François Conrad SCHLUMBERGER (1878-1936)

Né à Guebwiller. Décédé à Stockholm.

Fils de Paul SCHLUMBERGER (1848-1926), industriel textile de Mulhouse, et de son épouse née Marguerite de WITT (1853-1924), directrice de la Ligue internationale pour le vote des femmes, petite-fille du ministre François GUIZOT (1787-1874) et soeur de Suzanne de WITT dont une petite-fille, Jacqueline SCHWEISGUTH, épousa Maurice COUVE DE MURVILLE.

Frère de Marcel (1884-1953), qui épousa Jeanne LAURANS fille de Louis-Albert LAURANS (1856-1916 ; X 1875 corps des mines); Marcel développa l'oeuvre après la mort de Conrad et eut parmi ses enfants Pierre (qui prit la présidence de SCHLUMBERGER USA en 1946), et Françoise PRIMAT-SCHLUMBERGER (épouse de Paul-Louis PRIMAT 1910-1945 ; X 1930), qui dirigea l'entreprise). Un autre gendre de Marcel, René SEYDOUX (1903-1973) dirigea le groupe, et ses fils Jérôme, Nicolas et Michel développèrent un empire financier avec notamment Chargeurs, Gaumont, Pathé.
Véronique SEYDOUX (petite-fille de René) épouse Philippe ROSSILLON. Leur fils Kléber ROSSILLON (X 1973 né en 1955) rénove des chateaux, notamment dans le Périgord.

Les autres frères de Conrad sont : Jean (1877-1968, écrivain), Daniel (1879-1915, gestionnaire du domaine agricole familial du Val Richer), Maurice (1886-1977, qui dirigea la banque Schlumberger), ami de Camille Riboud. Le fils de Maurice, Rémy (1920-1992), devint PDG de la banque Neuflize-Schlumberger-Malet qui fut achetée en 1977 par ABN AMRO.
Marié en 1904 à Louise DELPECH (1883-1976), fille d'Edouard DELPECH maire de Clairac (Tarn et Garonne).
Enfants : Anne (1905-1993 ; épouse de Henri-Georges DOLL, puis Jean GRUNER), Dominique (baronne Jean MENU du MENIL), Sylvie (épouse de Eric Boissonnas).

Ancien élève de l'Ecole polytechnique (sorti 2eme de la promotion 1898), et de l'Ecole des mines de Paris. Corps des mines.


Biographie de Conrad SCHLUMBERGER
par Léon MIGAUX, ingénieur au corps des mines.

Publiée dans ANNALES DES MINES, treizième série, tome XVII/XVIII, 1941.

Conrad Schlumberger est né à Guebwiller, le 2 octobre 1878, d'une famille appartenant depuis des siècles au patriciat de la ville libre de Mulhouse. Toute son enfance s'est écoulée dans l'atmosphère calme de cette petite ville industrielle, où son père possédait une filature, dans la douceur et la sécurité d'une vie provinciale abritée, qui aurait été bien propre à amollir le caractère et borner l'horizon intellectuel d'esprits moins heureusement doués que le sien, si ce calme et cette sérénité n'avaient recouvert, sans le masquer, le drame de l'Alsace. Drame que son grand-père paternel s'efforçait de résoudre, en acceptant une collaboration nécessaire, seul moyen de sauver ce qui pouvait être sauvé de l'individualité du pays, mais que l'enfant ressentait plus vivement que d'autres, sans doute, du fait des attaches étroites et nombreuses que sa mère, petite-fille de Guizot, avait conservées avec la France.

A l'action de cette ambiance, à la fois calme et complexe, de son enfance, Conrad Schlumberger est redevable sans doute d'une bonne part de sa précoce maturité d'esprit, de ses qualités d'équilibre et de réflexion, comme sans doute aussi de son goût extrême de l'honnêteté, de l'équité. Mais l'ambiance familiale ne fait souvent que cultiver, qu'exalter des qualités héréditaires, et, en l'espèce, elle agissait sur une intelligence profonde et claire, un caractère ferme et droit, une nature transparente et d'une accueillante bonté, qui devaient marquer toute sa carrière, toute sa vie.

