TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T. XXVI, 2012, n° 3

Des sciences palétiologiques (Whewell) aux archives de la nature

Gabriel Gohau

C'est sous ce même titre que fut présentée au Muséum, en mai 2011, dans un colloque non publié, organisé par Guillaume Lecointre, une première version de cet exposé. La présente mouture a bénéficié des conseils de Marie-Françoise Aufrère que je remercie de son aide précieuse de philosophe.




Résumé.
Le passé de la Terre n'est pas déductible de son état présent, toute histoire supposant une certaine dose de contingence. C'est pourquoi nous avons besoin, pour le recomposer, de traces de ce passé, équivalentes en géologie des archives des historiens. La chose est si évidente pour nous que nous concevons mal que les penseurs qui ont théorisé sur la méthode historique en géologie, notamment Whewell et Cournot au XIXe siècle n'en aient pas eu conscience, alors que la notion d'archives de la Terre s'introduisait résolument dès la fin du siècle précédent. Aussi leur ai-je longtemps attribué cette connaissance. C'est tout récemment, en relisant de plus près leur œuvre relative à ce sujet, que je me suis rendu compte de la lacune de leur argumentation. Le présent travail est le résultat de cette investigation, où je m'efforcerai de montrer que ces deux auteurs ne conçoivent qu'on puisse reconstituer les étapes de l'histoire du globe que pour autant qu'on soit capable d'enchaîner causes et effets en remontant le temps.

Mots-clés : histoire de la Terre - sciences historiques - archives de la Terre - Whewell - Cournot - XIXe siècle

Abstract.
The history of the Earth is not discernible from its present state, because all history presumes a certain degree of contingency. That is why we need, in order to reconstruct planetary history, records of that past, equivalent in geology to the archives of historians. That is so evident for us today that we have trouble imagining that the scholars who theorized about historic methodology in geology, notably Whewell and Cournot in the nineteenth century, were unaware of the analogy. In fact, the notion of archives of the Earth was introduced at the end of the preceding century. For a long time, I too attributed an awareness of the concept to Whewell and Cournot. It is only recently, in re-reading their work more closely, that I realized the lacuna in their argument. This present work is the result of that investigation, in which I will do my best to show that the two authors did not understand that one cannot recreate the stages in the Earth's history until one is able to sequence the causes and effects in moving forward through time.

history of the Earth - historical sciences - archives of the Earth - Whewell - Cournot - 20th century

 

Dans mon premier exposé au COFRHIGEO , fait à la demande de François Ellenberger, en 1979, alors que je travaillais à ma thèse, j'avais associé deux notions pour définir la géologie historique :
G. GOHAU, Du système du monde à l'histoire de la Terre. Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie (COFRHIGEO), n° 19, séance du 13 juin 1979, 8 p.

En faisant apparaître l'utilisation des archives de la Terre, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, je considérais que la géologie de Descartes et celle de ses successeurs (les théories de la Terre) rendaient compte seulement de la formation de la Terre et non de son histoire.

J'ai, depuis, abondamment repris ces idées et notamment cherché à cerner la naissance de la notion d'archivage appliqué à l'histoire physique de la Terre. Assez tôt, les observateurs ont recueilli, d'abord sporadiquement, puis systématiquement à partir de la fin des années 1770 (Pallas, Faujas, etc.) ce qu'ils nommaient des monuments, ou mieux des archives de la Terre (ou de la nature). Et que Hooke, déjà, et tout aussi métaphoriquement, appelait des médailles . Car si la géologie est une science historique paradigmatique, c'est qu'elle dispose de l'exact équivalent de ce que sont les archives des historiens ; ce que nous nommons géologie historique, principalement la stratigraphie, par opposition à la géologie dynamique, laquelle permet de comprendre le rôle des agents géologiques, qu'elle étudie dans la nature actuelle (ce que nous qualifions parfois de causes actuelles).

Sur les détails de cette question nous renvoyons à nos études sur le sujet, notamment : G. GOHAU, Naissance de la géologie historique, Vuibert Adapt, Paris, 2003 ; et La géologie, première science historique ? in GOHAU et TIRARD (dir.), Les sciences des causes passées, Cahiers François Viète, n° 9-10, 2005, p. 67-82.

