Avertissement : Nous reproduisons ici la notice sur Chancourtois établie par Fuchs, qui fut son meilleur disciple. Bien que Fuchs fut un excellent géologue de terrain, il fut, ainsi que l'a remarquablement exprimé A. de Lapparent, aveuglé par les théories - pourtant démontrées fausses bien avant 1886 - de son maître. La biographie de Chancourtois présentée ci-dessous n'est donc pas cohérente par rapport aux connaissances actuelles de la science géologique, qui n'a pas validé la théorie du réseau pentagonal. Nous avons néanmoins jugé bon de publier cette notice sur ce web, comme toutes celles des ingénieurs du corps des mines disparus.

NOTICE NÉCROLOGIQUE
sur
M. A.-E. BÉGUYER DE CHANCOURTOIS,
INSPECTEUR GÉNÉRAL DES MINES.

Par M. EDMOND FUCHS, ingénieur en chef des mines.

Publié dans Annales des Mines, 8e série vol. 11, 1887.

Des pertes aussi douloureuses qu'inattendues sont venues éelaircir, depuis quelques années, les rangs élevés du Corps des mines. Après MM. Guillebot de Nerville et Tournaire, tous deux vice-présidents du Conseil général des mines, brusquement enlevés dans la plénitude de leur force et de leur activité, la mort vient de frapper celui qui avait été l'héritier scientifique et le continuateur de l'oeuvre d'Élie de Beaumont, A.-E. Béguyer de Chancourtois, inspecteur général des mines, professeur de géologie à l'École supérieure des mines, ancien sous-directeur et récemment président de la Commission de la Carte géologique détaillée de la France, commandeur de la Légion d'honneur.

Esprit d'élite, coeur noble, caractère généreux et bienveillant, nature chevaleresque, travailleur infatigable, M. de Chancourtois laisse après lui une oeuvre considérable qui, grâce à la portée générale et aux tendances élevées qui la caractérisent, aura une durée sérieuse et exercera une influence profonde.

Né à Paris, le 20 janvier 1820, M. de Chancourtois entra, dès l'âge de dix-huit ans, à l'École polytechnique, où de brillantes études lui permirent de choisir la carrière des mines et de devenir l'élève de cette pléiade d'ingénieurs illustres : Dufrénoy, Elie de Beaumont et Le Play. qui se partageaient alors l'enseignement de l'École des mines et dont les deux derniers surtout devaient exercer une si profonde influence sur la carrière extérieure comme sur la vie intellectuelle de leur jeune auditeur.

Ses études achevées, il choisit, comme but de la mission qui clôt pour les élèves l'enseignement de l'Ecole des mines, la Hongrie, Banat et la Turquie. Deux notes, insérées dans les Annales des mines, sur la Fabrication du cuivre à Szaska et sur l'Extraction de l'argent par voie d'amalgamation à Cziklowa, montrent tout le sérieux avec lequel fut accomplie la première partie de cette mission. Quant à la seconde, elle prit une envergure inattendue, M. de Chancourtois s'étant résolument lancé dans des voies nouvelles et lui ayant donné pour objectif l'exploration de l'extrémité orientale de l'Asie Mineure.

L'étude des richesses naturelles et des faits géologiques si intéressants de ces contrées, à peu près vierges à cette époque de toute investigation scientifique, le retint près d'une année dans les montagnes de l'Arménie et du Turkestan et eut une influence décisive sur son avenir, en faisant des études géologiques l'objectif principal de ses méditations et de ses travaux.

La sûreté de son coup d'oeil, la finesse de ses faculté d'observation et l'ampleur de ses vues d'ensemble se révélèrent dans les deux mémoires qu'il présenta, à son retour, à l'Académie des sciences, et dont le premier avait pour objet : La nature des eaux du lac de Van et du natron qu'on en retire, et le second : L'exploration logique d'une partie très peu connue de la Turquie d'Asie.

Cette série de publications, d'une valeur scientifique réelle, devait naturellement attirer, sur le jeune ingénieur, l'attention de ses chefs et celle de l'Administration supérieure. Aussi, après un court séjour de trois ans (1845-1848) en province, où il se vit successivement chargé des sous-arrondissements minéralogiques de Mézières, d'Orléans et de Nantes, fût-il rappelé à Paris, dès 1848, pour faire partie, comme professeur de topographie souterraine, du corps enseignant de l'Ecole des mines et y organiser, avec M. Le Play, la collection des Gites minéraux, et celle de la Statistique minérale de la France.

Peu de temps après, en 1852, il fit ses débuts dans la carrière de l'enseignement de la géologie, sous les auspices d'Elie de Beaumont dont il était l'admirateur passionné et le disciple dévoué. Il eut le rare bonheur de les faire, à l'âge de trente-deux ans à peine, dans ce cours de géologie qu'il devait professer pendant plus de trente années, avec une autorité toujours croissante, d'abord comme suppléant, puis comme professeur adjoint (1856), enfin comme successeur du maître de la géologie française (1875).

Sa première publication, faite à l'occasion de l'introduction des études scientifiques dans les lycées, en 1854, révèle déjà les qualités de clarté et de méthode qui caractérisent toute son oeuvre. Elle est intitulée modestement : Notions préliminaires de géologie extraites du cours de Monsieur Beudant, et se fait remarquer surtout par l'aperçu de lithologie qu'elle renferme, aperçu qui contient en germe toute une classification systématique des roches et dont la précision est telle qu'elle pourrait fournir, aujourd'hui encore, un excellent avant-propos aux études géologiques.

Choisi, la même année, comme collaborateur par M. Le Play pour l'organisation de l'Exposition universelle de 1855, M. de Chancourtois trouva, dans les importantes fonctions qui lui étaient confiées, une heureuse occasion de faire valoir l'étendue et la variété de ses connaissances, sa puissance de travail exceptionnelle et les rares facultés de son esprit généralisateur et systématique.

Le prince Napoléon, qui présidait cette première grande manifestation de notre puissance industrielle, frappé de l'ensemble des qualités déployées par le jeune Commissaire général adjoint eut la pensée de les utiliser dans une sphère d'activité plus vaste encore, en nommant M. de Chancourtois au poste élevé de Secrétaire des Commandements et de Chef du Cabinet du ministère de l'Algérie et des Colonies, dont l'empereur Napoléon III venait de lui confier l'organisation et la direction.