En 1893, il quitta sa ville natale et vint poursuivre ses études à Paris, auprès de son grand-père maternel, Conrad de Witt, alors député du Calvados, et de sa grand'mère, fille de Guizot. Rapidement à l'aise dans ce milieu nouveau, ses cinq années de Condorcet, puis de Saint-Louis, ne furent qu'une série de succès, aussi bien en matière littéraire que scientifique, qui portent déjà la marque de son goût du travail approfondi et bien fait. Mais, bien que le milieu où il vivait alors cultivât plus spécialement les lettres et l'histoire, il se sentait - résultat sans doute de ses premières expériences d'enfant, à l'usine paternelle - plutôt attiré vers les sciences, et c'est tout naturellement qu'il se destina à l'École polytechnique. Il y fut reçu dans les premiers de la promotion 1898.

Sorti second en 1900, il suivit les cours de l'École des Mines de Paris, comme élève ingénieur au Corps des Mines, puis, après un voyage d'études autour du monde et une année de service militaire, il débuta en 1904 au poste de service ordinaire de Rodez qu'il quitta un an après pour Toulouse.

Mais le métier de contrôle ne pouvait lui convenir complètement : il lui fallait plus d'initiative, plus d'activité, mais non pas d'activité dans un domaine trop strictement matériel; il avait trop aussi le goût des idées générales pour se satisfaire uniquement de l'industrie. Et ces idées, fruits de ses réflexions, il ne pouvait pas les garder pour lui, il lui fallait les communiquer, les répandre, les démontrer; la clarté parfaite de son esprit et de son expression l'y aidait puissamment. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait été vivement attiré par l'enseignement, et plus spécialement par l'enseignement de la physique. Il était physicien dans l'âme; curieux dès l'enfance des phénomènes de la nature, la discipline scientifique rigoureuse qui l'avait formé n'avait fait qu'aviver en lui le désir, le besoin de comprendre la nature des choses, tout en lui donnant les moyens d'y parvenir, sans toutefois, dépassant la mesure, substituer ces moyens au but, et lui faire perdre le contact avec la réalité.

En 1906 donc, il quittait Toulouse pour l'École Mines de Saint-Étienne, où il devait enseigner la physique pendant un an, puis pour l'École des Mines de Paris où il fut chargé du même cours. Il devait pendant une dizaine d'années consacrer à cet enseignement le meilleur de ses forces; il devait le marquer du même bon sens, de la même clarté d'esprit, de la même vie qui se retrouveront dans toutes les formes de son activité. Ceux qui furent ses élèves ont gardé de ses cours un souvenir lumineux : il savait rendre aisé tout ce qu'il enseignait, non en masquant les difficultés, mais en en faisant toucher le sens profond.

Sa carrière avait suivi jusque-là une courbe d'une extrême simplicité, tendant de plus en plus vers l'expression exacte de sa personnalité, vers la mise en oeuvre de plus en plus complète de ses qualités profondes. Sauf les cinq années de guerre, qui n'ont été qu'un accident, il en à été de même, et de plus en plus, jusqu'à sa fin. C'est tout naturellement qu'il est devenu ingénieur des mines, tout naturellement qu'il est devenu professeur de physique : on va voir que c'est tout naturellement aussi qu'il a été amené à s'occuper de géophysique appliquée, à marquer cette science neuve d'une trace ineffaçable, et à bâtir une puissante industrie qui porte son nom et celui de la France dans les pays les plus lointains.

De même que les plus belles civilisations s'élèvent aux confluents des races, de même les inventions fécondes résultent d'une fusion de disciplines différentes. Conrad Schlumberger, par sa nature et par son éducation, était à la fois mineur, géologue, physicien : c'est parce qu'il est resté à la fois l'un et l'autre qu'il a pu créer à partir de rien une part importante de la géophysique moderne : on peut donc dire, à ce point de vue, qu'il est l'expression parfaite de l'ingénieur au Corps des Mines. Comme il l'a dit lui-même avec la bonne humeur qui ne l'a jamais quitté, dans une revue des anciens Élèves de l'École des Mines : « La prospection électrique rentre dans cette catégorie d'études mixtes qui s'appuient sur des notions très variées, ne sont ni chair ni poisson et déplaisent aux chercheurs sagement spécialisés dans un classique compartiment scientifique. En effet, il faut être un ingénieur mathématico-physico-technico-géologue, avec le goût de l'expérimentation et du grand air pour aborder volontiers le problème. Le hasard qui m'a chargé d'un cours de physique dans une École des Mines m'a logiquement presque forcé à rechercher, pendant les longues vacances de l'ancien régime, les applications de la physique à l'art des mines en général et à la prospection en particulier. C'est ainsi que je me suis engagé, en 1912, sur ces sentiers peu battus et que j'y ai progressivement entraîné plusieurs collaborateurs, qui partagent aujourd'hui, avec moi, la bonne et la mauvaise chance. »