L'idée que la géologie historique ne pouvait se passer des archives était si claire pour moi que je ne me suis pas rendu compte que Cournot, pas plus que Whewell, qui, avant lui, avait défini ces sciences des causes passées, sous le terme de sciences palétiologiques, ne font référence aux dites archives. C'est cela que je voudrais tenter de démontrer aujourd'hui, en relisant leurs écrits relatifs à la question.

Whewell et les sciences palétiologiques

Définition

Quand William Whewell (Lancaster 1794, Cambridge 1866), utilise l'adjectif palétiologiques pour désigner les sciences ayant un caractère historique - qu'il refuse cependant de qualifier de ce nom, car le mot historique lui fait penser à l'histoire naturelle, une science où le mot histoire n'a rien à voir, dit-il, avec le temps - il le définit en disant que ces sciences sont celles dont l'objet d'études se rapporte non seulement au passé possible, mais au passé réel ("The investigations which I now wish to group together, deal, not only with the possible past but with the actual past" ). Laquelle définition demande une méthode de distinction du réel et du possible.

W. WHEWELL, History of the Inductive Sciences from the Earliest to the Present Time, John W. Parker, London, 1847 (2nd edit.), book 18, The Palaetiological Sciences, t. III, p. 527. Ouvrage désigné ci-après HIS, 1847.

Comment s'y prendre ? Il faut, pour y aboutir, passer par l'étiologie qui est la recherche des causes. Les causes d'un effet s'expliquent par une loi. Mais, comme le dit Jacques Monod, pour justifier le caractère historique de la biosphère " elle ne contient pas une classe d'objets ou de phénomènes mais constitue un événement particulier, compatible certes avec les premiers principes mais non-déductible de ces principes. Donc essentiellement imprévisible. " Et il la compare à la disposition des atomes d'un caillou : il a le droit d'exister, il n'en a pas le devoir. La loi n'implique donc pas la cause particulière. Loi et cause doivent donc être distinguées.

La remontée de l'effet à la cause est, selon le terme utilisé par Charles Peirce, (1839-1914) une abduction. C'est en matière de logique une démarche incertaine. Car un effet peut avoir plusieurs causes disait-on déjà du temps d'Aristote (Seconds analytiques). Ce que Pascal illustrait dans sa querelle avec le père Noël par l'exemple de la pierre chaude qui n'a pas forcément été mise préalablement sur un feu vif. Il est vrai que pour Aristote, le même effet ne peut avoir qu'une cause " sur des sujets spécifiquement identiques " : " Il faut assigner les mêmes causes aux effets naturels de même genre " assène de son côté Newton. Et, entre les deux, l'école d'Oxford, de Grosseteste à Guillaume d'Ockham, comme, plus près de nous, Claude Bernard, le répéteront . Et maints autres scientifiques, dont c'est l'axiome. Cela semble être tout naturellement la position de Whewell, la nature étant pour lui une " constante succession de causes et d'effets connectés entre eux " .

Pour plus de précisions nous renvoyons à G. GOHAU, De la preuve négative, in G. RUMELHARD (dir.), Les formes de causalité dans les sciences de la vie et de la terre, Paris, INRP, 2000, p. 23-41.

Voir : W. WHEWELL, Philosophy of the Inductive Sciences, founded upon their history, John W. Parker, London, 1840, book III, chap. 2, t. I, p. 158. Ouvrage désigné ci-après PIS, 1840.

2) L'hypothético-déductivisme

Mais avant de discuter la question rappelons brièvement qui est Whewell.

Il est étudiant à Cambridge en 1811, puis il y enseigne la minéralogie de 1828 à 1838, préférant se consacrer ensuite à la philosophie morale. Il dirige, à partir de 1841, Trinity College, puis il est à deux reprises vice-chancelier de l'université. Esprit très religieux, il écrit (1833) un traité de Bridgewater (série d'ouvrages dont le but était de prouver la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu, manifestées dans les œuvres de la Création) sur l'astronomie et la physique générale, qui précède celui de William Buckland sur la géologie et la paléontologie.