On sait combien cette création fut éphémère, malgré la pensée généreuse et féconde qui l'avait fait naître ; mais elle eut, pour M. de Chancourtois, un corollaire aussi heureux qu'imprévu : nous voulons parler de ce voyage d'exploration de la Reine Hortense dans les régions polaires de la Norvège, de l'Islande et du Groenland, auquel il prit part comme ami du prince et comme géologue de l'expédition.

De précieuses collections géologiques, conservées au musée de l'École des mines, et un remarquable travail sur la constitution du sol de l'Islande et sur les grandes lignes de fracture qui sillonnent cette contrée si éminemment volcanique furent les résultats de cette rapide exploration (juin-octobre 1856), qui valut à M. de Chancourtois la promotion au grade d'officier de la Légion d'honneur.

Dès son retour, il reprit avec une nouvelle ardeur les études géologiques qu'il avait entreprises sur le sol de la France.

La Carte géologique de la Haute-Marne, exécutée en commun avec Élie de Beaumont et publiée en 1860, est l'oeuvre capitale de cette première partie, si brillamment remplie, de la carrière de M. de Chancourtois. Elle marque un progrès sensible sur les cartes départementales publiées jusqu'alors, par l'introduction d'une coordination systématique des faits d'alignement accusés par les fractures du sol et des phénomènes éruptifs qui en sont la conséquence.

Cette coordination avait pour point de départ le Réseau pentagonal, conception aussi originale que féconde, qui est basée sur l'étude géométrique des conditions de symétrie de tout mode de division de la sphère et par laquelle Elie de Beaumont venait de systématiser les lignes caractéristiques du relief et de la géologie du globe.

Cette brillante synthèse avait, dès l'abord, séduit l'esprit généralisateur de M. de Chancourtois, qui en est devenu le champion ardent et convaincu. C'est sa propagande persévérante et enthousiaste qui a maintenu le Réseau pentagonal dans l'arène des discussions géologiques; ce sont les nombreuses applications qu'il en a données qui l'ont, en quelque sorte, popularisé parmi les géologues de tous les pays. M. de Chancourtois a su, en effet, dans une série de publications successives, assouplir l'adaptation du réseau aux phénomènes les plus importants de la géologie qui, à leur tour, recevaient, de cette application même, une interprétation plus large et plus rationnelle.

C'est ainsi qu'il a mis en évidence la possibilité de grouper, dans une série restreinte d'alignements, eux-mêmes rattachés au Réseau pentagonal, les fractures qui avaient donné naissance aux gîtes de fer de l'Est de la France (1863).

Peu de temps après, il montrait, de même, que les gîtes des substances hydrocarburées, auxquels se relient plus ou moins intimement ceux de soufre et de sel, étaient, eux aussi, échelonnés sur un nombre très restreint de grands cercles. Le plus important de ces cercles forme l'axe de la zone pétrolifère pensylvanienne, épouse la grande fracture cosmique du Saint-Laurent, relève les puissants gites de sel de Magdebourg et va rejoindre à Bakou, dans la patrie des adorateurs du feu, la fameuse presqu'île d'Apchéron qui forme la terminaison orientale du Caucase, centre européen des grandes émissions pétrolifères.

Les facultés de généralisation, unies à une analyse minutieuse et savante, dont ces ouvrages font preuve, trouvèrent bientôt leur application dans un champ étendu par l'institution du Service de la carte géologique détaillée de la France au 80.000°, dont M. de Chancourtois fut nommé le Sous-Directeur. Plein de confiance dans la hauteur des vues de son disciple et ami, comme dans la sûreté de son jugement, Élie de Beaumont, qui était placé à la tête de cette importante création, lui en laissa complètement l'organisation et s'en remit à lui pour l'élaboration du programme des études sur le terrain et du mode de représentation des résultats obtenus.

Le système auquel s'arrêta M. de Chancourtois est inspiré principalement par l'idée de passer, à l'aide d'une série de transitions graduées, comportant une abstraction croissante, des faits matériels de la géologie aux spéculations de la science ; il restera comme le modèle des programmes de cette nature.

Les faits matériels, c'est-à-dire la succession des terrains et des roches étaient représentés par une série rationnelle de perspectives photographiques, qu'une construction géométrique transformait en coupes verticales ; et celles-ci, à leur tour, servaient de base à 1 échelle géologique des terrains. D'autre part, les cartes, les coupes et les sections longitudinales, auxquelles cette échelle était appliquée, évitaient le caractère d'abstraction, qu'on a trop souvent reproché aux documents de cette nature, par l'application de tout un système de notations donnant, pour chaque terrain comme pour chaque roche, les variations de composition chimique, de texture physique et d'allure topographique que ces groupes présentent dans les diverses localités où ils affleurent à la surface du sol.

Enfin l'emplacement des lieux d'extraction des matières utiles, elles-mêmes définies par un Système complet de signes conventionnels, était reporté sur les cartes avec un soin minutieux, tandis qu'une Notice explicative et des Légendes détaillées, annexées à chaque carte comme à chaque section, faisaient de chacun de ces documents un tout autonome indépendant et complet.

L'apparente complication de ce système fait place à une simplicité parfaite pour tout lecteur sérieux, car les notations choisies se groupent en un petit nombre de séries ayant chacune un signe général commun et ne différant entre elles que par des additions de détail, elles-mêmes systématisées suivant un plan fort simple dont la clé est toujours facile à manier.

Ce système, dont quelques-uns des traits principaux se retrouvent aujourd'hui encore dans le fonctionnement du service de la carte géologique, fut appliqué, dans son intégrité, à toutes les cartes, sections, coupes et perspectives photographiques qui furent exécutées sous l'inspiration directe de M. de Chancourtois, c'est-à-dire jusqu'au moment où la mort d'Elie de Beaumont, donnant la première place à des préoccupations d'un autre ordre, fît passer, en 1875, la gestion du service de la carte géologique en d'autres mains et imprimer à sa direction un esprit différent de celui qui l'avait animé jusqu'alors.