Quel était l'état de la géophysique appliquée, vers 1911, au moment où il a commencé à s'y intéresser ? L'idée de rechercher les gisements de matières utiles en mesurant les perturbations que ces gisements apportent par leur présence dans les champs de forces physiques qui les entourent, n'était pas toute neuve : elle dérive d'ailleurs de l'étude désintéressée de ces champs eux-mêmes, de la géophysique générale, dont l'origine, en tant que discipline scientifique, remonte très loin dans le xixe siècle. Mais la géophysique appliquée est plus récente. La plus ancienne de ses techniques est le magnétisme, étude des anomalies du champ magnétique terrestre, que l'on a songé à utiliser, et même utilisé effectivement, dès le milieu du XIXe siècle, en Suède par exemple, pour l'étude des gisements de fer magnétique, avec un appareillage assez grossier (la balance de Schmidt, qui devait permettre le développement des études magnétiques de précision, n'est apparue qu'en 1913). La gravimétrie, ou étude des anomalies du champ de la pesanteur, ne remonte, en tant que méthode de géophysique appliquée, qu'à la fin du XIXe siècle, avec la mise au point de la balance de torsion due au savant hongrois Eötvös et la première communication décrivant cet appareil et son emploi, qu'à 1896; l'appareil n'avait d'ailleurs été utilisé d'abord qu'à des travaux purement scientifiques, et la première application d'ensemble consistant dans la détermination des profondeurs du lac Balaton ne datait que de 1908.

Conrad Schlumberger, en réfléchissant à ces questions, remarqua que les seuls champs de forces dont l'utilisation avait jusque-là été sérieusement abordée étaient des champs naturels : champ magnétique terrestre ou champ de la pesanteur, et il lui parut que l'étude de champs artificiellement créés pourrait être beaucoup plus fructueuse puisqu'alors que les premiers livrent leurs données une fois pour toutes, le sol peut être interrogé par les seconds d'une infinité de manières, dont le choix est laissé à la seule volonté de l'opérateur. Et, parmi ces champs artificiels, il fut tout naturellement amené à penser aux champs électriques : on n'avait guère idée, en ces débuts de la géophysique appliquée, que l'étude des tremblements de terre artificiels - de la sismique, comme on dit aujourd'hui - pût être économiquement abordée, et elle ne devait l'être effectivement que beaucoup plus tard; elle ne s'appliquait guère, en outre, à la recherche des gisements métalliques, qui paraissait, à cette époque, être le domaine principal, sinon unique, de la géophysique appliquée.

L'usage du champ électrique était doublement séduisant : d'abord par sa facilité de mise en oeuvre, du fait ensuite que le paramètre physique des roches qu'il met essentiellement en jeu, la résistivité, est très fortement différencié. Alors que les densités des roches varient au maximum de 2 à 6, alors que les vitesses de propagation des ondes élastiques y varient de 1.000 à 6.000 mètres seconde, alors que leur perméabilité magnétique ne varie guère de que 1 à 2, l'échelle des résistivités des roches s'étend de 0,5 (et même de 0,01 pour les minerais à conductibilité métallique) à 20.000 ohms mètre.

Quelques précurseurs avaient déjà tenté d'aborder le problème par des voies diverses. Lövy et Leinbach avaient essayé d'utiliser à cet effet des champs électromagnétiques à haute fréquence (ondes hertziennes). Mais ces ondes ne peuvent pénétrer bien profondément, même dans un sol peu conducteur, et leurs tentatives n'ont conduit à rien de pratique. Les travaux de Daft et Williams, commencés dès avant 1902 aux U. S. A., utilisaient des courants alternatifs à relativement basse fréquence. Conduits sans grande rigueur scientifique, ils devaient être gênés par des difficultés sérieuses dues à l'induction entre émetteurs et récepteurs; des expériences assez complètes poursuivies en Suède en 1906 n'avaient pas été suivies d'effet, et les essais paraissaient abandonnés en 1911. En réalité, ils devaient être repris par les Suédois à partir de 1913.