Dans le secteur qui nous intéresse, il rédige deux œuvres maîtresses sur les sciences dites inductives, une Histoire… (1837, rééd. 1847) et une Philosophie… (1840, rééd. 1847). On a pu dire qu'il était le premier auteur à présenter une conception hypothético-déductive de la découverte scientifique, un siècle avant Karl Popper . Il subit l'influence de Bacon, à qui il paie une double dette en faisant précéder sa Philosophie des sciences inductives d'aphorismes et en titrant l'un des volumes de sa réédition Novum organon renovatum. Mais il la lie à celle de Kant. Sur ce point, il s'oppose à son contemporain John Stuart Mill, dont il refuse les canons de l'induction, hormis sa méthode des résidus. Il est vrai qu'il examine les choses en historien des sciences et non, comme Mill, en logicien.

D. OLDROYD, The Arch of Knowledge. An Introductory Study of the History of the Philosophy and Methodology of Science, NSW Univ. Press., Kensington, Australia, 2nd edit., 1989, p. 163.

En suivant Kant, il fait intervenir des idées régulatrices, qui, cependant, à la différence de celles du philosophe allemand, ne sont pas a priori, mais se dégagent progressivement des observations. Ce sont : l'espace, le nombre, la cause, la composition et la ressemblance, car, comme on voit, il ne sépare pas, comme Kant, l'esthétique transcendantale (formes a priori de la sensibilité : espace et temps) de l'analytique transcendantale (concepts purs de l'entendement ou catégories). Des axiomes dérivent de ces idées : ainsi de la cause, on parvient à la force accélératrice. Idées et faits sont reliés dialectiquement : la connaissance réelle est une connaissance en ce qu'elle concerne des idées, et elle est réelle parce qu'elle implique des faits. La montée des faits aux hypothèses est aidée par ce qu'il nomme la colligation des faits, qui coordonne idées (subjectives) et observations (objectives). C'est là un élément majeur de son épistémologie : par exemple la troisième loi de Kepler inclut et connecte la période et la distance des planètes . Ce qui montre, selon Whewell, que la science marche vers la découverte de la vérité, c'est l'existence, de temps en temps d'un autre élément de liaison, nommé " consiliences d'induction ", qu'on peut définir comme la coïncidence entre l'induction obtenue dans une classe de faits avec celle provenant d'une autre classe : ainsi la loi de Newton explique les trois lois de Kepler mais aussi la précession des équinoxes . Et… la chute des pommes !

PIS, 1840, book XI, chap. 4, Of the colligation of facts, t. II, p. 201 sq.

3) L'enchaînement des causes et des effets

Cela noté, passons à sa conception des sciences palétiologiques. Puisque les causes et les effets s'enchaînent dans la nature, la classe des sciences qu'il nomme ainsi est celle dont " l'objet est de descendre de l'état présent des choses à des conditions plus anciennes dont le présent dérive par des causes intelligibles ". Autrement dit, il s'agit de partir du présent en considérant l'actuelle cause du changement. Et de remonter pour retrouver la première condition de notre Globe . La palétiologie se déroule en trois étapes, ou trois membres : la phénoménologie, l'étiologie et la théorie . Sans doute la théorie reste-t-elle difficile d'accès. Mais la distinction entre le deux premiers membres, le recueil des phénomènes et leur explication causale, est suffisamment tranchée. En géologie, par exemple, la science étiologique, dit-il dans la Philosophie, est celle qu'il nommait géologie dynamique dans son Histoire , c'est-à-dire notre géodynamique. Et c'est la confrontation des deux branches, c'est-à-dire de l'ordre particulier des phénomènes actuellement existant ("now existing") à la connaissance des causes de changement, qui permet de remonter le temps. Or, comme nous avons dit en introduction, la géologie dynamique est la branche développée par les Principles de Lyell, soit l'étude des phénomènes… que le géologue moderne nomme aussi actuels. Apparemment, la science des causes passées est celle des phénomènes présents.

Nous y reviendrons. Pour le moment, précisons d'abord que la cause dont il s'agit est une cause historique, à distinguer de la cause mécanique qui, elle, est permanente . Par exemple, si l'on prend la surrection des Alpes, " la cause de la condition présente et de l'élévation des Alpes, quelle qu'elle fût, s'est manifestée par une série d'événements dont chacun ne s'est produit qu'une fois, et occupe sa place propre dans la série du temps ". Les causes ainsi définies forment donc une chaîne qu'on peut remonter. Mais en faisant cet effort nous ne parvenons pas au début de la chaîne, car nous devons assigner une cause première à l'ensemble des séries qui convergent vers le même point invisible, et ce point est l'origine tant du monde moral et spirituel que du monde naturel .