Séparé brusquement d'une oeuvre qui avait été le but principal de sa vie, M. de Chancourtois se consacra d'une façon plus spéciale aux études abstraites vers lesquelles le portaient son esprit avide de généralisation et de systématisation ainsi que son amour des théories spéculatives.

Depuis longtemps déjà, il avait donné la mesure de ses tendances et de ses aptitudes dans cette voie par une série de travaux de premier ordre parmi lesquels nous devons citer, tout d'abord, la Vis tellurique.

La Vis tellurique est un mode de classement et d'étude de la constitution des corps au moyen d'une représentation graphique très originale, basée sur leur composition chimique. C'est en cherchant à édifier un système complet de lithologie synthétique que M. de Chancourtois fut conduit à préciser les notions relatives à la composition des roches et de leurs émanations et qu'il eut l'idée de résumer dans un tableau les rapports multiples des éléments au point de vue de leur rôle lithologique, en suivant, pour leur classification, l'ordre pur et simple de leur distribution dans l'écorce du globe.

Guidé par le sentiment de la continuité, M. de Chancourtois a été conduit « à rouler la feuille sur laquelle les résultats étaient consignés pour rapprocher les extrêmes qui offraient beaucoup d'analogie, puis à préciser les places des corps par des nombres proportionnels. »

Le tracé hélicoïdal lui apparut alors immédiatement « comme un moyen de réunir, dans une série fondamentale, tous les éléments épars sur le tableau et de manifester ensuite les rapports de propriétés de tous genres».

Ce tracé offre, en effet, tous les avantages de la continuité et, de plus, il multiplie à l'infini le nombre des entrées (alors que celles-ci sont réduites à deux sur un plan), ce qui permet d'observer les coïncidences les plus variées et les plus inattendues.

Les symboles des corps simples sont, à cet effet, groupés sur une hélice, inclinée à 45°, et tracée sur un cylindre droit. Ils sont représentés par des points placés à des distances proportionnelles à leurs poids atomiques et comptées à partir d'une origine fixe. La circonférence de base du cylindre sur lequel l'hélice est tracée n'est pas déterminée a priori. M. de Chancourtois lui donna une longueur égale à 16, c'est-à-dire au poids atomique de l'oxygène; il la partagea en 10 parties, et aux points de division éleva des génératrices dont la longueur fut graduée en parties de même valeur.

Le tableau étant achevé et les corps simples disposés le long de l'hélice principale, on aperçoit immédiatement plusieurs familles naturelles s'alignant, les unes sur la même génératrice, les autres sur des hélices diversement inclinées. On sait, en effet, que l'on peut tracer sur un cylindre une infinité d'hélices passant par deux points quelconques de la surface, à la condition toutefois que le pas de ces hélices, et par conséquent le nombre de spires de la portion de la courbe comprise entre ces deux points, soit indéterminé. Mais le problème se resserre beaucoup si, au lieu de laisser le nombre des spires arbitraire, on prend l'hélice à pas maximum, celle qui joint les deux points par un arc inférieur ou au plus égal à une spire et qui constitue, par suite, pour le cylindre, la géodésique équivalente de la droite sur le plan.

Or les familles qui se groupent ainsi, soit sur des génératrices, soit sur des hélices à pas maximum, comprennent des corps simples possédant sensiblement les mêmes propriétés physiques ou chimiques, les mêmes affinités, les mêmes caractéristiques industrielles. Ces hélices ramassent aussi des corps composés, pouvant jouer le rôle de radicaux, ou encore des isomères de certains corps simples ou composés, et cette correspondance est due, dans la pensée de l'auteur, à une condensation proportionnelle de la même matière.

M. de Chancourtois a signalé ainsi plusieurs familles importantes, groupées chacune sur une des génératrices du cylindre, comme celles de l'oxygène, du chlore, du Magnésium, des métaux alcalins, et quelques autres, disposées sur des hélices spéciales, telles que les groupes qui embrassent les corps aciérants, ceux qui rendent les métaux cassants ou aigres; enfin les associations naturelles que l'on retrouve dans les produits d'émanation des volcans et dans les matières filoniennes. Il a mêrne fait une intéressante application de ces notions aux composés du carbone et en a tiré, d'autre part, une théorie très originale Sur la Production naturelle et artificielle du diamant, dont la formation, dans cet ordre d'idées, s'effectuerait à basse température et par voie humide,

Depuis la publication de cette puissante et originale conception, c'est-à-dire depuis 1863. les idées émises par M. de Chancourtois ont été reprises par différents chimistes qui ont, en général, passé sous silence les travaux de leur devancier. C'est ainsi que Lothar Meyer. Mendeleef, etc., ont établi une classification générale des corps simples d'après leurs poids atomiques; mais ils l'ont fait d'une façon beaucoup moins heureuse et sous la forme rudimentaire d'un tableau à double entrée.

La Vis tellurique de M. de Chancourtois, qui demanderait une revision pour être en harmonie avec les nouvelles déterminations des poids atomiques et les nouvelles découvertes, n'en reste pas moins l'instrument le plus fécond de ces sortes de recherches. Elle fait clairement ressortir les relations numériques qui unissent les corps simples entre eux et met ainsi en lumière ce principe de philosophie naturelle déjà proclamé par Pythagore : Les propriétés des corps sont les formes sensibles des propriétés des nombres.

M. de Chancourtois, préoccupé de cette idée si profonde, a eu soin de marquer, sur son hélice, dans quelles limites peuvent osciller les valeurs réelles des poids atomique, si difficiles, comme on sait, à fixer d'une manière absolue. Il a même émis l'opinion qu'un classement bien étudié pourrait servir à préciser les positions de ceux de ces poids dont la détermination est particulièrement délicate, ce qui revient à fixer les poids atomiques des corps d'après les analogies de propriétés qui les feraient placer sur des hélices définitivement connues. L'intersection de deux au moins de ces hélices fournirait un point dont l'ordonnée serait représentative du poids atomique cherché. Il a, en outre, fait observer une sorte de dualité dans l'ordonnance générale des éléments, qui se suivent par paires, et une loi de récurrence très nettement visible sur les spires successives.