Avec une admirable intuition, Conrad Schlumberger comprit que là n'était pas la vraie voie, et qu'il était infiniment préférable de se servir de courant continu. Cette idée-là non plus n'était pas nouvelle : dès 1900 aux U. S. A., Brown avait fait breveter un procédé, que Mc Clatchey avait essayé ensuite de perfectionner; mais ce procédé reposait sur une conception erronée de la notion de résistance du circuit entre deux points du sol : Brown mesurait, en faisant passer un courant d'intensité connue, i, entre deux prises de terre A et B, éloignées de 100 mètres par exemple, la résistance totale offerte par le sol au passage du courant, et il supposait que cette résistance pouvait être sérieusement affectée par la présence d'une masse conductrice, telle qu'un gisement métallique, enfouie dans le sol entre A et B. En réalité, dans une telle disposition, la résistance des parties du sol très voisines des prises de terre joue un rôle prépondérant et la constitution du reste du sol n'a aucune importance pratique. Il appartenait à Conrad Schlumberger de voir les choses dans leur vérité, et d'en tirer une méthode de prospection efficace. Si le gisement métallique enfoui dans le sol entre A et B n'a aucune influence pratique sur la résistance globale du circuit, il modifie par contre très fortement, dans son voisinage, la structure du champ électrique, et, s'il n'est pas enfoui très profondément dans le sol, son action pourra se lire à la surface dans le tracé des lignes équipotentielles du champ. D'où l'idée fondamentale de Conrad Schlumberger : établir la carte des potentiels à la surface du sol, tels qu'ils résultent de l'envoi d'un courant donné entre deux prises de terre, la comparer à ce qu'elle serait si le sous-sol était homogène, et, de cette comparaison, tirer des conclusions sur la constitution réelle du sous-sol.

C'est pendant les vacances scolaires de 1912 que Conrad Schlumberger mit au point la technique du procédé qu'il avait conçu, choisit son matériel, perfectionna la mesure de très faibles différences de potentiel de façon à rendre inutiles les coûteuses génératrices, reconnut et élimina les premières difficultés, fit les premières expériences dans sa propriété familiale du Val Richer en Normandie. Il s'aperçut, dès le début, que l'outil qu'il créait ainsi pouvait être de portée beaucoup plus générale que ce qu'on demandait alors à la géophysique appliquée, qu'il n'était pas nécessaire que le sous-sol renfermât des gisements conducteurs pour que la carte des potentiels présentât des perturbations sensibles, que la structure du sous-sol, tant stratigraphique que tectonique, apparaissait, plus ou moins dissimulée, sur cette carte. Remarque de portée considérable, et qui anticipait sur toute l'histoire future de la géophysique appliquée : car ces techniques n'ont pu prendre leur immense développement actuel que parce qu'elles sont devenues les auxiliaires indispensables de la recherche du pétrole, et n'ont pu le devenir qu'en s'attaquant avec succès aux études tectoniques et stratigraphiques.

Dès la fin des vacances de 1912, Conrad Schlumberger était en possession d'un matériel et d'une technique qu'il put éprouver dans toute une série de travaux, dans le bassin ferrifère du Calvados, travaux qui n'avaient dans son esprit que la valeur d'une démonstration, mais qui furent en réalité de véritables études minières dont l'exactitude et la rapidité étonnèrent ceux qui en eurent alors connaissance : études à Soumont (octobre 1912), Fierville-la-Campagne (janvier 1913), etc., détermination sous recouvrement épais de la structure d'un terrain redressé, avec ses diverses couches, leur pendage, les failles qui les affectent. Ce furent les premières études tectoniques faites dans le monde par une méthode géophysique.

