TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Deuxième série -
T.4 (1986)

François ELLENBERGER

Brève évocation de Jean-Etienne GUETTARD (1715-1786),
à l'occasion du bicentenaire de sa mort.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 26 novembre 1986)

Pour qui a la chance de pouvoir consacrer beaucoup de son temps à la lecture des travaux originaux de nos devanciers, ces auteurs finissent par devenir des amis, et des personnes vivantes, volontiers voilées d'un certain mystère. Peu à peu l'estime envers leur oeuvre et leur pensée grandit. Leurs erreurs scientifiques choquent de moins en moins à mesure que nous pénétrons la logique de leur démarche, replacée dans son contexte vécu. Ne devrions-nous pas plus souvent dans les réunions de notre Comité commémorer, fût-ce brièvement, les dates anniversaires d'au moins quelques-uns d'entre ces grands ouvriers du passé qui ont posé une à une les pierres de l'édifice de notre science ?

Saisi de cette idée, j'ai cru qu'il serait opportun de la mettre d'emblée en pratique en commémorant le souvenir de Jean-Etienne Guettard, l'un des très grands naturalistes français du XVIIIè siècle, puisque cette année était celle du bicentenaire de sa mort. Notre collègue, Madame Rhoda RAPPAPORT, aurait été mieux placée que moi pour vous parler de GUETTARD qu'elle a étudié plus que quiconque ; je ne puis que renvoyer à ses publications pour de plus amples précisions. Ce faisant, je vais néanmoins évoquer brièvement ce que représente l'oeuvre écrite immense de cet auteur, et évoquer quelques traits de sa vie.

Il se trouve que celle-ci nous est bien imparfaitement connue ; R. RAPPAPORT en donne l'essentiel dans son article "Guettard" du Dictionary of Scientific Biography, avec les références bibliographiques nécessaires. Concernant la vie proprement dite de l'homme, la source première est sa nécrologie par Condorcet dans l'Histoire de l'Académie Royale des Sciences pour 1786 (p.47-62). On y lit comment, né à Etampes en 1715, son grand-père apothicaire l'initia dès l'enfance à la botanique pratique (et toute sa vie, Guettard s'occupa activement des Plantes, tant sur le terrain qu'en chambre, par de fines observations et expériences physiologiques) ; l'enfant reçut aussi par l'exemple, de ce respecté M. Descurain, des leçons de philantropie active et tint de lui un très grand souci du bien public qui fut plus tard l'une des motivations de la rédaction de nombre de ses publications, et de la grande entreprise de la Carte minéralogique de la France. Jean-Etienne Guettard était un homme d'une totale intégrité, sincère jusqu'à l'emportement, rude dans ses fréquentations, mais cachant sous cette écorce une grande bonté et une vive sensibilité. Adoré des humbles, il se brouilla avec nombre de ses égaux (notamment avec Faujas de Saint-Fond : cf. mon article de 1978). Ce qu'en laisse entendre son confrère académicien Condorcet en dit long sur son caractère. Sa foi religieuse de coloration janséniste était profonde et humble. Il n'avait que faire des théologiens comme des Philosophes. Condorcet lui trouve des traits de ressemblance, sur ce plan, avec Pascal, et ce rapprochement s'impose à mon sens pour qui déchiffre, dans les nombreux manuscrits conservés au Muséum, un "Acte de foi" autographe des plus émouvants ; de même aussi le brouillon d'une lettre de remontrances écrites à son curé, sur la primauté de l'amour de Dieu (cet aspect de la personnalité de Guettard n'a jamais à ma connaissance été évoqué).

Une étape décisive fut pour Guettard, en 1741, de se voir appelé par le grand Réaumur comme assistant. Tout en coopérant avec cet illustre maître, en botanique et en zoologie, il fut par lui initié à l'étude du monde minéral ainsi qu'à la technique des enquêtes et recueil de documents et échantillons par questionnaires, grâce auxquels Réaumur avait pu réunir un immense cabinet d'histoire naturelle. Guettard usera abondamment de ce recours aux informations à lui fournies par des tiers, tant dans ses mémoires que ses cartes "minéralogiques" (leur pointillisme par semis de symboles en est à mon sens le résultat obligé).