Une autre conséquence féconde de la formule de Pythagore énoncée plus haut est celle de la relation entre, les nombres premiers et les poids atomiques. Les corps simples, c'est-à-dire les seuls éléments fondamentaux non dissociables pratiquement, seraient ceux dont les caractères numériques correspondent aux nombres premiers, lesquels formeraient ainsi le symbole de la base encore si obscure de l'édifice des corps, comme ils constituent l'ossature de la série des nombres. Ce qui semble appuyer cette hypothèse de la concordance parfaite entre les corps, éléments de la variété matérielle, et les nombres, éléments de la variété abstraite, c'est le rôle prépondérant que jouent, dans la vis tellurique. le nombre 4 et ses multiples, si importants, comme l'on sait, dans la théorie des nombres premiers.

On voit, par ces considérations, à quelle hauteur d'abstraction M. de Chancourtois s'est élevé, et combien est importante la portée philosophique de ses travaux sur 1 classification des corps simples. Il nous a paru d'autant plus nécessaire de faire ressortir cette partie de son oeuvre que, née tout entière de l'observation des faits géologiques, elle en tire une valeur toute spéciale pour les géologues qui peuvent être fiers de revendiquer une découverte dont le monopole est généralement attribué aux seuls chimistes.

Les mêmes principes qui conduisirent, en chimie M. de Chancourtois à la découverte de sa Vis tellurique l'amenèrent, en physique, à des vues originales et tout à fait nouvelles sur le Rôle et l'emploi des Imaginaires. Il écarte, au préalable, la représentation habituelle des Imaginaires sur un même plan que les quantités réelles. Il dispose, au contraire, ces deux ordres de quantités dans l'espace, suivant deux directions à angle droit, c'est-à-dire suivant un plan et sa normale, et il entreprend de justifier ce mode nouveau de représentation par des exemples tirés de la géométrie et de la mécanique. En physique, la distinction tranchée entre les phénomènes dus à la Pesanteur ou à la Force gravifique et ceux de la Chaleur, de la Lumière et de l'Électricité lui fait supposer et même essayer de démontrer que les mouvements dont ces deux ordres des phénomènes dépendent - et qui peuvent se transformer, comme l'on sait, les uns dans les autres - doivent être représentés, dans les calculs, les premiers par des quantités réelles et les seconds par des quantités imaginaires. On ne peut que regretter que M. de Chancourtois n'ait pas donné une suite à ces idées, en les appuyant sur quelques démonstrations particulières tirées des faits, sa démonstration générale paraissant trop inductive pour entraîner pleinement la conviction dans l'esprit du lecteur.

La dernière partie de la carrière scientifique de M. de Chancourtois, à côté de son cours à l'École des mines, fut presque entièrement consacrée à ses grands Travaux d'unification des sciences géographiques et géologiques. Lors de la création et pendant les premières années d'existence du service de la carte géologique détaillée de la France, M. de Chancourtois s'était déjà vu aux prises avec les difficultés qui résultent, pour la Géologie, de l'insuffisance des cartes topographiques. Même notre belle carte de l'État-Major au 80.000e malgré les vues d'ensemble qui ont présidé à sa confection, est loin de réaliser encore toutes les conditions désirables, tant au point de vue de l'échelle qu'à celui de la représentation orographique. Plus tard, lorsque M. de Chancourtois, ayant été relevé de ses fonctions de Sous-Directeur du service de la carte géologique, put reprendre ses travaux sur les alignements géologiques et les accidents du relief, il fut encore plus frappé de la nécessité d'arriver, pour la Cartographie terrestre, à un système complet et bien ordonné, et il dirigea tous ses efforts vers ce but.

Les réponses aux différentes questions soulevées en vue de la réalisation d'un tel programme se trouvent dans de nombreuses notes, dans divers mémoires insérés aux Comptes rendus de l'Académie des sciences et finalement dans un ouvrage qui résume tout le système et qui fut publié, en 1884, à l'occasion du congrès de Washington, chargé de résoudre la question du Méridien international et de l'heure universelle. En outre, M. de Chancourtois, dans plusieurs conférences faites, soit à la Société de géographie, soit au Congrès des sciences géographiques en 1875, soit au Congrès de géologie, soit enfin dans des Conférences internationales instituées à l'Exposition de 1878, ne négligea aucun effort pour répandre ses idées et créer un mouvement d'opinion en leur faveur.

Le problème, dans toute sa généralité, comporte les deux parties suivantes :

1° Rechercher et établir le meilleur mode de représentation graphique de la surface terrestre ;

2° Fixer un système rationnel, uniforme et international de graduation pour l'espace comme pour le temps

Les modes de représentation de la surface terrestre sont très nombreux. Comme il est impossible de reporter les figures de la sphère sur un plan sans les déformer on essaie de conserver, dans les transformations qu'on est obligé de leur faire subir, au moins une des propriétés géométriques de ces figures, en sacrifiant plus ou moins complètement les autres.

En général, on cherche à sauvegarder la proportionnalité des surfaces, ce qui permet grosso modo l'application d'une même échelle linéaire pour les cartes de faible étendue. Mais pour les grands pays, quel que soit le mode de compensation adopté, les déformations deviennent telles que les lignes acquièrent des sinuosités rendant impossible toute étude d'alignement un peu précise.

M. de Chancourtois estime préférable d'écarter toutes ces méthodes de compensation approchée et de revenir aux seules méthodes sincères de projection, la projection stéréographique et surtout la projection gnomonique. Cette dernière, déjà employée par Thales, le père de la Géographie, jouit, en effet, d'une propriété capitale. Tout grand cercle de la sphère, qui est en même temps le plus court chemin entre deux points de cette surface, y est représenté par une droite. C'est là un avantage tout à fait primordial pour la Géologie, car il permet de suivre exactement, avec la seule aide d'une règle, les alignements terrestres - fractures, failles, chaînes de montagnes, etc..., - dont les éléments sont disposés suivant des arcs de grands cercles.

