TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XIX (2005)
Gabriel Gohau
Analyse d'ouvrage

Le concept de semence dans les théories de la matière à la Renaissance -- De Marsile Ficin à Pierre Gassendi
par Hiro Hirai

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 décembre 2005)

Brepols publishers, Turnhout, Belgique, 2005, 576 p., 75,90 €

L'ouvrage est le produit d'une thèse présentée en 1999, à la suite d'un séjour de cinq années de l'auteur à Liège (Belgique), auprès de Robert Halleux, où il a aussi bénéficié de conseils de Bernard Joly ; elle est ici complétée de références postérieures à cette date.

L'auteur rappelle en introduction les études antérieures sur le sujet. Il note avec Needham, qui a eu la chance de bénéficier de l'appui de Walter Pagel, spécialiste de la médecine de la Renaissance, que les historiques de l'atomisme passent souvent directement d'Epicure à Gassendi, sans traiter des semences stoïco-kabbalistiques. Un bref historique des travaux d'historiens des sciences de la Terre lui permet de rappeler notamment Adams (1938), ainsi que David Oldroyd qui a rencontré l'œuvre de néoplatoniciens, et étudié de près Ficin, en parallèle avec la rédaction de sa thèse, relative aux rapports entre minéralogie et chimie, de Paracelse à Haüy. Hiro Hirai estime qu'il est profitable de ne pas réduire le sujet aux semences minérales, mais de l'étendre aux autres " choses naturelles ".

Le corps de l'ouvrage se divise en cinq parties consacrées successivement à Ficin et son cercle, puis à Agricola, Cardan et Césalpin, à Paracelse et ses suivants, ensuite à un ensemble un peu disparate avec notamment Palissy, enfin à van Helmont et Gassendi.

Avant Ficin, le concept existe chez les présocratiques, puis chez Platon. Les Stoïciens ajoutent le " logoi spermatikoi ", entité corporelle qui assure force et croissance des individus ; celle-ci deviendra spirituelle chez Plotin et Augustin d'Hippone, qui la christianisera. Elle se prolongera dans les travaux des alchimistes et d'Albert le Grand pour atteindre l'académie platonicienne de Florence. Marsile Ficin (1433-1499) commente Platon et Plotin. Son cercle comprend plusieurs auteurs dont les plus connus sont Pic de la Mirandole et Fracastor. Hiro Hirai y rattache le médecin français Jean Fernel (1497-1558) qui introduisit les idées de Ficin dans la philosophie médicale. Et tenta une synthèse entre Aristote, Platon et le christianisme.

Toutefois la tradition aristotélicienne de l'époque est représentée par des minéralogistes qui ne connaissent pas les thèses de Ficin. Le plus connu, Agricola (1494-1555), esprit rationnel rejette l'astrologie et les lapidaires qui attribuent des vertus magiques aux minéraux. La transformation des végétaux et animaux en pierres vient d'un suc lapidifiant.

Cardan (1501-1576) se sépare d'Agricola en acceptant l'astrologie judiciaire. Il admet que le monde est un gigantesque animal pourvu d'une âme, qui est la cause efficiente, sous la forme de chaleur céleste, de la formation des minéraux. Ce point rapproche Cardan de Ficin et des paracelsiens avec qui il fait la transition. Les minéraux croissent par intussusception, comme les êtres vivants et non par juxtaposition. Citons aussi, parmi les aristotéliciens, Césalpin proche d'Agricola.

Paracelse (v.1493-1541), nous dit Hiro Hirai, participe plus que quiconque au concept de semence. C'est Pagel qui a montré son importance. On connaît bien sûr sa théorie des correspondances entre macro et microcosme, ainsi que ses trois principes de la tria prima : soufre, sel et mercure. Il présente des similitudes avec Augustin, et comme Cardan il compare la croissance de ce qu'il nomme l'arbre minéral à celle des végétaux. Près de lui, l'auteur cite le Danois Pierre Séverin (1540/2-1602), Joseph Duchesne (1546-1609), né en France, et l'Allemand Oswald Croll (v.1560-1608).