Sans qu'on sache bien comment et pourquoi, ayant entre-temps pris ses grades de médecin (profession qu'il exerça réellement à temps partiel), Guettard entre en 1747 comme "médecin botaniste" dans la maison du duc Louis d'Orléans, fils du Régent et moralement son total opposé, homme fort pieux, mais intéressé comme son père par les sciences. A sa mort en 1752, son fils Louis Philippe à son tour assura à Guettard une protection durable. Dès avant cette date, ce dernier, libre de son temps et célibataire, ennemi de toute perte de temps en mondanités, se consacrait avec une grande énergie à des voyages scientifiques et à la rédaction de nombreux et prolixes mémoires, jusqu'en 1768 tous publiés par l'Académie Royale des Sciences, puis plus tard dans des volumes composites indépendants. Force est pour nous d'avouer que leur lecture intégrale met souvent notre patience à rude épreuve. Guettard accumule les données concrètes, tant issues de ses propres observations que de tout un réseau de correspondants provinciaux. Par là il contribue à créer une communauté géologique avant la lettre, active, et non pas seulement de lecteurs passionnés mais passifs tels qu'en suscitent, nombreux, Buffon et l'Encyclopédie. Quel que soit leur rang social, Guettard leur donne également la parole, avec respect et courtoisie (ce rôle de pédagogue de la recherche empirique n'a pas été assez mis en valeur jusqu'ici).

On ne peut mentionner ici que quelques-uns de ces mémoires : deux d'entre eux au moins ont une importance historique. En 1746 (paru en 1752 : l'Académie était coutumière de ces longs délais), c'est le célèbre Mémoire et carte minéralogique sur la nature & la situation des terreins qui traversent la France et l'Angleterre, contenant en planches dépliantes, gravées en noir, les deux premières cartes géologiques jamais publiées. Dès ce moment, et plus que jamais par la suite, le projet majeur de Guettard est d'ordre "géotechnique" (dirions-nous aujourd'hui) : il s'agit de recenser et localiser les principaux constituants lithologiques du sous-sol, gîtes minéraux compris. L'auteur est de plus tout à la joie d'avoir découvert un fait inattendu : à savoir "qu'il y a une certaine régularité dans la distribution" des substances recensées : d'où la distinction cartographique de trois "bandes", "shiteuse", "marneuse" et "sablonneuse" (d'après le type prédominant de terrain) ; elles correspondent en gros aux pays hercyniens, mésozoïques et tertiaires (voir F. Ellenberger, Recherches et réflexions sur la naissance de la cartographie géologique, en Europe et plus particulièrement en France, Histoire et Nature, n°22-23, 1983, p.7, 13-21, fig.2 et 3). Toute sa vie, Guettard restera fidèle au double système des symboles ponctuels et des "bandes", obstinément rebelle à toute modélisation verticale et à plus forte raison à toute conceptualisation chronologique et génétique. Il se méfiait jusqu'à l'outrance des théorisations (cf. le brouillon d'une lettre adressée à Buffon, fort acerbe touchant aux Epoques de la Nature : "Encore des Buffonades, Mon cher comte... Eh bien faites des Romans mais qu'ils ne soient pas physiques...").

En 1751, Guettard découvre les volcans éteints d'Auvergne (cf. mon réexamen critique de l'affaire dans Histoire et Nature, n°12-13, 1978, p.3-42). Son mémoire, daté de 1752, paraît en 1756, et fait sensation. On ressent à sa lecture la passion de la recherche qui animait cet homme alors âgé de 36 ans : identifiant dès Moulins comme lave la pierre de Volvic, "l'envie que j'eus de voir ce pays, ne fit qu'augmenter dans les différens endroits où la route me conduisoit (...). Arrivé enfin à Riom (...) j'appris qu'elles (les carrières) n'en étoient qu'à deux lieues : j'aurois regardé comme une vraie perte pour moi si je n'eusse pas vu cet endroit (...)" ; et c'est la montée précipitée sur le cône volcanique voisin. Ensuite, c'est le Puy de Dôme et la beauté du panorama, assombrie par les "objets tristes, & mêmes effrayants" du sol volcanique, et par la vision des cônes et des bouches nombreuses s'étendant en contre-bas. Le mémoire se termine par des considérations fort alarmistes. - On s'étonne d'un fait curieux : c'est que l'auteur de cette mémorable découverte faite dans la hâte, par entorse au plan d'un voyage organisé de longue date, ait abandonné à d'autres la poursuite de l'exploration de ces volcans. Plus tard, Guettard connut l'amertume de se voir contester la priorité de sa découverte (laquelle avait suscité à travers l'Europe une grande fièvre de recherche de volcans éteints) : des recherches minutieuses me laissent penser qu'il s'agit d'une machination montée par Faujas de Saint-Fond pour se venger de son aîné.