Pour la Nautique, les cartes gnomoniques sont aussi préférables, puisqu'elles permettent de remplacer la loxodromie par l'arc de grand cercle, c'est-à-dire de suivre l'itinéraire du plus court chemin, tout en conservant sur la carte la simplicité du tracé rectiligne de la route. Enfin, en Météorologie, on peut distinguer à première vue, sur une telle carte, un mouvement giratoire d'un mouvement de translation.

Mais les cartes gnomoniques ont une portée limitée puisque, pour représenter gnomoniquement un hémisphère complet, il faudrait la surface indéfinie dans tous les sens, du plan tangent sur lequel la projection est faite. Aussi, M. de Chancourtois a-t-il été conduit à se servir de Polyèdres circonscrits au Globe, sur chaque face desquels on dessine la projection gnomonique correspondante. En prenant ainsi successivement : un octaèdre régulier circonscrit, un cube et un dodécaèdre rhomboidal, dont les faces sont choisies de telle sorte que les projections correspondantes se complètent les unes les autres (ce que l'on obtient en donnant à ces trois corps la disposition relative qu'ils présentent en cristallographie), on peut former trois séries de cartes constituant un appareil géographique aussi exact que facile à manier pour les études d'ensemble.

Pour le détail, M. de Chancourtois eut l'idée de circonscrire au globe des polyèdres à faces beaucoup plus nombreuses. Chaque face est le plan tangent à un trapèze sphérique qui est limité par deux méridiens et deux parallèles et sur lequel on construit la projection gnomonique de son centre. On obtient ainsi des cartes gnomoniques dont les déformations extrêmes n'atteignent pas celles des cartes ordinaires.

En même temps qu'il se livrait à ses études sur la Cartographie, M. de Chancourtois poursuivait l'extension d'un système uniforme de graduation. Ce système, dont les bases ont été magistralement posées, est précisément notre système métrique décimal, appliqué dans toute sa généralité et tel qu'il avait été conçu par ses fondateurs. Comme ces derniers, M. de Chancourtois a voulu l'appliquer dans ses conséquences extrêmes et il a préconisé la division décimale de la circonférence, adoptée dès l'origine par l'état-major et proposée depuis lors à tous les congrès de Géodésie et de Topographie, qui se sont toujours prononcés en sa faveur, parce qu'elle évite les erreurs que peut entraîner le maniement des parties aliquotes sexagésimales.

En géologie, la division décimale du cercle de la boussole de 0 à 100 grades a l'avantage d'identifier, aux centaines près, la graduation sur les quatre quadrants, de telle sorte que les deux derniers chiffres de la lecture représentent toujours la même direction angulaire, le chiffre des centaines qui le précède donnant l'indication du quadrant dans lequel cette direction doit être reportée.

M. de Chancourtois était si persuadé des avantages nombreux qu'offre le système décimal complet aussi bien pour l'astronomie, la géodésie, la nautique et l'hydrographie que pour la géologie, qu'il a été amené à traiter, dans toute son ampleur, la question du Méridien international de 0g ou Maître Méridien. Une discussion de la plus haute valeur l'a conduit à reprendre le méridien, dit de Saint-Michel, qui se rapproche sensiblement de l'ancien méridien de Ptolémée et qui jouit de l'avantage d'être exclusivement marin, c'est-à-dire vraiment international.

Comme complément de l'adoption de ce Maître-Méridien, M. de Chancourtois a formulé les conventions suivantes qui la complètent dans la pratique :

Les longitudes seront comptées de 0g à 400g ;

La correction du quantième se fera sur le méridien 0g

L'heure universelle sera celle du méridien Og ;

La division décimale du temps sera instituée pour les usages astronomiques.

On sait que ces importantes réformes ont été adoptées, au moins en principe, par la Conférence de Rome et par le Congrès international de Washington. M. de Chancourtois a eu ainsi la satisfaction de voir triompher des idées qui lui étaient chères et d'entrevoir au moins dans l'avenir l'heureuse issue finale de la longue campagne qu'il avait poursuivie, pendant plus de douze années, avec une persévérance et un dévouement inaltérables.

La plupart des idées de M. de Chancourtois sur l'Unification des travaux géologiques sont devenues familières aux ingénieurs et aux géologues. Aussi ne nous y arrêterons-nous pas longtemps. On se rappelle encore les vues nettes et précises qu'il exposait au Congrès international de géologie, en 1878, sur le Coloriage méthodique des cartes, les Signes et les figurés conventionnels, la Chronologie géognostigue, les Inconvénients que présente l'exagération des hauteurs dans l'établissement des coupes et la Nomenclature géologique.

Patient observateur de la nature, M. de Chancourtois ne considérait pas la géologie comme une science d'expérimentation, quoiqu'il fût loin de méconnaître l'intérêt qui s'attache à ces sortes de recherches. Nous tenons cependant à rappeler une expérience très ingénieuse qui a montré ce dont il aurait été capable dans cet ordre d'idées. A l'aide de petits ballons en caoutchouc, gonflés d'air et recouverts d'une couche de cire fondue, il a réussi à reproduire fidèlement les principaux phénomènes de la théorie des soulèvements. Pour réaliser la faible contraction du noyau central à laquelle la théorie du refroidissement du globe attribue les soulèvements, M. de Chancourtois a simplement dégonflé très légèrement le ballon, à l'instant précis où la cire se solidifie. Celle-ci se couvre alors de rides et forme de petits bourrelets accompagnés de rebroussements et même de chevauchements tout à fait comparables aux accidents naturels des montagnes, si bien que l'on a finalement sous les yeux, lorsque le ballon a repris son équilibre, une frappante image du mécanisme qui a produit le relief actuel du globe.

Mais ce n'était pas seulement au point de vue purement théorique que M. de Chancourtois poursuivait la solution de l'un des plus grands problèmes de la géologie ; il était persuadé, plus que personne, de l'importance pratique de cette solution, et c'est ce qui lui a fait entreprendre l'étude des mouvements de l'écorce terrestre au point de vue de leurs rapports avec les dégagements gazeux. A la suite de sa nomination au grade d'Inspecteur général des mines, survenue en 1879, il avait été chargé, en 1880, de l'inspection de la Division minéralogique du Nord-Ouest, et il n'avait pas tardé à être frappé de la nécessité de trouver un moyen de prévoir, sinon de prévenir, les accidents de grisou si fréquents depuis quelques années dans nos houillères du Nord et du Pas-de-Calais.

