TRAVAUX DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.VI (1992)

Jean GAUDANT
Hommage à Richard OWEN (1804-1892), le Cuvier anglais.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 25 novembre 1992)

"Unless it be in the 'Ossemens fossiles', I do not know where one is to look for contributions to palaeontology more varied, more numerous, and, on the whole, more accurate, than those which Owen poured forth in rapid succession between 1837 and 1888. " (Thomas H. Huxley).

Le dimanche 18 décembre 1892, un peu avant trois heures du matin, s'éteignait paisiblement à Londres un vieillard de quatre-vingt huit ans. La science mondiale venait de perdre l'un de ses plus éminents naturalistes, qui avait été à la fois un anatomiste et un paléontologiste de talent, Richard Owen.

Né le 20 juillet 1804 à Lancaster, dans le Lancashire, d'un père anglais et d'une mère d'origine huguenote, Richard Owen fut placé à l'âge de seize ans comme apprenti chez un chirurgien de sa ville natale. En 1824, il s'inscrit à l'université d'Edimbourg où, entre autres, il suit le cours d'Anatomie pratique et d'Anatomie et Chirurgie du Docteur Barclay. L'année suivante, celui-ci l'incite à aller poursuivre ses études à Londres, au St. Bartholomew's Hospital, auprès du Docteur Abernethy. En août 1826, il est admis au "Royal College of Surgeons" et obtient un poste d'assistant auprès du Conservateur du musée de ce "College". Dès 1826, alors qu'il n'a encore que vingt-quatre ans, il est nommé maître de conférences ("lecturer") d'Anatomie comparée au St. Bartholomew's Hospital. En 1830, il fait la connaissance de Georges Cuvier qui visite le Collège royal des Chirurgiens et l'invite à venir le voir à Paris, ce que fait Owen dès l'année suivante (août 1831). En 1836, il devient Professeur d'Anatomie et Physiologie au Collège royal des Chirurgiens.

En 1850, Richard Owen prend part à la préparation de la grande exposition organisée à Hyde Park l'année suivante, pour laquelle on construit un palais de verre futuriste qui prend le nom de Crystal Palace. Trois ans plus tard, lorsque l'on envisage le transfert de Crystal Palace à Sydenham, dans la banlieue de Londres, il est chargé de préparer des reconstitutions de Dinosaures destinées à orner le parc. A cette occasion, il organise le 31 décembre 1853 le fameux dîner dans l'Iguanodon dont s'empare la presse, et qui contribue à développer la fascination qu'exercent sur le grand public ces étranges animaux disparus.

En mai 1856, Richard Owen est nommé superintendant du département d'Histoire naturelle du British Museum, trop à l'étroit à Bloomsbury. Il commence alors à prendre conscience de la nécessité de construire un véritable musée national d'Histoire naturelle et rédige un rapport en ce sens, qu'il soumet en février 1859 aux administrateurs du British Muséum. Bénéficiant du soutien de Gladstone, alors Chancelier de l'Echiquier, le projet commencera à voir le jour en 1863 avec l'achat du terrain de South Kensington. Les travaux de construction, commencés en 1871, ne seront pas terminés avant 1881. En janvier 1884, son oeuvre achevée, Richard Owen pouvait jouir enfin d'une retraite amplement méritée, alors qu'il s'apprêtait à célébrer son quatre-vingtième anniversaire.

Richard Owen anatomiste

La remarquable qualité de son oeuvre d'anatomiste valut à Richard Owen d'être surnommé le "British Cuvier". Elle se compose de nombreux mémoires qui traitent de groupes fort variés parmi lesquels nous pouvons citer, à titre d'exemples, ceux consacrés au Nautile (1832), aux Brachiopodes (1833), à l'Ornithorhynque (1832, 1834), aux Singes anthropoïdes (1835, 1837, 1839) et aux Marsupiaux (1839). Parmi ses ouvrages renommés prennent place l'"Odontographie" (1840), les deux volumes des "Hunterian lectures" consacrés l'un aux "Animaux invertébrés" (1843), l'autre aux "Animaux vertébrés" - plus particulièrement aux poissons - (1846), et les trois tomes de son traité "Sur l'anatomie des Vertébrés" (1866-1868).

C'est toutefois avec sa théorie de l'Archétype, présentée en 1846 devant la British Association, sous le titre "Report on the Archetype and Homologies of the Vertebrate skeleton", que Richard Owen se fit reconnaître comme l'un des plus éminents théoriciens de l'Anatomie comparée, grâce à la publication en 1848 de la version définitive de sa théorie sous forme d'un volume intitulé "On the Archétype and Homologies of the Vertebrate skeleton" dont une traduction française vit le jour en 1855 sous le titre de "Ostéologie comparée ou Recherches sur l'Archétype et les Homologies du squelette vertébré". En 1849, enfin, paraissait un petit essai complémentaire "On the nature of limbs".

