TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1977)

Philippe MORIN
Un siècle d'ingratitude. Quelques pionniers bien oubliés de la découverte des phosphates en Afrique du Nord (1).

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 décembre 1977)

Les phosphates de chaux sédimentaires jouent dans l'économie mondiale un rôle exceptionnel comme produit agrochimique, et leur intérêt ne fera que croître dans l'avenir puisqu'il est lié à l'accroissement démographique. Leur découverte dans les trois pays d'Afrique du Nord a bouleversé leur économie ; elle est hélas bien oubliée de nos jours (2). Le but de cet exposé est de rappeler le rôle de quelques pionniers, de leur rendre hommage et d'évoquer quelques faits mal connus.

Une amitié féconde : Jules Tissot - Philippe Thomas.
Philippe Thomas (1843-1910], vétérinaire militaire passionné de géologie, découvrit en 1873 le "Suessonien" (ou Eocène inférieur) dans, les monts Fatah, au sud de Boghari (Algérie). Frappé par l'aspect particulier des couches calcaréo-marneuses dans lesquelles les moules de nucules et de petits gastéropodes étaient recouverts d'une patine verdâtre ou chocolat, il les fit analyser, par le pharmacien militaire de l'hôpital de Boghari ; ces moules se révélèrent constitués de phosphate de chaux. Il nota ce fait, sans y attacher une importance particulière ; à l'époque, en effet, les phosphates sédimentaires n'avaient fait l'objet d'aucune application (3) .

De 1874 à 1880, alors qu'il dirigeait le pénitencier d'Aïn-el-Bey près de Constantine, Philippe Thomas se lia d'amitié avec Jules Tissot, ingénieur en chef des Mines a Constantine, qui levait à l'époque la carte géologique de l'Est de l'Algérie, et qui avait reconnu que l'Eocène (dans lequel il distinguait deux termes : le "Suessonien" et le Nummulitique) se poursuit en Tunisie entre Le Kef et Thala. Tissot fit part à Thomas d'un pressentiment qui se révéla d'une importance exceptionnelle, du fait que "la relation constante du terrain suessonien avec la région fertile en céréales, permet de penser que le phosphate de chaux y existe" (Tissot, 1878, p. 35). Thomas a rappelé à plusieurs reprises ce pressentiment et son importance dans ses propres recherches.

Peu après le traité du Bardo fut créé, sur proposition d'Albert Gaudry à Jules Ferry, la "Mission de l'exploration scientifique de la Tunisie" (1883). Elle était placée sous l'autorité très libérale du Dr Ernest Cosson (4), botaniste, et complétée par une section géologique (déc.1884), qui comprenait Georges Rolland, Philippe Thomas et Georges Le Mesle. Thomas choisit le Sud de la Tunisie, au nord des Grands Chotts, se mit immédiatement à la tâche et le 18 avril 1885 découvrait dans la cluse de l'oued Tseldja, à l'Ouest de Gafsa, un important niveau phosphatifère dans le "Suessonien". Soucieux de confirmer cette découverte, il confia les échantillons recueillis à Rolland, qui les fit analyser par Adolphe Carnot, à l'Ecole des mines de Paris. Les analyses confirmèrent la nature de ces roches, qui avaient été suivies sur 80 Km, et le 7 décembre 1885 Philippe Thomas publiait sa note historique aux Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, apportant la preuve éclatante du juste pressentiment de Tissot (lequel était décédé l'année précédente). Dans les années qui suivirent, Thomas poursuivit ses recherches non seulement en Tunisie, mais en Algérie, en se basant sur les travaux de Henri Coquand (1832), qui avait certainement observé les niveaux phosphatés, mais sans les reconnaître.

La découverte de Thomas se heurta, au début, a une incrédulité officielle puisque l'un de ses biographes, Eusèbe Vassel, rappela en 1902 que la "direction des Travaux publics de la Régence n'en comprit pas la valeur. On assure même qu'en 1888, M. (A.), ingénieur des Mines, aurait décidé (sic) qu'ils n'étaient pas exploitables". Il y eut trois adjudications, dont la troisième aboutit et la Cie des phosphates et du chemin de fer de Gafsa, adjudicataire, construisit une voie ferrée, achevée en 1899.

Si, de son vivant, Philippe Thomas n'a jamais été reconnu comme l'"inventeur" des phosphates de Tunisie -- titre dont Gabriel Alapetite, résident général de France en Tunisie, reconnut pourtant en 1913 qu'il est "indiscutable et indiscuté" --,il bénéficia de nombreuses marques d'estime, notamment d'un don de 15 000 F-or de la Cie de Gafsa, puis d'une rente annuelle de 6 000 F du gouvernement tunisien en 1908, mais dont il ne profita guère. La Société Géologique de France lui décerna en 1904, sa grande médaille d'or sur un rapport fort élogieux de Marcellin Boule. Il était officier de la Légion d'honneur (pour ses quarante années de service), officier d'Académie et officier du Mérite agricole (mais ne fut fait chevalier qu'après sa retraite), grand cordon du Nicham Iftikar, sans oublier l'attribution de plusieurs prix scientifiques (Prix Barotte de la Société nationale d'Agriculture de France, prix Thénard de la Société nationale d'encouragement à l'industrie) (5). Mais qui se souvient encore de lui à l'époque actuelle ?