Il entreprit cette tâche avec une ardeur toute juvénile, ardeur qu'il puisait, non seulement dans son amour pour la science, mais encore dans cette bienveillance extrême qui était le fond de son caractère et dont ses élèves ont vécu des marques si nombreuses. C'est, en effet, surtout en vue d'améliorer le sort de l'ouvrier mineur, avec lequel ses nouvelles fonctions le mettaient directement en contact - puisqu'il était fidèle à l'ancienne tradition de la visite personnelle de l'Inspecteur général au fond des travaux de mine - qu'il se mit à l'étude des conditions d'exploitation et d'aérage des mines grisouteuses, pour lesquelles il a fait rendre obligatoire l'installation de deux puits, réforme devenue indispensable.

Sans nier l'importance de l'influence barométrique sur les dégagements de grisou, il ne croyait pas cette influence prépondérante, conclusion qui a été pleinement confirmée par les dernières expériences de la Commission prussienne du grisou. Il estimait, au contraire, que ces phénomènes étaient surtout une conséquence des mouvements de tout genre qui ébranlent l'écorce terrestre et qui déterminent des tensions et des compressions locales, en déformant les parties qui comprennent les couches de houille et les amas de gaz. L'étude suivie des mouvements sismiques, comparée aux observations faites dans nos grandes mines sur les dégagements de grisou, doit donc révéler une relation de cause à effet qui permettra peut-être d'arriver à l'établissement d'une théorie générale.

Ces considérations conduisirent M. de Chancourtois à proclamer toute l'importance qu'aurait, pour notre pays, la création d'observatoires sismologiques dans les grands centres de population et surtout dans les bassins houillers. Pour réaliser cette création dans les conditions les plus fructueuses, il demanda et obtint, en 1883, une mission officielle en Italie, dans le but d'étudier les méthodes d'observation mises en pratique chez nos voisins qui ont poussé très loin ce genre d'études et qui possèdent déjà une cinquantaine de stations d'observation.

Au retour de ce voyage, qu'il fit avec MM. Lallemand et Chesneau, Ingénieurs au Corps des Mines, il publia dans les Annales des mines (1886), avec le concours de ses collaborateurs, un important mémoire sur l'Etude des Mouvements de l'ecorce terrestre, poursuivie particulièrement au point de vue de leurs rapports avec les dégagements des produits gazeux.

Ce travail magistral constitue une véritable petite encyclopédie des méthodes employées et des travaux sismologiques qui, jusqu'à présent, ont surtout été poursuivis à l'étranger. Après un bref résumé des principales publications faites en Europe et même au Japon, M. de Chancourtois passe rapidement en revue les théories les plus célèbres sur l'origine des mouvements du sol et se prononce en faveur de celle d'un noyau interne fluide. Il donne une classification complète et détaillée des divers mouvements telluriques : secousses, trépidations, ondulations microsismiques et oscillations lentes. Ensuite il étudie avec le plus grand détail les appareils, au nombre d'une vingtaine, qui servent à enregistrer ces mouvements. Il résume enfin les lois empiriques découvertes jusqu'ici et qui établissent clairement certaines relations entre les mouvements du sol, les saisons, les marées océaniques, la position géographique, enfin les marées atmosphériques.

Comme consécration de ces études et de ces conclusions, il organisa deux observatoires sismologiques, l'un à l'Ecole supérieure des mines de Paris, l'autre à l'École des maîtres mineurs de Douai. Mais, par suite de retards imprévus dans l'installation des appareils, la période pendant laquelle les observations ont été faites est encore trop courte pour qu'il soit possible de tirer de ces observations toutes les conclusions pratiques qu'elles sont susceptibles de fournir.

La mort de M. de Chancourtois, survenue le 14 novembre 1886, ne lui a pas permis de poursuivre la tâche qu'il avait entreprise. Il est à espérer cependant que cette dernière partie de son oeuvre ne sera pas abandonnée, les deux terribles catastrophes qui ont suivi de si près les tremblements de terre de la Ligurie et de la Provence semblant devoir donner raison à sa théorie.


Les travaux dont nous venons de donner une analyse succincte constituent la partie principale de l'oeuvre de M. de Chancourtois; il serait injuste de ne pas accorder au moins une mention rapide à des publications moins techniques, mais où éclate, avec une vivacité toute spéciale, ce besoin d'abstraction, de généralisation et de classification qui caractérisent ses travaux didactiques. A ce titre, nous devons citer, en premier lieu, cette communication originale faite à la Société géologique, aux jours les plus sombres du siège de Paris, pour affirmer les Relations intimes qui existent entre le caractère des peuples et leur habitat géologique idée féconde, dont Elie de Beaumont avait magistralement formulé le principe dans l'Introduction à la carte géologique, à propos des races qui se développent aux deux pôles du sol de la France, et qui recevait de M. de Chancourtois une intéressante mais douloureuse application. Les hordes immenses, qui envahissaient alors notre sol, ne pouvaient-elles pas, en effet, être comparées, dans leur monotonie puissante, à ces torrents diluviens, implacables et gigantesques dont les dépôts recouvrent les plaines qui bordent la Baltique, c'est-à-dire précisément le berceau de la race prussienne et de cette noblesse au caractère rigide qui l'a conduite à de si hautes destinées?

Dans cette même période douloureuse, et tout en remplissant modestement son devoir dans les rangs de la garde nationale, M. de Chancourtois utilisait ses loisirs en essayant de donner aux armées de province les cartes topographiques qui leur faisaient absolument défaut. On sait qu'à cette époque le Dépôt de la guerre n'admettait, pour ses publications, ni les reports sur pierre, ni les reproductions typographiques. D'autre part, les planches en cuivre, qui, seules, eussent permis de fournir des exemplaires de la carte au 80.000°, avaient été, dès nos premiers désastres, déposées en lieu sûr, de telle sorte qu'elles ne purent jamais être mises à la disposition du gouvernement de la Défense nationale. M. de Chancourtois imagina, pour essayer de combler cette lacune, d'utiliser les reports sur pierre, exécutés par l'Imprimerie Impériale pour la publication des cartes géologiques départementales et, dès le mois de décembre, le service des ballons put emporter, par-dessus les batteries de l'assiégeant, de nombreux exemplaires des cartes d'une partie au moins des départements qui étaient alors le théâtre de la lutte suprême ( Nous sera-t-il permis de dire que nous avons eu la douloureuse satisfaction de distribuer, après les avoir complétées de notre mieux, en noire qualité de chef du Génie civil et du Service topographique du l6e corps d'armée, un certain nombre de ces cartes aux officiers de la 2e année de la Loire?).