Parmi les très nombreux autres mémoires de Guettard (des milliers de pages au total), on peut signaler plus particulièrement comme importants dans l'histoire de la paléontologie :

1)-Celui de 1756 : "Observations qui peuvent servir à former quelques caractères de Coquillages", contient de très intéressantes réflexions sur les principes qui devraient seuls guider les classificateurs ("caractères" = types, ou à peu près, genres). Guettard en se basant sur des Gastéropodes tant terrestres que d'eau douce ou marins, montre la nécessité de tenir compte de la morphologie des parties charnues ; un autre exemple est pris chez les Insectes. Défendant l'idée qu'il y a un ordre établi dans la Nature, l'auteur dit qu'il faut décrire l'ensemble des caractères et leurs rapports tant de similitude que d'invariance (il défend la "méthode" naturelle). A quarante ans de distance, il fraie déjà le chemin à Bruguière et Lamarck. - Il reviendra à plusieurs reprises dans des mémoires ultérieurs sur l'importance de l'anatomie comparée pour l'identification des Invertébrés fossiles.

2)-Le grand mémoire de 1759 "Sur les accidents des Coquilles fossiles, comparés à ceux qui arrivent aux Coquilles qu'on trouve maintenant dans la Mer" (98 pages, 9 planches), paru en 1765 seulement (conséquence de la Guerre de Sept ans) devrait intéresser encore aujourd'hui les paléontologistes et paléoécologistes. Bourré de fines observations, comme toujours chez lui réellement fiables, ce mémoire est en même temps un manifeste de l'Actualisme avant la lettre, tant physique qu'appliqué à la paléozoologie. Il met un point final à la controverse séculaire sur l'origine des fossiles (Elie Bertrand avait encore, en 1752, soutenu que les fossiles, les "pierres figurées", étaient dès l'origine de nature minérale).

Il faudrait encore mentionner le mémoire de 1755 sur les Encrinites et les Pierres étoilées ; celui de 1757 sur les Ardoisières d'Angers où les faits sont décrits avec une remarquable précision (y compris les empreintes de "Crustacés") ; les divers mémoires sur la "minéralogie" et les fossiles des environs de Paris (notamment 1756) ; plusieurs mémoires où l'auteur étudie ces objets fossiles ingrats que sont les (actuels) Spongiaires, ainsi que les "Madrépores", "Polypites" et autres Coraux, etc.

Guettard a par ailleurs écrit des textes de grand intérêt touchant à la Géodynamique externe : il s'est intéressé aux rivières souterraines. Mais surtout, les processus d'érosion, considérés sous un jour résolument actualiste, et leur corollaire : les dépôts fluviaux, lui doivent de très belles pages. Il perçoit fort bien le pouvoir illimité de ces agents, mais ne se permet pas une quelconque extrapolation rétrograde. Peut-être bloqué par son respect profond des Saintes Ecritures (ce qu'il ne dit nulle part), il ne veut pas envisager de déduire une histoire de la Terre de son vaste capital d'observations.

Publiés de façon quasi-officielle, bénéficiant d'une vaste diffusion en France et hors de France, les travaux de Guettard n'ont pas pu ne pas exercer une grande influence sur le développement de la géologie naissante d'avant 1800. Cette influence est difficile à déterminer. Alors qu'il n'oublie jamais de citer ses sources et de faire référence à tous ses prédécesseurs, avec scrupule et exactitude, la génération suivante a fait preuve de plus d'ingratitude, et apparemment n'aime pas avouer qu'elle doit souvent beaucoup au passé (ce comportement est-il inhérent aux phases de révolution scientifique ?). Pourtant l'apport de Guettard à lui tout seul est énorme sur le plan des données : il suffit de lire coup sur coup l'un de ses mémoires, et cette sorte de somme des connaissances sur la Terre que Buffon avait compilée en 1744 dans sa Théorie de la Terre, publiée en 1749 (il est vrai, complétée par des additions ultérieures, toujours de seconde main).

