aisément disponibles, les pétrographes ne poursuivront pas la démarche rigoureuse de Vogelsang et, pour l'interprétation des données des inclusions fluides, iront s'enfermer dans des voies sans issue (correction de pression, décrépitométrie). Avec le recul du temps, on ne peut s'empêcher de penser que les inclusions fluides - et vitreuses - auraient pu jouer un rôle majeur dans les grandes querelles qui ont agité le monde des pétrographes, depuis Werner et Hutton jusqu'aux magmatistes ou transformistes des années 1950. Mais le début n'avait pas été très heureux : Davy, attiré par les idées wernéristes, utilisait naturellement l'eau qu'il trouvait dans les granités pour défendre les idées de Werner, alors que Sorby, qui a surtout traité des inclusions vitreuses, était bien entendu un partisan fervent de Hutton. La situation sera bien pire un siècle plus tard, lorsque les rares inclusionistes qui avaient survécu à l'ère de la pétrographie triomphante se trouvèrent pris dans les querelles sur l'origine du granité. Manque de personnalités médiatiques, repli sur des problèmes particuliers (notamment métallogénie), ils ne résisteront pas à la terrible qualification de « démon de Maxwell » lancée par Bowen [19] et commenceront une « traversée du désert » qui durera jusque vers la fin des années soixante. Le résultat est net, dont on peut encore aujourd'hui retrouver les traces dans la plupart des ouvrages d'enseignement : pas un mot sur les inclusions, alors que les préoccupations sur les interactions fluides/roches, dans tous les domaines (sédimentaires, magmatiques ou métamorphiques), sont devenues un des objectifs majeurs de la recherche moderne. A cet égard, les travaux de Sorby, Brewster, Vogelsang et quelques autres ont plus qu'un intérêt historique. Ils restent d'actualité, dans la mesure où leur héritage n'a été que très marginalement transmis à la génération actuelle.

Notes