Reste en tout cas que nous ne disposons, au départ de cet effort vers le passé, que de l'état présent du monde. Bien normal dira-t-on, à moins de posséder une machine à remonter le temps ! Mais cela n'en est pas moins problématique. Car Whewell se rend compte que la remontée suppose que les lois sont constantes si les causes, quant à elles, sont purement temporelles. Or, en bon connaisseur de la géologie, il sait qu'existent deux écoles qui interprètent différemment le passé. Il les a lui-même nommées uniformitarienne et catastrophiste. Mais pour lui, la première détruit les théories que la seconde construit (aphorisme CX). C'est pourquoi la doctrine uniformitarienne n'est tenable qu'en incluant les catastrophes dans l'histoire (aphorisme CIX). Aussi son enchaînement des causes suppose-t-il, sinon des causes mécaniques non constantes, du moins une variation de l'intensité des phénomènes . Nous ne sommes pas loin de devoir quitter le terrain solide qui autorisait l'abduction.

Toutefois il y a plus problématique encore. Et c'est ce qui résulte de l'absence d'archives dans l'épistémologie de l'auteur. Arrêtons-nous, pour le voir, sur sa façon de définir l'état présent. Whewell, en bon minéralogiste, connaît assez de géologie pour savoir que l'état actuel des matières de la Terre est notamment constitué de strates. Quand il résume l'historique de la géologie descriptive, il reproche aux premiers observateurs, par exemple Lister, d'ignorer l'ordre des strates et encore plus leur caractère temporel. Et il sait gré à Rouelle et son élève Nicolas Desmarest de prendre conscience de la succession du temps . On le sent proche d'y voir des archives. Néanmoins il met l'accent sur le caractère systématique de cette description qu'il compare à la classification botanique, laquelle, aussi naturelle soit-elle, n'a pas de dimension historique . D'ailleurs, tout en étant sensible au temps du dépôt des couches, il n'en précise pas moins que la classification des roches est fixée par une " nomenclature ", notion de pure taxonomie . Et quand il distingue les systèmes de Werner et de Smith (et Cuvier), il prend pour guide l'opposition entre une échelle fondée sur la minéralogie et celle qui retient les restes organiques, soit donc, en effet, des considérations de système classificatoire. Comme Linné utilisait le nombre des étamines pour classer ses végétaux. C'est-à-dire en considérant des objets actuels, et non des documents datés.

Autre façon de comprendre les limites de son histoire : dans l'Histoire des sciences inductives, il consacre deux chapitres à la géologie théorique (le troisième de ses membres, après description et causes). Il note qu'elle est proche de la géologie descriptive, puisqu'elle repose sur le même matériau. Ce qui l'en distingue c'est que la théorie ajoute à celle-ci la géologie dynamique qui, seule, peut apporter les causes. Mais le matériau de la théorie ne contient guère que des éléments de la nature éternelle, Cette théorie, explique-t-il, a, dans un premier temps de son passé, donné lieu à des explications fantaisistes : chez Aristote ou chez les auteurs scripturaires (Ray ou Woodward). Puis est venue la distinction, primitif-secondaire, qui nous semble esquisser une dimension historique. Mais Whewell note que nous sommes ici plutôt dans la description que dans la théorie, qui exige une cause, absente de cette distinction, La recherche d'une cause viendra quand Werner et Hutton tenteront d'opposer neptunisme et plutonisme. En engageant une querelle à laquelle succèdera celle des " two antagonist doctrines of geology " . Tout cela ne renferme que du permanent, du constant. Ni de la description, ni de la théorie ne sort une suite d'événements.

Whewell a beau affirmer que la géologie est historique, contrairement à la minéralogie , nous ne voyons pas pointer la fonction de l'archive, seule capable d'asseoir cette histoire. Elle est peut-être implicite, mais dans la mesure où la géologie historique côtoie, dans la liste des sciences palétiologiques, la formation des langues ou l'astronomie, voire la distribution géographique des espèces, l'auteur ne met pas cette fonction en relief.