Un problème, plus strictement minier, qu'il se posa à Sain-Bel, et qu'il résolut en avril 1913, fut pour lui l'occasion d'une nouvelle découverte considérable, celle de la signification de la polarisation spontanée du sol due à certains gisements métalliques, notamment aux gisements de sulfures : sans intervention de source de courant artificielle, le sol présente spontanément, au voisinage de tels gisements, des variations de potentiel considérables. D'autres, troublés dans leurs mesures par cette électrisation spontanée du sol, auraient simplement cherché à éliminer ces parasites de leurs mesures. Lui, se heurtant à ce phénomène inconnu, ou mal connu, s'en rapproche, l'étudie, le comprend, et en tire une nouvelle méthode électrique de recherche de certains gisements métalliques : ces gisements fonctionnent comme de gigantesques piles, ils pourront donc souvent se lire sur une carte de potentiels spontanés du sol. Et, appliquant cette méthode nouvelle à Bor, en Serbie, il découvrit, au début de 1914, un très riche gisement de pyrite de cuivre dans une zone où les travaux de recherche avaient été abandonnés.

Moins de deux ans s'étaient écoulés, entre la conception et les réalisations essentielles.

Tout ce travail, poursuivi seulement pendant les loisirs que lui laissait son cours à l'Ecole des Mines, avait été poursuivis dans l'ombre; les milieux scientifiques et miniers en ignoraient à peu près l'existence. C'est au point que, plusieurs mois après la découverte de Bor, un rapport du Geological Survey des États-Unis, qui exposait l'état de la question de la prospection électrique en 1914, s'exprimait ainsi : « Il faut faire ressortir avec force que les résultats obtenus jusqu'ici ne fournissent aucune base convenable pour une méthode quelconque de prospection électrique, ni aucune promesse pour le développement d'une telle méthode qui déduirait la présence d'un gisement de la mesure certaine d'une activité électrique... » Seuls quelques camarades du Corps des Mines à l'amitié desquels Conrad Schlumberger devait les sujets de ses essais, avaient connaissance de ses travaux et pressentaient leur importance. A l'un d'eux qui l'engageait à publier des résultats qu'il jugeait étonnants, il répondit : « Mon bagage est encore bien minime », faisant ainsi preuve d'une probité scientifique poussée jusqu'au scrupule.

La guerre, qu'il fit tout entière comme artilleur, à Saint-Mihiel, à Verdun, sur la Somme, sur l'Aisne, dans les Flandres, et qui l'a chargé en 1918 de la réorganisation, comme ingénieur en chef, du Service des mines d'Alsace-Lorraine et de Sarre, vint interrompre ses études au moment où il allait les résumer. Ce n'est qu'en novembre 1919 qu'il put les reprendre au laboratoire de l'École des mines, avec son cours. Son premier soin fut de rédiger, avec presque six ans de retard, le mémoire qu'il se disposait à écrire en 1914 : c'est l'Étude sur la prospection électrique du sous-sol, parue en février 1920, chez Gauthier-Villars : on l'y retrouve tout entier.

A partir de cette date, tous les instants de liberté que son cours lui laisse, Conrad Schlumberger les consacra à sa grande oeuvre. Il devait être puissamment soutenu par l'immense affection de sa femme et de ses trois filles toutes dignes de lui; par l'aide morale et financière de son père, Paul Schlumberger, et par la collaboration intime qui s'établit alors, pour ne plus cesser, entre lui et son jeune frère, Marcel Schlumberger, ingénieur des Arts et Manufactures, dont l'esprit inventif et constructeur, le jugement sûr, devaient être des armes considérables pour le succès final. Bientôt, autour d'eux, dans le cadre du petit bureau d'études qu'ils avaient créé, d'autres hommes, d'autres énergies, au premier rang desquels il faut placer Henri-Georges Doll [1902-1991, X 1921], gendre de Conrad, et E.-G. Léonardon [ 1888-1980 ; X 1909], vinrent participer au travail. Les expériences du début se transformèrent peu à peu en études industrielles, en prospections lointaines, de plus en plus importantes, de plus en plus nombreuses.

Dès 1923, Conrad Schlumberger, ne pouvant plus suffire à sa double tâche, dut abandonner son cours à l'École des Mines pour se consacrer entièrement à ses propres travaux. Le petit bureau d'études du début devint en 1926 la Société de Prospection électrique, entreprise mondiale, qui groupait déjà 50 ingénieurs en 1929.