La quatrième partie concerne l'introduction des idées chymiques dans la science minérale. Le premier des auteurs étudiés est bien connu des historiens des sciences de la Terre, mieux que la plupart des auteurs précédents, hormis Agricola. Reste qu'il est difficile de bien le comprendre sans connaître les aspects de sa pensée étudiés par Hiro Hirai. J'en atteste, car je croyais connaître un peu le maître potier, passé au service de la reine Catherine de Médicis, mère de trois rois de France, je m'étais toujours demandé comment situer son cinquième élément, qui entre dans la formation des métaux mais pas dans celle des pierres, et qu'il qualifie de force congélative et végétative. Or ce principe le rapproche des alchimistes et de Paracelse, dont il a pu, indique l'auteur, connaître les idées. Le rapproche aussi de Paracelse la thèse selon laquelle les semences des minéraux et des métaux existent dès la Création du monde, mais ses semences sont matérielles ce qui sépare les deux savants. Proche aussi de Cardan (qu'il traite pourtant de façon un peu désinvolte) il admet cependant que les minéraux se forment par juxtaposition.

Reste une cinquième partie, consacrée à Jean-Baptiste van Helmont et à Pierre Gassendi. Nous en dirons quelques mots rapides car ils sont mieux connus des historiens : elle ne représente d'ailleurs qu'une soixantaine des 500 pages de l'ouvrage. De van Helmont (1579-1644) l'auteur note que dès 1607 dans son Eisagoge, non publié et rarement cité, il montre que le concept de semence est le pilier de sa philosophie, inspirée de Paracelse, qui lui aurait été soufflé par Dieu en personne. La comparaison ligne à ligne avec Séverin montre ses emprunts. En matière de minéralogie, il admet seulement deux éléments : l'eau et l'air (chacun se rappelle l'expérience du saule qui n'est pas évoquée dans l'ouvrage). Pour Pierre Gassendi, le philosophe de Digne, ami de Peiresc, la matière est constituée de cinq éléments : les trois principes paracelsiens de la tria prima, l'eau et la terre. Par ces deux auteurs, se produit une corpuscularisation des semences qui conduit à " la théorie mécaniste des molécules qui sera en vogue surtout au dix-huitième siècle ".

Hiro Hirai discute la thèse du philosophe français Olivier Bloch qui dans un ouvrage célèbre de 1971 montrait le lien de Gassendi avec Etienne de Clave. Lui-même retient plutôt encore Séverin. Il conclut :

" De cette manière, nous retrouvons dans le fondement de l'atomisme gassendiste une nouvelle fois l'influence manifeste de la pensée de Ficin, incorporée par Fernel et Paracelse dans leurs philosophies médicales et excellemment développée et diffusée par le Paracelsien danois. Nous pouvons alors conclure que l'atomiste de Digne dit " mécaniste " partageait la même source que le chymiste flamand Van Helmont dit " mystique ", source sublime pour tous des deux, qui a, à notre sens, cristallisé une belle idée de la Renaissance philosophique. "

Au total, notre collègue Hiro Hirai nous fournit un très bel ouvrage dont cette analyse succincte, réalisée par un historien peu familier avec l'époque, ne rend qu'imparfaitement compte. Les spécialistes ne s'y tromperont pas et reconnaîtront la qualité du travail. Les historiens des sciences de la Terre sauront comprendre la nécessité de ne pénétrer dans des études d'époques anciennes qu'avec le guide d'auteurs ayant une connaissance transversale des idées de la période étudiée. Hiro Hirai conclut en évoquant des prolongements du concept chez des auteurs postérieurs, Robert Boyle ou Leibniz. Lui-même a rédigé, avec Hideyuki Yoshimoto, un article intitulé Anatomizing the Sceptical Chymist : Robert Boyle and the Secret of his Early Sources on the Growth of Metals, paru in Early Science and Medicine, vol. 10, n° 4, 2005, p. 453-477, qui mériterait une analyse.