Cournot à la suite de Whewell

Augustin Cournot reprend la thèse de Whewell, sans doute, comme l'a noté Jean Gayon, après l'avoir lu . L'auteur distingue deux méthodes d'investigation qu'il nomme respectivement scientifique et historique. Au niveau des institutions comme de la vie des peuples " une part revient à des influences traditionnelles, à des particularités d'origine, en un mot à des faits dont l'histoire seule donne la clef, tandis qu'une autre part revient à des conditions prises dans la nature permanente des choses, et qui sont pour la raison un objet d'études indépendantes de tout précédent historique " ... Dans le domaine de la science, " La description d'un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s'enchaînent nécessairement selon les lois que font connaître le raisonnement ou l'expérience, est du domaine de la science et non de l'histoire. " Pourtant, inversement, " Il s'est écoulé dans le passé une multitude de faits que leur nature soustrait essentiellement à toute investigation théorique fondée sur la constatation des faits actuels et sur la connaissance des lois permanentes, et qui dès lors ne peuvent être connus qu'historiquement, ou qui, à défaut de tradition historique sont et seront toujours pour nous comme s'ils ne s étaient jamais produits " .

La méthode historique exige une chaîne causale : la succession des tirages (indépendants) d'une loterie sort du champ de cette investigation. Mais c'est une chaîne qui échappe au déterminisme strict de la connaissance scientifique. En prenant l'exemple de la partie d'échecs, Cournot caractérise ce déterminisme, qu'on peut qualifier de lâche, par la notion d'influence, qui constitue la liaison historique. " Le récit d'une partie de trictrac ou d'échecs […] serait une histoire comme une autre […] car non seulement les coups se succèdent, mais ils s'enchaînent, en ce sens que chacun influe plus ou moins sur la série des coups suivants et subit l'influence des coups antérieurs " . " La liaison historique consiste donc dans une influence exercée par chaque événement sur les événements postérieurs " . Un lien donc assez souple pour qu'il ne permette pas de retracer le passé en partant du seul présent, car il existe bien des façons de passer de la disposition initiale des pièces sur l'échiquier à celle observée en cours de partie. Voilà donc qui interdit de passer à un état antérieur. Et qui nous semble résister à l'enchaînement des causes et des effets de Whewell.

J. GAYON, De la biologie comme science historique, in T. MARTIN (éd.), Actualité de Cournot, Vrin, Paris, 2005, p. 87-108 : cf. p. 89.
A. COURNOT, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Vrin, Paris, 1975 (1re édit., Hachette, 1851) §. 301

Cette distinction posée, cherchons les phénomènes qui ressortissent à l'histoire. Cournot nous offre des exemples simples qui aideront à comprendre sa conception. Un volcan, une ville ont une histoire . C'est pourquoi, par exemple, la géologie est une science des états transitoires. Ainsi existent des sciences de l'individuel, du contingent, du variable. Soit, mais comment accéder à cette histoire ? Une bille en mouvement nous fournit le moyen, en mesurant vitesse et position, de calculer sa trajectoire (antérieure et future). Mais si elle est au repos, nous sommes incapables de retrouver sa trajectoire passée. Tandis que son mouvement futur peut être déduit de celui des corps voisins encore en mouvement qui vont la choquer. Le présent est gros de l'avenir mais pas du passé. Même chose pour une étoile disparue, à moins que l'histoire (humaine) nous vienne en aide par ses chroniques. Ou bien encore pour une comète qui a perturbé le système solaire : la cause de la perturbation nous est inconnue .

N'avons-nous jamais aucun autre moyen que la situation actuelle pour retrouver le passé ? Cournot ne semble pas l'envisager. L'histoire n'est utile qu'à expliquer les faits actuels. " Tout ce qui a passé sans laisser de trace et sans influer sur l'ordre de chose actuellement subsistant n'a point, pour ainsi dire, sa raison d'être connu " . Mais il ne dit pas quelle est la nature des traces qu'il cherche. En décrivant l'histoire naturelle l'auteur montre, en effet, que le passé ne vaut que pour expliquer l'état présent du monde. En dehors de ce rôle l'histoire ne peut guère intéresser que les philosophes " s'ils viennent à l'appui de quelque maxime générale de morale ou de politique " . La distribution des animaux, des plantes, des substances minérales ou des corps célestes a une raison historique qui l'explique. Ainsi, l'histoire naturelle du ciel, de la Terre ou des êtres vivants est une science historique, tandis que la gravitation, la physique, la chimie ou la cristallographie, de même que les physiologies végétale et animale sont des sciences théoriques. L'auteur le redit plus loin : les vérités éternelles de la physique s'opposent à l'enchaînement des " faits produits successivement les uns les autres " de la " géologie, qui s'occupe de savoir comment les diverses substances chimiques sont distribuées à la surface de notre globe . "