Ce n'est pas ici le lieu d'étudier en détail ce qu'est devenue la prospection électrique de surface depuis ses débuts modestes : on le verra dans un autre article, rédigé par M. Maillet, ingénieur au Corps des mines, directeur général de la Compagnie générale de Géophysique et le meilleur connaisseur actuel de la question [Article paru dans Annales des Mines, 1941]. Constatons seulement que, malgré son immense développement, elle n'est pas essentiellement différente, en 1938, de ce qu'elle était en 1912. La puissance a augmenté : on emploie des lignes d'envoi de courant de 12.000 ou 16.000 mètres au lieu de lignes de 100 mètres; la profondeur d'investigation est passée de ce fait de quelques dizaines de mètres à plus de trois mille. Le progrès des études mathématiques (pour lesquelles Conrad Schlumberger a eu souvent recours à son maître et ami Liénard) a permis d'aborder les problèmes de couches quasi horizontales, et d'interpréter avec succès les résultats des mesures faites sur ces problèmes. L'introduction de la méthode de « résistivité apparente du sol correspondant à une ligne d'envoi de courant donnée », faite dès 1920, n'a été qu'une simplification de la méthode de mesure, et de la présentation des résultats : symbolisant en quelque sorte par un simple point coté la carte entière des potentiels correspondant à chaque ligne d'envoi de courant, elle a permis de dresser des cartes de « résistivité apparente à profondeur d'investigation donnée », condensant en une seule image synoptique les cartes de potentiel qui correspondent à des centaines de lignes d'envoi de courant, parlant par conséquent mieux à l'esprit, et d'interprétation beaucoup plus aisée. Mais l'essentiel est resté le même.

Bornons-nous à citer quelques-unes des étapes importantes de ce développement : étude de synclinal ferrifère de May-Saint-André en septembre 1920; délimitation du dôme d'Aricesti en Roumanie en été 1923, qui constitue le premier grand succès de la géophysique appliquée en matière de pétrole, puisque c'est seulement en 1924, un an après, que le premier dôme géophysique sera découvert aux États-Unis; études de génie civil (barrages, tunnels) à partir de 1929, recherches sur la corrosion électrolytique des canalisations enterrées; études de large tectonique, enfin, comme celles de la plaine d'Alsace (1926-1931), de la plaine romaine (1933-1938) et dans de nombreux autres pays (U. R. S. S., Afrique du Nord, Extrême-Orient). Les études ont même largement débordé le cadre de la géophysique appliquée, et atteint la géophysique pure, témoins les expériences de 1928, en Bretagne, dans lesquelles une ligne d'envoi de courant de 200 kilomètres de long, constituée par des lignes télégraphiques prêtées par l'Administration des P. T. T., permit d'étudier la croûte terrestre jusqu'à 50 kilomètres de profondeur, avec une très petite dépense d'énergie. D'autres études ont porté sur les courants telluriques naturels, l'électrocapillarité du sol, etc...

C'est vers 1927, qu'une idée nouvelle, grosse de conséquences pratiques encore plus importantes que tout ce qui vient d'être dit, sortit des réflexions de Conrad et Marcel Schlumberger. La prospection électrique s'efforce, des anomalies constatées dans un champ électrique, de conclure à la structure des terrains qui produisent ces anomalies, et y parvient, à condition que l'on possède par avance des données sur la succession probable des terrains et sur leurs propriétés électriques. Mais ne peut-on utiliser les techniques électriques à un tout autre problème : la reconnaissance des terrains par la mesure in situ de leurs propriétés électriques spécifiques, et spécialement de leur résistivité ?