Dès 1847, Richard Owen avait proposé une nouvelle définition de l'homologie, réservant le terme d'homologue pour désigner "le même organe chez des animaux différents, (considéré) sous toutes ses variétés de forme et de fonction"(1), par opposition avec celui d'analogue qui désigne "une partie ou un organe d'un animal qui a la même fonction qu'une autre partie ou organe d'un animal différent"(1). Au sein même du concept d'homologie, il en venait ensuite à opposer les notions d'"homologie spéciale", d'"homologie sérielle" et d'"homologie générale". La notion d'"homologie sérielle" allait acquérir une signification exemplaire lorsque, l'année suivante, Richard Owen tenta d'y voir la manifestation d'une loi naturelle en faisant remarquer que "la répétition de segments semblables dans une colonne vertébrale, et d'éléments semblables dans un segment vertébral, est analogue à la répétition de cristaux semblables sous l'action d'une force polarisante au cours de la croissance d'un corps inorganique"(2).

Le concept fondamental de Richard Owen fut cependant celui de l'"archétype", c'est-à-dire celui de "l'idée originale qui a présidé à la construction " du squelette vertébré(3). Une idée qui "se manifesta dans tous les organismes sous diverses modifications, à la surface de notre planète, longtemps avant l'existence des espèces animales chez lesquelles nous la voyons aujourd'hui développée"(4).

Par la suite, Richard Owen allait encore préciser ses idées dans la préface de son traité "On the Anatomy of Vertebrates", en insistant sur le fait que "le squelette archétype représente l'idée d'une série de segments essentiellement semblables se succédant les uns les autres le long de l'axe du corps; de tels segments étant composés de parties similaires en nombre et disposition"(5). Il soulignait ainsi l'importance de la notion d'"homologie sérielle".

En fondant sa conception sur la notion d'archétype défini comme une "idée", Richard Owen ne craignait pas de se proclamer disciple de Platon, n'hésitant pas à se "flatter que ces essais jetteront quelque jour sur la philosophie platonique, et faciliteront l'intelligence de l'idée dont le divin Philosophe traça la première esquisse, lorsqu'il posa cette question : Quel est l'animal qui servit de modèle à CELUI qui a fait ce grand animal, le monde ?"(6). Une telle revendication ne manque pas de conférer un incontestable relent d'archaïsme à la pensée du grand anatomiste dont R.M. Mac Leod a souligné que, philosophiquement, son système de pensée "combinait les attributs d'un systématicien aristotélicien, d'un téléologiste cuviérien, d'un idéaliste okenien et d'un théiste membre d'une église liberale" (7).

L'oeuvre paléontologique de Richard Owen

C'est le voyage du "Beagle" autour du monde (1831-1836) et les ossements fossiles qu'il rapporta d'Argentine qui poussèrent Richard Owen à se tourner vers la Paléontologie. Ainsi, dès 1837, publia-t-il un bref résumé de son étude ostéologique d'un crâne de Mammifère notongulé, Toxodon platensis, dont il pensait que sa denture permettait de le rapporter aux Rongeurs, bien qu'il possédât également "des affinités avec les Pachydermes et les Cétacés herbivores". La monographie qu'il consacra à ce fossile prit place avec plusieurs autres dans le volume "Fossil Mammalia" (1840) de la série consacrée à la "Zoologie du voyage du Beagle".

Sa solide culture d'anatomiste permit très rapidement à Richard Owen d'étudier avec succès des fossiles appartenant à des groupes variés de Vertébrés. Ainsi, dès 1838, exposa-t-il les premiers résultats de ses recherches sur deux Reptiles marins (l'Ichthyosaure et le Plésiosaure), des Mammifères jurassiques de Stonesfield et des Mammifères éocènes de l'île de Wight (un thème d'étude voisin de celui traité par le grand Cuvier lui-même dans ses recherches "sur les espèces d'animaux dont proviennent les os fossiles répandus dans la pierre à plâtre des environs de Paris"). Quatre ans plus tard, c'était au tour des Oiseaux aptères de Nouvelle-Zélande d'entrer dans le champ d'intérêt de Richard Owen lorsque l'étude d'un fragment de fémur lui permit de conclure que celui-ci avait appartenu à un "oiseau éteint (qui) avait été une espèce plus lourde et plus lente que l'autruche" (8). Il s'agissait là de la première d'une longue série de plus de vingt contributions qui allait s'achever par la publication, près de quarante ans plus tard, de deux volumes de "Mémoires sur les Oiseaux aptères éteints de Nouvelle-Zélande" (1879). Cet exemple illustre parfaitement les opportunités offertes aux recherches de Richard Owen par les innombrables richesses de l'immense Empire britannique. C'est ainsi qu'à partir de 1844, celui-ci consacra plusieurs mémoires aux restes de Reptiles dicynodontes et thériodontes découverts en Afrique australe, avant d'en dresser en 1876 le "catalogue descriptif et illustré". De même, Richard Owen commença en 1859 la publication d'une série de dix monographies consacrées à l'étude des Mammifères fossiles d'Australie. En 1877, il les réunit en deux volumes sous le titre de "Recherches sur les restes fossiles des Mammifères éteints d'Australie".