Enfin, comment ne pas dire, en terminant, un mot de cette curieuse étude sur la Constitution systématique d'un alphabet universel, qui n'est autre chose qu'une classification complète et rationnelle des sons et dans laquelle M. de Chancourtois a devancé les travaux du savant linguiste américain Bell sur la Phonétique, travaux si populaires aujourd'hui aux Etats-Unis et en Angleterre?

Ce problème de la classification et de la prononciation universelle des lettres présente, pour les Sciences géographiques et subsidiairement les études géologiques, un intérêt toujours croissant, puisqu'il est le prolégomène obligé de l'écriture et de la prononciation des noms propres en géographie.

En le réduisant à ses véritables termes, et en montrant qu'il n'y avait, dans tous les idiomes dont l'homme fait usage pour exprimer sa pensée, que cinq groupes de trois consonnes chacun et un nombre égal de voyelles simples, tous les autres sons spéciaux à certaines langues pouvant être dérivés des premiers par une série de modifications rationnelles et constantes, M. de Chancourtois a posé les bases de la solution définitive de cet intéressant problème et rendu aux Sciences géographiques un service dont tous ceux qui s'occupent de cartographie comprendront la haute importance.

Tous les ouvrages dont nous venons de parler reflètent, à des titres divers, mais avec une égale netteté, les traits caractéristiques de la tournure d'esprit de M. de Chancourtois. Peu d'auteurs se sont peints aussi fidèlement que lui dans leurs écrits, qui tous portent l'empreinte d'un esprit élevé et d'une sorte d'aristocratie de la pensée. Les questions y sont toujours abordées par leur côté le plus général et traitées avec une hauteur de vues, une netteté et une systématisation exceptionnelles, car M. de Chancourtois n'abandonnait les problèmes que lorsqu'il les avait présentés sous toutes leurs faces, lorsqu'il en avait montré toutes les conséquences et tontes les applications, lorsqu'il était arrivé à en donner, dans une forme concise, une solution aussi complète que systématique.

Un pareil résultat ne s'obtient que par un travail patient et acharné ; et tous ceux qui ont eu le bonheur d'être, à un degré quelconque, les collaborateurs de M. de Chancourtois savent avec quelle sévérité pour son oeuvre il se livrait à ce labor improbus dont parle Virgile et avec quelle inépuisable patience il mettait en pratique le précepte de Boileau :

      Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.

Aussi tous ses écrits ont-ils ce caractère de fini qui en rend la lecture de plus en plus instructive à mesure que l'on s'en pénètre davantage. Il est impossible de les parcourir à la légère et surtout d'une manière incomplète; mais un lecteur superficiel seul peut être tenté de se montrer sévère à l'égard d'un style où chaque mot porte, parce que chaque expression est pesée, et où chaque pensée est un chaînon nécessaire conduisant de celle qui la précède à celle qui la suit.

Toutes les qualités d'ordre, de généralisation et de méthode que M. de Chancourtois a déployées dans ses écrits se retrouvent dans les diverses entreprises à la direction desquelles il a pris une part prépondérante.

Telles sont notamment, au début de sa carrière d'ingénieur, la création déjà mentionnée de la Collection des gîtes de substances utiles, et celle de la Collection dite départementale à l'Ecole des mines, collections encore uniques en Europe, dans lesquelles ont été appliqués, pour la première fois, les principes de classification si féconds établis par M. Le Play et qui unissent l'une et l'autre, dans une heureuse mesure, les données scientifiques et techniques les plus précises aux renseignements statistiques et économiques les plus utiles et les plus pratiques.

Tel fut aussi son enseignement à l'École des mines, qu'il s'efforça de maintenir à une hauteur scientifique sans cesse croissante. Pas plus que ses écrits, son cours n'était utile ni même accessible à des auditeurs distraits ou intermittents; mais ses élèves sérieux savent quel profit durable et sans cesse croissant, à mesure qu'ils avaient à en faire l'application dans leur carrière d'ingénieur, ils ont tiré de cet enseignement puissamment synthétisé qui abordait et résolvait, dans la mesure du possible, tous les grands problèmes des sciences géologiques.

Pourtant cet enseignement, en général si austère, prenait des allures plus familières et s'illuminait, en quelque sorte, de clartés soudaines, sans rien perdre de son élévation, quand M. de Chancourtois le transportait de l'amphithéâtre sur le terrain, dans ces courses géologiques dont l'institution, à l'École des mines, est due à son initiative et dans lesquelles il savait devenir, pour ses élèves, un compagnon plein d'entrain et un guide aussi bienveillant qu'infatigable, tout en restant pour eux le maître admiré, aimé et respecté.

Telle fut enfin cette Exposition de 1867, où sa qualité de Secrétaire de la Commission impériale lui permit de contribuer puissamment à la réalisation pratique des idées de classification systématique de M. Le Play, alors Commissaire général, classification qui a imprimé à cette immense manifestation industrielle le cachet d'ordre et d'unité qui l'ont distinguée de toutes les autres Expositions universelles. Elle permit, en outre, à M. de Chancourtois de donner une consécration éclatante à ses idées favorites d'unification par la création du Pavillon des mesures et des monnaies, qui, placé au centre même de l' l'exposition, était en quelque sorte la glorification du système métrique; et M. de Chancourtois avait insisté pour que la pensée philosophique, qui avait présidée à l'installation de ce pavillon, fût symbolisée par cette inscription tracée en lettres d'or sur la coupole du petit édifice : Omnia, o Deus, fecisti ex numero, mensurâ et pondere.