A vrai dire, un tel problème ne pouvait se poser que dans les sondages, puisqu'en surface on a tout le loisir et tous les moyens de déterminer les terrains par l'observation directe; mais, par contre, il s'y posait d'une façon très aiguë : on verra dans un autre article comment la connaissance précise des terrains traversés par un sondage, pourtant indispensable pour tirer de ce sondage tout ce qu'il peut donner, était, à cette époque, et surtout depuis que le forage au système rotary s'était généralisé, bien loin d'être atteinte. On y verra aussi comment ce problème se résout aujourd'hui, très simplement, par la mesure, tout le long du sondage, de la résistivité spécifique locale des terrains traversés. Cette idée peut paraître évidente, maintenant que le « carottage électrique des sondages », comme on dit, a atteint le prodigieux développement que l'on verra plus loin. Il n'en était nullement de même en 1927. Si les travaux électriques de faible profondeur d'investigation avaient éclairci les idées sur les résistivités des terrains naturels voisins de la surface, les savants étaient loin d'être d'accord sur les propriétés électriques des terrains en profondeur : on peut lire encore dans Ambronn, qui était à cette époque un des meilleurs représentants de l'école allemande de géophysique appliquée, que tous les terrains, en profondeur, sont infiniment résistants, sauf dans des zones privilégiées (gisements métalliques, fractures aquifères, etc...). Était-il, d'autre part, pratiquement possible de mesurer in situ la résistivité de terrains constituant les parois d'un sondage ? Les sondages sont normalement remplis de boue plus ou moins salée, et si cette boue conductrice permet le contact électrique entre le sol et les électrodes qui sont descendues dans le sondage, ne va-t-elle pas faire court-circuit à peu près total entre ces électrodes ? Beaucoup le pensaient, et seule l'expérience tentée par Conrad Schlumberger, longtemps avant que le calcul, passablement complexe, ait pu décider, était susceptible de trancher la question. L'une des meilleures preuves que l'on puisse donner de la non évidence de l'invention c'est que, bien que le problème de la reconnaissance des terrains par le rotary fût posé de façon aiguë depuis 1919, il a fallu attendre dix ans avant que le carottage électrique vit le jour. Un géophysicien californien, Huber, parfaitement au courant de la technique des sondages, en est pourtant passé fort près en 1927, en inventant une méthode électrique de détermination des venues d'eau dans les sondages : son appareillage même, moyennant quelques modifications, aurait pu servir à mesurer la résistivité des parois : il n'y a pas songé, ou plutôt, il n'y a songé qu'en 1935, alors que le carottage de Schlumberger avait déjà conquis le monde entier, y compris les États-Unis.

Les premières mesures électriques dans un sondage suffirent à montrer à Conrad et Marcel Schlumberger qu'ils avaient vu juste, et qu'il y avait là un très riche domaine à étudier. Ils mirent au point une technique, qui fut expérimentée, grâce aux bonnes relations que Conrad Schlumberger entretenait avec la Société de Pechelbronn, dans le champ de pétrole alsacien, en 1928. Les résultats des expériences sont relatés dans une brochure de 1929.

En mars 1929, le carottage électrique était introduit au Venezuela; en juin 1929, aux États-Unis; en août 1929, en U. R. S. S. et en janvier 1930, aux Indes Néerlandaises. En cette même année, la grande crise économique s'abattait sur le monde. Toute autre nouveauté aurait vu son essor brisé net du coup. Mais telles étaient l'acuité, l'intensité du besoin auquel répondait le carottage électrique, que son développement en a été à peine ralenti.

A vrai dire, l'appoint des champs pétrolifères russes a été décisif. Ceux-là étaient hors de la crise, et grâce à l'enthousiasme que ces nouvelles méthodes provoquèrent chez les dirigeants russes de cette époque, Conrad Schlumberger, à qui fut laissée pleine liberté d'action, disposa d'une riche matière d'expérimentation. Et c'est en procédant à des expériences systématiques que lui et ses collaborateurs découvrirent un nouveau phénomène électrique, très inattendu, présenté par les sondages, et dont l'utilisation devait compléter très heureusement le diagramme de résistivité : les parois des forages remplis de boue présentent, en l'absence de tout envoi artificiel de courants, des différences de potentiel spontanées. On aurait peut-être pu s'y attendre, mais ce qu'on ne pouvait prévoir, c'est que ces différences de potentiel sont souvent considérables (jusqu'à plusieurs centaines de millivolts) et liées systématiquement aux couches perméables traversées par le sondage. Leur mesure donnait ainsi un moyen extraordinairement précis de repérer ces couches perméables, but essentiel de tout sondage au pétrole. Cette remarquable découverte a été communiquée en 1931 à l'Université de Leningrad, à l'American Institute of Mining and Metallurgical Engineers en 1932.

Le carottage électrique, ainsi complété, se développa à pas de géant. On verra, dans un article spécial, comment il a été peu à peu perfectionné, complété par de nouvelles techniques auxiliaires qui le rendent indispensable à la recherche et à l'exploitation modernes du pétrole.