Les recherches paléontologiques les plus importantes de Richard Owen portèrent toutefois sur les Reptiles et les Mammifères fossiles d'Angleterre. C'est ainsi qu'il présenta en 1839 et 1841 devant la British Association for the Advancement of Science un rapport en deux parties sur les Reptiles fossiles de Grande-Bretagne. Il donna lecture de la seconde partie le 2 août 1841 à Plymouth où, selon la légende, il aurait pour la première fois prononcé le mot "Dinosaures", alors qu'il a été démontré récemment que ce mot ne fit son apparition que l'année suivante, dans le rapport imprimé que Richard Owen avait fini de rédiger pendant l'hiver (9).

En 1842 et 1843, Richard Owen fit, de manière beaucoup plus succincte, le point des connaissances sur les Mammifères fossiles de Grande-Bretagne, réunissant à cette occasion les matériaux dont il allait se servir pour publier de 1844 à 1846 son "Histoire des Mammifères et Oiseaux fossiles de Grande-Bretagne".

A partir de 1849, tout en continuant à porter intérêt aux fossiles nouvellement découverts dans divers pays, qu'on lui communiquait pour étude, Richard Owen s'engagea dans l'étude des Reptiles fossiles de Grande-Bretagne. Il prépara ainsi une série de monographies spécialisées consacrées aux restes de Reptiles découverts dans les différentes formations géologiques qui affleurent en Angleterre : "argile de Londres" (1849-1880), "formation liasique" (1863-1881), "formations crétacées" (1851-1864), "argiles wealdiennes et calcaires purbeckiens" (1853-1879), "argile de Kimmeridge" (1861-1869), "formation oolithique" (1861) et "formations mésozoïques" (1874-1877). Tous ces travaux prirent place dans une série de volumes richement illustrés, publiés par la Palaeontographical Society, créée en 1847, et dont Richard Owen avait été l'un des fondateurs. Dans cette série prit également place en 1871 une importante "Monographie sur les Mammifères fossiles des formations mésozoïques".

Richard Owen, l'histoire du monde vivant et l' "hypothèse dérivative"

Dans son oeuvre anatomique et paléontologique, Richard Owen s'est relativement peu exprimé sur ses conceptions relatives à l'histoire et à la structure du monde vivant. Toutefois, il n'hésita pas à le faire dans un livre au titre fort éloquent : "Exemples de la Puissance divine telle qu'elle se manifeste dans la Création animale", qui connut deux éditions en 1855 et 1864. Dès 1848, dans la conclusion de son ouvrage "Sur l'Archétype et les Homologies du squelette des Vertébrés", il reconnaissait l'existence "d'un dessein, d'une intelligence et d'une prévoyance" (10), attribuables au Maître de l'Univers. L'année suivante, dans son essai "Sur la nature des membres", il proclamait que "l'esprit divin qui conçut l'Archétype avait aussi la préscience de toutes ses modifications"(11). Ultérieurement, dans le traité de "Paléontologie" qu'il publia en 1860 - un an après la parution de "L'origine des espèces" ! - il se décida enfin à exprimer plus précisément sa pensée dans un ouvrage scientifique.

Il y admettait sans difficulté l'existence d'espèces disparues, ce qui, il est vrai, n'était plus une nouveauté à cette époque. Il s'y montrait également opposé aux thèses catastrophistes et estimait que l'idée selon laquelle ces espèces auraient "été exterminées par des changements cataclysmiques exceptionnels de la surface terrestre n'a pas été prouvée" (12). Il ne retenait à ce sujet que deux causes d'éradication dont la plus importante était indubitablement l'action "des changements géologiques continus agissant lentement". La seconde, dans laquelle on peut reconnaître une influence darwinienne inavouée, s'apparentait aux effets de la lutte pour la vie puisqu'il s'agissait d'une "cause soudaine pas plus grande que, pour ainsi dire, l'apparition spectrale de l'espèce humaine sur une étendue limitée de terre précédemment inhabitée" (12).