Nous demeurons tout de même dans la lignée de Whewell. Les sciences historiques expliquent ce qui est contingent à la surface de la Terre actuelle en remontant à l'origine par la chaîne des causes et des effets. Le lien présent-passé est double : le présent est la clef du passé, ainsi que le disait Sir Archibald Geikie (1835-1924) pour caractériser la méthode de James Hutton, puisque nous n'avons accès aux causes en action que dans la nature actuelle . Mais le passé est aussi la clef du présent, puisqu'on ne comprend la disposition des entités naturelles de notre monde qu'en en faisant l'histoire. C'est pourquoi David Oldroyd dit de Geikie : " he believed that the present is the key to the past and also that the past is the key to the present " . De sorte, aussi, qu'un colloque célébrant les 200 ans de la naissance de Lyell, disciple de Hutton, a pu s'intituler : " The past is the key to the present " .

" the dominant idea in his [Hutton] philosophy is that the present is the key to the past ", A. GEIKIE, Founders of Geology, 2e edit., 1905, p. 299. Cf. également F. ELLENBERGER, Le présent, clef du passé, Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie, (3), X, n° 5, 1996, p. 65-71.
D. OLDROYD, Sir Archibald Geikie (1835-1924), geologist, romantic, aesthete, and historian of geology, Annals of Science, XXXVII, (3), 1980, p. 441-462.
D. J. BLUNDELL & A. C. SCOTT (Eds) (1998). The past is the key to the present. Geological Society, Special Publication N° 143, VIII + 376 p.

Si Cournot se sépare cependant de Whewell, c'est que sa célèbre définition du hasard par la rencontre de séries causales indépendantes ne lui permet pas de remonter dans le passé comme le fait l'auteur britannique. Ne dit-il pas que si le présent est gros de l'avenir, il ne l'est pas du passé ? Certes, cette position est critiquable et a été critiquée. Nous citerons l'article bien connu de A. Darbon, qui souligne que " sa théorie marque une position d'équilibre instable entre celle de Laplace et celle de Renouvier [avec ses commencements absolus], qui seules sont logiquement inattaquables ". L'enchaînement des causes et des effets de Whewell est sans doute plus proche de la position de Laplace (ou de Spinoza). Mais laissons cette délicate question et raisonnons sur ce qui rapproche nos deux auteurs.

A. DARBON, Le concept du hasard dans la philosophie de Cournot, F. Alcan, Paris, 1911, p. 38.

L'absence des archives géologiques

Quand Whewell se préoccupe de la genèse des Alpes, il n'a pas tort de chercher ses mécanismes dans les études de géologie dynamique (ou étiologique). Encore qu'il soit bien difficile d'observer les soulèvements (Darwin, son cadet à Cambridge, a eu la chance rare de voir la côte chilienne se soulever lors du séisme de 1835). Mais passer de l'observation d'un séisme à la genèse d'une chaîne de montagne suppose un bond considérable, pour lequel la recherche de discordances (archive tectonique) n'est pas sans intérêt. Le célèbre minéralogiste nous laisse sur notre faim, car il néglige une dimension des sciences de la Terre que connaissaient déjà ses aînés : Whewell ne fait de la géologie descriptive, c'est-à-dire, en particulier, de notre moderne stratigraphie que le simple matériau de l'explication par la science étiologique, au même titre que la distribution des plantes et des animaux que Cournot cite aussi comme exemple, sans voir que sous cette fonction se dissimule celle, tout différente, qui les constitue en archives.

PIS, 1840, II, p. 103, 106, etc,

Si le passé n'est pas déductible du présent par un enchaînement nécessaire, les archives sont indispensables pour renseigner sur le contenu d'un acte, d'une loi, d'un événement ancien quelconque. Mais aussi pour le dater (fonction double). Nous savons aujourd'hui que ce sont principalement les fossiles, restes d'êtres vivants, qui tiennent ce rôle pour l'histoire de la Terre. Bien sûr, les terrains sur lesquels travaille le géologue appartiennent à notre Globe actuel. Mais ils appartiennent aussi à un passé dont ils sont les témoins, restés en place et figés dans leur pétrification, comme les archives nationales sont présentes dans nos bibliothèques.