Il s'introduisait en 1931 en Roumanie, en 1932 au Maroc, à Trinidad et en Californie, en 1933 aux Indes Britanniques, en 1934 en Argentine, en 1935 au Mexique, en Autriche, à Bornéo, en 1936 en Hongrie, en Pologne, en Italie, en Angleterre, au Japon, en Tunisie, à Java et en Colombie, en 1937 en Yougoslavie, en Egypte, en 1938 en Irak, au Gabon, en Nouvelle-Guinée... Bref, il n'est guère de pays pétrolifère, à l'heure actuelle, en dehors de ceux où l'on persiste à forer au câble, où le carottage électrique ne se soit imposé comme indispensable. La petite équipe expérimentale de Pechelbronn, en 1928, a essaimé, à fin 1938, plus de 170 équipes, comprenant des centaines d'ingénieurs, répandus dans le monde entier, et on peut assurer, sans crainte de se tromper, que l'introduction du carottage électrique et de ses annexes a été un des plus gros progrès réalisé par l'industrie de la recherche et de l'exploitation des pétroles au cours de ces dernières années (L'American Institute of Mining and Metallurgical Engineers a décerné en 1940 à Conrad et Marcel Schlumberger la médaille d'or Anthony F. Lucas, prix réservé aux auteurs de progrès fondamentaux dans la technique de recherche et de production de pétrole, et qui n'avait été attribué que trois fois).

C'est ainsi que Conrad Schlumberger est devenu, sans spécialement le vouloir, un des grands hommes du pétrole. La France ne produit pas de pétrole; et Conrad Schlumberger était farouchement modeste : on ignorait à peu près partout dans son propre pays l'étendue de ses travaux et leur importance économique, alors qu'il était déjà célèbre à l'étranger. Son nom faisait autorité en géophysique, il s'est vu citer pendant des années par chaque hebdomadaire américain du pétrole, rendant compte du succès de ses méthodes, son nom même est devenu un nom commun du vocabulaire pétrolier. Il a dû pourtant attendre le Congrès international des Mines, de la Métallurgie et de la Géologie appliquée, à Paris, en 1935, pour qu'un écho de ce renom mondial retentisse enfin chez nous. Mais avec quel plaisir simple et un peu étonné il l'a accueilli...

Ce devait être la dernière grande joie de sa carrière. Il était désormais absorbé par les soucis de la conduite d'une grande affaire, comprenant, outre la Société de prospection électrique, consacrée au carottage électrique, la Schlumberger Well Surveying Corporation, fondée en 1934 pour exploiter ce même carottage aux U. S. A. et la Compagnie générale de Géophysique, héritière de ses procédés de prospection de surface, et il n'aimait pas trop ce métier administratif, qui lui dérobait le contact direct des hommes et surtout des choses, qui l'empêchait de se consacrer comme il l'aurait voulu aux recherches libres, à la frontière entre la science et l'industrie.

Ces soucis l'ont usé, et il a été frappé à Stockholm, au retour d'un dernier voyage en Russie, en avril 1936.

Telle fut la carrière, admirable dans sa simplicité et son unité, d'un bon serviteur de la science, de la France et de l'humanité toute entière. Plus heureux que beaucoup d'autres, il laisse derrière lui une oeuvre considérable immédiatement utile, et dont l'importance se manifeste de plus en plus chaque jour. En donnant aux hommes une arme nouvelle qui multiplie leur puissance dans leur lutte avec la nature, il ne leur a pas seulement fait un bien matériel inestimable : il a ajouté un fleuron à la couronne de son pays, dont il a fait pénétrer le nom avec honneur dans des milieux frustes qui n'avaient guère jusque-là de raisons de le connaître. Le plus admirable, c'est que ce progrès matériel, ce n'est pas sa poursuite unique qui a conduit sa vie : c'est surtout l'amour de la science, et c'est d'ailleurs parce que son travail a été méthodiquement et scientifiquement conduit qu'il a été si fécond. Et à côté, au-dessus de l'oeuvre matérielle, que ses anciens collaborateurs continuent à développer, il leur laisse son exemple moral, son esprit, sa méthode. Comme un génie tutélaire, son souvenir, toujours vivant, continue à les mener.

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