Enfin, dans le même ordre d'idées, la création du « Jury spécial », qui avait été proposé par M. Le Play pour répondre aux idées humanitaires de l'Empereur Napoléon III et à la réalisation duquel M. de Chancourtois a été associé dans une large mesure, lui fournit l'occasion d'affirmer son désir de voir la glorification du travail, de la puissance et des intérêts matériels de l'Humanité, couronnée et en quelque sorte rehaussée par la récompense des vertus sociales et des qualités d'ordre purement moral.

Cette période de l'Exposition de 1867 fut le point culminant de la carrière de M. de Chancourtois.

Nommé ingénieur en chef de 1ere classe le 5 janvier, Commandeur de la Légion d'honneur à la grande cérémonie du 1er juillet, puis, l'année suivante, Sous-Directeur du service définitivement constitué de la Carte géologique, il semblait destiné à achever, dans des conditions exceptionnelles, une carrière aussi brillamment inaugurée. Il lui eût été facile de recueillir, lors de la mise à la retraite administrative d'Élie de Beaumont survenue presque au moment de la constitution du service de la carte, une succession qui lui fut même un instant offerte et que nul, à ce moment, n'aurait pu lui disputer. Il préféra user de toute son influence pour faire conserver à son maître l'intégrité de sa situation scientifique et rester modestement au second rang.

Et lorsque, plus tard, ce désintéressement tourna contre lui-même, lorsque sa fidélité à toutes les affections scientifiques et politiques de sa jeunesse et de son âge mûr devint un obstacle à la réalisation de ses aspirations en apparence les plus légitimes, il sut, avec une dignité suprême, reprendre un rang plus modeste et se remettre avec une intensité nouvelle à ses travaux scientifiques.

C'est qu'il avait non seulement une grande intelligence, mais encore une âme haute et noble que les déceptions de la vie pouvaient frapper douloureusement, mais dont elles étaient impuissantes à ébranler l'indomptable énergie.

Il resta jusqu'au bout le travailleur infatigable, l'homme de devoir et de dévouement, aimant ses élèves, et donnant sans réserve son temps et ses forces à ceux qui, de près ou de loin, étaient placés sous ses ordres ou sous sa juridiction. Il était guidé et soutenu dans cette voie par un sentiment religieux très élevé et il aimait à répéter avec M. Le Play : «Tous les efforts de l'homme vers un équilibre social stable sont contenus dans le Décalogue», paroles auxquelles il ajoutait cette pensée plus personnelle : « Toutes les aspirations de l'homme vers le bonheur et l'éternelle vérité sont renfermées dans le Pater et dans le Credo. »

Aussi, quand la maladie vint le frapper et lui donner un redoutable avertissement, ne put-elle altérer ni son courage ni sa sérénité. Il eut, d'ailleurs, la joie suprême d'être nommé, en 1885, peu après sa promotion au grade d'Inspecteur général de 1re classe, Président de la Commission de la Carte géologique, et il rêvait de concilier les idées qui lui étaient chères avec les faits acquis dans ce service à la création duquel il avait tant contribué.

La mort est venue le surprendre avant même qu'il ait pu essayer de réaliser son rêve. Il mourut à son poste, laissant à ses disciples et à ses amis l'enseignement d'un grand exemple et le modèle d'une vie noblement consacrée à la poursuite du vrai et du bien.

Qu'il nous soit permis de citer en terminant, une profession de foi qui a servi d'introduction dédicatoire au premier exemplaire de la Vis tellurique, offert au prince Napoléon, et qui, demeurée inédite, nous a paru mériter d'être connue et publiée comme un résumé fidèle de ses aspirations et de ses espérances :

« Si l'idée de l'absolu procède de notre force, toute prétention à le posséder est un signe éclatant de notre faiblesse.

« L'absolu, dans le repos, c'est le néant, dans le mouvement c'est Vôtre, deux mots qui commandent l'adoration du Créateur, unique Maître de la Vérité. Entre ces deux termes, également insaisissables, de notre vie, il nous est donné de façonner des simulacres de la Nature, profitables ou concrets, abstraits ou amusants; mais de l'imitation matérielle jusqu'à la formule mathématique, tout n'est qu'approximation, approximation grossière dans ses plus exquises finesses, mesquine dans ses plus vastes portées.

« Ingénions-nous bien à construire , à étager ces petites cases où nous voudrions distribuer, enfermer toutes les choses de notre monde, dans le but - disons-nous - de les utiliser ensuite pour le bien public, d'après nos lois, nos règles les plus savamment élucubrées, mais avec le désir plus ou moins dissimulé d'en disposer à notre gré, à notre fantaisie, à notre bon plaisir, sans peine surtout; et, après ces superbes combinaisons la moindre sensation, la moindre connaissance, la moindre pensée nouvelle, viendra bouleverser l'édifice d'une ambition dont l'activité, soyons francs, confine à la paresse.

« L'homme le plus passionné, le plus infatué de ses oeuvres, devra reconnaitre qu'il a tracé un échiquier, inventé la marche d'un jeu aussi éloigné des phénomènes naturels supposés régentés, que son libre arbitre, son pouvoir éphémère et subordonné diffèrent de la Toute-Puissance éternelle.

« Etablir à travers l'arbre de la Science des rampes ou des échelles, telle est la destinée de l'homme d'étude dédaigneux des gains vulgaires. Etre persuadé de l'infirmité de ses efforts, telle est sa condition de sagesse, car, à quelque niveau qu'il atteigne, en s'élevant par la théorie ou en approfondissant la pratique, le génie même qui l'y aura porté lui fera percevoir au delà un plexus de branches ou de racines défiant l'énergie de sa persévérance , l'audace de son imagination. Qu'il travaille néanmoins sans découragement. Par cela même que les ramifications sont illimitées et enchevêtrées à l'infini, la fécondité est inépuisable. Partout des fleurs, des fruits le paieront de ses labeurs et, pourvu qu'il ne détruise pas sa récolte dans le fol espoir d'y surprendre le secret de la naissance et de la mort, chacune de ses explorations ne sera-t-elle pas un bonheur pour lui, un bienfait pour l'humanité? »


Le réseau pentagonal d'après Elie de Beaumont et Chancourtois
(C) Collections Ecole des mines de Paris