Une découverte bien oubliée en Algérie.
C'est à Georges Wetterlé, colon et prospecteur à Souk-Ahras (l'antique Theveste) que l'on doit la première mention de l'existence de phosphate de chaux sédimentaire en Algérie. Dans une "Lettre de Souk-Ahras" au Président, du 31 mars 1886, publiée au Bulletin de l'Académie d'Hippone en 1887, il faisait connaître la découverte au Dekma (au SW de Souk-Ahras) de "phosphate de chaux à l'état de nodules, à l'état cristallisé et en terre phosphatée", recouvert par le calcaire nummu1itique, jadis exploité par les Romains. S'il paraît douteux que Wetterlé ait eu connaissance de la note historique de Thomas, publiée quatre mois plut tôt, il mentionnait cependant les découvertes de nodules et de coquillages phosphatés de son éminent prédécesseur, "ce qui m'incite à croire que toute la frontière tunisienne est excessivement (sic) riche en matières phosphatées".

Si le nom de Wetterlé est totalement tombé dans l'oubli à l'époque actuelle (sa lettre -- quand elle est citée -- l'est toujours de manière incorrecte), il faut rappeler que Nicolas-Auguste Pomel, dans une note aux Comptes Rendus de l'Académie des Sciences du 30 janvier 1888, lui a dédié une espèce nouvelle, Thagastea wetterlei, pour un échinoderme du Lutétien de Souk-Ahras, provenant des collections Wetterlé et Goujon recueillies "au cours de leurs recherches qui ont abouti à la découverte du phosphate de chaux dans le terrain suessonien".

Cette découverte fut suivie de plusieurs autres, notamment au djebel Dyr et au Kouif, qui attirèrent l'attention de sociétés étrangères (Cie Crokston, Cie Jacobsen), qui entreprirent un début d'exploitation (6).

Une découverte plus tardive, mais d'une importance exceptionnelle au Maroc.
C'est Abel Brives qui, le premier, en 1905, signala la découverte du Suessonien fossilifère "dans la bordure sud de la plaine de Marrakech et jusqu'auprès de Mogador sous forme de calcaire à silex". A l'époque, Louis Gentil n'avait encore reconnu que du Crétacé dans le Maroc occidental. Il s'ensuivit une longue période de discussions stériles (et souvent malveillantes) du fait du manque de données puisque Brives et Gentil n'avaient encore parcouru que des itinéraires filiformes et n'étaient sans doute pas passés aux mêmes endroits. Pourtant, en décembre 1905, Paul Lemoine faisait entendre la voix de la raison en attirant l'attention sur l'"importance du Suessonien, a cause de la recherche des phosphates".

C'est le 21 Avril 1908 qu'Abel Brives signala qu'"un niveau phosphaté existe au flanc du plateau de Guergouri (sud de Marrakech) et contient Ostrea strictiplicata". Cette découverte, qui ne concernait que des affleurements résiduels de la région de Chichoua, sur le flanc nord du Haut Atlas, passa inaperçue (ou jugée sans intérêt ?) parce que basée sur l'idée préconçue que l'Eocène, à l'ouest d'Alger, ne peut être que de mer profonde et qu'il serait illusoire d'y trouver du phosphate exploitable. Cette idée persista fâcheusement jusqu'en 1912, malgré l'examen favorable d'échantillons de phosphates adressés par un ancien contremaître d'une compagnie tunisienne.

En décembre 1912, à deux jours d'intervalle, deux prospecteurs, J. Combelas et P. Lamolinerie, dont l'attention avait été attirée par des dents de squales, si fréquentes dans les phosphates d'Afrique du Nord, déposèrent des déclarations de découverte concernant le plateau d'El-Borouj, donc, cette fois, à propos du fabuleux gisement des Oulad-Abdoun (ou de Khouribga). Il n'y eut pas de suite pratique à ces découvertes puisqu'il n'y avait pas de service des Mines, et la commission arbitrale, en 1914, constatant qu'aucun travail de recherche n'avait été effectué, ne leur reconnut aucun titre.