Cet apport a sans doute été également sous-estimé sur le plan des méthodes. N'annonce-t-il pas directement Cuvier lorsqu'en 1774, dans un mémoire "Sur les os fossiles", il forme des voeux pour une "description détaillée du squelette des quadrupèdes (...)• C'est là un vaste champ où l'anatomie comparée n'est encore que très-peu entrée. J'entrevois qu'il y auroit les découvertes les plus curieuses à y faire, & ces découvertes ne pourroient qu'infiniment éclairer le naturaliste dans les comparaisons qu'il est souvent obligé de faire des os fossiles avec les os des animaux qu'il peut se procurer. Mais ces comparaisons seront toujours très-incomplettes jusqu'à ce que l'anatomie vienne à son secours".

Ce petit exposé est très incomplet. Puisse-t-il donner envie à ses lecteurs de se plonger dans ce monument que constitue l'immense oeuvre publiée de Guettard : l'un des véritables fondateurs de se qu'on nommera un peu plus tard la "Géologie positive" (par opposition aux spéculations théoriques). A défaut d'être séduit par l'élégance du style, par d'aimables raccourcis, d'ingénieux concepts, on est assuré d'y recevoir des leçons d'absolue probité intellectuelle et d'entier respect des faits ; - et (qui sait ?) d'y apprendre des choses nouvelles. Tant il est vrai que les observations bien faites ne se dévaluent jamais.


Pièce figurant dans les Notes et manuscrits de Jean-Etienne GUETTARD, naturaliste (1715-1786)

(Bibliothèque du Muséum d'Histoire Naturelle, ms 227)
transcrite par F. ELLENBERGER, 1977.


Acte de confiance en Dieu.

Dieu de miséricorde c'est en vous seul que je mets toute ma confiance, pourrois-je en avoir en moy qui ne suis qu'un ver(s) (?) de terre, un insecte rempant, un bois pourry et inanimé qui ne peut rien qu'en vous et par vous. Helas Mon Dieu ranimez moy donc, Je vous demande cette grace ineffable du plus profond de mon coeur, de toute la puissance de mon ame et avec la reunion de toutes mes forces. Je crie vers vous mon Dieu, ayez pitié de moy fils de David, ayez pitié de moy, faites que je voye. Eclairez toutes les puissances de mon ame. Enflamez moy du feu de votre saint amour, faites moy vivre de vous, et pour vous. Vous seul pouvez opérer ce changement. Le bien que nous faisons, c'est vous qui nous le faites faire, en operant en nous par votre grace toute puissante le vouloir et le faire. Votre gloire Mon Dieu demande que je vous serve avec fidélité, avec confiance et sans vaciller dans vos voyes. J'espère donc Mon Dieu que pour votre gloire vous jetterez un oeil de Miséricorde sur moy, que vous daignerez vous souvenir que je suis votre Enfant, et un Enfant faible, qui a toujours besoin d'etre conduit, qui ne peut que s'égarer, si vous l'abbandonnés a luy même. Vous voulez mon salut Mon divin sauveur, cette droite si consolante pour moy me fait espérer que vous abbaterez cette fierté de caractère qui ne veut rien souffrir, cette vivacité qui me porte toujours au delà des bornes de la moderation, cette volubilité dans les discours qui distrait mon attention, qui peuvent anéantir la prudence que vous voulez qu'on ait dans les paroles. Vous contienderez mon Dieu mes yeux et les détournerez affin quils ne voyent point la vanité, vous oterez de mon coeur les mouvements sensibles pour les plaisirs et la volupté, vous ferez Enfin Mon Dieu rentrer toutes les puissances de mon ame dans les bornes Etroites que la pureté de votre sainte religion Exigent. Je vous demande avec toute l'humilité dont je suis pour le present capable, ces graces sans les quelles je ne puis me sauver. Je vous les demande avec confiance, parce que vous avez dit dans vos saintes Ecritures que lorsque le pécheur Eleveroit sa voix vers vous et qu'il vous demanderoit miséricorde, vous seriez attentif à sa voix et que vous lui feriez toujours miséricorde. Ouy Mon Dieu j'espère d'obtenir cette miséricorde puisque je vous la demande dans toute la sincérité de mon ame et que mon espérance n'est appuiée que sur vos promesses, ayez donc pitié de moy Mon Dieu et sauvez moy

ainsi soit-il

N.B. Le graphisme a été respecté, mais à l'époque, la distinction entre minuscule et majuscule dans l'écriture cursive n'était pas toujours nette : d'où les E et M majuscules intempestifs.