Whewell et Cournot placent la géologie sans hésitation dans leurs sciences historiques, mais ils négligent le caractère essentiel de leur matériel d'étude : sa fonction d'archive. Matériau d'abord constitué par les seuls terrains (ce qu'on nommera plus tard lithostratigraphie) ; ensuite associé aux fossiles contenus (biostratigraphie) : les deux composants de ce que j'ai nommé le double archivage. Les fossiles que l'on nomme stratigraphiques forment une colonne de dateurs successifs. Laquelle tient le rôle que tenaient les cycles solaire, lunaire et de l'indiction dans la période julienne, que Scaliger proposait en 1583 pour dater les différentes civilisations munies de calendriers différents. J'ai assez parlé du problème dans mes travaux antérieurs pour ne pas y revenir . Si ce n'est pour souligner que le double archivage et le va-et-vient entre contenu minéralogico-pétrographique et contenu organique supposent une sorte de raisonnement circulaire hardi, dont le mode de résolution n'est pas sans intérêt pour le logicien ou l'épistémologue : l'âge relatif des fossiles est tributaire de l'ordre de superposition des couches, mais la reconnaissance d'un renversement ou d'un contact anormal dans une série exige qu'on fasse confiance aux fossiles plutôt qu'à la disposition verticale des strates.

Cf. notamment G. GOHAU, Naissance de la géologie historique, La Terre des " théories " à l'histoire, Vuibert-Adapt, Paris, 2003.
La récente lecture d'un mémoire de master 2, rédigé par Alex LENA, intitulé Archive et actualisme : le raisonnement de la géologie historique, Univ. Lyon 1, septembre 2011, est venu stimuler mes réflexions sur ce sujet qui me hante depuis longtemps.

Les fossiles sont évidemment aussi les marqueurs de l'histoire de la vie. Celle-ci en a d'autant plus besoin que les faunes et flores anciennes sont peut-être encore moins déductibles de l'état présent du Globe que les reliefs anciens. Gould et sa faune de Burgess sont dans toutes les mémoires. La contingence de l'histoire est marquée dans les deux sciences, et le géologue Martin Rudwick est en plein accord avec Stephen Gould sur ce point. Il est intéressant, d'ailleurs, pour prendre un exemple historique, de comparer ce schéma à celui qu'on trouve chez Lamarck au début du XIXe siècle. L'auteur, selon un modèle que C. C. Gillispie a identifié à un escalator, construit une série évolutive où ne figurent que les espèces actuelles. Sa thèse étant que de nouvelles générations spontanées font monter l'escalier, chaque espèce accédant au niveau de l'espèce apparue avant elle dans la lignée. On voit donc produire un schéma qui n'utilise que le monde biologique actuel, et qui se passe donc, lui aussi, d'archives. Sans évidemment répondre à la figure dérivée des idées de Whewell et Cournot, il montre une autre manière d'ignorer les archives et de se contenter d'ordonner le monde actuel en une suite temporelle.

Quelles autres sciences ont ce même caractère de posséder des archives ? Le colloque organisé avec Stéphane Tirard en 2005 a cherché à esquisser une première réponse, reprise par une rencontre analogue (avec partiellement les mêmes acteurs) en juin 2011. Quelles sont les archives de l'origine de la vie ? Les scénarios du biochimiste sont des passés possibles, mais comment savoir s'ils sont le passé réel ? Si l'avenir se prédit mieux que le passé - osera-t-on dire que celui-ci se rétrodit ? - c'est peut-être qu'on prévoit seulement du possible. Quelles sont, également, les archives des premiers âges de l'univers ? Quid de la fameuse radiation à quelque 3°K du fond de l'univers ? Elle n'est selon Marc Lachièze-Rey que la vérification d'une hypothèse (mode classique de fonctionnement de la science). Pour cet auteur, la Terre ou le système solaire, compatibles avec cette hypothèse sans en être déductibles, sont, au contraire, de véritables archives. Mais nous sortons là de notre sujet et de nos compétences.