En 1917, le commandant P. Bursaux, ancien collaborateur de Philippe Thomas en Tunisie et qui avait dirigé les exploitations de Metlaoui et la Cie du chemin de fer de Gafsa à Sfax, fut chargé d'une étude, en particulier du tracé de la voie ferrée militaire de Casablanca a Oued-Zem. Il reconnut à cette occasion la nature phosphatée du prétendu "sable" dont les officiers se servaient pour la construction des baraquements d'Oued-Zem. Des travaux par puits et galeries furent entrepris ; faits à la main... en traversant la dure et puissante "dalle à Thersitées", ils mirent en évidence quatre couches de phosphate à haute teneur. Devant l'importance de ce gisement, Lyautey fonda, le 7 août 1920, l'office chérifien des phosphates, dont les premiers travaux débutèrent en 1921.

Si l'historique de ces découvertes au Maroc -- qui a été excellemment retracé par Alfred Beaugé (1935) et par Pierre Despujols (1936) --est bien connu, certains faits restent encore insoupçonnés et mériteraient sans doute des recherches plus approfondies. C'est ainsi que notre confrère Henri Salvan m'a signalé qu'en 1899, deux géographes allemands, Theobald Fischer et Joachim von Pfeil, qui exploraient la plaine de la Chaouïa et les plateaux de Khouribga avaient observé et décrit des sédiments "sableux" dans la région d'Oued-Zem, recouverts par une formation calcaire (la "dalle à Thersitées"), mais sans soupçonner qu'il s'agissait là de phosphate de chaux du gisement des Oulad-Abdoun, le plus riche et le plus continu du Maroc, et non des placages résiduels qui s'échelonnent sur le flanc nord du Haut Atlas, dont Brives reconnaîtra plus tard la nature.

Ce fait est d'autant plus intéressant à relever que la démonstration spectaculaire de Guillaume II à Tanger (31 mars 1905), la célèbre mission de prospection des frères Mannesmann, pourtant menée avec des moyens considérables, ne débuta qu'en 1906, enfin l'incident d'Agadir (1er juillet 1911) furent des événements postérieurs à la mission Fischer-von Pfeil et montrent à l'évidence l'intérêt particulier de l'Allemagne pour le Maroc au début du XXè siècle.

Au terme de cet exposé, il reste à souhaiter que le rôle de ces pionniers soit mieux connu. En effet, les noms de Jules Tissot, de Philippe Thomas, de Georges Wetterlé et d'Abel Brives sont oubliés dans tous les ouvrages consultés, qu'il s'agisse de dictionnaires, d'encyclopédies ou de biographies ; aucun ouvrage d'enseignement n'a, à ma connaissance, rappelé à l'époque actuelle les étapes et les circonstances de leurs découvertes. Quelle ingratitude envers ces confrères, nos compatriotes, qui ont apporté, par leur savoir et par leur travail, dans des conditions très difficiles, une contribution exceptionnelle à la connaissance scientifique et à la richesse de l'Afrique du Nord !

Notes

(1) Les références aux travaux cités se trouvent dans les Bibliographies analytiques des Sciences de la Terre : Maroc (1965) et Tunisie (1972). En outre, les photocopies de plusieurs travaux mal connus ont été regroupés à la bibliothèque de la Société géologique de France, sous le titre : Phosphates (Historique de la découverte des (...) en Afrique du Nord).

(2) Pour fixer les idées, rappelons que les productions, en 1974, ont été de 19 721 000 t pour le Maroc (premier exportateur mondial), de 3 823 000 t pour la Tunisie et de 805 000 t pour l'Algérie. Quant au prix, il a connu un accroissement spectaculaire, passant de 14 dollars la tonne à la fin de 1973 à 68 dollars en juillet 1974.

(3) La découverte des phosphates en Caroline du Sud date précisément de 1873 et leur mise en exploitation de 1878.

(4) Rappelons que le Dr Ernest Cosson, qui était membre de l'Académie des Sciences, fut un des premiers à s'opposer -- avec des arguments pertinents de biologiste -- au projet chimérique de création d'une "mer saharienne", défendu avec des arguments sans fondement par Ferdinand de Lesseps.

(5) Philippe Thomas a également droit à notre reconnaissance pour avoir, en 1901, alors qu'il était retraité à Moulins et qu'il avait perdu presque tout contact avec la Tunisie, entrepris courageusement la rédaction de l'"Essai d'une description géologique de la Tunisie d'après les travaux des membres de la Mission d'exploration scientifique de 1884 à 1891 et ceux parus depuis", rédaction qui lui avait été demandée par le Ministère de l'Instruction publique. Il en publia les deux premiers tomes (1907-1908), mais le dernier (terrains cénozoïques) resta inachevé et fut terminé par Léon Pervinguière qui disparut à son tour alors qu'il en corrigeait les épreuves.

(6) Les vicissitudes politiques et financières relatives aux premières concessions de phosphate en Algérie ont été exposées dans la thèse de Droit de Jules Gastu (1901).