D'autre part, il n'hésitait pas à expliquer certains principes biologiques tels que "la loi de l'unité de plan ou des rapports avec un archétype" et "la déviation progressive (des espèces successives) à partir d'un type général" par l'action d'"un pouvoir créationnel second agissant continuellement" (13), ce qui le conduisait naturellement à s'opposer à la doctrine uniformitariste dont Lyell s'était fait le champion, alors qu'elle est contredite par le fait que "les restes organiques, suivis depuis leurs tombeaux les plus anciens, se succèdent, une série après l'autre, jusqu'à la période actuelle et ne réapparaissent jamais une fois qu'on les a perdus de vue "(14). Toutefois, comme on l'a remarqué précédemment, Richard Owen apparaît à la fois comme un gradualiste et un progressionniste, convaincu que le changement du monde vivant "a été graduel et, semble-t-il, soumis à quelque loi générale, agissant de manière continue, mais jusqu'à présent mal comprise" et qu'"il y a eu nettement, dans l'ensemble, une ascension et un progrès"(15).

Il ne restait plus à Richard Owen qu'à expliquer les causes de ce progrès en recourant à un providentialisme naïf puisqu'il se disait persuadé que "dans le relevé qui a été fait des différentes formes de vie qui ont disparu - de leurs caractères, succession, position géologique et distribution géographique -, si j'ai réussi à démontrer l'adaptation de chaque structure aux exigences, habitudes et bien-être des espèces, j'ai rempli un objectif que je poursuivais, à savoir montrer la bienfaisance et l'intelligence du Pouvoir Créateur"(16). Un tel providentialisme dépourvu de tout esprit critique ne pouvait que le conduire à d'inimaginables excès puisqu'il alla même jusqu'à écrire quelques années plus tard une phrase que n'aurait pas désavouée Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814) : "je crois que le Cheval a été prédestiné et préparé pour l'Homme" (17) !

Le téléologisme de Richard Owen éclate également pleinement lorsqu'il proclame que, "partout, dans la nature organique, nous voyons les moyens non seulement au service d'une fin, mais cette fin accomplie par les meilleurs moyens. De ce fait, nous sommes obligés de regarder la Grande Cause de tout, non comme le faisaient certains anciens philospophes, comme un esprit uniforme et tranquille, comme un anima mundi pénétrant tout, mais comme une intelligence active et capable d'anticipation"(18). Encore croyait-il nécessaire de conclure sur sa "conviction d'une grande Cause Première qui n'est certainement pas mécanique" ! (19).

CONCLUSION

L'oeuvre considérable de Richard Owen a principalement marqué son époque dans le domaine de l'Anatomie comparée et de la Paléontologie. On a bien vu en effet combien sa philosophie naturelle providentialiste était au contraire plutôt en retard sur les idées de son temps.

Un naturaliste de première grandeur, Thomas H. Huxley (1825 - 1895) s'est exprimé sur l'oeuvre anatomique de Richard Owen, dans un volume publié deux ans après la mort de celui-ci. Or, ce jugement, qui n'est pas suspect d'être complaisant à l'égard du grand anatomiste, est particulièrement élogieux. Thomas Huxley s'exprime ainsi : "si nous considérons la quantité, ou la qualité du travail produit, ou la grande étendue de ses travaux, je doute que, dans les longues annales de l'anatomie, davantage puisse être porté au crédit d'un seul travailleur" (20). Il renchérit même en affirmant que "le travail monographique d'Owen occupe une position unique, si l'on considère non seulement son niveau d'excellence généralement élevé, mais la manière dont de si nombreux mémoires ont ouvert de nouveaux domaines d'investigation"(21). Cela ne l'empêche pas de reconnaître quelques pages plus loin que "les travaux morphologiques d'Owen (lui) paraissent être complètement pénétrés par l'esprit, et restreints aux méthodes, des anatomistes philosophes "(22). De même, A. de Quatrefages (1810 - 1892) regrette-t-il que "l'hypothèse dérivative" de Richard Owen "soit avant tout essentiellement théologique et (que), par cela même, elle échappe aux appréciations de la science"(23). Plus près de nous, George Gaylord Simpson (1902-1984) a souligné la faible valeur heuristique du concept platonicien d'"idée éternelle" ou de "moule préexistant" appliqué à l'analyse des "types" anatomiques. Il a fait également remarquer que ce concept "n'explique pas comment les archétypes ont pris naissance (soit ils sont éternels, soit ils ont une origine divine inaccessible à l'homme)". En outre, "il n'explique pas pourquoi ils sont ce qu'ils sont"(24).

En dépit de ces critiques qui relativisent comme il se doit l'immense valeur de l'oeuvre scientifique de Richard Owen, il n'en reste pas moins que celui-ci a parfaitement mérité, comme a tenu à le faire remarquer Thomas Huxley lui-même, le surnom de "British Cuvier" que lui avaient donné ses compatriotes.

REFERENCES


Archétype selon Owen